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henri charlier peintre et sculpteur (1883 – 1975) - Vies et oeuvres d ...

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souviens de Lotte, de Reclus) : “Trop de monde pour moi, lui dis-je, je m'en doutais ; alors, prenez<br />

c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> au revoir.” Huit jours après, je le trouvai seul. “Alors, me dit-il, Ève vous a plu ? —<br />

C'est bien simple, lui dis-je, la chrétienté a vécu sept cents ans sur l'image du Jugement sculptée<br />

au portail de nos cathédrales. Elle va vivre maintenant plusieurs siècles sur celle que vous en<br />

donnez. — Ah ! fit Péguy. — Et puis, comme c'est calé ! — N'est-ce pas, dit-il. — Plus calé que le<br />

XVII e siècle. Car en ce siècle ils ont voulu tout rationaliser. Or, l'art a bien ses raisons <strong>et</strong> sa logique,<br />

mais ce ne sont pas du tout celles des littérateurs. — Il faut m<strong>et</strong>tre à part Polyeucte, dit-il. — Et<br />

puis Pascal, si vous voulez.” Hélas, ce fut probablement la seule fois que Péguy s'entendit déclarer<br />

par une bouche vivante quel serait le jugement de l'histoire. »<br />

À la fin de c<strong>et</strong>te conversation Henri fit alors à Péguy ce compliment mémorable sur Ève : « Quand<br />

on a fait une œuvre pareille, on peut mourir. » D’après Jeanne Maritain <strong>et</strong> Madame Favre, chez qui il<br />

courut rapporter c<strong>et</strong>te phrase prophétique de Charlier, Péguy y vit un avertissement du ciel, <strong>et</strong> en fut<br />

bouleversé. Voici comment René Johann<strong>et</strong> rapporte le fait dans son livre Vie <strong>et</strong> mort de Péguy :<br />

« Madame Favre raconte ceci : Un inconnu était venu trouver Péguy aux Cahiers. Il voulait lui dire<br />

quelque chose. Mais Péguy n’était pas là. Bourgeois l’avait reçu <strong>et</strong> l’homme lui parla d’Ève avec<br />

transport : “Quand on a fait une œuvre pareille, lui dit-il, on peut mourir.” Probablement le seul lecteur<br />

d’Ève qui en fût enthousiasmé. Mais c’était bien la veine de Péguy : celui-là avait l’enthousiasme<br />

macabre. C<strong>et</strong>te visite lui parut un avertissement formel, envoyé d’en haut. Sans doute regardait-il c<strong>et</strong><br />

inconnu qui le demeura toujours, comme l’Ange Azraël en personne. Il se précipita incontinent chez<br />

Madame Favre bouleversé. » Johann<strong>et</strong> devait tenir le fait d'un tiers, <strong>et</strong> son récit contient une erreur : ce<br />

n’est pas à Bourgeois qu'Henri Charlier fit sa réflexion sur Ève, mais bien à Péguy lui-même. Les<br />

Souvenirs sur Péguy que nous avons cités le prouvent. Et nous en avons une autre confirmation dans un<br />

article publié en 1928 par Émilie Charlier, écrivant sous son nom d'auteur Claude Franch<strong>et</strong> : « Après la<br />

lecture (d'Ève) un grand silence se fit encore, puis celui qui lisait (Henri Charlier) proposa : “Si j'allais<br />

voir Péguy maintenant…” Il fut alors convenu qu'une l<strong>et</strong>tre serait remise au bureau des Cahiers s'il ne<br />

s'y trouvait pas. Il y était, mais avec Lotte, <strong>et</strong> pour ne pas troubler des confidences que l'éloignement<br />

faisait rares, la l<strong>et</strong>tre fut déposée sur la table devant lui avec ce bref <strong>et</strong> imprévu commentaire que tant de<br />

fois il répéta sur tous les tons de l'ébahissement, de l'indignation, de la révolte <strong>et</strong>, je dois le dire aussi, du<br />

secr<strong>et</strong> contentement : “Péguy, vous avez fait lire, maintenant vous pouvez mourir…” Peu de temps<br />

après, il me disait lui-même : “Vous savez, vous savez ce qu'il a trouvé le moyen de me dire !” <strong>et</strong> il<br />

ajoutait : “ C'est pourtant le seul qui m'ait compris.” » 6 En eff<strong>et</strong>, l'éloge d’Henri Charlier toucha d’autant<br />

plus Péguy que les milieux littéraires, les abonnés des Cahiers, <strong>et</strong> même ses meilleurs amis firent très<br />

mauvais accueil à Ève. L’insuccès du poème fut total : en six semaines cent abonnés des Cahiers se<br />

désabonnèrent. Et trois mois plus tard Péguy avouait à Émilie Charlier : « Vous avez été trois, quatre<br />

exactement avec Lotte, à m’en féliciter. » Ces trois étaient les époux Charlier <strong>et</strong> René Salomé, qui ne<br />

pouvaient y trouver qu’un nouveau resserrement d’amitié avec Péguy.<br />

Au mois de mai, suite au Cahier contenant la Note sur Bergson <strong>et</strong> la philosophie bergsonnienne,<br />

Henri écrivit à Péguy une deuxième l<strong>et</strong>tre de soutien chaleureux pour la défense de Bergson. Enfin au<br />

6 Claude Franch<strong>et</strong> : Péguy, poète catholique, article paru dans la Revue Apologétique d'août 1928. Émilie Charlier a fondu en une seule les deux<br />

entrevues entre son mari <strong>et</strong> Péguy, qui eurent lieu à une semaine d'intervalle ; mais elle confirme la présence de Péguy à la boutique des Cahiers le<br />

permier jeudi, <strong>et</strong> que c'est bien à Péguy en personne que Charlier fit son compliment sur Ève. Confirmation garantie par la réponse de Péguy lui-même<br />

à Émilie. Dans son exemplaire personnel du livre de René Johann<strong>et</strong>, en marge des lignes que nous avons citées ici, Henri Charlier avait aussi ajouté la<br />

note manuscrite suivante, r<strong>et</strong>rouvée après sa mort : « L’inconnu c’était moi. Dans la semaine la sœur de Maritain qui habitait avec sa mère Mme<br />

Favre, me dit : “Charlier, qu’est-ce que vous avez donc raconté à Péguy ? Vous lui avez dit qu’il allait mourir ?” C’est en eff<strong>et</strong> à Péguy lui-même,<br />

dans la semaine qui a suivi notre r<strong>et</strong>our de Cheny après les vacances du 1er janvier 1914, qu’en parlant avec lui, après une conversation que j’ai<br />

rapportée ailleurs [dans les Souvenirs sur Péguy cités plus haut ], j’ai dit les paroles rapportées exactement par Johann<strong>et</strong>. Mais je connaissais<br />

beaucoup moins Mad. Favre (que je fuyais) que sa fille. »<br />

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