Tel Aviv University The Lester & Sally Entin Faculty of Humanities ...

Tel Aviv University
The Lester & Sally Entin Faculty of Humanities
The Shirley & Leslie Porter School of Cultural Studies
Construire une identité démocratique :
discours et pratiques du mouvement Le Sillon (1899-1910)
THESIS SUBMITTED
FOR THE DEGREE "DOCTOR OF PHILOSOPHY"
By
Denis Charbit

SUBMITTED TO THE SENATE OF TEL AVIV UNIVERSITY
12.6.2001
This work was carried out under the supervision of
Dr. Avner Ben-Amos
Prof. David Mendelson

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SOMMAIRE
PRֹFACE 1
PREMIָRE PARTIE : ֹGLISE DE FRANCE, ֹGLISE
EN FRANCE 1789-1905 27
DE LA MONARCHIE DE DROIT DIVIN ְ L'AVָNEMENT DE
LA TROISIָME RֹPUBLIQUE 27
1.1.1 De la monarchie de droit divin א la Constitution civile du clergי 28
1.1.2 Autour du Concordat : les catholiques, l'Eglise et la France au XIXe siטcle 32
1.2 RֹPONDRE AU DֹFI DU SIָCLE 1830-1870 40
1.2.1 De la premiטre Dיmocratie chrיtienne au catholicisme libיral 40
1.2.2 Lamennais, inaugurateur de L'Avenir 42
1.2.3 L'hיritage mennaisien (1) : Henri Lacordaire, annonciateur de l'Ere Nouvelle 45
1.2.4 L'hיritage mennaisien (2) : Charles de Montalembert 50
1.2.5 Le tournant Ozanam 53
1.2.6 L'influence du Pטre Alphonse Gratry 56
1.2.7 Les ambiguןtיs de la premiטre Dיmocratie chrיtienne 57
1.3 LES CATHOLIQUES ET LA RֹPUBLIQUE : TENSIONS, ALLIANCES
RUPTURES 1870-1905 60
1.3.1. Du catholicisme libיral au catholicisme social : Albert de Mun et Renי La-Tour-Du-
Pin 60
1.3.2 Vers la Sיparation : le projet laןc de la IIIe Rיpublique 65
1.3.3 Lיon XIII, la question sociale, le Ralliement et "l'esprit nouveau" (1894-190 68
1.3.4. La seconde Dיmocratie chrיtienne : essor et dיclin (1891-1902) 77
1.4 DE L'ACTION DE BLONDEL ְ L'ACTION DE SANGNIER 85
1.4.1 Blondel et Sangnier : une influence sous-estimיe 85
1.4.2 Convergence des sensibilitיs : contre le dilettantisme et le nihilisme contemporains
89
1.4.3 De la philosophie א la pratique : un essai de transposition 95
1.4.4 Les raisons d'une discrיtion 102

DEUXIָME PARTIE : LE DISCOURS SILLONNISTE 105
2.1 LINGUISTIQUE ET DISCOURS SOCIAL 108
2.2 OBJECTIFS, MֹTHODES ET CORPUS 111
2.2.1 Auditoires catholique et nationaliste, auditoires rיpublicain et socialiste 112
2.2.2 Stratיgies discursives de la parole sillonniste 114
2.2.3 Le choix du corpus 115
2.3 AUDITOIRE MILITANT ET DISCOURS D'EXHORTATION 119
2.3.1 Dיfinition du Sillon et caractיrisation de l'engagement sillonniste 121
2.3.2 Caractיrisation des sillonnistes 128
2.3.3 Sangnier orateur : l'injonction lyrique 132
2.4 DISCOURS AMBIGU, DISCOURS OUVERT 136
2.4.1 Imprיcision du discours 137
2.4.2 Prיsence du tiers dans le discours sillonniste 145
2.4.3 Le clos et l'ouvert 149
2.5 CHANGER LES REPRֹSENTATIONS : POUVOIRS DU VERBE
ET STRATֹGIES RHֹTORIQUES 157
2.6 ADAPTATION DU DISCOURS SILLONNISTE
ְ L'AUDITOIRE CATHOLIQUE 169
2.6.1 Prיsentation de soi : fidיlitי et soumission א l'Eglise 170
2.6.2 Discours de concession : dיnיgation de l'innovation 172
2.6.3 Stratיgie de captation : le Sillon comme apostolat 174
2.6.4 Mיtaphore de connivence : le Sillon, foyer et lumiטre 178
2.6.5 Stratיgie d'acclimatation : la dיmocratie, transcription de l'Evangile 179
2.6.6 Stratיgie de dיmarcation : vers un autre modטle de prיsence chrיtienne dans la citי
184
2.7 ADAPTATION DU DISCOURS SILLONNISTE
ְ L'AUDITOIRE NATIONALISTE 187
2.7.1 Prיsentation de soi : le lieu commun patriotique 188
2.7.2 Stratיgie de concession : les "Deux France" 189
2.7.3 Stratיgie de captation : un mouvement unitif 192
2.7.4 Mיtaphores de connivence : "bataille du Sillon" et "soldats sillonnistes" 193
2.7.5 Stratיgie d'acclimatation : intronisation de la dיmocratie 195
2.7.6 Stratיgie de dיmarcation : contre l'homme fort, contre la patrie sacralisיe 200

2.8 ADAPTATION DU DISCOURS SILLONNISTE
ְ L'AUDITOIRE RֹPUBLICAIN 203
2.8.1 Prיsentation de soi : un croyant tolיrant 203
2.8.2 Stratיgie de concession : distinction du temporel et du spirituel 207
2.8.3 Stratיgie de captation : sous le signe de la libertי et de la science 211
2.8.4 Mיtaphore de connivence : "la marche en avant" 214
2.8.5 Stratיgie d'acclimatation : le christianisme, fondateur de la dיmocratie 215
2.8.6 Discours de dיmarcation : l'anticlיricalisme comme dיviation rיpublicaine 219
2.9 ADAPTATION DU DISCOURS SILLLONNISTE
ְ L'AUDITOIRE SOCIALISTE 221
2.9.1 Prיsentation de soi : au-delא du socialisme 221
2.9.2 Stratיgie de concession : la rיaction au service du capital 223
2.9.3 Stratיgie de captation : pour un autre usage de la rיvolution 225
2.9.4 Mיtaphore de connivence : dיmolir l'ordre ancien, bגtir la Citי future 227
2.9.5 Stratיgie d'acclimatation : le christianisme, religion de justice 228
2.9.6 Stratיgie de dיmarcation : facteurs moraux et changement social 230
2.10 DֹSIGNER L'ADVERSAIRE 232
2.11 DIRE LA DֹMOCRATIE 237
2.12 VERS LA SYNTHָSE : CATHOLIQUE ET DֹMOCRATE 244
2.13 LA MֹTAPHORE EXEMPLAIRE DU SILLON 250
2.14 CONCLUSION 259
TROISIָME PARTIE : PRATIQUES PֹDAGOGIQUES 262
3.1 INTRODUCTION THֹORIQUE ְ L'ֹTUDE DES PRATIQUES
DU SILLON 262
3.1.1 Le Sillon comme sociabilitי chrיtienne et dיmocratique 264
3.1.2 La gיnיration du Sillon 271
3.1.3 Le registre de l'יmotion politique 277
3.1.4 Le Sillon comme agent de socialisation politique 279
3.2 D'UNE REVUE INTELLECTUELLE ְ UN MOUVEMENT D'ֹDUCATION
POPULAIRE 282
3.2.1 Entre le patronage et l'Universitי populaire 284
3.2.2 L'Affaire Dreyfus et son impact latent sur l'יvolution du Sillon 287
3.3 INSTRUMENTS ET INSTITUTIONS 292

3.3.1 Le Cercle d'ֹtudes : pיdagogie et dיmocratie 292
3.3.2 Les Instituts Populaires : l'expיrience du terrain 306
3.3.3 Les Promenades artistiques, scientifiques et sociales 309
3.4 ֹVALUATION ET LIMITES DES PRATIQUES PֹDAGOGIQUES 313
QUATRIָME PARTIE : PRATIQUES ARTISTIQUES 321
4.1 JUGEMENTS DU SILLON SUR L'ART ET LA LITTֹRATURE 321
4.2 LA PLACE DU THֲֹTRE DANS LA CULTURE SILLONNISTE 326
4.2.1 Les raisons d'une prיdilection 327
4.2.2 Critique d'une tradition 329
4.2.3 Communion, instruction et propagande 337
4.2.4 Par la mort 342
4.2.5 Devant l'Affiche 355
4.3 UN INSTRUMENT DE PROPAGANDE INTERNE :
LA CHANSON SILLONNISTE 358
CINQUIָME PARTIE : LES PRATIQUES CONVIVIALES 380
5.1 LA DֹMOCRATIE PAR L'AMBIANCE : FERVEUR
ET ENTHOUSIASME 384
5.2 LA DֹMOCRATIE PAR LE VERBE : DֹSIGNATION NOMINALE
ET TUTOIEMENT 394
5.3 BANQUETS DֹMOCRATIQUES ET VEILLֹES RELIGIEUSES 398
5.4 DES PRATIQUES CONVIVIALES AUX PRATIQUES MILITANTES 400
SIXIָME PARTIE : PRATIQUES MILITANTES 404
6.1 L'INVENTION D'UNE MILITANCE CATHOLIQUE 410
6.2 LE SILLON COMME PROTODֹMOCRATIE 415
6.3 DU SILLON AU "PLUS GRAND SILLON" JUSQU'ְ
LA JEUNE RֹPUBLIQUE 420
CONCLUSION 427
7.1 UNE DֹMOCRATIE CHRֹTIENNE ֹPURֹE 428
7.2 OPINION DֹMOCRATIQUE ET MENTALITֹ RELIGIEUSE 431

7.3 LE SILLON DANS L'HISTOIRE 433
7.4 LE SILLON A-T-IL ֹCHOUֹ ? 435
7.4.1 Christianiser la Rיpublique 437
7.4.2 Christianiser la classe ouvriטre 440
7.4.3 Dיmocratiser l'Eglise 444
7.4.4 Dיmocratiser les catholiques 449
7.5 UNE OEUVRE DE SOCIALISATION POLITIQUE 451
7.5.1 Les catholiques dans la Rיpublique 453
7.5.3 Le Sillon et la culture dיmocratique 458
BIBLIOGRAPHIE
RֹSUMֹ EN HֹBREU

INTRODUCTION
Minoritaires tant parmi les républicains que parmi les catholiques, les
démocrates chrétiens en France connurent une destinée difficile et isolée. La pensée et
l'action au début du XXe siècle d'un mouvement comme le Sillon sur lequel porte notre
recherche et qui, mieux que d'autres groupes relevant de cette tendance à la même
époque, a été le plus loin et le plus net dans cette démarche, ont réveillé le soupçon, voire
l'hostilité des catholiques intransigeants comme des athées anticléricaux. Les premiers
redoutaient leur "modernisme" politique qui déboucherait fatalement sur une remise en
cause des dogmes religieux, tandis que les seconds flairaient dans leur fidélité religieuse
une nostalgie tenace et dissimulée pour une Eglise temporelle au pouvoir menaçant les
acquis de la laïcité républicaine. Tous deux voyaient dans le mouvement de Marc
Sangnier au mieux une exception à la règle, une quantité négligeable, au pire une sorte de
cheval de Troie introduisant la force disruptive et corruptrice de l'adversaire : la
démocratie et la République dans le camp catholique, la religion et le cléricalisme dans le
camp républicain.
En dépit de cette opposition croisée et complémentaire visant à la marginaliser
doublement, l'influence de la Démocratie chrétienne, en général, et du Sillon, en
particulier, fut néanmoins remarquable à bien des égards. Sa fonction historique réside en
cela qu'elle a préparé le "peuple chrétien" à opérer cette transformation, cette conversion
pourrait-on dire, à la modernité politique. Au terme de cette démarche étalée sur plus d'un
demi-siècle, les catholiques se sont définitivement réconciliés avec les institutions
républicaines et le régime démocratique, avec la nation et la Révolution, avec la laïcité, et
en général, avec le monde moderne. Certes, Marc Sangnier, fondateur du Sillon, ne fut
pas seul dans cette tâche immense qui avait commencé avec la Révolution : avant qu'une
majorité de catholiques n'en viennent à dissocier leur foi du soutien automatique à la
Réaction contre-révolutionnaire et antirépublicaine, il aura fallu, pour ne s'en tenir qu'aux
grandes figures, et si l'on exclut l'abbé Grégoire et le clergé jureur qui n'ont pas fait
1

école 1 , l'inspiration d'un Lamennais relayée par la prédication d'un Lacordaire, l'oeuvre
sociale d'un Ozanam au XIXe siècle, puis au XXème, l'art d'un Péguy, la philosophie d'un
Maritain et la pensée d'un Mounier, pour inspirer, favoriser, voire conceptualiser en
France cette évolution idéologique aux allures de révolution. 2 La participation à la
Résistance de catholiques, regroupés comme tels, et, inversement, l'illégitimité politique
et morale dont furent frappés à la Libération les milieux catholiques qui avaient soutenu
l'Etat français et participé à ses iniquités ont précipité et parachevé ce processus
historique dont le M.R.P. nouvellement créé allait recueillir les dividendes électorales, ne
fut-ce que pour un peu plus d'une décennie.
A la différence de ses prédécesseurs et de ses successeurs, Sangnier n'entendit
pas faire oeuvre théorique en vue de mettre en évidence la communauté des idéaux
chrétiens et démocratiques. Il ne se contenta pas non plus d'engager une action politique
pour introduire ces grandes aspirations dans la législation française ; il entendit, d'abord,
susciter une adhésion collective, et partir, comme il aimait à le dire, "à la conquête des
âmes" ; animer un mouvement, un collectif sinon une communauté en créant une
sensibilité nouvelle afin d'assurer une répercussion durable à ses idées généreuses.
Sangnier était bien conscient aussi qu'il n'était pas le premier à tenter ce pari
d'unir le catholicisme à la démocratie et réciproquement. Il n'ignorait pas que deux
tentatives nées d'événements historiques d'une grande ampleur à l'échelle nationale
avaient déjà échoué : Lamennais avait espéré tirer parti des journées révolutionnaires de
juillet 1830, les "Trois Glorieuses", qui avaient entraîné la chute de Charles X, pour
réconcilier l'Eglise et la France, Dieu et le peuple, la foi et la liberté, mais devant la
raideur pontificale, il finit par renoncer, abandonnant l'Eglise à son sort et à ses préjugés ;
Lacordaire s'enflamma pour la révolution de 1848, laquelle augurait une nouvelle ère
dans les relations entre croyants et athées qui y avaient pris part dans un mouvement de
communion inédit, mais effarouché par le tour pris par les événements avec l'insurrection
ouvrière du mois de juin, il se retira de l'action. Repris en main par Montalembert, le parti
1 On pourrait tenir la Constitution civile du clergé instituée sous la Révolution comme la première tentative
en France de démocratie chrétienne, mais le refus du pape de la reconnaître en a fait, de jure et de facto,
une Eglise schismatique. Or, toutes les expériences et théorisations de la démocratie chrétienne n'ont jamais
été pensées hors du consentement et de l'appui effectif du Souverain Pontife.
2

catholique mit fin à cette alliance audacieuse de courte durée et se replia sur le prince
Louis-Napoléon pour assurer ses intérêts, notamment en matière de liberté de
l'enseignement (Loi Falloux), attisant chez les Républicains un soupçon tenace sinon
définitif vis-à-vis des catholiques en politique.
Avec le retour à la République à partir de 1870, une troisième tentative fut
engagée. L'impulsion, cette fois, ne venait pas d'un événement politique intérieur précis
mais, plus généralement, de la convergence entre deux processus objectivement constatés
par des catholiques ardents, tels Albert de Mun, Jacques Piou, Léon Harmel ainsi que par
quelques ecclésiastiques surnommés les "abbés démocrates" : ils notaient, d'une part,
bon gré mal gré, l'enracinement du régime républicain comparé au déclin du parti
monarchiste et au piteux dénouement de l'Affaire Boulanger 3 ; et, d'autre part, l'impact
grandissant du socialisme athée dans les milieux ouvriers. Le destin de l'Eglise en France
et la place des catholiques dans la société en général exigeaient au plus haut niveau -
celui du pape - une révision de l'attitude officielle en matière politique et sociale définie
jusque-là par un soutien exclusif à la monarchie et au patronat. Qu'il ait été ou non dicté
par le souci de préserver le Concordat dont les gouvernements de concentration étaient
susceptibles de vouloir se défaire après avoir réussi à faire voter les lois scolaires, ce
changement d'approche fut assumé par le pape Léon XIII, appelant, en 1891, à une plus
grande sensibilité à l'égard de la condition ouvrière (encyclique Rerum Novarum), puis,
l'année suivante, au ralliement des catholiques français à la République (encyclique Inter
Sollicitudines). Si la naissance de la revue Le Sillon dont le premier numéro parut le dix
juillet 1894 s'inscrit dans le sillage de cette évolution romaine, relevant le défi de "l'esprit
nouveau" que la République entendait insuffler dans ses rapports avec l'Eglise, selon
l'expression consacrée forgée par le ministre Eugène Spuller à la Chambre, le 3 mars, ce
n'est pas dans la sérénité que cette oeuvre s'est toutefois poursuivie. L'idylle se révèla, en
effet, de courte durée : l'Affaire Dreyfus allait relancer l'hostilité mutuelle entre
catholiques et libres-penseurs jusqu'au paroxysme atteint en 1905 avec la Séparation
définitive de l'Eglise et de l'Etat. Cette évolution ne pouvait laisser Sangnier indifférent :
2 On notera l'ostracisme dans lequel Sangnier fut tenu tant par Péguy (qui le méprisait) que par Mounier
(qui le dédaignait).
3 De 1871 à 1889, les Républicains passaient de 228 à 383 sièges ; leurs rivaux, de 420 à 210 sièges.
3

il incombait de transformer la revue. Intellectuelle et littéraire, il voulait en faire
l'instrument au service d'un mouvement d'éducation populaire prônant, au milieu de la
montée aux extrêmes, l'adhésion sans arrière-pensée à la démocratie et à la République
comme aux enseignements sociaux et aux dogmes de l'Eglise. Le succès de l'entreprise en
terme d'effectifs venus grossir les rangs du mouvement et permettre le rayonnement de
son action poussa Sangnier, dès 1905, à s'engager dans le champ politique, à prendre part
à des élections, à nouer des alliances et chercher des alliés qui n'étaient pas
nécessairement catholiques, à prendre des distances de plus en plus grandes avec les
milieux d'Eglise hostiles à cette démarche. Les conséquences furent sévères et
impitoyables : par une lettre intitulée Notre charge apostolique datée du 25 août 1910,
(non une encyclique, il est vrai, comme cela avait été le cas pour la condamnation de
l'Avenir de Lamennais), Pie X rappelait Sangnier à l'ordre, freinant un mouvement qui
avait joui, à ses débuts, de sa bénédiction et de sa protection bienveillante comme celles
de son prédécesseur. Préférant se soumettre, Sangnier limita son action au champ
politique, renonçant à impliquer l'Eglise dans son credo démocratique : la "Jeune
République" succéda au Sillon sans jamais retrouver toutefois l'aura initiale. Après la
première guerre mondiale, d'autres mouvements d'inspiration similaire, tel le P.D.P.,
allaient tenter leurs chances, sans grand succès en dépit de la condamnation de l'Action
française en 1926, jusqu'à l'apparition triomphale, à la Libération, du M.R.P. en 1944,
dont Sangnier fut le président d'honneur jusqu'à sa mort en 1950. La liquidation de la IVe
République sonna le glas de cette tendance en France, si bien implantée chez ses voisins
limitrophes allemands, belges et italiens, signe indéniable, s'il en est, de cette fameuse
exception française, ou ultime à tout le moins, s'il est vrai qu'elle touche à sa fin. 4
Du fait de la disparition de la Démocratie chrétienne du paysage politique français
actuel, on est tenté de conclure hâtivement à l'échec ; dans le meilleur des cas, à une
parenthèse. Il faudra attendre plusieurs décennies, la fin de la seconde guerre mondiale et
les changements intervenus à Rome avec le Concile Vatican II, pour que la laïcité
4 On ne saurait nier la filiation démocrate chrétienne revendiquée par le C.D.S. (Centre des démocrates
sociaux) fondé par Jean Lecanuet, et de son nouvel avatar, la D.L. (Démocratie Libérale) dirigée par
François Bayrou, mais il s'agit d'une inspiration doctrinale fondamentale filtrée et neutralisée au niveau
opérationnel. Cf. Bertrand Rocher et Valérie Lion, Le Centre des démocrates sociaux, Paris, L.G.D.J., coll.
"Science politique", 1994, p. 162-166.
4

combattante batte en retraite parallèlement au recul de l'intransigeantisme, et cède la
place à une laïcité-neutralité respectueuse des confessions religieuses, et pour que les
congrégations puissent exister sans être soupçonnées d'agir dans l'ombre au niveau
politique. Encore, faut-il qu'elles demeurent strictement rivées à la sphère privée. Mais
cet échec à convaincre les milieux athées ou agnostiques, et notamment le monde du
travail, de redonner une légitimité à l'Eglise catholique dans la construction
démocratique, cet échec, pour incontestable qu'il soit, est encore secondaire par rapport à
une réalité autrement plus grave pour l'Eglise : l'effondrement des valeurs, des croyances
et de la pratique religieuse, la chute des vocations sacerdotales, la diminution du nombre
des fidèles et la désintégration des organisations catholiques qui avaient maintenu jusque-
là une identité culturelle spécifique préalable à leur engagement dans le monde. Mais si
l'avenir de la Démocratie chrétienne semble, en l'état, compromis en France, il n'en reste
pas moins vrai que son héritage est impressionnant si l'on en juge à la fortune de l'idée
européenne comme à celle de la "troisième voie" entre capitalisme et socialisme, même si
l'opinion publique, en France du moins, ignore que la démocratie chrétienne y a
largement contribué. Cela n'est pas la moindre des raisons de revenir sur son passé qui
mérite d'être interrogé.
Ce qui suscite notre curiosité est de comprendre comment et pourquoi ces
bourgeois, ces fils d'héritiers, qui, par déterminisme sociologique, auraient pu et dû suivre
la voie de leurs pères, être réactionnaires en politique puisqu'ils étaient catholiques de
religion, rompent cette loi d'airain, ce prolongement naturel de leur foi consacré par des
siècles, cette logique idéologique de l'appartenance religieuse ; alors qu'ils auraient pu
mener une existence confortable de nantis bien-pensants rassasiés et repus, participer
sans scrupules à "l'ordre moral", rester des croyants dociles et conformistes en politique,
voilà qu'ils se sont mis en tête d'élaborer une morale sociale qui les rendit sensibles à des
problèmes négligés ou niés, dédaignés de fait ou explicitement redoutés jusque-là par
leurs pères ; non contents de découvrir la "question sociale", ils ont cherché et
expérimenté, par le biais du Sillon, des moyens et des méthodes de rapprocher les
classes, de mêler par des contacts réguliers élites sociales et représentants de la classe
ouvrière ; enfin, et ce ne fut pas la moindre de leurs tâches, ils ont accompli eux-mêmes
5

un travail de diffusion de l'idée démocratique au sein d'un milieu catholique tout à fait
hostile.
Quelles furent les motivations de Sangnier si l'on exclut que cela fut de sa part un
caprice de l'esprit, l'effet d'une impulsion gratuite, ou encore la mise à l'épreuve d'un
charisme, indéniable au demeurant, auprès de ses militants ? Comment en sont-ils arrivés
là après lui ? Qu'a-t-il dit et qu'ont-il fait qui s'inspirait de ce dire, étant entendu que le
discours novateur de Sangnier ne peut prétendre à quelque valeur que parce qu'il servit
d'exemple et eut des répercussions empiriquement observables ? Quelles conditions ont
rendu possible cette démarche ? Quels appuis ont-ils trouvé, quels appuis leur ont
manqué? Cette réconciliation avec la démocratie à laquelle ils invitaient tous les
catholiques, et qu'ils ont opéré au moins en eux-mêmes, a été plus qu'un consentement à
une nouvelle attitude en politique dictée par les réalités ; elle a dépassé le simple
ralliement à un régime, la République, et s'est portée bien au-delà d'une considération
respectueuse de la question sociale. S'il ne s'était agi que d'imiter la posture du pape et de
s'en tenir à la reproduction de ces nouvelles dispositions, le résultat eut été superficiel,
l'adhésion extérieure, l'engagement purement formel. Mais de par la démarche qui fut la
leur, les sillonnistes furent amenés à radicaliser la portée du geste pontifical.
Toutefois, leur adhésion à la démocratie et à la République n'était en rien un
reniement de leur foi. Ce n'était pas, même à titre de métaphore, une conversion, puisqu'il
ne s'agissait nullement en adorant un nouveau dieu - la démocratie - de briser les
anciennes idoles - la religion catholique, apostolique et romaine. Initialement, ils
n'avaient pas en tête l'idée de tracer un distinguo entre expression religieuse et
engagement politique, de décréter la juxtaposition sinon l'indépendance respective de
chacune des deux sphères, l'une vouée à Dieu, l'autre à César, l'une préoccupée du
spirituel, l'autre du temporel. En vérité, les sillonnistes, et Sangnier à leur tête, voyaient
dans leur nouvelle ferveur démocratique un approfondissement de leur conviction
religieuse, voire son expression la plus manifeste sur le plan personnel, et au niveau
national, un tremplin à la rechristianisation de la France. Avec une audace qui tient à leur
ardeur juvénile autant qu'à leur ferveur religieuse, ces tards-venus à la démocratie ne se
contentaient pas de prendre un strapontin dans le concert démocratique et d'apporter leur
caution pour conforter dans leur conviction les Républicains de plus longue date. La
6

econnaissance de la valeur éminente de la République comme principe et comme régime
et la mission de la faire admettre et aimer parmi les catholiques étaient, dans leur esprit,
inséparables de cette autre grande ambition complémentaire, qui devait transformer les
Républicains, à leur tour, et les rapprocher d'une Eglise que ces derniers vouaient aux
gémonies pour son indéfectible alliance avec l'Ancien Régime et la Contre-Révolution.
En complément de la vocation idéologique consistant à "démocratiser le christianisme", à
révéler aux chrétiens la commune inspiration des enseignement sociaux de l'Eglise et de
la démocratie, à en situer l'origine non dans la Grèce de Périclès mais au coeur même des
Evangiles au prix d'une sollicitation plus apologétique qu'herméneutique, les sillonnistes
visaient aussi un idéal religieux : "christianiser la démocratie", autrement dit infuser,
instiller dans la République et parmi les démocrates en général, une référence active aux
Evangiles. Cet idéal est resté lettre morte : très peu de gens sinon personne parmi les
athées professant le credo républicain n'a opéré de retour à la foi du fait de l'existence et
de l'exemple fourni par le Sillon ; de même qu'il est difficile voir dans les compromis que
la République attachée à l'Ecole laïque a été amenée successivement à faire avec les
partisans de l'Ecole confessionnelle le signe de cette christianisation croissante de la
République espérée par les promoteurs du Sillon. Tout au plus a-t-il contribué à atténuer
l'image anti-démocratique attachée, non sans raison, aux convictions politiques des
catholiques et de l'Eglise. Les sillonnistes ont voulu l'impossible : une refondation de la
société française démocratique sur un substrat chrétien. Certes, l'Eglise aurait changé au
cours de ce processus dont le Sillon aurait été l'initiateur, ou plus exactement, elle aurait
clarifié à elle-même la parenté profonde qu'entretient la démocratie avec l'esprit des
Evangiles, et fort de cette convergence en forme de réconciliation, elle aurait retrouvé de
plus belle un rôle directeur dans la société.
C'est dire comme le Sillon comporte une ambiguïté originelle commune aux
mouvements constitutifs de cette seconde Démocratie chrétienne dont il fait partie
intégrante : Jean-Marie Mayeur a souligné, depuis longtemps déjà, outre les sources
légitimistes de cette mouvance, son enracinement dans l'intransigeantisme religieux. Cela
ne faisait pas l'ombre d'un doute pour quelques-uns des leaders laïcs de la démocratie
7

chrétienne cités plus haut qui assumèrent pleinement cet ancrage politique et religieux. 5 Il
en est de même pour les "abbés démocrates", tels Dabry, Garnier, Gayraud, Lemire et
Naudet. Outre cette aspiration à redonner à l'Eglise sa place d'antan, la démocratie, telle
qu'ils l'interprétaient, était fort peu orthodoxe. On retrouvait dans les idées professées et
les convictions défendues bien des thèmes et des mots d'ordre étrangers au pluralisme et à
la philosophie des droits de l'homme, en particulier l'antisémitisme, - ce qui, en pleine
Affaire Dreyfus, relativise lourdement la réalité du ralliement à la République et l'appui
des adhérents à l'idéal démocratique tel qu'on l'entend. 6 Pour faire bref, être démocrate
lorsqu'on était catholique était encore une manière de rester antilibéral.
Même s'il est indéniable que le Sillon s'est distingué par une prise de distance
assez rapide vis-à-vis de cet héritage, nous aurons à coeur d'éviter de reproduire la vision
bipolaire par laquelle il a été commode jusqu'ici d'appréhender le problème : Emile
Poulat avait mis en garde contre ce type de travaux consacrés aux "efforts généreux,
réussis ou avortés, orthodoxes ou désavoués, destinés à adapter l'action de l'Eglise aux
nécessités reconnues du monde actuel". Il soulignait, non sans impatience et irritation, la
déviation inévitablement manichéenne résultant de "cette perspective pragmatique, tout
occupée à magnifier une avant-garde méritante (...) et à dénoncer, liguées contre elle,
l'inertie, l'incompréhension, la malveillance." 7 Il est aisé mais nettement simplificateur,
en effet, de distinguer entre les "bons" et les "méchants", les partisans du mouvement et
ceux de l'ordre, les pionniers de l'ouverture et les intransigeants du repli, les progressistes
et les réactionnaires, les modernistes et les intégristes, les républicains et les contre-
révolutionnaires ; d'identifier, en quelque sorte, la gauche et la droite dans l'Eglise et
parmi les fidèles, pour encenser les premiers comme des précurseurs audacieux et
stigmatiser les seconds comme des forces archaïques et rétrogrades condamnées par
5 Jean-Marie Mayeur, "Les congrès nationaux de la "Démocratie chrétienne" à Lyon (1896-1897-1898),
Revue d'histoire moderne et contemporaine vol. 9, 1962, p. 171-206 et du même auteur, "Catholicisme
intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne", Annales E.S.C. vol. 27 n°2, mars-avril 1972, p.
483-499.
6 Précisons que l'Affaire Dreyfus n'a pas été pour eux l'occasion de réviser leurs positions. Les catholiques
dreyfusards sont, pour la plupart, des catholiques libéraux. Cf. Jean-Marie Mayeur, "Les catholiques
dreyfusards", in Myriam Yardeni (dir.), Modernité et conformisme en France à travers les âges, E.J.Brill,
1983.
7 Emile Poulat, Catholicisme, démocratie et socialisme, Tournai, Casterman, coll. "Religion et Société",
1977, p. 12.
8

l'Histoire. Cette vision, outre son caractère normatif, est d'autant plus partielle qu'elle
dresse avec netteté une ligne de partage qu'on ne retrouve pas dans le tissu touffu des
courants, des tendances qui ont constitué la Démocratie chrétienne : les "archaïques" ne
l'étaient pas toujours autant qu'on pense, et bien des "démocrates" étaient encore de bien
piètres républicains. Distinguer parmi les croyants d'alors ceux qui acceptaient le monde
moderne de ceux qui le rejettaient n'est pas toujours très éclairant. Cela suppose une
définition précise de ce qu'est le monde moderne qui n'existe pas ailleurs que dans les
discours idéologiques. Prétendre déceler une homogénéité d'idée et de comportement à
l'intérieur de ces mouvements est impossible. En outre, c'est parce que Sangnier est placé
du côté des "bons", des pionniers, des prophètes qui ont payé leur audace par leur
marginalisation dans l'Eglise qu'on croit réparer l'erreur et le préjudice dont il fut victime
en son temps en le plaçant à l'origine de tout ce qui a pu suivre dans cette même voie,
occultant ce qu'il y avait en lui et dans le mouvement de résistant à cette logique - ce qui
accentue dans l'historiographie qui lui est relative une légère tendance à la vénération
propre à émousser le sens critique. D'un autre côté, il ne s'agit pas non plus, à l'instar des
Républicains qui furent ses contemporains, de nier l'importance de l'effort entrepris, de le
disqualifier en le tenant pour une mode passagère et superficielle, pour une chimère
pétrie de contradictions ; de renvoyer ces apprentis-démocrates à l'étude des classiques de
la démocratie et décréter qu'ils se sont inventés une conception de la démocratie adaptée
à leurs besoins tout en reproduisant dans leur fonctionnement l'excès contraire. 8 La
confusion est telle que les appréciations sur le caractère démocratique du Sillon portées
par les historiens, non exemptes de jugements de valeur, sont des plus diverses et souvent
diamétralement opposées : le plus souvent, les sillonnistes sont, d'un trait, identifiés
comme des left-wing, des socialistes, des "cathos de gauche" 9 , des modernistes en
politique, voire comme les précurseurs des prêtres-ouvriers. 10 Ou bien ils sont taxés de
centrisme ou démasqués, en dernière instance, comme des conservateurs et même parfois,
8 On se reportera, en particulier, à l'analyse de Paul Cohen visant à démontrer la parenté profonde qui
finalement unit ceux qui se prenaient pour des adversaires déclarés : les sillonnistes de Marc Sangnier et
les membres de l'Action Française de Charles Maurras, "Heroes and Dilettantes: The Action française, Le
Sillon and the Generation of 1905-14", French Historical Studies, vol. XV, n°4, 1988, p. 673-687.
9 Michel Launay, "La crise du "Sillon" dans l'été 1905", Revue Historique, vol. 245, n°2, 1971, p. 426.
10 J.G. Flower, "Forerunners of the Workers-Priests", Journal of Contemporary History, vol. 2, n°4, 1967,
p. 183-199.
9

des crypto- et des pseudo-démocrates. Sont-ils de "véritables" Républicains ? De droite,
de gauche ? Ou bien, pour reprendre l'expression consacrée, serait-il juste de leur coller
l'étiquette : "ni droite, ni gauche" ?
Si l'on se réfère à ceux qui se sont penchés sur le cas du Sillon, on peut distinguer
deux tendances qui jugent la doctrine du Sillon d'une part, l'action engagée d'autre part,
enfin, l'évaluation de ses effets, de manière sensiblement contradictoire:
- La première tendance incline à inscrire le Sillon et Sangnier dans le champ
démocratique, et donc, à minimiser les éléments qui dans la doctrine ou dans le style de
leadership contredisent cet engagement. C'est évidemment le cas de Jeanne Caron 11 , de
Madeleine Barthélémy-Madaule 12 , et, de manière générale, tous ceux qui ont été dans
leur vie personnelle plus ou moins proches du Sillon et de ses avatars politiques (Jeune
République, Parti démocrate-populaire (P.D.P.), et bien entendu, le M.R.P.) C'est aussi
le cas, en général, des historiens français spécialisés dans le champ religieux et politique,
en particulier, René Rémond et avant lui, André Latreille et Adrien Dansette. On peut
également mentionner Joseph Byrnes ou encore J. E. Flower, aux Etats-Unis.
- D'autres historiens, tout en appréciant l'élan généreux qui président aux
aspirations démocratiques du mouvement, se montrent plus sceptiques et dubitatifs, tels
Michel Launay, Jean-Marie Mayeur et Philip G. Nord 13 , et surtout Paul Cohen. 14 Plus
distants affectivement à l'égard de leur objet d'étude, ils sont plus enclins à douter de la
profondeur de cet ancrage. Non seulement, le Sillon n'a pas effectué la révolution
escomptée dans la culture politique catholique de son temps, il l'a peut-être souhaité mais
il ne s'en est pas donné les moyens, prisonnier qu'il était de la tradition intégraliste qui
anima ses leaders autant que ses militants.
Notre étude tend précisément à reconnaître la juxtaposition, parfois
l'imbrication, de ces éléments contradictoires. Toutefois, il nous semble insuffisant de
réduire le problème à la coexistence inévitable mais provisoire entre l'ancien et le
nouveau, entre ce qui agonise et ce qui va naître, même si l'identité sillonniste s'est
11 Jeanne Caron, Le Sillon et la démocratie chrétienne, 1894-1910, Paris, Plon, 1967.
12 Madeleine Barthélemy-Madaule, Marc Sangnier 1873-1950, Paris, Le Seuil, 1968.
13 Philip G. Nord, "Three Views of Christian Democracy in Fin de Siècle France", Journal of
Contemporary History, vol. 19, 1984, p. 713-727.
14 Paul Cohen, op. cit.
10

forgée, en partie, sur un processus de ce type. Plutôt que d'essayer de trancher entre ces
éléments de manière péremptoire, de surestimer les uns et de sous-estimer les autres, il
nous semble plus adéquat de repérer leur complémentarité, leur alternance selon les
circonstances ou l'aspect concerné, voire leur combinaison syncrétique.
Ainsi donc, le mouvement de Marc Sangnier n'échappe pas à cette ambiguïté
constitutive de la Démocratie chrétienne, si ce n'est qu'elle va, par une dynamique
intérieure comme par la pression extérieure, se dissiper de facto. En d'autres termes, nous
ne perdrons pas de vue le fait que lorsqu'un nouvel adhérent se présentait et se déclarait,
au bout de quelque temps, sillonniste, il demeurait encore le lieu de contradictions, de
conflits, d'inquiétudes et de tâtonnements qu'il retrouvait chez les dirigeants eux-mêmes.
L'aventure du Sillon nous montre comment à partir d'un environnement social et
idéologique peu propice à recevoir la démocratie, un individu effectue plus lentement
qu'il n'y paraît, non sans réserves ni blocages, les premiers pas de sa métamorphose ;
comment se trace en lui-même d'abord - dans un champ labouré par le traditionalisme
intransigeant - le premier sillon de la démocratie. Au-delà des connotations pastorales et
bucoliques, le terme choisi par Sangnier est adéquat : un sillon, en son début, part bien
d'un terrain spécifique hors duquel il s'agit de conduire en bout de course ceux qui y
adhèrent, quitte à y revenir plusieurs fois pour s'assurer des résultats escomptés.
C'est précisément parce que l'on tient pour acquis cette origine intégraliste de la
démocratie chrétienne que l'on peut, sous forme de paraphrase d'une célèbre formule,
poser l'hypothèse à propos du Sillon qu' "on ne naît pas démocrate, on le devient".
Comment le devient-on précisément puisqu'on ne l'est guère au commencement ? Puisque
de vieux réflexes subsistent ? C'est sur cette mue, cette mutation, cette maturation, fut-
elle incomplète du fait des résistances intérieures comme des pressions extérieures, que
porte notre recherche. Le phénomène est d'autant moins surprenant que le changement
effectué, lorsqu'il s'est accompli, n'a pas été la conséquence directe et linéaire de la
diffusion systématique d'un catéchisme démocratique et républicain emprunté, tel quel,
aux forces historiques et politiques qui ont incarné cette idéologie et ce régime. C'est
plutôt un "patchwork" hétéroclite, un "bricolage" qui en tient lieu, - un travail constant de
négociation.
11

Comment et pourquoi le Sillon a-t-il pu poursuivre son engagement républicain
sans rien occulter de ce à quoi la République oblige, sans rien abandonner non plus du
dogme chrétien - là où d'autres cercles relevant de la Démocratie chrétienne ont
interrompu le processus, se sont démarqués finalement de l'objectif explicite
imparfaitement intériorisé, finissant par disparaître ? Nous avons là, avec le Sillon, un
travail d'acclimatation progressif à la démocratie qui ne s'est traduit ni par une rupture
avec la foi, comme dans le cas de Lamennais, ni par une mise en veilleuse de l'idéal
démocratique comme chez la plupart des démocrates chrétiens de son temps mais par une
assimilation sans dissimilation correspondante et symétrique. Or, ce travail qui a exigé
accommodements, synthèses, brassages d'idées et de pensées a été une éducation de la
sensibilité plus qu'une formation intellectuelle, un travail pratique plus qu'une réflexion
théorique, obligeant à une recomposition permanente des rapports entre la foi et la
démocratie, une négociation continue, sinon une compénétration d'une tradition
religieuse acquise et d'une culture démocratique à acquérir.
Surgi du catholicisme intégraliste dominant, mais déterminé à l'adapter, à
l'acclimater aux nouvelles conditions sociales et idéologiques, à le métamorphoser dans
ses relations avec la Cité, le Sillon qui revendiquait conjointement l'héritage catholique et
républicain occupait un lieu inédit : "était-ce la place de l'utopie ?" 15 , comme se le
demande Madeleine Barthélémy-Madaule, une des biographes émérites de Marc
Sangnier. A coup sûr, les sillonnistes mériteraient, en tout cas, d'être surnommés les
"non-conformistes des années 1900". 16
Pour rendre compte de l'ambiguïté objectivement repérable, il ne nous a pas semblé
pertinent de chercher à déterminer l'identité du Sillon en fonction de ses adversaires : car
si les démêlés et les polémiques avec les Jaunes comme avec l'Action Française le
rangent à gauche, ses condamnations réitérées des "Jacobins sectaires", son appui au
maintien du Concordat le rétablissent à droite. Ce serait, en somme, ajouter de la
confusion à la confusion. Ce n'est assurément pas le brevet de démocratie lancé comme
un anathème par leurs adversaires dans l'Eglise qui peut faire foi et servir de de preuve
15 Madeleine Barthélemy-Madaule, op. cit., p. 15.
16 On aura reconnu, avec la modification de période qui s'impose, le titre de l'ouvrage de Jean-Louis
Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Paris, Le Seuil, 1969.
12

impeccable de leur conviction démocratique ; de même que les soupçons conçus par les
Républicains ne suffisent pas à disqualifier la prétension de Sangnier de faire partie de la
famille du même nom ; on ne peut guère plus se fier aux auto-proclamations du Sillon
pour en décider. A l'ère de la stratégie du soupçon si fort prisée par une conception de la
science historique qui s'attribue pour devoir celui de démythifier son objet et de
désenchanter les grands récits, la question de l'identité du Sillon, formulée comme telle,
n'est pas bien posée. Car, on l'aura deviné, ce n'est pas l'histoire politique du Sillon que
nous referons dans cette thèse ; de même que nous ne chercherons guère à écrire une
biographie de Sangnier. Nous ne remettons pas en cause également la pertinence de la
philosophie politique, (pour dégager les sources augustiniennes, pascaliennes, etc… de la
doctrine du Sillon), l'intérêt de la sociologie électorale (pour examiner l'implantation et la
diffusion du mouvement en France), de l'histoire religieuse (pour définir avec précision
les positions du Sillon dans les débats mettant aux prises la foi et l'Eglise face à la
modernité sociale et politique) ou de l'histoire régionale (pour étudier l'inscription
territoriale des Sillons de province et ce que celle-ci a pu entraîner comme inflexions et
infléchissements au mouvement centralisé à Paris). Ce respect des approches employées
jusqu'ici n'est pas une vaine flatterie.
L'ouvrage de Jeanne Caron, Le Sillon et la Démocratie chrétienne, 1894-1910,
est, à cet égard, une somme et un modèle. Cette thèse de doctorat, qui fut la première à
être consacrée au Sillon et, semble-t-il, la dernière à ce jour qui a été publiée, reste un
monument par l'ampleur des faits, des détails, des événements qu'elle rassemble pour le
lecteur, qu'il soit spécialiste ou ignorant de cette histoire. Jeanne Caron a retracé avec
brio l'origine, les étapes, les structures du mouvement et ses avatars, les combats menés
par Marc Sangnier dans l'arène politique et religieuse, en particulier, l'épisode de la
condamnation du Sillon par Pie X et la soumission de Sangnier à l'avertissement romain.
Le travail qu'elle a effectué est apparu si accompli qu'on a pu écrire qu'après lui, il n'y
avait place, de fait, que pour des études locales sur les Sillons de province. 17 En outre,
les archives inédites qui ont enrichi le fonds initial dépouillé et révélé par Jeanne Caron
17 C'est l'avis de Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire exprimé à la fin du second tome de leur Histoire
religieuse de la France contemporaine 1880/1930, tome 2, Toulouse, Bibliothèque Historique Privat,
1986, p. 424.
13

ne modifient guère substantiellement la pertinence générale des conclusions de son
ouvrage diachronique et événementiel. 18 Nous avons eu à coeur de ne pas faire non plus
la biographie de Marc Sangnier. Ainsi espérons-nous être prémunis de "l'illusion
biographique" 19 et de la certitude trompeuse que procurent "une chronologie ordonnée,
une personnalité cohérente et stable". 20 Même si Sangnier est présent à toutes les pages,
nous avons cru bon d'éviter le recours à la psychologie et à l'enchaînement linéaire des
moments de sa vie. 21 En vérité, nous n'avons jamais été habité par le secret désir
d'élucider ce qui pour un biographe est toujours le mystère d'un tempérament hors du
commun. S'il peut présenter des côtés attachants, Sangnier n'est certes pas exempt de
défauts. Il n'est, en tout cas, pour nous, ni un "héros" ni un "martyr" ou encore un "grand
homme", même s'il mérite de la République reconnaissance. Sans être donc jamais le
récit d'une vie, d'un itinéraire, cette thèse qui retrace une page de l'histoire religieuse,
sociale, politique et culturelle de la France au tournant du siècle ne saurait pourtant faire
l'économie du poids déterminant d'un "sujet" qui a été incontestablement un
décisionnaire, un meneur, un entraîneur d'hommes, un déclencheur d'engagements et
d'événements. L'histoire du Sillon se situe inévitablement à la conjonction du facteur
personnel et des déterminations collectives. Plutôt que de détacher le singulier du
collectif, Sangnier des militants, nous avons préféré que dans chacune des parties et des
chapitres de ce travail interfère leur histoire commune, celle du Sillon et celle de
l'homme. Le Sillon est un groupe - et c'est comme tel qu'il attire notre attention, - mais du
fait précisément qu'il est inséparable de son fondateur, nous touchons là une ambiguïté
foncière du projet sillonniste qu'il conviendra d'éclairer : un engagement, une conviction
18En revanche, l'ouverture de l'Institut Marc Sangnier facilite grandement la recherche dans la mesure où
ces archives précieuses sont classées, répertoriées et mises à la disposition des chercheurs. Mon travail
n'autrait pu être mené à bien sans la patience et l'aide précieuse que m'a prodiguée la conservatrice de
l'Institut, Marie-Louise Gaultier-Voituriez.
19 Pierre Bourdieu, "L'illusion biographique", Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, juin
1986, p. 69-72.
20 Jean-Claude Passeron, "Biographies, flux, itinéraires, trajectoires", Revue française de sociologie, vol.
31 n°1, 1990, p. 3-22.
21 Sur les problèmes et les impasses de l'approche biographique traditionnelle et les moyens d'y remédier,
cf. René Pillorget, "La biographie comme genre historique", Revue d'histoire diplomatique, janvier-juin
1982, p. 5-42, Giovanni Levi, "Les usages de la biographie", Annales E.S.C., n°6, novembre-décembre
1989, p. 1325-1336, et plus récemment, Bernard Pudal, "Biographie et biographique", Le mouvement
social, n°186, janvier-mars 1999, p. 3-7, Gilles Heuré, "Gustave Hervé, cas pratique de biographie", ibid.,
14

sincère pour la démocratie, une pédagogie de la responsabilité, la quête de
l'épanouissement de l'individu au sein de la communauté - et, parallèlement, un chef
charismatique, candidat à sa propre succession, doté d'une autorité étrangère sinon
contraire aux procédures démocratiques et à la passion égalitaire.
Si nous nous sommes efforcés de ne pas emprunter les chemins tracés et poursuivis
par d'autres chercheurs, de reprendre cette histoire politique et religieuse linéaire ou de
nous essayer à une biographie qui exige une approche psychologique, nous voudrions,
équipés de ces acquis indispensables, prolonger la recherche en privilégiant une optique
culturelle.
Puisqu'il est largement admis que Sangnier a fourni une doctrine plutôt imprécise,
que ce n'est pas à sa contribution théorique comme à ses mesures pratiques qu'il est
estimé, c'est bien que le Sillon mérite d'être étudié autrement que par sa doctrine ou par
ses conquêtes législatives. Il nous semble que le Sillon vaut, d'abord et avant tout, par la
sensibilité qu'il a mis en branle et que cette sensibilité démocrate-chrétienne dynamique,
telle qu'elle fut reprise et recomposée par le Sillon, n'a pas évolué et ne s'est pas modifiée
qu'en fonction des seuls événements politiques et des rapports de force noués entre le
Vatican, l'Eglise de France et la République. Certes, il est indéniable que l'avertissement
pontifical, pour ne prendre que cet événement le plus significatif, eut pour effet immédiat
de freiner l'élan du Sillon. Mais les enthousiasmes et les abandons, les passions et les
déconvenues, les impulsions et les résistances doivent être mis en rapport avec des trames
culturelles ou mentales, de plus longue durée que l'empire des circonstances. Pour
restituer cette sensibilité culturelle qui a dessiné les contours d'une culture politique
spécifique, nous nous sommes penchés sur des objets relativement connus mais jamais
étudiés en profondeur, et qui font partie, pour ainsi dire, du "folklore" sillonniste et ne
manquent pas justement d'être mentionnés dans les souvenirs émus de militants
sillonnistes désireux d'en laisser une trace. Ceci explique peut-être qu'ils n'aient pas
retenu l'attention des historiens qui ont vu dans cet aspect anecdotique la "petite histoire",
préférant se consacrer à la "grande", celle qui s'attache aux idées et aux faits. C'est là que
l'histoire culturelle comme nouvelle discipline peut éclairer et donner statut à ces traits
p. 9-21 et Guillaume Piketty, "La biographie comme genre historique, étude de cas", XXème siècle, Revue
d'histoire, n°63, juillet-septembre 1999, p. 119-126.
15

jusque-là négligés et apporter de nouvelles significations à la compréhension du Sillon
tout entier. Le cas du Sillon nous apparaît, à cet égard, exemplaire et mérite qu'on s'y
penche à nouveau en l'éclairant à partir de ces orientations fécondes qui ont enrichi la
connaissance historique, ces deux dernières décennies. Tenant compte d'une des rares
réserves émises sur le livre de Jeanne Caron par Jean-Marie Mayeur en 1969, nous nous
emploierons donc à "mieux décrire les "moeurs" des sillonnistes. L'uniforme de la jeune
garde, cette chevalerie (…) ; les chants du Sillon ; le vocabulaire du Sillon". "Tout cela
méritait une étude" 22 , écrivait-il en conclusion. C'est ce défi-là que nous prétendons
modestement relever.
C'est à ce vocabulaire du Sillon que nous accorderons une attention principale, du
fait que le langage est l'un des marqueurs identitaires les plus notoires, puis aux pratiques
collectives que nous avons sériées et distinguées selon leur objet, en pratiques
pédagogiques, artistiques, conviviales et militantes. C'est dans la logique de cette
approche culturelle que s'est naturellement imposé notre corpus de recherche composé,
pour une part, de la production écrite émanant du Sillon incluant notamment les discours,
les saynètes théâtrales écrites par Sangnier pour le Sillon ou que le Sillon a inspirés ; les
chansons du mouvement composées pour l'animation des veillées ainsi que les
almanachs, d'autre part. Nous nous sommes penchés également sur les conceptions
sillonnistes en matière d'éducation, de culture et d'art formulées dans les publications du
mouvement, en s'attachant à pointer du doigt les représentations idéales qui les sous-
tendent. Enfin, nous avons retenu les informations concernant les pratiques mises en
oeuvre par le mouvement, selon les catégories précitées, lesquelles ont servi à créer cet
"esprit démocratique" dont se réclame le Sillon.
Cet angle de vue retenu explique que nous nous soyons livrés à une sorte de
"voyage à l'intérieur du Sillon", nous appliquant à étudier les effets internes de ces
22 Jean-Marie Mayeur, Compte-rendu du livre de Jeanne Caron, Le Sillon et la Démocratie chrétienne,
Paris, Plon, 1967, "Bulletin critique", Revue d'Histoire de l'Eglise de France, tome LV, n°155, juillet -
décembre 1969, p. 356.
16

pratiques au sein du mouvement plus que les conséquences de leur usage dans les
rapports du Sillon avec d'autres institutions, qu'elles soient religieuses ou politiques. 23
En mettant en avant cette histoire culturelle, en testant l'apport des contenus
intellectuels et des formes culturelles à l'explication des phénomènes historiques, nous
sommes conscients de prendre délibérement quelque distance avec la dominante
économique et sociale du discours historique contemporain. Il nous semble pourtant que
l'action est autant déterminée par des conceptions culturelles que par les circonstances
sociales et économiques. Reprenant à notre compte la définition de Jean-François
Sirinelli : "l'histoire culturelle est celle qui s'assigne l'étude des formes de représentation
du monde au sein d'un groupe humain (...) et qui en analyse la gestation, l'expression et la
transmission" 24 , cette recherche s'appuie sur les deux tendances qui se partagent le champ
de cette discipline : l'analyse du discours et l'analyse de sa diffusion ; l'étude des
productions textuelles visant à dégager l'enracinement et le sens d'une école de pensée
référée à son contexte et à son héritage, de l'autre, la réception et la diffusion des
idéologies par les mentalités collectives. Plutôt que de les opposer vainement, il importe
de penser leur articulation. Cela nous apparaît d'autant plus justifié dans le cas du Sillon
qu'au-delà de la pensée formelle et conceptuelle, l'émotion, l'imagination, les
représentations collectives y ont joué un rôle déterminant. En outre, Sangnier ne se
voulait pas intellectuel en chambre ou législateur à la Chambre. Il était d'abord un
propagandiste de talent, et même un leader charismatique oeuvrant dans l'espace public
mais surtout à son oeuvre institutionnelle, le Sillon. 25 Notre objectif reste et demeure la
mise à jour d'une sensibilité politico-religieuse collective si ce n'est d'une culture
politique née au sein d'une groupe dont nous n'ignorerons guère qu'il l'a puissament
marquée et qu'il y a entre ses initiatives individuelles et les comportements collectifs qu'il
a inspirés un lien à dévoiler, à exhiber.
23 Cela ne signifie que nous avons négligé l'image des autres que l'on se fait au Sillon. Bien au contraire,
les stratégies discursives, que nous étudions longuement, ainsi que des pratiques telles le meeting
contradictoire témoignent du souci très net des adversaires.
24 Jean-François Sirinelli, Histoire des droites en France, Tome II: Cultures, Paris, Gallimard, 1992, page
III (Introduction).
25 Robert Darnton, "La France, ton café fout le camp - De l'histoire du livre à l'histoire de la
communication" , Actes de la recherche en sciences sociales, n° 100, décembre 1993, p. 16-26.
17

Au niveau culturel, ce qui se joue de plus intéressant, à nos yeux, dans le Sillon est
bien la confrontation d'une culture religieuse (véhiculée par les hommes d'Eglise qui
accompagnent le mouvement), d'une culture démocratique (portée par les leaders
entièrement dévoués à la République) et d'une culture populaire (celle des ouvriers et
travailleurs recrutés par le Sillon). C'est cette dialectique entre l'intériorité et l'extériorité,
entre une culture acquise et une culture d'emprunt qui finalement a produit cette
sensibilité sillonniste si complexe et nuancée que nous nous proposons de dévoiler, et
cette culture politique spécifique qui en découle, minoritaire tant dans le champ
démocratique que dans le champ catholique. Quoiqu'il en soit, nous tenterons d'établir un
lien entre les prédilections esthétiques, les mentalités et les pratiques culturelles, et
l'action politique, religieuse et sociale ; de discerner une cohérence entre les goûts des
Sillonnistes et leurs choix militants.
Cette thèse consistera donc à étudier de plus près l'univers réthorique et la sphère
des pratiques proposées aux militants du Sillon, et qui informent leur manière de parler,
de penser, d'être et de faire.
1) Nous commencerons par contextualiser la naissance du Sillon dans le siècle en
général, et plus particulièrement dans le tournant du siècle puisque la revue Le Sillon
démarre en 1894 et que Sangnier créé le mouvement du même nom à partir de l'année
1899. Sans prétendre procéder à un examen systématique des sources du Sillon, et sans
établir non plus des relations de cause à effet, il nous a paru nécessaire de poser le cadre
historique, politique et religieux dans lequel s'inscrivent cette sensibilité et ce
questionnement qui sont à l'origine du Sillon. L'histoire de la mentalité sillonniste ne peut
être dissociée de ces thèmes, termes, événements et figures qui constituent les abcisses et
ordonnées d'un mouvement qui se situe au croisement d'influences verticales et
horizontales multiples et contradictoires : la Révolution, le Concordat, Lamennais,
Lacordaire et Montalembert, Ozanam et Gratry, Pie IX et Léon XIII, intégralisme et
intransigeantisme, Rerum Novarum et Au milieu des Sollicitudes, le Syllabus et le
Ralliement, de Mun et Harmel, catholicisme libéral et social, "l'esprit nouveau", puis
l'affaire Dreyfus et, enfin, Blondel. Ce panorama historique que nous avons voulu ni trop
bref ni trop long nous permettra ensuite de privilégier une approche synchronique dans
l'examen des pratiques culturelles et discursives. Toutefois, avant d'étudier le langage
18

spécifique destiné à exprimer cet esprit du Sillon, nous établirons la correspondance entre
le Sillon et la recherche opérée dans le champ philosophique par Maurice Blondel au
même moment. Aussi nous pencherons-nous particulièrement sur L'Action de Blondel,
son oeuvre majeure, afin de saisir les affinités électives qu'elles nouent avec l'action de
Sangnier.
2) De la vaste production imprimée du Sillon, nous avons privilégié articles et
discours de Sangnier à cause de leur statut : c'est la parole du maître. Mais dans la
perspective culturelle que nous faisons nôtre, les écrits de Sangnier, outre qu'on leur a
reproché leur manque d'épaisseur théorique, ne seront pas examinés en tant
qu'expression articulée de la pensée de leur auteur susceptible d'évolutions et de
modifications dictées par les événements. C'est le fait d'avoir été lus, entendus, discutés
et commentés, d'avoir inspiré des représentations, suscité des reformulations mimétiques
qui nous intéressent. Plus que la doctrine proprement dite, c'est la tradition dont elle se
réclame qui mobilisera notre attention ; et plus que la cohérence d'une pensée, c'est la
rhétorique qui l'exprime, et par là, l'univers mental dans lequel ont baigné les sillonnistes
et la vitalité de l'expérience qu'ils ont vécue. Plus qu'une réflexion sur la pensée de Marc
Sangnier, cette thèse entend étudier la production offerte aux militants qui venaient y
puiser les mots d'ordre, le langage qui allait dire leur nouvelle condition et position dans
le monde au carrefour de leur fidélité religieuse et de leur aspiration démocratique. S'il
est vrai que la doctrine élaborée par Sangnier présente une certaine imprécision, en
revanche, ce n'est pas le cas du langage sillonniste qu'il convient d'étudier de plus près :
ses mots-clés, ses métaphores récurrentes, ses redondances, son emphase, son enflure
même, enfin ses références culturelles qui fonctionnent comme des cautions du passé aux
idées et pratiques modernes qu'ils intègrent, font système et permettent d'identifier sans
erreur un discours sillonniste. Ces représentations discursives que se font les sillonnistes
de l'ordre social, religieux, politique nous permettent de mesurer l'écart plus ou moins
grand (entre rupture et continuité) qui les séparent des représentations traditionnelles
propres à leur milieu de bourgeois catholiques. On est frappé de constater à quel point
les sillonnistes manifestent dans leur langage cette double aspiration: la volonté de faire
neuf, de chercher riche, d'entrer en modernité, d'une part ; le souci, d'autre part, de
s'inscrire dans la continuité d'une tradition religieuse, de témoigner de leur fidélité à
19

l'enseignement évangélique, à l'institution ecclésiale et à la personne du Pape. Autant que
la "modernité" de leur langage, et ses "audaces", son inscription dans une "tradition" sera
interrogée dans les infidélités qu'elle tolère. On cherchera ici à montrer comment se
constitue dans le discours sillonniste même cette délicate balance, ce va-et-vient entre
innovation et préservation. En ce sens, avant d'être un conflit public, politique, qui les
apparente aux uns et les oppose à d'autres, le débat contradictoire est d'abord intérieur :
où se situer? Jusqu'où aller? Mais aussi quelles limites ne doivent pas être franchies, sous
peine, tel Lamennais et d'autres après lui, "de voyager si longuement sur l'autre rive
qu'ils finissent par y rester 26 "?
3) Une fois que nous aurons repéré les propriétés de ce discours, nous nous
tournerons alors, dans notre troisième partie, vers les pratiques pédagogiques mises en
oeuvre au Sillon, notamment les institutions chargées de la formation et de l'éducation du
sillonniste, et dans lesquelles est censée s'incarner l'esprit démocratique : les Cercles
d'Etudes, les Instituts populaires, les promenades artistiques et scientifiques. La parole
jouissait d'un statut tout à fait privilégié. Le Sillon, c'est d'abord une voix qui enchante,
celle de Marc Sangnier : l'éloquence et la rhétorique l'emporte sur l'écrit, sans conteste.
Affaire d'inclination personnelle de la part de Sangnier, de tradition culturelle également,
mais aussi de stratégie : bien-parler est une des qualités essentielles du leader. Aussi, la
formation de l'élite ouvrière inclut-elle, outre l'instruction de matières économiques et
sociales, la maîtrise de l'expression en public. La prise de parole est le test par excellence
de la réussite de l'encadrement sillonniste.
4) Avant de passer en revue les instruments politiques, nous examinerons, dans
cette quatrième partie, les pratiques artistiques qui sont des créations : les chansons, les
oeuvres théâtrales et les nouvelles. Nous relèverons les expressions diverses publiées
dans les publications sillonnistes de leur goût esthétique face aux productions artistiques
contemporaines ; et ce en quoi il se distingue du bon goût bourgeois, ébauchant une
esthétique, ou ce qui en tient lieu, correspondante à leurs objectifs politiques, sociaux et
idéologiques.
26 M.H. Vicaire, "Histoire religieuse ou histoire politique?", Annales E.S.C., vol. 7 n°3, juillet-septembre
1952, p. 390.
20

5) Dans la cinquième partie, nous examinerons ce que nous avons appelé les
pratiques conviviales : les veillées, les banquets, les almanachs, les toasts, et également
l'uniforme, le tutoiement, tout ce qui a trait à ce qui sera, à dessein, intitulé, l'amitié du
Sillon.
6) Enfin, dans la sixième et ultime partie, en repérant les pratiques militantes mises
en oeuvre au Sillon, nous essaierons de répondre à la question : comment les sillonnistes
ont-ils fait ou prétendu faire de la politique autrement? Nous examinerons plus
particulièrement les meetings contradictoires, les Congrès, le service d'ordre et la
propagande par l'écrit, le dessin et la parole (tracts, brochures, affiches, discours), la
presse du Sillon (bi-mensuelle, hebdomadaire, quotidienne), les ventes du journal à la
criée dans lesquelles est censé s'incarner l'esprit démocratique. Outre la fonction explicite
de ces instruments et institutions destinés à favoriser la diffusion des idées et le
recrutement de sympathisants, d'adhérents et de militants, c'est leur fonction latente qui
apparaît plus décisive : créer cet esprit-de-corps, cette sensibilité, cette émotion
sillonnistes. Ces pratiques ne furent pas seulement conçues comme des moyens propices
à favoriser la propagation des idées du mouvement mais servirent aussi à conférer une
identité au militant sillonniste. Elles dessinent et préfigurent le "nouvel homme"
catholique qu'ils imaginent.
La structure de notre travail n'est pas fortuite : le passage d'une pratique à l'autre
correspond à des stades dans l'histoire du Sillon. Certes, toutes ces pratiques -
pédagogiques, artistiques, conviviales et militantes - se retrouvent simultanément. 27
Toutefois, elles prennent plus ou moins d'importance selon des facteurs qui tiennent à
l'évolution du Sillon. Pour ne donner qu'un exemple, les pratiques pédagogiques qui
étaient dominantes, au départ, occupent, au terme de la décennie, une place subalterne et,
sans être totalement abandonnées, cèdent la priorité au militantisme politique. Outre ces
variations d'intensité d'une pratique à l'autre, nous ne manquerons pas également de
signaler ce qui a changé au sein d'une même pratique.
27 Si pour désginer les pratiques étudiées, nous avons retenu ces dénominations plutôt que d'autres, c'est
que nous avons voulu éviter les termes qui, pour être d'usage plus fréquent, sont suceptibles de semer la
confusion. Ainsi, nous avons cru bon de ne pas désigner les pratiques artistiques par pratiques culturelles ;
les pratiques conviviales par pratiques de sociabilité ; les pratiques militantes par pratiques politiques. C'est
que toutes concourent à l'élaboration de la culture, la sociabilité et la politisation du Sillon.
21

Quelque soit la valeur intrinsèque de l'oeuvre et l'action du Sillon, et ce qu'il en est
resté dans la pensée et la politique en milieu catholique, notre effort premier s'appliquera
à restituer ce que les sillonnistes ont lu, perçu et entendu, compris et apprécié en
rejoignant le Sillon, à dégager les besoins et les attentes psychologiques auxquels son
existence a correspondu sinon répondu. C'est donc bien ce climat qu'il faut repérer, cette
sensibilité qu'il faut mettre à nu.
Cette sensibilité ayant joué plus que le raisonnement, il nous paraît essentiel pour
comprendre la démarche du Sillon de souligner ce conditionnement affectif de la pensée :
l'adhésion aux idées du Sillon relève moins d'un examen rationnel de principes jugés en
toute rigueur justes et vraies que de la perception de leur affinité, de leur conformité avec
un tempérament, un état de la sensibilité propre à cette partie de la jeunesse catholique de
cette fin-de-siècle.
Que ces pratiques aient été des actes ou des discours, elles ont contribué à cet
apprentissage de la démocratie, elles l'ont illustrée, elles l'ont littéralement incarnée, lui
ont donné vie et chair, de telle sorte qu'il n'a pas été qu'une pure opération de l'esprit.
Pour ne prendre, à ce stade, qu'un exemple, le tutoiement institué par Sangnier entre tous
les membres du Sillon, sans distinction de fonction et de place dans le mouvement, à une
époque où il était proscrit des codes sociaux de la bourgeoisie, nous apparaît avoir plus
fait pour l'idée de l'égalité que tout argumentaire discursif justifiant rationnellement la
remise en cause des hiérarchies naturelles ; de même la représentation dramatisée des
aspirations du Sillon par des pièces de théâtre et des chansons conçues tout exprès a plus
favorisé cette acculturation démocratique qu'une conviction politique méthodiquement
élaborée et intégrée. Autrement dit, pour que les mutations au niveau des idées
s'accomplissent, il a fallu auparavant que des changements se produisent dans le langage
et les moeurs des sillonnistes. Inévitablement, il s'est produit un décalage entre des idées
et des principes encore souvent rigides et des pratiques plus souples et innovatrices, et
inversement, entre des idées progressistes et des pratiques conservatrices. Car, en effet,
toutes ces pratiques ne vont pas toujours dans le même sens et dans certains cas, elles ont
eu pour fonction de maintenir des repères traditionnels destinés à amortir le choc des
changements qu'ils assumaient. Ces écarts et ces disparités expliquent la singularité du
Sillon, et l'ambiguïté de la mutation effectuée.
22

Nous ne pourrons échapper, dans notre conclusion, à la nécessité de faire le bilan
du Sillon, en dépit du caractère subjectif et normatif qui entre dans une appréciation
historique de ce type. Échec ? Succès ? Le verre à moitié vide, à moitié plein ? En
fonction de quels critères faut-il trancher ? Des critères électoraux ? Les objectifs que le
mouvement s'était lui-même défini ? Sa postérité ? Le degré de socialisation
démocratique obtenu ?
Quoiqu'il en soit, et pour rester fidèle à cette perspective culturelle, il ne nous
semble pas juste de tout mettre sur le compte des contingences extérieures. La
contradiction n'était-elle pas aussi au coeur d'un projet désireux de promouvoir la
participation du peuple à la prise en charge de ses destinées politiques et, conjointement,
de restaurer à l'Eglise son rôle directeur ? Sangnier avait tenté le pari d'un mouvement
catholique qui fut intégraliste sans être intransigeant, ultramontain et républicain. Face
aux réserves croissantes dans l'Eglise qui devait atteindre jusqu'à son chef, Sangnier
devait adopter, malgré lui, un ton gallican qui lui était initialement étranger, et le principe
du catholicisme libéral de la distinction entre les sphères. Mais peut-on être intégraliste
sans être intransigeant ? C'est là le problème.
Cette thèse est l'occasion de jeter sur le Sillon un regard neuf, puisqu'il est le fruit
d'une curiosité qui ne doit rien au catholicisme et à un environnement familial et culturel
proche du Sillon. La recherche sur le Sillon a été jusque-là le fait d'historiens, plus
exactement d'historiennes 28 qui, pour avoir scrupuleusement obéi aux règles de rigueur
exigées par la discipline historique, n'en ont pas moins été des adhérentes, appartenant à
la seconde génération du mouvement. Leur socialisation politique s'étant accomplie au
sein d'un environnement qui vivait dans le culte de Marc Sangnier, il est plausible de
penser que leur travail critique n'a pu toujours s'émanciper complètement du poids
conjugué de la mémoire et de l'institution, de la tendresse pour le vénérable fondateur. On
y perçoit, très distinctement parfois, une certaine tendance à la biographie héroïque, voire
28 Principalement, Jeanne Caron, op. cit., et Madeleine Barthélemy-Madaule, op. cit. On peut mentionner
aussi la plaquette rédigée à l'occasion du dixième anniversaire de la mort de Sangnier : Simone et Hélène
Galliot, Marc Sangnier (1873-1950), Le Mans, Imprimerie commerciale, 1960.
23

au panégyrique sinon à l'hagiographie. 29 Etant Juif et Israélien, (sioniste et non
sillonniste, si l'on veut bien tolérer ce jeu de mot), nous pensons avoir le détachement
nécessaire pour porter sur le sujet un intérêt critique, répondant à l'avance par la négative
à la probabilité d'une influence de la foi sur notre recherche. En choisissant ce sujet, nous
avons le sentiment de braver un interdit sous-jacent qui semble peser sur la recherche et
s'être aggravée depuis une dizaine d'années et suivant lequel on ne saurait reconstituer
une page de l'Histoire que si elle nous concerne directement, que si elle se relie à notre
biographie familiale, religieuse ou politique, et ce au nom d'une rhétorique de l'identité et
de l'authenticité, légitime au demeurant, mais dont il faut circonscrire les limites quand
elle prétend dicter une relation immédiate du sujet à son objet. Cette extériorité au
catholicisme ne nous prémunira pas, sans doute, de certains préjugés. Ils seront autres, et
nous l'espérons sans en être sûr, ni plus ni moins pesants pour la recherche que ceux qui
guettent l'historien, croyant ou non, venu d'un milieu catholique. Quoi qu'il en soit, nous
pensons avoir établi une bonne distance : à la fois proche de notre objet car la France
n'est pas pour nous terra incognita, car le XXe siècle a hérité des problèmes, des
questions et des réponses élaborés au XIXe de telle sorte qu'on peut suivre et comprendre
l'esprit de la démarche engagée, car la démocratie et son intégration durable dans les
consciences formées par la tradition religieuse est un problème qui nous préoccupe ; mais
éloigné aussi parce que le temps écoulé depuis cette fin-de-siècle d'alors jusqu'à la nôtre
aujourd'hui qui est aussi fin-de-millénaire, a considérablement atténué sinon dissipé les
passions qui exaltaient les compagnons de Marc Sangnier, sans compter les différences
évidentes de vocabulaire et d'imaginaire qui nous séparent. Mais quand bien même
Sangnier a posé le problème en des termes irrecevables de nos jours, souvent dépassés,
périmés, archaïques, et qui le rend étranger à l'esprit de notre temps, à ceux qui s'en
accommodent comme à ceux qui le critiquent, il pourrait bien être utile de saisir l'enjeu
de son action : aujourd'hui encore, et particulièrement en dehors de l'univers strictement
catholique en France, (dans le monde arabo-musulman et en Israël également, sous
d'autres modalités), la question de l'intégration de la démocratie se pose encore pour des
29 Cette tentation hagiographique n'est pas nécessairement synonyme de vénération solennelle ; elle peut
se traduire également par une certaine familiarité de ton, telle Madeleine Barthélémy-Madaule qui, plus
d'une fois, se réfère à Sangnier par l'usage de son seul prénom, reprenant ainsi la coutume qu'il avait luimême
instituée au mouvement.
24

groupes sociaux déterminés par une appartenance, une croyance et une pratique
religieuses qu'ils perçoivent comme un fait social et non, comme un fait relevant
strictement de la conscience individuelle et de l'ordre privé, tel que la théorie libérale le
conçoit. Ces efforts de réconciliation entre des forces idéologiques qui s'étaient
historiquement affrontées renvoient à des problèmes plus larges et qui ne manquent pas
d'actualité : quand on acquiesce à la démocratie, comme c'était le cas de Sangnier et de
ses camarades, par adhésion du coeur et non par souci pragmatique de se rallier au plus
fort, quand on accède à la démocratie sans emprunter la voie culturelle qui l'a préparée en
France, la voie des Lumières et de la Raison, sans être tenu d'adhérer à son soubassement
philosophique centré sur une vérité plurielle, l'autonomie de l'individu et l'arrachement
nécessaire à son conditionnement religieux - en somme, qu'on prétend y parvenir par les
voies de la religion, est-il possible de garantir une socialisation démocratique stable et
profonde ? Le christianisme était suffisament complexe et multiforme pour pouvoir se
prêter à ce pari de convergence avec la démocratie que Sangnier soutenait avec
conviction : c'est qu'en dépit de l'importance du principe hiérachique dans l'Eglise, le
principe égalitaire y a aussi une place éminente. Mais la démocratie sillonniste
conservant toujours une dose certaine d'hétérodoxie par rapport à l'esprit et la lettre de la
République, suffisait-il de l'enthousiasme juvénile, de la ferveur "démocratique", de
l'amour du peuple, professée et déployée par les militants du Sillon, pour pallier et se
substituer à une intériorisation plus rationnelle de la doctrine ? Cette sensibilité
démocratique tout à fait perceptible pouvait-elle être l'ingrédient nécessaire et suffisant
d'une socialisation démocratique accomplie ?
Nous avons souhaité tester, par cette étude sur le Sillon, cette réflexion de
Tocqueville laissée à l'état de gisement non exploité qui aurait pu être la matière d'une
autre somme théorique et empirique par l'auteur de La Démocratie en Amérique et de
L'Ancien Régime et la Révolution : "Croire que les sociétés démocratiques sont
naturellement hostiles à la religion est commettre une grande erreur : rien dans le
christianisme, ni même dans le catholicisme, n'est absolument contraire à l'esprit de ces
sociétés et plusieurs choses y sont très favorables." 30 Ce fut, à l'évidence, l'intime
30 Alexis de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, (édité par J.P. Mayer), Paris, Gallimard, coll.
"Idées", 1964, p. 64.
25

conviction de Sangnier. Notre avis, placé en conclusion de notre recherche, sera plus
nuancé.
En consacrant une thèse au Sillon de Marc Sangnier, nous espérons offrir à
l'étude de la Démocratie chrétienne en France, à son incarnation, sa diffusion et sa
dissolution, ses effets immédiats et souterrains, dans le sillage de ceux qui l'ont déjà
étudié, et la gratitude à leur égard, la place qu'elle mérite et qu'elle n'a pas encore trouvée.
Mais au-delà des théories et des doctrines, des approches théoriques et des
modèles explicatifs, notre choix s'est porté d'abord vers une expérience collective, une
expérience humaine ; humaine parce qu'elle fut pétrie de contradictions, humaine parce
qu'elle conduisit l'obscur militant du Sillon, et pas seulement Sangnier, à se trouver, pour
ainsi dire, "ailleurs dans son chez-soi, autre dans sa façon de demeurer le même." 31
31 Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 1996, p. 7.
26

PREMIÈRE PARTIE
ÉGLISE DE FRANCE, ÉGLISE EN FRANCE
1789-1905
1.1 DE LA RÉVOLUTION FRANCAISE À L'AVÈNEMENT DE LA
TROISIÈME RÉPUBLIQUE
La vocation de Marc Sangnier, la naissance du Sillon sont inséparables de
l'histoire tumultueuse des relations entre la France et l'Eglise, entre la nation et la
religion, depuis que la Révolution française les avait violemment divisées. Toute la
destinée du catholicisme français au XIXème siècle est directement issue des retombées
de la décennie révolutionnaire qui avait bouleversé la réalité institutionnelle et
idéologique qui régnait jusque-là. 1 La question ne concernait pas que l'Eglise à tous les
échelons de la hiérarchie, de l'archevêque de Paris au curé de campagne ; c'étaient les
catholiques français eux-mêmes - les laïcs - qui allaient devoir se positionner vis-à-vis de
ces bouleversements profonds, à la fois comme citoyens et croyants. Plus que jamais
depuis le rétablissement de la République en 1870, ils leur incombaient de décider, en
leur âme et conscience, s'il fallait aspirer à restaurer l'autorité de l'Eglise catholique en
prenant pour étalon son statut sous l'Ancien Régime 2 ou bien, au contraire, s'il n'était pas
plus juste de s'accommoder du cours nouveau de l'histoire en cherchant à sauvegarder
l'essentiel. Il s'agissait alors, dans ce cas, de surmonter les tensions entre les deux
institutions, de dépasser la tentation de passer à l'offensive et d'espérer qu'à défaut de la
restauration de ses prérogatives institutionnelles impliquant la chute de la République,
1 Il convient de tenir compte de la remarque de l'historien social Ralph Gibson qui estime que le d?clin de
l'Eglise en France ne commence pas avec les bouleversements institutionnels constitutifs de la R?volution
fran?aise. Gibson situe au milieu du XVIIIe si?cle l'origine du d?calage entre l'Eglise et la soci?t?
fran?aise, qui s'explique par les exigences jug?es exorbitantes du catholicisme tridentin officiel. Cf. Ralph
Gibson, A Social History of French Catholicism1789-1914, London, Routledge, 1989, p. 268.
2 Harry W. Paul, The Second Ralliement : The Rapprochment between Church and State in France in the
20th, Washington, Catholic University of America Press, 1967, p. 1.
27

l'Eglise trouve un modus vivendi avec l'Etat et devienne, en compensation, une force
d'inspiration et de rayonnement dans la société, notamment auprès des masses populaires.
Distinguons, d'ores et déjà, parmi ces catholiques-ci qui jugeaient improbable la
possibilité d'un retour en arrière, ceux qui recommandaient prudence et pragmatisme
dans les rapports avec le régime, et ceux qui, plus audacieux, s'employaient à discerner
une complémentarité sinon une parenté profonde entre l'Evangile et l'idée démocratique.
1.1.1 De la monarchie de droit divin à la Constitution civile du clergé
Cette division des catholiques entre eux était signe que la relation intime entre le
pouvoir et la religion, entre l'Etat et l'Eglise n'allait plus de soi, en dépit du Concordat. Le
temps semblait révolu où un Bossuet dans sa Politique tirée de l'Ecriture offrait la
caution de l'Eglise de France unanime au monarque de droit divin en définissant une sorte
de catholicisme d'Etat. La pensée religieuse sur le politique se confondait alors avec celle
de l'absolutisme et n'ajoutait rien de substantiel et d'original à la théorie de la monarchie
absolue conférant au roi une autorité illimitée. 3 Le peuple n'avait que des devoirs, le
souverain disposait, lui, d'une autorité sacrée qui explique qu'il ne devait rendre compte
de ses actes qu'à Dieu, tandis que le pape, qui siégeait à Rome, jouissait de la suprématie
spirituelle, et le clergé de ses privilèges. Cette harmonie apparente entre le trône et l'autel
parvenue à son apogée sous Louis XIV cachait mal une tension fondamentale : en fait,
historiquement, la puissance monarchique s'était constitué au cours des siècles aux
dépens de la chrétienté. Il eut pu difficilement en être autrement dans la mesure où, face à
une Eglise à vocation universelle et dont le centre était à Rome où trônait le pape,
s'affirmait progressivement un royaume à vocation nationale et assise territoriale, dont la
souveraineté était personnifiée par le roi. Aussi, à l'instar d'autres pays d'Europe, l'histoire
de France avait-elle été fertile en conflits entre le chef de l'Eglise et le chef du royaume,
de Philippe le Bel à Louis XIV en passant par François Ier.
3 Sur les rapports entre catholicisme et l?gitimisme, cf. Philippe Boutry, "La L?gitimit? et l'Eglise en
France au XIXe si?cle", in Bernard Plongeron (dir.), Catholiques entre monarchie et r?publique (1792-
1892) - Monseigneur Freppel en son temps, Actes du colloque national de l'Universit? catholique de
l'Ouest, Angers, 23-25 septembre 1992, Letouzey et An?, 1995, p. 165-176.
28

Lorsque la Révolution française éclata, ni l'Eglise ni la foi ne furent immédiatement
perçues comme les ennemis déclarés du mouvement nouveau, en dépit du combat des
Lumières contre l'obscurantisme religieux. 4 N'étaient-ce pas les curés qui avaient entraîné
le clergé à se rallier au Tiers-Etat ? À la Convention, Mirabeau affirma solennellement
que l'Evangile et la liberté étaient les bases inséparables de la législation. Toutefois, lors
du débat sur la Déclaration des Droits de l'Homme, les orientations prises étaient
indicatives des bouleversements idéologiques et institutionnels à venir : la religion n'était
plus envisagée comme un fondement nécessaire à l'ordre social, à plus forte raison
comme sa source exclusive, mais tout au plus comme un culte, dont on devait garantir la
liberté au nom du droit reconnu à chaque individu d'avoir ou non une opinion religieuse.
On récusa toute définition accordant au catholicisme une primauté quelconque : ni
religion dominante ni religion d'Etat, ni religion de la nation ou du plus grand nombre, le
catholicisme était relégué à une position subalterne extérieure au champ politique. 5 Avec
le vote, le 12 juillet 1790, de la Constitution civile du clergé, l'Assemblée constituante
exprimait sa détermination à faire passer les structures de l'Eglise au crible des valeurs
nouvelles de la nation régénérée et du droit public issu de la Révolution. L'introduction
du principe électif dans la désignation de la hiérachie ecclésiale qu'il était prévu de faire
élire par des assemblées départementales, et l'obligation imposant au clergé élu de prêter
serment de fidélité "à la Nation, à la Loi et au Roi" (article 21, Titre II), c'est-à-dire à une
trinité de remplacement dont Dieu était exclu, créèrent les conditions de la rupture.
Comme l'écrit Claude Langlois, qui s'est longuement penché sur la signification de ce
projet, "l'Assemblée voulait toucher non pas à ce qui est au coeur de la religion, la foi,
mais allait atteindre ce qui constitue l'essence de l'Eglise catholique comme institution :
la hiérarchie." 6 La loi promulguée par l'Assemblée allait bien plus loin qu'une
4 Il existe une litt?rature tr?s abondante sur le destin de l'Eglise sous la R?volution et la d?christianisation
au premier rang desquels nous mentionnerons : Andr? Latreille, L'Eglise catholique et la R?volution
fran?aise, Paris, Le Cerf, 1970 ; Michel Vovelle, Religion et R?volution, La d?christianisation de l'an II,
Hachette, 1976 ; Michel Vovelle, La R?volution contre l'Eglise, De la Raison ? l'Etre supr?me, Bruxelles,
?d. Complexe, 1988.
5 A propos du d?bat sur la religion, ant?rieur ? la promulgation de la Constitution civile du Clerg? cf.
l'article p?n?trant de Claude Langlois : "Religion, culte ou opinion religieuse : la politique des
r?volutionnaires", Revue fran?aise de sociologie, vol. XXX n°3-4, 1989, p. 471-496.
6 Yann Fauchois, "R?volution fran?aise, religion et logique de l'Etat, Archives des Sciences sociales des
Religions, vol. 66 n°1, juillet-septembre 1988, p. 15.
29

intervention royale, comme il y en eût souvent au plus fort de la tension avec Rome ;
c'était une ingérence brutale dans les affaires de l'Eglise, décrétée sans interroger l'avis du
pape ni, le cas échéant, convoquer un concile de l'épiscopat gallican. Ce refus de négocier
découlait de l'application à la lettre du principe de la souveraineté qui excluait la
consultation d'une puissance étrangère autant que la reconnaissance d'un corps
intermédiaire (le clergé) entre les citoyens et l'Etat. La Constitution civile fut la goutte
d'eau qui fit déborder le vase : le 10 mars 1791, le pape Pie VI dénonça par deux brefs
non seulement la nouvelle législation comme un fait accompli qui supprimait
unilatéralement son autorité spirituelle sur l'Eglise de France, mais également les
principes de 1789 dans leur ensemble, et notamment l'idéologie des Droits de l'Homme et
la "liberté philosophique" 7 des Lumières qui avaient inspiré la révolution, mettant fin, par
cette "condamnation rétrospective" 8 à la réserve qu'il avait adopté jusque-là par égard
pour Louis XVI. En ordonnant au clergé de refuser de prêter serment, en conséquence,
d'être réfractaire, le Saint-Siège passait à l'offensive, assumant les risques du schisme. 9
La rupture était consommée : toute perspective de réconciliation provisoire, sinon
d'alliance tacite était écartée. Bien au-delà du stade des seules relations diplomatiques
rompues avec l'annexion par la France du Comtat-Venaissin, c'était la religion et la
révolution qui ne pouvaient plus s'accorder 10 : il n'y aurait pas d'Eglise "démocratisée" et
"révolutionnée" avec la bénédiction de Rome, ni de Révolution jouissant encore de
l'approbation tacite du chef suprême de la religion catholique. Avec la chute de la royauté
à laquelle l'Eglise était consubstantiellement associée, le fossé atteignit le point de non-
retour : les membres de l'Eglise insermentée partaient en exil ou entraient dans la
7 Pie VI, Causa necis illatae Ludovico XVI Galliarum Regi christianissimo, 17-VI-1793, cit? par Paul
Ladri?re, "La R?volution fran?aise dans la doctrine politique des papes de la fin du XVIIIe ? la moiti? du
XXe si?cle", Archives des Sciences sociales des Religions, vol. 66, n°1, juillet-septembre 1988, p. 92-93.
8 Il est ? noter que le pape a ni? vouloir oeuvrer pour "le r?tablissement du r?gime ancien de la France : le
supposer serait renouveler cette calomnie qu'on n'a affect? de r?pandre que pour rendre la religion
odieuse", cit? par G?rard Cholvy, La religion en France de la fin du XVIIIe ? nos jours, Paris, Editions
Hachette, coll. "Sup?rieur", 1991, p.10.
9 Sur le tournant majeur dans les relations entre l'Eglise et la R?volution constitu? par l'exigence impos?e au
clerg? de pr?ter serment ? la Constitution civile, voir Timothy Tackett, La R?volution, l'Eglise, la France.
Le serment de 1791, Paris, Le Cerf, 1985.
10 Parmi les historiens fran?ais de la R?volution, Albert Mathiez est de cet avis tandis qu'Alphonse Aulard
(cf. Le christianisme et la R?volution fran?aise, Paris, Rieder, 1925) voit dans la politique antireligieuse
des Constituants une affaire de conjoncture.
30

clandestinité, misant sur la noblesse, sur les émigrés en particulier, sur tout ce qui, peu ou
prou, incarnait la France contre-révolutionnaire dont elle faisait sa cause. Mais
parallèlement, les mesures prises, tour à tour, par l'Assemblée législative, la Convention,
puis le Directoire n'eurent rien pour faciliter la tâche de l'Eglise officielle restée fidèle à
la Révolution. En matière législative, notons, à titre d'exemple, la suppression des
congrégations (4 août 1792), la laïcisation de l'état-civil et la législation du divorce (20
septembre 1792), l'adoption du calendrier révolutionnaire de Fabre d'Eglantine
supprimant les saints, les fêtes et le dimanche remplacé par le décadi (5 octobre 1793), le
culte de la Raison, puis celui de l'Etre suprême (26 novembre 1793), la séparation de
l'Eglise et de l'Etat (21 février 1795), enfin, la réunion du concile national de l'Eglise
constitutionnelle (août 1796). L'Assemblée constituante avait proposé l'alliance,
l'Assemblée législative déclarait la guerre. Car la confrontation passait désormais par le
champ de bataille : les chouans insurgés en Vendée se réclamèrent autant de l'Eglise que
du roi. Ce n'était pas seulement une lutte pour le pouvoir et un type de régime, c'était une
guerre de religion - l'ancienne contre la nouvelle, la Tradition contre la Révolution. Non
que toute attitude catholique ait été systématiquement contre-révolutionnaire 11 , mais ces
voix éparses, dont celle de l'abbé Grégoire 12 , marginalisées par la République elle-même
comme par l'Eglise, ne faisaient pas le poids, tant dans les faits que dans la mémoire, face
à l'anticléricalisme et la déchristianisation de l'an II, d'octobre 1793 à avril 1794,
qu'illustrent les multiples atteintes à la liberté du culte, la fermeture des ordres
monastiques, les interdictions concernant les processions et manifestations extérieures et
publiques de la foi, et, bien entendu, les exécutions massives qui frappent un grand
nombre d'ecclésiastiques, jureurs ou non. Autant que les actes de vandalisme visant les
églises, (statues mutilées, tombes profanées, clochers rasés) ou leur changement de
destination (la cathédrale de Notre-Dame devint "Temple de la Raison" 13 ), ce fut l'ardeur
des leaders de la Révolution à créer des rites et des symboles de substitution qui forgea la
11 cf. Pierre Pierrard, L'Eglise et la R?volution 1789-1889, Nouvelle Cit?, 1988.
12 L'Evangile nous annonce que nous sommes fr?res. L'Evangile consacre les principes d'?galit? et de
libert?. (...) Ne souffrez pas dans vos assembl?es religieuses l'alliage inique d'hommes qui voudraient faire
regretter le r?gime ex?crable de la royaut?. Qui n'aime pas la R?publique est un mauvais citoyen et
cons?quemment un mauvais chr?tien" (L'abb? Gr?goire), cit? par Adrien Dansette, Histoire religieuse de
la France contemporaine, Paris, Flammarion, 1965, p. 92.
31

eprésentation dominante du couple religion/Révolution comme l'affrontement aux
extrêmes de deux forces que tout oppose : "le principe de hiérarchie contre celui de
l'égalitarisme ; la superstition contre la raison ; le mystère irrationnel contre la
transparence révolutionnaire ; le surnaturel transcendant contre l'orientation immanente
de la Révolution." 14
Si l'on compare l'oeuvre institutionnelle de l'Ancien Régime et de la Révolution
vis-à-vis de l'Eglise, on constate, au chapitre des similitudes, une convergence de fond :
le souci commun de préserver l'indépendance du corps souverain, qu'il s'agisse de la
personne du roi ou de celle du peuple (et ses représentants élus). Ils prétendent, tous
deux, y parvenir en se dotant, l'un, d'une Eglise gallicane, l'autre d'une constitution civile
du Clergé qu'ils contrôlent étroitement. Mais alors que la monarchie n'allait pas toucher à
l'autonomie financière de l'Eglise, le clergé devenait un corps administratif payé par
l'Etat. Cette mise au pas du spirituel vis-à-vis du temporel fut étendue au temps de la
Révolution à des sphères où l'Ancien Régime n'avait pas cru bon établir son autorité
directe. Là où l'Ancien Régime concédait la primauté du spirituel et le monopole de
l'Eglise, en particulier pour tout ce qui a trait à la consécration religieuse des grands
moments de l'existence (l'enregistrement des naissances, des mariages et l'indissolubilité
de l'alliance conjugale), le nouveau régime avait récupéré par l'institution de l'état-civil
cette prérogative détenue par l'Eglise.
1.1.2 Autour du Concordat : les catholiques, l'Eglise et la France au XIXe siècle
Avec l'avènement du Directoire, le 2 novembre 1795, le bilan de la Révolution en
matière religieuse était contrasté : certes, il y avait eu déchristianisation matérielle et
symbolique, d'une ampleur sans précédent, mais l'Eglise réfractaire était parvenue, tant
bien que mal, à se maintenir. C'est que, d'une part, la propagande antireligieuse de la
République et le culte de la Raison, puis celui de l'Etre suprême, avaient rudement mis à
mal les chances des prêtres jureurs qui avaient fait le pari de la Constitution civile ; et
que, d'autre part, les persécutions et les souffrances subies par l'Eglise insermentée
13 Georges Goyau, Histoire religieuse de la France, Paris, Plon, 1946, p. 283.
14 Suzanne Desan, "Redefining Revolutionnary Liberty : the Rhetoric of religious Revival during the
French Revolution", Journal of Modern History, vol. 60, March 1988, p. 4-5.
32

avaient contribué à améliorer son image et, donc, son audience : elle n'était plus cet ordre
honni et oppressif de l'Ancien régime, dominé par une hiérarchie étalant ses richesses et
ses privilèges, mais l'Eglise souffrante et martyre, renouant avec l'Eglise primitive de
l'ère pré-constantinienne. De plus, les phases ultimes de la Révolution et la Terreur, en
particulier, ayant souligné les limites et les dangers de la Raison, une renaissance sinon
une réaction catholique, conduite sur le plan intellectuel par Chateaubriand, rétablit l'aura
de la religion traditionnelle dont il fit, plus tard, l'apologie dans un essai fameux
couronné d'un titre des plus explicites pour indiquer la nouvelle donne post-
révolutionnaire : Génie du christianisme ou Beautés de la religion chrétienne (1802).
L'heure était à un nouveau type de lien juridique entre l'État et l'Église.
Bonaparte, proclamé Premier Consul après le coup d'État du 18 brumaire, en était
intimement convaincu. Pour garantir la paix civile et rétablir l'ordre, il valait mieux, par
calcul politique et social, faire du pape un allié et établir avec lui un nouveau statu quo
tenant compte des leçons de la décennie écoulée et des rapports de force qui s'étaient
consolidés : la Révolution n'ayant pu entraîner l'Église dans son sillage et la soumettre
effectivement à son autorité, l'Etat devait renoncer à laïciser l'institution ecclésiale et à
imposer la déchristianisation par la violence tandis que l'Église était bien obligé
d'admettre que la Révolution n'était pas une page de l'histoire éphémère qui se laisse
tourner sans laisser de traces multiples et durables dans le corps politique et social.
Comme l'écrit avec humour Adrien Dansette, "s'ils refusent de s'unir en mariage d'amour,
qu'ils contractent un mariage de raison ; ce sont les meilleurs." 15
Le modus vivendi préconisé au terme de longues négociations prit la forme d'une
convention signée le 16 juillet 1801 entre Pie VII et Bonaparte en vue de réorganiser
l'Église de France dans un souci de pragmatisme procédant de leur réalisme respectif et
d'intérêts mutuels bien compris, et promulguée le 8 avril 1802 par la loi du 10 germinal
an X sur les cultes incluant le Concordat et les Articles organiques. De son côté, l'État
renonçait définitivement comme instance laïque à imposer des directives unilatérales en
matière d'organisation religieuse. Aussi le pape récupéra ses droits en matière de
nomination du clergé : désignés officiellement par Bonaparte, les évêques devaient être
15 Adrien Dansette, op. cit., p. 129.
33

agréés par le pape tandis que les curés, rétribués par l'Etat, n'étaient plus élus par la
nation mais désignés par les évêques. Sa fonction au maintien de l'ordre social étant jugé
indispensable, l'Eglise retrouva aussi sa place éminente en matière caritative et scolaire,
excepté l'Université, qui demeurait sous contrôle de l'Etat. Les prêtres émigrés furent
rapatriés. Les congrégations reparurent. Le calendrier grégorien fut rétabli.
En échange, le pape dut faire un certain nombre de concessions et admettre,
contre son gré, le monopole des pouvoirs publics sur l'état-civil, en particulier, le
maintien de la législation sur le divorce ; la garantie de la liberté de culte pour les
confessions non-catholiques, au nom de la tolérance religieuse ; l'allégeance à l'égard de
l'Etat, lequel plaçait sous sa tutelle financière et son contrôle juridique associations
religieuses et ministres des cultes ; enfin, la non-restitution des biens du clergé
réquisitionnés et vendus sous la Révolution. 16
Sur le plan symbolique, Bonaparte avait aboli le serment à la Constitution mais
avait, en contrepartie, imposé un nouveau statut officiel : le catholicisme n'était plus
"religion d'Etat", ni même celle de la nation mais, tout au plus, la "religion de la très
grande majorité des Français." 17
Parmi toutes ces dispositions concordataires, deux furent essentielles du point de
vue de Rome et des plus significatives sur le plan historique, pour les destinées de
l'Eglise au 19e siècle :
- la première concernait l'autorité du Saint-Siège : Bonaparte ayant admis que le
statut de l'Eglise nationale devait être négocié et sanctionné par un accord au sommet
avec le Saint-Siège (et non avec l'épiscopat de France), la tendance gallicane dans
l'Eglise de France en fut durablement affectée sinon définitivement mise hors jeu. 18 De
plus, la Révolution ayant administré la preuve que le pouvoir d'Etat ne pouvait plus être
tenu pour le garant systématique des intérêts des catholiques, ces derniers furent
naturellement amenés à regarder de l'autre côté de la montagne cisalpine, à se tourner
16 Sur les objectifs du Concordat, c?t? fran?ais, cf. Claude Langlois, "Philosophe sans impi?t? et religieux
sans fanatisme. Portalis et l'id?ologie du "syst?me" concordataire", Ricerche de storia sociale e religiosa,
n°15-16, 1979, p. 37-57.
17 Cette formule est une traduction objective de la situation : l'Etat est institutionnellement la?que, la soci?t?
demeure religieusement et culturellement catholique.
34

vers Rome, autrement dit, à se faire ultramontains. Aux yeux des évêques comme des
fidèles, le pape n'était plus seulement le gardien de la foi, l'incarnation honorifique de
l'unité de l'Église, ainsi que le concevait l'ecclésiologie gallicane, mais le protecteur
exclusif et définitif des croyants. Cette orientation allait continuer de se renforcer tout au
long du siècle et culminer avec le dogme de l'infaillibilité pontificale promulgué en 1870
;
- la seconde était la liquidation de la Constitution civile du clergé. De cette Église
qui retrouvait enfin son unité après vingt ans de schisme, les prêtres jureurs qui s'étaient
maintenus malgré la déchristianisation furent écartés, abandonnés et sacrifiés par
Bonaparte malgré de vagues promesses d'intégration. 19 L'Église réfractaire était, en
dernière instance, victorieuse et prenait sa revanche. Son identité avait été forgée par une
fidélité exclusive au roi et à la monarchie qu'elle avait payé du sang des martyrs
vendéens, carmélites, etc..., elle continuerait de s'y tenir, soutenant politiquement toute
restauration de l'Ancien régime.
En apparence, le Concordat avait tourné à l'avantage de Bonaparte qui avait réussi à
préserver le principe de la laïcité de l'État. 20 Si l'on examine les dispositions
concordataires et les Articles organiques insérés par Bonaparte, il ne fait pas de doute, en
effet, que le pape avait dû s'incliner devant des mesures reflétant partiellement l'héritage
révolutionnaire. Mais la question n'est pas là. Elle est dans l'identité de cette Église
concordataire : partagée de longue date entre une tendance gallicane et une tendance
ultramontaine, et depuis la Révolution, entre un clergé assermenté et un clergé
réfractaire, voilà qu'au terme d'un siècle qui avait tenté institutionnellement et
18 Si la tendance gallicane au sein de l'?piscopat s'est amoindrie, en revanche, Napol?on a maintenu dans
les Articles organiques l'esprit gallican, en imposant ? l'Eglise restrictions et limites de ses droits et libert?s.
19 Comme l'?crit Claude Langlois, "le clerg? constitutionnel n'aura plus le choix qu'entre un ralliementreniement
ou une marginalisation-exclusion" in "L'Inqualifiable et l'in?vitable. La d?christianisation
r?volutionnaire", Archives des Sciences sociales des religions, vol. 66 n°1, juillet-septembre 1988, p. 37.
20 A l'avantage de Bonaparte, mais pas n?cessairement de la R?volution, ainsi qu'Alphonse Aulard le
jugeait : "Dans l'ensemble de l'oeuvre de destruction et de r?action plus ou moins consciemment accomplie
par Bonaparte, c'est le Concordat, surtout par ses cons?quences et par la mani?re dont il fut appliqu?, qui
appara?t comme l'acte contre-rvolutionnaire par excellence" in Alphonse Aulard, Histoire politique de la
R?volution fran?aise, Armand Colin, 1909. Il est vrai que la plupart des mesures r?volutionnaires furent
abolies (r?ouverture des ?glises le dimanche, r?tablissement des congr?gations, etc.) La l?gislation sur le
divorce sera annul?e sous la Restauration, et ce, jusqu'en 1884.
35

intellectuellement de bouleverser l'Église et la religion, émergeait une Église à la fois
ultramontaine et réfractaire. Le Concordat consacrait très nettement son triomphe.
Avec une Église reprise en main par les prêtres et les évêques qui avaient
combattu la Révolution et fait de Dieu et le Roi une seule et même cause, la
réconciliation était grosse de lourds contentieux à venir avec l'État et la société. C'est
pourquoi cet arrangement institutionnel (qui allait se maintenir pendant plus d'un siècle -
cent quatre ans exactement, jusqu'à la Séparation de 1905), aussi satisfaisant qu'il fût
pour les deux parties signataires, Bonaparte et le pape, qui y trouvaient leur compte,
n'était en rien, comme on aurait pu le croire, la préfiguration d'un futur apaisement
idéologique et culturel entre la Religion et la Révolution. La contradiction historique et
paroxystique entre ces deux systèmes allait très longtemps et très largement inspirer non
seulement l'historiographie tout au long du 19ème siècle, mais devenir le noyau dur de
conceptions du monde manichéennes, cristallisant ce que Claude Langlois a appelé une
"rupture instauratrice" 21 , en vue de poser le caractère nécessaire, intrinsèque, originel et
définitif de l'antagonisme ; quitte à nier la réalité d'une alliance initiale entre la
Révolution et l'Église jusqu'en 1791, puis l'existence d'un schisme antérieur qui divisa
non l'autel et la République, mais l'Église elle-même, partagée entre le haut-clergé
réfractaire et le bas-clergé assermenté. Que l'on fût favorable ou non à la révolution, que
l'on fût croyant ou athée, une représentation dominante allait s'imposer : il s'était joué là,
entre la foi et la révolution, entre l'Église et la République, une "scène primitive", un
conflit irréductible qui allait nourrir durablement les passions idéologiques de part et
d'autre et conditionner les identités et les sensibilités politiques majeures,
l'anticléricalisme de gauche comme l'intransigeantisme de droite.
Joseph de Maistre, Louis de Bonald et l'abbé Barruel ouvrirent en France le feu
de la Contre-Révolution idéologique catholique, monarchiste et réactionnaire,
caractérisée par une hostilité radicale à l'égard du projet révolutionnaire définie comme
l'effet d'un complot fomenté par les juifs, les protestants, les francs-maçons et les
philosophes, et par l'aspiration à la restauration de la Royauté et l'affirmation de la
21 Claude Langlois, "La rupture entre l'Eglise catholique et la R?volution" in Fran?ois Furet et Mona
Ozouf, The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 3 : "The transformation
of political culture 1789-1848", Pergamon Press, Oxford, 1989, p. 375.
36

Papauté. Leur explication du moment révolutionnaire était religieuse. Si la révolution
avait basculé fatalement dans la Terreur, c'est précisément parce qu'elle avait dans son
fondement même cherché à se passer de Dieu et de son vicaire : une tel complot
diabolique ne pouvait qu'engendrer l'anarchie et la violence. Révolution, Démocratie,
Droits de l'homme, tout ce qui était constitutif de l'héritage révolutionnaire, étaient les
incarnations modernes du blasphème, du sacrilège et de l'hérésie.
De leur côté, Michelet, Edgar Quinet et Tocqueville admettaient également le
caractère irréductible de l'opposition entre la révolution et la foi catholique 22 : n'hésitant
pas à concurrencer l'Eglise sur son propre terrain, la Révolution, animée des plus hautes
ambitions, avait délivré un message qui allait bien au-delà des frontières de la France et
bien au-delà de son temps. Qu'elle en ait eu conscience ou non, que cela ait été la cause
de son échec, la Révolution fut, pour ainsi dire, une "religion nouvelle" 23 révélée à
l'humanité toute entière, visant à régénérer la condition humaine par-delà la nation
française, un nouveau Décalogue, une "Bonne nouvelle" reprenant, des mains de l'Eglise
qui s'était compromise, le flambeau de l'universel.
La Restauration ranime les espoirs des légitimistes qui souhaitent, au nom de la
revanche sur la Révolution, réunifier l'autel et le trône. Le catholicisme est proclamé
religion d'Etat, l'ordre jésuite est reconstitué, les Universités replacées sous direction
ecclésiastique : la réaction cléricale bat son plein. "Grâce à l'appui matériel et moral de
l'Etat, l'Eglise de France put développer son oeuvre de reconquête religieuse." 24 Les
vicissitudes de la monarchie de Charles X aggravent le fossé avec le peuple qui se révolte
contre les ordonnances royales lors des Trois glorieuses de juillet 1830. Le clergé en est
éclaboussé : les mises à sac des églises, les violences dirigées contre les prêtres montrent
qu'aux yeux du peuple, l'Église est toujours coupable de s'allier à la royauté corrompue.
22 Jules Michelet ,"Introduction", Histoire de la R?volution Fran?aise, vol. 1, G?rard Walter (dir.),
Gallimard, coll. Biblioth?que de La Pl?iade, 1961 ; Edgar Quinet, Le christianisme et la r?volution
fran?aise, Paris, Fayard, coll. Corpus des oeuvres de philosophie en langue fran?aise, 1984 ; Alexis de
Tocqueville, op. cit., pp. 62-72 et 242-253.
23 Michelet, Taine et Tocqueville divergent sur les effets de cette religion nouvelle : est-elle ? l'origine de
l'?chec de la R?volution (Quinet) ou signe-t-elle sa grandeur (Michelet) ou bien encore ?tait-elle destin?e ?
dispara?tre avec l'accomplissement de la R?volution (Tocqueville) ? Sur la notion de "religion nouvelle"
appliqu?e ? la R?volution fran?aise, cf. Claude Lefort, "La R?volution comme religion nouvelle" in
Fran?ois Furet et Mona Ozouf (ed.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture,
vol. 3 : "The transformation of political culture 1789-1848", Pergamon Press, Oxford, 1989, pp. 391-399.
37

La révolution de 1848 semble ouvrir une nouvelle ère : en témoigne symboliquement
l'invitation faite aux curés de village de bénir les arbres de la liberté plantés par les
révolutionnaires. Les prêtres se rangent du côté des insurgés et soutiennent la seconde
République. Buchez est élu président de l'Assemblée nationale. Lamartine relie la devise
révolutionnaire à l'enseignement évangélique. Mais l'alliance est de courte durée : les
journées insurrectionnelles de juin inquiètent les catholiques libéraux qui voient resurgir
le spectre de la Terreur. Ils se rallient à Louis-Napoléon auquel ils apportent leurs
suffrages pour le faire élire. Ils sont récompensés de leur soutien par la fameuse
législation sur la liberté de l'enseignement (loi Falloux) et s'accommodent du coup d'Etat
du 2 décembre 1851 qui abolit la seconde République en vue d'instaurer le Second
Empire. Les catholiques se revendiquent pleinement comme une force conservatrice. 25 A
Rome, le courant hostile à toute modernité politique et sociale atteint son paroxysme avec
la parution, le 8 décembre 1864, par ordre de Pie IX, du Syllabus présentant, sous forme
d'un catalogue d'erreurs, quatre-vingt propositions portant notamment sur le rationalisme,
l'indifférentisme religieux, le pluralisme confessionnel, le socialisme, le communisme et
le libéralisme. La dernière, la plus éloquente, résume bien ce qui dans l'esprit du pape est
l'hérésie la plus manifeste que tout catholique se doit de condamner absolument : "80. Le
pontife romain peut et doit se réconcilier et se mettre d'accord avec le progrès, avec le
libéralisme et avec la civilisation moderne." 26 Le décret d'infaillibilité du pape est le coup
de grâce pour les catholiques libéraux (Cochin, Mgr Dupanloup, Falloux, Montalembert,
Le Correspondant), et la consécration de la ligne intransigeante que le redoutable
polémiste Louis Veuillot, assisté de Mgr Freppel, Mgr Pie et Dom Guéranger, véhicule
dans L'Univers. Les élites républicaines qui avaient cru à l'idylle de 1848 sont désormais
averties : le cléricalisme est l'ennemi principal.
24 P L.J. p. 324.
25 Sur la dimension religieuse de la r?volution de 1848 et le retournement des catholiques lib?raux avec
l'?lection de Louis-Napol?on, cf. James Hastings Nichols, Democracy and The Churches, Philadelphia,
The Westminster Press, 1951, chapter IV : "The Revolution of 1848 and the Roman Reaction", p. 81-107.
26 Pie IX, Syllabus Errorum (texte int?gral), in Charles Ledr?, Un si?cle sous la tiare - De Pie IX ? Pie XII
les successeurs de Pierre face au monde moderne, Paris, Amiot-Dumont, coll. "Biblioth?que catholique",
1955, p. 56.
38

1.2 RÉPONDRE AUX DÉFIS DU SIÈCLE 1830-1870
Si nous avons retracé assez longuement cette histoire politique des rapports entre
l'Etat et l'Eglise en France depuis 1789, c'est que, pour les hommes du 19e siècle
finissant, la Révolution, l'Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Seconde
République et le Second Empire étaient plus qu'une simple succession de régimes, ils
constituaient la matrice d'une mémoire active, glorieuse ou tragique, sublime ou
apocalyptique, inscrite dans leur patrimoine social, familial et religieux, d'où procédaient
leurs conceptions idéologiques fondamentales. Les sillonnistes, tout comme leurs
adversaires de l'Action française, en sont largement nourris. Cependant, cette histoire,
dans laquelle les épisodes conflictuels sont légion, serait incomplète si l'on en retranchait
les tentatives de penser, sinon de mettre en oeuvre les moyens d'une réconciliation.
S'il y eut quelques républicains, dans la première moitié du XIXe siècle, pour se
montrer accueillants envers le message évangélique du christianisme et poser les
fondements d'un socialisme chrétien, tel Buchez et Pierre Leroux, c'est surtout du côté
catholique qu'on s'est efforcé de trouver les voies de réconcilier le spirituel et le temporel,
et plus particulièrement de renouer la foi, la religion et l'Eglise avec les idées
républicaines, libérales et démocratiques. Il est vrai que ces pionniers étaient motivés
dans la voie qu'ils inauguraient par l'inquiétude face aux pesanteurs de l'Eglise devant les
défis politiques et sociaux du siècle - la liberté, l'égalité, la démocratie - revendiqués par
le sujet nouveau de l'histoire : le peuple.
Aussi payèrent-ils leur audace par un isolement initial, voire par une rupture parfois
consommée avec éclat. Si on a pu leur donner raison dans la longue durée, en leur temps
leur tentative fut le plus souvent ouvertement condamnée ou marginalisée. C'est que
l'Eglise assumait alors pleinement son refus à l'égard du siècle héritier de la Révolution
française, notamment lors des pontificats de Grégoire XVI et de son successeur Pie IX,
lesquels, à eux deux, ont régné sur Rome, quarante-sept ans durant, de 1823 à 1878.
1.2.1 De la première Démocratie chrétienne au catholicisme libéral 1830-1870
Le Sillon ! Ne peut-on voir dans un tel nom de baptême la prétention de celui qui
croit être le premier à imprimer une nouvelle direction, autant sinon plus qu'une
39

expression d'humilité assumée par celui qui agit tout en étant conscient qu'il ne verra
guère les fruits de son effort ? En vérité, sans dénier le caractère pionnier de leur
itinéraire, les sillonnistes ont été prompts à exhiber la généalogie spirituelle et
intellectuelle de leur attitude politique et religieuse. Qu'il ait existé dans le siècle
d'augustes prédécesseurs confère à leur activisme social non seulement le droit, mais le
devoir de reprendre le relais. Sensibles à ce que leur projet avait de radical, exposés aux
accusations de leurs adversaires catholiques qui leur reprochaient de céder aux sirènes
trompeuses du modernisme, voire au socialisme honni, ils avaient à coeur d'identifier
dans le passé récent des figures et des doctrines susceptibles de fournir la légitimation
dont ils avaient besoin pour montrer l'épaisseur de la revendication démocratique en
milieu catholique. 27 En attendant de prendre quelque assurance qui les conduira à
afficher, plus tard, leur spécificité et leur originalité, les sillonnistes pouvaient d'ores et
déjà affirmer qu'ils n'étaient ni les seuls ni les premiers. La référence à des valeurs sûres
avait aussi pour fonction de pallier à certaines carences programmatiques qu'ils
n'hésitaient pas à admettre. Outre cet enracinement généalogique, ces références offraient
un vocabulaire, des thèmes, des symboles, des lieux communs prêts à être adoptés sur-le-
champ, en attendant que le Sillon prenne le temps de les adapter lui-même en fonction de
ses besoins et de ses inclinations et d'en créer lui-même à son tour. Aussi notre objectif
n'est pas ici de dévoiler des sources inédites ou souterraines insoupçonnées des
sillonnistes eux-mêmes ou de procéder à une étude systématique et dûment référée des
emprunts faits par le Sillon à ses prédécesseurs ; il s'agit de baliser le terrain, de procéder
à l'inventaire, de fournir une image aussi brève et exacte que possible de cette quête
catholique de la démocratie et du libéralisme qui a commencé bien avant le Sillon, afin
d'évaluer ce en quoi la démarche du Sillon en procède et ce par quoi elle s'en distingue.
Aussi nous attacherons-nous dans ce panorama historique, complémentaire de celui qui a
précédé, à dégager de ces figures du catholicisme libéral et de la première Démocratie
27Le discours d'inauguration du Ve Congrès en 1908 prononcé par A. Vanderpol est éloquent : Alors que
Montalembert, Lacordaire et Ozanam sont qualifiés de "grands prédécesseurs" (P.F., 10), le dernier faisant
même l'objet d'une longue citation destinée à montrer la proximité de ses vues avec celles du Sillon, le nom
de Lamennais est passé sous silence. Question de prudence !
40

Chrétienne la communauté d'inspiration, de doctrine et de disposition avec le Sillon - que
cet héritage soit explicitement revendiqué ou qu'il y ait simplement analogie avec ce que
l'on retrouvera, plus tard, au Sillon au début du XXe siècle. Nous mentionnerons
également, à des fins de comparaison, les principes et revendications émanant de ce
courant que le Sillon n'a pas intégrés (comme, pour ne citer ici qu'un exemple,
l'aspiration à l'indépendance institutionnelle de l'Eglise par rapport à l'Etat). Cet examen
d'inventaire du legs du catholicisme libéral constitué entre 1830 à 1870 nous mènera,
dans le chapitre suivant, à mettre en évidence l'apport déterminant de l'esprit catholique
de la seconde moitié du XIXe siècle sur le Sillon : notamment la théologie politique
intégraliste d'où est partie la percée sociale et politique des encycliques de Léon XIII, qui
précipitera la naissance du Sillon.
S'il nous semble important de discerner les incubations intellectuelles, les
parallélismes, les compénétrations d'une tendance à l'autre, c'est que, malgré la dette au
catholicisme social, malgré le combat tourné vers l'avenir plus que vers le passé,
Sangnier reste par son style (qui n'est pas moins important que son action) un homme du
XIXème siècle, un produit tardif du romantisme catholique. A l'image de son siècle
"agité par une grande fièvre religieuse" 28 , il se place dans le sillage de Lamennais,
Lacordaire, Montalembert et Ozanam dont il retrouvera les figures au fur et à mesure
qu'il dégagera sa voie propre et se démarquera des courants constitutifs de la seconde
démocratie chrétienne.
1.2.2 Lamennais, inaugurateur de L'Avenir
S'étant compromise avec la Restauration, l'Eglise fut durant les journées de 1830 la
cible de la colère populaire autant que la monarchie. Cette mise en cause eut valeur
d'avertissement pour un jeune prêtre breton qui jusque-là s'était illustré dans la cause
ultramontaine et légitimiste : Félicité Robert de Lamennais (1782-1854). Discernant le
poids croissant de la sphère publique et le rôle décisif du peuple dans les affaires de la
nation depuis la Révolution, il apparaissait à Lamennais que le devenir du catholicisme
28Pierre-Henri
Simon, "Lamennais entre l'amour et la foi", Le jardin et la ville, Paris, Le Seuil, coll.
"Pierres Vivantes", 1962, p. 85.
41

en France dépendrait, désormais, des choix politiques des catholiques et de l'Eglise. Il
était convaincu que le sort de l'Eglise était voué au déclin et à l'effacement si les
catholiques, effrayés par l'évolution de la société, des moeurs et des idées et notamment,
les revendications populaires, persistaient à se maintenir du côté de la monarchie. Il
redoutait le danger qu'il y avait pour les clers et les laïcs à cultiver une "mentalité de
citadelle" 29 . Lamennais était sûr de son intuition. Plus l'Eglise prendrait ses distances
avec ce soutien inconditionnel au trône, plus elle serait en mesure de récupérer une
capacité d'influence qu'elle gaspillait inutilement dans une fidélité à de vieilles formules
politiques : "séparez-vous des rois, tendez la main aux peuples, ils vous soutiendront de
leurs robustes bras et, ce qui vaut mieux, de leur amour" s'écriait-il. 30 Mais le
pressentiment de Lamennais n'est pas réductible à un opportunisme d'intérêt qui aurait eu
historiquement raison. Il s'agissait bien d'une conversion stratégique. Bien sûr,
Lamennais se souciait de garantir à l'Eglise ce rôle primordial dans la société, ce qui
explique l'injonction qu'il lui adresse de s'associer aux forces politiques et sociales les
plus dynamiques. Toutefois, il y a, au-delà de cette préoccupation bien réelle, la
conviction que le salut temporel de l'Eglise dépendait de sa détermination à prendre en
charge la direction spirituelle d'un monde nouveau qui réclame la liberté ; la conviction
qu'il y a entre les enseignements de la démocratie et ceux de l'Evangile une harmonie
secrète qui demande à être dévoilée dans l'action ; enfin, la nécessité de refaire une
alliance entre le peuple et l'Eglise, celle-ci pouvant lui apporter la nourriture spirituelle
dont il a besoin à condition que, de son côté, elle se penche sur les besoins matériels et
les aspirations morales du peuple qu'elle avait largement négligés jusque-là.
Concrètement, cela signifiait que non seulement l'Eglise ne devait plus s'associer au
trône, mais qu'en outre, elle ne devait plus chercher à maintenir son autorité par un
privilège légal et exclusif reconnu par l'Etat. Il lui fallait exiger pour la société tout
entière comme pour elle-même une liberté générale. Faire de la liberté retrouvée la
condition d'un renouveau de l'Eglise au lieu de compter sur la protection dispensée par
29 Alec R. Vidler, The Church in an Age of Revolution, London Penguin Books, 1971, p. 78.
30 Lamennais, Affaires de Rome, 1836, p. 26.
42

l'Etat était un pari qui ne manquait pas d'audace. Cette liberté-là, Sangnier ne la
revendiquera pas au moment de la Séparation de 1905. 31
Lamennais ne demandait pas au pape de conduire politiquement le mouvement
démocratique, il estimait cependant qu'il devait l'inspirer spirituellement et se faire le
protecteur bienveillant de l'émancipation des nations et des classes. C'est là un des
aspects les plus novateurs de l'attitude de Lamennais : il renversait la signification
politique première de l'ultramontanisme qui, depuis la Révolution, allait de pair avec une
conviction légitimiste et contre-révolutionnaire. 32 Le principe de l'autorité papale (dont,
ironie du sort, Lamennais allait être la première victime) servait à affirmer l'indépendance
et la suprématie de l'Eglise vis-à-vis du pouvoir politique, à nier le caractère divin des
monarques couronnés, et de là, à rendre possible l'abrogation de l'alliance entre le trône et
l'autel, essence même du gallicanisme. Toutefois, ce nouveau dispositif reposait sur une
condition nécessaire mais qui allait s'avérer problématique : le consentement pontifical.
Après avoir attendu vainement un signe d'approbation du pape Grégoire XVI, voilà
que ce dernier condamna par l'encyclique Mirari vos en 1832 les idées libérales et
démocratiques défendues par le journal l'Avenir dont Lamennais était l'animateur. Il ne
restait plus à Lamennais qu'à se soumettre ou se démettre. C'est cette seconde voie qu'il
emprunta. Il s'éloigna alors progressivement du Saint-Père, puis de l'Église, puis de la foi,
pour embrasser une sorte de socialisme spirituel : abandonnant la foi pour l'amour, le
catholicisme pour le radicalisme démocratique, "le champion de l'Église finit tribun du
31Toutefois,
son opposition au projet de Combes tenait plus aux conditions dans lesquelles elle avait été
établie : même sanctionnée démocratiquement par le vote des deux Chambres, l'abrogation du Concordat
fut une décision unilatérale de l'Etat, non le résultat d'une négociation entre les deux autorités civile et
religieuse.
32 Cf. Jacques Palard, "Ultramontanisme et contre-révolution en France au XIXe Siècle", Revue
Tocqueville, vol. X, 1989-1990, p. 65-83.
43

peuple." 33 Lamennais ayant fini par désespérer de Rome, cette brèche qu'il avait percé
parmi les catholiques débouchait, en apparence, sur une impasse.
L'effort ne fut pas tout à fait vain : il était prématuré. Lamennais léguait au moins
trois idées : faire de la liberté un idéal et une revendication chrétiennes ; se mettre à
l'écoute du peuple : celui-ci n'était plus, au mieux le réceptacle de la rédemption, au pire
une masse amorphe et confuse, anonyme et nombreuse qu'il fallait édifier, mais un sujet
actif capable de régénérer l'Église autant qu'il doit être régénéré par elle. Enfin, venu
pourtant de l'horizon légitimiste, Lamennais avait fini par admettre l'événement
révolutionnaire. Il ne s'agissait guère pour lui d'en approuver toutes les phases, mais de
reconnaître son "caractère irréversible" qui rendait vain "toute volonté de restauration ou
de refoulement" 34 ; aussi plutôt que de la vouer aux gémonies et de prétendre en effacer
toute trace comme il l'avait réclamé dans le passé, il s'efforçait dès lors de dévoiler ce qui
en elle relevait d'une exigence spirituelle. Après avoir longtemps démonisé et exorcisé la
Révolution, il croyait plus juste et plus sûr "de la baptiser." 35 La révolution à venir ne
serait pas violente, mais lente et progressive, fruit d'un long mûrissement social en forme
de rédemption sociale, générale et universelle, d'inspiration biblique : "et il n'y aura ni
petits ni grands, à cause de l'amour qui égale tout, et toutes les familles ne seront qu'une
famille, et toutes les nations qu'une nation." 36
Le "moment Lamennais" participe de ce déplacement d'accent significatif dans le
catholicisme dans lequel le Sillon s'inscrit pleinement : tout en prêchant pour la béatitude
éternelle, tout en demeurant une doctrine de salut individuel, voilà qu'il apparaissait
également comme une doctrine de régénération terrestre, comme une voie de salut ici-bas
33Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Tome II: De Babeuf à
Tocqueville, N.R.F., coll. "Bibliothèque des Idées", Gallimard, 1950, p. 448.
34 Emile Poulat, "Sept personnages en quête d'unité et de postérité - le deuxième centenaire de Lamennais
(1782-1854)", Archives des sciences sociales des religions, vol. 55 n°1, janvier-mars 1983, p. 146.
35 Alec R. Vidler, op. cit., p. 69.
36 Lamennais, Paroles d'un croyant, chapitre XXV, p. 50-52.
44

pour le bien de l'humanité. 37 Au lieu d'un monde qui ne peut être rédimé que dans l'au-
delà, au lieu d'un homme voué au péché, on laissait entrevoir la possibilité d'une
rédemption en ce monde-ci, au nom d'une conception extensive du spirituel qui n'est pas
étranger à la sphère du temporel, mais prend à coeur ce qui se déroule sur la scène
sociale. 38 Allant vers les hommes, et parmi eux, vers ceux qui souffrent, le christianisme,
dans le cadre de cette nouvelle perspective, se définit d'abord comme message d'amour,
ensuite comme discipline, la présence du Christ dans l'Histoire ayant pour vocation de
répandre cet amour. Cette sensibilité neuve congédie le pessimisme traditionnel pour
laisser place à une certaine confiance dans le progrès humain, ce qui la rapproche des
utopies progressistes laïques. Le théocentrisme est désormais concurrencé par un
humanitarisme chrétien. 39
1.2.3 L'héritage mennaisien (1) : Henri Lacordaire, annonciateur de L'Ère nouvelle
La rupture définitive de Lamennais avec le pape, puis l'Église, et pour finir, avec la
foi, a plongé ses disciples dans le désarroi et suscité une crise durable dont l'indicateur le
plus significatif est le chassé-croisé opéré par une poignée de catholiques libéraux, tels
l'abbé Gerbet et de Salinis, qui passèrent, avec armes et bagages, dans le camp de
l'absolutisme. Pour ceux qui tenaient à reprendre le combat mennaisien tout en se passant
de Lamennais lui-même, le premier devoir, la première exigence, avant toute chose, était
de rester fidèle - non à l'homme ni à l'oeuvre dont on souligne les imperfections, non à la
pratique ni au tempérament dont on se garde de copier le lyrisme et l'excès - mais aux
orientations générales, aux grandes intuitions qui nourrissaient sa vision de la société, de
la politique, de l'Église et des catholiques. Privés du concours de leur guide vénéré qui
37 Paul Bénichou, Le temps des prophètes - Doctrines de l'âge romantique, Gallimard, coll. "Bibliothèques
des Idées", 1977, p. 153.
38Sainte-Beuve, Les grands écrivains..., op. cit., p. 46.
39Ralph
Gibson analyse cette évolution comme une tentative de rénovation et d'actualisation du message
catholique post-révolutionnaire. Cf. le chapitre 8 intitulé "Dechristianization and Rechristianisation: from
God of fear to God of love" in Ralph Gibson, A Social History of French Catholicism 1789-1914,
Londonn, Routledge, 1989, p. 249-267.
45

leur avait fait défaut par son obstination, il leur incombait de conduire seuls désormais,
naviguant entre la fidélité à l'Eglise et l'attachement à l'héritage mennaisien.
La double condamnation pontificale, - la première sous la forme d'un avertissement
nuancé et impersonnel (l'encyclique Mirari vos du 15 août 1832), la seconde qui s'en
prend nommément à Lamennais (l'encyclique Singulari nos de 1834) - n'avait pas
ébranlé de fond en comble leur vision d'un catholicisme rénové. Elle les obligea
néanmoins à redéfinir les moyens de leur cause et à en (dé)limiter les perspectives,
chacun selon la voie et la finalité qui lui sied. Plusieurs options correspondant aux
tempéraments, aux inclinations et aux circonstances se sont dégagées de cet élan
mennaisien. Pour la commodité de la démonstration, nous les associerons aux trois
figures dominantes qui se sont efforcés d'en perpétuer l'héritage: pour Lacordaire,
homme d'Eglise avant tout, membre de l'ordre des Dominicains (reconstitué en 1839
sous son impulsion), étranger aux partis et aux intrigues, c'est sur le terrain de l'apostolat
qu'il fallait, selon lui, poursuivre le travail, renouvelant le genre de la prédication avec
les conférences religieuses destinées aux élèves du collège Stanislas, puis les fameuses
conférences de Notre-Dame, afin de donner une signification chrétienne à la fraternité ;
pour Montalembert, demeuré laïc travaillant pour et non dans l'Eglise, devenu homme
public mêlé aux intérêts et aux passions qui agitaient les partis, il convenait plutôt
d'entrer en politique, de s'engager vers des "buts pratiques et tangibles 40 " touchant à la
liberté: la liberté de la presse, la liberté d'association et, par-dessus tout, la liberté de
l'enseignement. Enfin, Ozanam, lui, choisira la voie qui connaîtra une si grande fortune
après lui : celle de l'engagement social au nom de la foi dans des oeuvres conçues pour
rapprocher les héritiers et les déshérités dans la voie de l'égalité. Dissemblables par
l'origine sociale ("Lacordaire, Montalembert... le plébéien, le pair de France 41 "), la
vocation religieuse, le type d'engagement dans la cité, et par leurs jugements politiques,
les trois hommes incarnent cet éclatement relatif du catholicisme mennaisien visant à
40Hans Maïer, Revolution and Church : The Early History of Christian Democracy 1789-1901, London,
University of Notre Dame Press, 1969, p. 219.
41Robert Havard de la Montagne, Histoire de la démocratie chrétienne - De Lamennais à Georges Bidault,
Paris, Amiot-Dumont, 1948, p. 29
46

pousser l'Eglise et le peuple catholique à s'exposer au défi de chacun des trois idéaux
constitutifs de la devise républicaine.
Lacordaire fut le plus souvent et le plus longtemps à l'écart de la vie politique
institutionnelle, et pas seulement sur le plan formel : "Nous ne sommes d'aucun parti, ni
carliste, ni juste-milieu, ni républicains, ni Napoléonistes. Nous sommes pour la justice
qui n'est pas plus carliste que philippiste" 42 , déclare-t-il. Toutefois, c'est bien parce qu'il
eut le sentiment que la seconde République oeuvrait pour la justice qu'il se décida à
prendre parti cette fois jusqu'à aller siéger en 1848 à l'Assemblée constituante comme
député des Bouches-du-Rhône. Lacordaire, avec Ozanam et l'abbé Maret, fonde alors
L'Ere nouvelle dont le titre, à lui seul, explicite le sens à donner aux événements
consécutifs à la révolution de février qui a mis fin à la monarchie constitutionnelle de
Louis-Philippe, et dont le retentissement a traversé les frontières.
Dans l'ordre des idées, la démocratie est, pour lui, l'idéal en politique, bien qu'il
soit troublé par les tendances anarchiques qu'elle a prises dans l'histoire. Lacordaire
n'ignore pas qu'elle est corruptible, qu'elle peut être déformée. Soucieux de préserver la
pureté de ce terme dans ce qu'il a de plus noble, il prie Montalembert d'utiliser le mot
"démagogie" plutôt que celui de "démocratie" pour définir ce qui n'en serait qu'une
déviation. Il sait que la confusion volontaire entre le modèle idéal et sa caricature est une
arme rhétorique au service des ennemis de "toute espèce de démocratie", piège qu'il est
déterminé à éviter par cette précaution terminologique.
Après avoir été longtemps favorable à une monarchie de type constitutionnel,
Lacordaire est devenu républicain en 1848, moins par conviction enracinée que par
sentiment qu'après la chute successive de trois monarchies, il convenait de miser sur la
République, ne serait-ce qu'à titre d'essai. Depuis l'éclatement de l'école mennaisienne qui
remontait à quinze ans déjà, jamais les chances n'avaient été aussi favorables pour
réconcilier la société moderne avec le catholicisme. C'était aussi affaire de
correspondance, ou, pour employer la formule chère aux romantiques, une question
d'affinité élective : il y a dans la cause républicaine une générosité d'inspiration et une
42 Lacordaire à M. Voinchet, 22 octobre 1831, cité par l'abbé Charles Calippe, Les Tendances Sociales des
Catholiques Libéraux, vol. 2, Paris, Bloud et Cie, 1911, p. 3.
47

largeur de vues humaniste analogues à sa sensibilité profonde. La liberté en 1848 avait
pris un nom, c'était la République.
Bien sûr, l'insurrection des mois de mai et juin 1848 succédant aux journées de
février, de même que 1793 avait suivi 1789, la révolution, décidément, souillait sa cause.
Que les révolutions portent ou non en elles un potentiel de destruction, qu'elles aient été,
le plus souvent, le passage à l'acte de tendances regrettables, elles ne procèdent pas
moins d'idées justes dont Lacordaire s'empresse à souligner que leur origine réside dans
la tradition chrétienne.
S'il eût été souhaitable de décréter la supériorité de l'Eglise sur l'Etat, Lacordaire
savait trop bien que cette "vérité théorique" était en France sans retour. Aussi entre
l'indépendance et "l'engrènement" revendiqué par le gallicanisme, et dont la période de la
Restauration a montré qu'elle était à l'origine de compromis, voire de compromissions
odieuses, Lacordaire opte avec enthousiasme pour la première : mettre l'Eglise "à l'état
d'indépendance absolue, en un mot l'affranchir, voilà ce qui est à faire. Le reste est un
détail immense." 43
Le libéralisme que professe Lacordaire n'est pas une affirmation individualiste
consacrant la suprématie de la vie privée du particulier au-dessus de toute autre
considération : le primat de la société est une évidence historique. S'il est libéral sur le
plan civil et politique, Lacordaire est totalement étranger, sinon hostile au libéralisme
économique dont il percevait les ravages. On citera à dessein cette mise en garde de
Lacordaire, qui, seule de toute son oeuvre oratoire et écrite, a traversé le siècle : "Entre le
fort et le faible, entre le riche et le pauvre, le maître et le serviteur, c'est la liberté qui
opprime et la loi qui affranchit 44 ". Etre libéral, ce n'est pas être partisan du laissez-faire.
Lacordaire se fait ici l'apologiste de la loi et de l'intervention de l'Etat comme instrument
essentiel de protection des travailleurs et signe une des condamnations les plus vives
43Lettre de Lacordaire à M. Foisset, cité par Gaston d'Haussonville , Lacordaire,
Hachette, 1895, p. 36.
44 Lacordaire, "Du double travail de l'homme" in Conférences de Notre-Dame de Paris, 52ème conférence
(1848), cité par Charles Calipe, op. cit., p. 13.
48

d'un libéralisme sans frein qui usurpe le nom de liberté pour mieux placer le faible entre
les mains du fort.
Cette conscience sociale ne se traduit guère par un engagement concret dans des
oeuvres, mais par une sensibilité anti-bourgeoise : ainsi réprouve-t-il l'alliance de
Falloux et de Montalembert avec les conservateurs dirigés par Thiers, craignant qu'on
immole "à la peur des révolutions les nationalités opprimées, les libertés civiles et
religieuses, les intérêts des pauvres... pour assurer dans cette sainte alliance le règne
reconstitué d'une bourgeoisie égoïste, rationaliste et voltairienne." 45
S'il maintient de lourdes réserves à l'égard de l'individualisme, - ce qui le
rapproche, parfois de ses adversaires - , en revanche, il est tout à fait net sur ce qui
pourrait bien être un des critères distinctifs les plus nets de cette nébuleuse catholique
par rapport au courant intransigeant adverse dirigé alors par Louis Veuillot : Lacordaire
est ouvert à son époque. "Aimer son temps ; n'avoir pour lui ni dédain ni crainte ; ne pas
se perdre en litanies sur un passé glorieux en voie de disparition ni projeter pour l'avenir
le déclin et la déchéance ; se réjouir du progrès, qui dévoile la vérité en marche". Telle
est et demeure sa disposition d'esprit spontanée. Dès son éveil à la chose publique, ce qui
le chagrine et l'inquiète, c'est de voir l'Eglise de France et ses représentants marcher
"bannière déployée dans le sens contraire à celui qui emportait la nation", sous l'empire
des voix de Bonald et de Maistre (et du premier Lamennais) qui lui apparaissent "comme
l'écho perdu d'un passé sans retour 46 ". Lacordaire prône l'adhésion à l'esprit du temps
tout en maintenant les fidélités nécessaires. Sangnier en retiendra la leçon.
Sans jamais le conduire à la rupture à l'instar de Lamennais, Lacordaire sait avec
fermeté et courage conjuguer le sens de la discipline et celui de l'indépendance d'esprit
vis-à-vis de l'Église : face à la promptitude de la hiérachie à approuver le coup d'État de
Louis-Napolépon Bonaparte, à revenir aux méthodes d'influence traditionnelles auprès
du pouvoir d'État, à s'engager du côté de la réaction politique et religieuse, il n'hésite pas
à affirmer que "l'Église n'est pas dans l'Univers ou l'Ami de la religion; elle n'est pas
même dans le pape et les évêques, qui n'en sont que des membres illustres, des membres
45 Cité par d'Haussonville, op. cit., p. 200.
46 Cité par Robert Havard de la Montagne, op. cit., p. 31.
49

directeurs : elle est dans la chrétienté des âmes." 47 Lacordaire sait trouver dans la foi, la
sincérité et l'optimisme qui l'animent, les forces morales pour résister à l'apathie
dominante du clergé : "C'est pour Jésus-Christ et l'Eglise que nous travaillons, Jésus-
Christ et l'Église qui sont de tous les temps, et non pour le clergé d'un temps et d'une
situation", écrit-il à Montalembert. 48
Enfin, Lacordaire, homme d'Église conscient du pouvoir unificateur de la foi, se
rend compte de ses limites face aux défis du politique dans la perspective d'une action
collective. Avec un accent d'une lucidité étonnante pour un croyant illustre, il déclare:
"La foi n'est pas tout : elle suffit à lier des collaborateurs dans une oeuvre de charité et
même dans une oeuvre purement théologique, mais non pas dans une oeuvre qui est à la
fois religieuse, philosophique et politique. Il faut des intelligences unies sur une base
plus complète que n'est la foi toute seule!" 49 Passant de la théorie à la pratique, Sangnier
parviendra à des conclusions identiques et tentera l'expérience. Admiratif de son verbe, il
lui consacrera un chapitre dans son anthologie de textes relatifs à l'éloquence.
1.2.4 L'héritage mennaisien (2) : Charles de Montalembert
S'il est assurément un libéral, Montalembert ne peut être défini comme un
démocrate. Ses fortes réticences envers elle, sa neutralité affective - elle n'est ni une
malédiction, ni une bénédiction 50 - s'expliquent à la fois par son expérience de la
monarchie constitutionnelle plutôt positive suivie du spectacle de la révolution de 1848,
qui l'afflige. Montalembert ne succombe pas à la tentation de sacraliser la démocratie à la
manière d'un Lamennais. A ceux qui prétendent que le christianisme, c'est la démocratie,
Montalembert estime que la proposition est aussi fausse que celle qui avait cours
auparavant à propos du christianisme et de la monarchie : "J'ai lutté vingt ans et non sans
quelque succès contre cette vieille erreur aujourd'hui dissipée. Je lutterais vingt ans
47 Lacordaire à Foisset, 28 mai 1853, in Jacques Crépon (ed.) Lettres du R.P. H.-D. Lacordaire à Théophile
Foisset, tome II, 1886, p. 155.
48 Lacordaire à Montalembert, 8 novembre 1858, in Charles de Montalembert, op. cit., p. 145.
49 Lacordaire à Montalembert, ibid., p.
50 Hans Maïer, op. cit., p. 217.
50

encore, si Dieu me les donnait, contre cette nouvelle prétention ; car je suis convaincu
que ce sont deux aberrations du même ordre" 51 . S'il a lutté aux côtés de Lamennais et de
Lacordaire contre l'affaissement politique des catholiques et, en particulier, contre leur
absorption par la politique royaliste de ce temps-là, si le titre de gloire de L'Avenir a
consisté à détacher l'Eglise du sort d'un régime politique, en l'occurrence la monarchie, ce
n'est pas pour aussitôt l'enchaîner à un autre régime.
Toutefois, à l'instar d'un Tocqueville, il prévoit le triomphe futur de la démocratie.
En vérité, Montalembert représente cette tendance du catholicisme libéral pour laquelle
"le choix monarchie/république est second, l'une et l'autre sont des moyens pour une fin :
la liberté dans l'ordre." 52 Aux républicains qui prétendent, pour justifier le radicalisme de
leur attitude, que la seule question politique qui se pose en France comme dans le monde
n'est autre que la lutte entre l'ancien régime et la société moderne, Montalembert répond
en s'adressant à Lacordaire : "Il n'en est rien. L'ancien régime est mort, archi-mort. (...) La
vraie question n'est pas là. Elle gît tout entière en ceci: la société moderne, la démocratie,
sortie de la Révolution, à quoi va-t-elle aboutir? Est-ce à un régime libéral, au régime du
droit, de la lumière, de la discussion du self-government qui existe en Angleterre et aux
Etats-Unis, avec ses abus et ses dangers, mais aussi avec sa dignité et sa féconde
grandeur? Ou bien n'est-ce pas au césarisme, c'est-à-dire à la confiscation de toute
discussion, de toute liberté, de toute indépendance, de toute dignité, de toute résistance au
nom du peuple souverain, par le moyen du suffrage universel, et au profit de cette race
maudite des Napoléons sortie, comme naguère celle des Césars, du torrent des discordes
civiles et des enivrements de la guerre, pour asservir et tromper l'univers." 53 Cette flèche
contre le bonapartisme et le suffrage universel à la fois illustrent bien l'ambivalence de
51 Cité par R.P. Lecanuet, Montalembert, vol. II, 1902, p. 383.
52Jean-Louis
Ormières, "Falloux et les catholiques libéraux (1848-1883)", in Bernard Plongeron (dir.),
Catholiques entre monarchie et république (1792-1892) - Monseigneur Freppel en son temps, Actes du
colloque national de l'Université catholique de l'Ouest, Angers, 23-25 septembre 1992, Letouzey et Ané,
1995, p. 33.
53Montalembert à Lacordaire, 14 mai 1859, in Charles de Montalembert,
Correspondance inédite 1852-1870, Paris, Cerf, 1970, p. 155-156.
51

Montalembert. Cette préoccupation de l'ordre le conduira pourtant à appeler à voter pour
Louis-Napoléon en 1848, puis à approuver même le coup d'Etat du 2 décembre (il est
vrai, pour quelques semaines seulement).
Plus que réservé envers la démocratie, il est aussi profondément anti-individualiste
(l'Église lui apparaît, à cet égard, comme la dernière citadelle capable de résister à
l'intérêt égoïste destructeur de toute sociabilité) et carrément hostile à la révolution.
Montalembert lui impute toutes les régressions politiques qui l'ont suivie, y compris les
contre-révolutions : les excès de 1789 ont mené au 18 Brumaire, de même que les excès
de 1848 ont mené au coup d'État du 2 décembre. En ce sens, les républicains, les
démocrates, les révolutionnaires sont les propres fossoyeurs de leur utopie radicale. Il ne
peut admettre que l'histoire de France commence avec la révolution, de même qu'il se
refuse à lui imputer l'origine de la liberté, de la justice et de l'honneur en France. S'il en a
contre la révolution sans jamais être tenté par une attitude contre-révolutionnaire, c'est
qu'il ne peut tolérer qu'elle ait érigé en dogme, reprenant la formule de Barbès en 1848, la
souveraineté du but ; autrement dit, qu'elle admette dans sa pratique, et à plus forte raison
dans sa doctrine même, l'usage de tous les moyens, y compris les plus ignobles : "La
cause de la révolution était bonne et le but que se proposaient ses premiers auteurs était
légitime" reconnaît-il, "mais Dieu l'a punie d'avoir voulu arriver à ce but par de mauvais
moyens : par des moyens quelquefois atroces et presque toujours violents ou injustes."
A partir de ce critère, il distingue la valeur spécifique de la liberté. Celle-ci n'est
pas la révolution. Elle n'est pas même une fin en soi, propice à toutes les licences et tous
les abus dont usent et abusent ceux qui invoquent en vain son nom : "La liberté est
moins un but qu'un moyen, le moyen de le faire le bien par la voie la plus honorable, la
plus sûre, la plus droite." Contrairement au postulat de ses adversaires estimant qu'une
nation libre est une nation nécessairement déchristianisée, c'est-à-dire "libérée" de la foi
chrétienne, Montalembert posait le principe qu'une nation peut être libre et catholique54 ; qu'"une Eglise libre dans un Etat libre" n'implique pas l'équivalence de toutes les
croyances dans le cadre d'un Etat neutre ; qu'enfin, les causes nationales, telles celles de
la Belgique, de la Pologne et de l'Irlande, étaient, dans les faits, compatibles et même en
54 Montalembert à Xavier de Mérode, 28 novembre 1863, ibid., p. 289.
52

harmonie avec les valeurs chrétiennes. Plus que la notion de démocratie ou de république
ou celle, plus controversée encore, de révolution, le mot-clé du vocabulaire politique de
Lacordaire est le mot "liberté". Cette liberté, il la revendique par rapport à l'Etat, en
matière d'éducation (en vue de mettre fin à son monopole), de presse (réclamant
l'abolition de la censure) et d'association (tant politique que religieuse), et à plus forte
raison pour l'Eglise. Ces revendications déterminent le lieu que les catholiques doivent
entrer s'ils tiennent à les voir se concrétiser dans les faits : l'espace politique. Il faut
former non seulement de bons chrétiens agissant au sein de leur paroisse respective mais,
comme il le réclame explicitement, des citoyens chrétiens prenant part à la vie publique
au sein d'un parti catholique. 55
Moins catholique libéral que libéral catholique, il eut à coeur de poser plus
clairement que tout autre de ses alliés la distinction entre l'absolutisme dogmatique de la
foi dans la sphère religieuse et le relativisme souhaitable en matière politique dans les
opinions et les actes. Ne cédant pas à la tentation d'un Veuillot, qui prétendait détenir le
monopole de la vérité et attribuer des significations transcendentales à des
manifestations politiques, il déclarait sans ambages : "Nous ne sommes pas dans la
sphère de l'idéal mais dans celle du réel. Nous ne prétendons point à la vérité absolue
mais relative, nous ne posons pas nos thèses comme des principes universels absolus,
éternels comme des vérités de tous les temps et de tous les lieux mais comme les seuls
qui soient les plus applicables dans la plupart des Etats du monde actuel. Nous sommes
des hommes pratiques. Nous répudions les thèses absolues quand elles ne peuvent être
appliquées : et surtout nous croyons inopportun de les proclamer à son de trompe, quand
la disposition des esprits est telle que cette proclamation rendrait la religion odieuse et le
bien impossible." C'est qu'il n'a que faire d'un catholicisme à la Veuillot "qui proscrit ou
qui nie la liberté, la raison, l'éloquence, la science, le commerce, la vie presque entière
des peuples et des individus." Sa vision des rapports entre le présent et le passé confirme
sa résistance à toute tentation de rétablir le statu quo ante. Le passé n'est pas une autorité
incontestable devant laquelle il incombe de se soumettre : "Nous ne condamnons pas le
passé (sauf quelques excès hideux) ; mais nous disons que le passé est sans retour et que
55 Montalembert, ibid., p. 275
53

si ce passé a ses droits, le présent a ses nécessités". Respectueux des traditions sans en
être l'otage, il reconnaît avec bon sens que "si saint Louis revenait au monde, il ne
songerait probablement pas plus à faire percer la langue des blasphémateurs qu'à se
revêtir d'une cotte de mailles". Sangnier dira à peu près la même chose.
1.2.5 Le tournant Ozanam
Lamennais avait découvert le peuple et la démocratie, Lacordaire la
République, Montalembert la politique ; Antoine-Frédéric Ozanam (1813-1853) allait
révéler à ses coreligionnaires l'oeuvre sociale. L'action politique à mener, la nature du
régime qu'il convient de soutenir ou encore le statut officiel de l'Eglise dans l'Etat étaient
pour lui des questions secondaires. Le problème est ailleurs : si ces collègues avaient
oeuvré en vue de "réconcilier la Foi et la Raison, la vérité et la science, l'Eglise et la
liberté 56 ", il était, lui, plutôt réfractaire à ces grandes ambitions quelque peu abstraites à
son goût. Sincèrement démocrate et républicain ("J'ai cru, je crois encore, à la possibilité
de la démocratie chrétienne", écrivait-il à Foisset, le 24 septembre 1848 ; je ne crois
même à rien d'autre en matière politique" 57 ), il sous-estime l'importance de constitutions
sophistiquées et d'arrangements institutionnels qui, pour être libérales et laisser le champ
libre aux forces politiques et à l'Eglise, sont suceptibles de détourner l'attention de ce qui
est, pour lui, l'essentiel, le coeur du problème, la raison d'être de l'engagement catholique
: les réformes sociales. 58 Non qu'il place tous ses espoirs dans la législation. A l'inverse
de Montalembert qui ouvrait aux catholiques le champ du politique, Ozanam contribue à
discréditer le politique pour mieux faire valoir le primat de la question sociale. Il pense,
au demeurant, que c'est de l'action menée par les catholiques dans la société civile, et
principalement parmi les gens du peuple, que viendra le salut de l'Église, et non des
acquis obtenus dans une chambre des Pairs ou des Députés.
56 Marcel Vicent, Cahiers Ozanam n°134
57
Ozanam à Foisset, cité par Charles Calippe, op. cit., page 88.
58Christine
Morel, "Un journal démocrate chrétien en 1848-1849 : L'Ere nouvelle", Revue d'Histoire de
l'Eglise de France, Tome LXIII n°170, janvier-juin 1977, p. 25-55.
54

Son originalité réside, donc, dans la centralité accordée à la question sociale,
autrement dit à la misère matérielle, physique et morale vécue par les laissés-pour-
compte de la révolution industrielle liberté. Lamennais n'y avait pas été indifférent, mais
n'avait point dépassé le stade du discours : Ozanam passait aux actes. Ce faisant, le
peuple n'était chez lui ni une entité politique ni une classe sociale, c'étaient les pauvres
dont il voulait assurer le relèvement moral et matériel. Cette conception de la démocratie
plus sociale que politique facilitait sa convergence avec le catholicisme qui avait de tout
temps développé un discours sur les pauvres. Elle dispensait cependant d'un travail de
réflexion approfondie sur la signification politique de la démocratie, ce qui explique, par
la suite, l'émergence d'un catholicisme social hostile à la République et à la démocratie.
Ozanam donna l'exemple d'un apostolat social, dont Sangnier allait retenir la leçon,
impliquant effort et patience: "Il suffit d'un fil pour commencer une toile ; souvent une
pierre jetée dans les eaux deviennent la base d'une grande île". Etendant la notion
d'apostolat aux laïcs, il estime que la religion ne peut demeurer enfermer dans ses églises.
Il définit une notion active et publique d'engagement catholique qui dépasse le stade de la
charité : si être chrétien suppose une foi intérieure, vivre en chrétien exige qu'on s'engage
dans la société pour prendre part à une action sociale rédemptrice et participer ni plus ni
moins qu'à la réalisation du "règne social du Christ".
Ozanam n'est pas socialiste. Mais s'il lui arrive, plus d'une fois, de s'en prendre aux
socialistes, les accusant de corrompre les ouvriers "jusqu'à leur communiquer les
passions des mauvais riches" 59 , il est on ne peut plus proche de leur esprit et de leur
radicalité lorsqu'il déclare qu'il n'y a "plus de place pour cette excuse familière aux coeurs
durs que les pauvres le sont par leur faute." 60 Ce ne sont pourtant guère des réformes de
structure qu'il envisage. Le changement spirituel qu'il prône est la clé de voûte de sa
vision d'ensemble : "il s'agit de savoir qui l'emportera, de l'esprit d'égoïsme ou de
sacrifice ; si la société ne sera qu'une grande exploitation au profit des forts ou une
consécration de chacun pour le bien de tous et surtout pour la protection des faibles." 61
59
Frédéric Ozanam, cité par Charles Calipe, op. cit., p. 123.
60 Frédéric Ozanam, "Les causes de la misère" (octobre 1848), ibid., p.122.
61 Ozanam à M. Janmot, 13 novembre 1836, ibid., page 96.
55

Comme moyen d'améliorer la condition ouvrière et de favoriser leur élévation sociale, il
insiste notamment sur l'apport de l'éducation populaire, car le problème social ne se
réduit pas à la sphère économique, à des problèmes de production insuffisante ou de
distribution défaillante : "nous voudrions ouvrir des écoles d'adultes chaque soir et
chaque dimanche et inaugurer dans les faubourgs de Paris autant de conservatoire des
Arts et Métiers, autant de Sorbonnes populaires où le fils du mécanicien et du teinturier et
de l'imprimeur trouvât comme celui du médecin et du jurisconsulte le bienfait de
l'enseignement supérieur, les plaisirs de l'intelligence et les joies de l'admiration." 62
L'éducation populaire deviendra un des chevaux de bataille de son action que le Sillon
reprendra à son compte. Les lois peuvent bien aider à modifier la situation, la charité et le
dévouement personnel resteront toujours nécessaires. Entre l'individualisme égoïste et le
monopole étatique, il opte pour les associations volontaires.
S'inquiétant de l'irréligion en hausse parmi les pauvres, il attribuait la responsabilité
de cette désaffection à l'Eglise elle-même, qui s'était coupée du peuple pour se tenir près
des nantis. A ceux de ses coreligionnaires qui voyaient dans ces classes laborieuses des
classes dangereuses, Ozanam répondit par ce mot illustre passé à la postérité : "Passons
aux barbares et suivons Pie IX." Les barbares de son temps qui, par leur puissance, feront
écrouler le vieux monde sont les prolétaires. S'il est inutile de leur résister, pensait-il, il
est nécessaire, utile et efficace de chercher à les aider, de les aider à creuser la voie de
leur insertion dans cet ordre qu'ils construisent à tâtons. Procédant par analogie avec les
invasions des Barbares au Vème siècle qu'il avait étudiées en historien, il était convaincu
que cette force brute des Barbares s'incline, une fois qu'elle a surmonté et triomphé de
l'ordre ancien. Un ordre nouveau apparaît, qui a besoin pour se structurer d'une institution
civilisatrice : ce fut l'Eglise autrefois qui prit la charge de cette mission capitale. Civiliser
les barbares, cela reste plus que jamais sa vocation, pensait-il : "J'ai toujours cru à
l'invasion des barbares ; j'y crois plus que jamais. Je la crois longue, meurtrière mais
destinée tôt ou tard à plier sous la loi chrétienne, et par conséquent, à régénérer le
monde." 63
62 Frédéric Ozanam, "Les causes de la misère", (octobre 1848), ibid., p. 124.
63
Frédéric Ozanam au comte de Champagny, 31 juillet 1848, ibid., p. 247.
56

A un moment où la hiérarchie éprouvait de réelles difficultés à rénover son
message, à se dissocier de ces vieilles alliances, les laïcs occupaient dès lors une position
stratégique qui leur permettait d'oeuvrer pour l'aggiornamento de l'Eglise, d'autant qu'il
ne mettait en cause ni sa direction spirituelle ni son pouvoir temporel, seulement ses
choix sociaux qui n'avaient aucune raison d'être tenus pour des dogmes. Après
Montalembert, Ozanam confirme l'importance croissante du rôle des laïcs dans la vie de
l'Eglise. Mais par rapport à la tendance libérale et politique de Montalembert, Ozanam a
canalisé le courant mennaisien vers un catholicisme à tendance démocrate et sociale.
Sangnier ira sur ses traces.
1.2.6 L'influence du Père Alphonse Gratry
Figure totalement oubliée aujourd'hui, le Père Gratry (1805-1888) a joui, en son temps,
d'un très grand prestige. Aumônier à l'Ecole Normale, il sut se faire apprécier pour la
chaleur de son tempérament même par les athées et les agnostiques, mais c'est sur les
jeunes croyants qu'il exerça une influence durable. Recteur de l'Ecole Stanislas en 1840,
c'est par le biais de cette vénérable institution dont Sangnier fut l'élève que ce dernier
prendra connaissance de son oeuvre. Prêtre de l'Oratoire, Gratry eut pour ambition de
faire la synthèse entre les idéaux scientifiques et moraux de son époque et les exigences
de la foi. Son ouvrage La Morale et la Loi de l'Histoire fut un grand succès, et Sangnier
en fit un de ses livres de chevet. Son apologie du progrès humain accordée à l'orthodoxie
religieuse rassurait notamment les catholiques libéraux qui consentaient à admettre des
idées progressistes lorsqu'elles étaient référées à la transcendance. Gratry y démontrait
que le progrès était l'expression de la présence de Dieu en mouvement. La clé de son
oeuvre fut le refus de l'isolement en toutes choses : ne pas isoler une science des autres,
ne pas s'isoler des esprits, rester en communion avec tout et avec tous, telle était sa loi en
matière religieuse et intellectuelle comme dans les questions sociales. Il n'eut de cesse de
souligner sinon de forcer la convergence entre la science et les principes chrétiens : "la
science de l'homme n'est pas autre chose que la traduction scientifique et la vérification
par l'histoire et par l'expérience de l'un des sens de l'Evangile. Les Evangiles ont traduit
57

sans le savoir et vérifié sans le vouloir." 64 De telles phrases avaient un profond
retentissement chez le jeune Sangnier. Qu'importe leur caractère apologétique, elles
renvoyaient à une harmonie qui tranchait avec les manichéismes ambiants et la rhétorique
de l'opposition irréductible entre la foi et la science.
Gratry niait cette image de la foi décrite comme une fugitive reculant à mesure que
la science moderne avance : la foi est présente en coulisse derrière tout progrès
intellectuel.
Mais c'est dans le rapport à autrui que la vertu humaine se déploie pleinement :
transcender le soi ou rester en soi, c'est toute la question, toute l'histoire, tout le drame de
la vie morale, pensait Gratry ; c'est alors, si l'on suit la première option, que la vie n'est
plus une course vers le non-être, le néant, la disparition ; que la mort n'est plus l'ultime
destinée. Sangnier sera fortement marquée par cette appel au dépassement de soi.
1.2.7 Les ambiguïtés de la première Démocratie chrétienne
En examinant les idées de ces protagonistes du catholicisme libéral et de la
première démocratie chrétienne, il nous apparaît que l'influence de ces aînés se situe
moins au niveau de la doctrine qu'à l'imitation d'un tempérament, l'adoption d'une
posture, une manière d'être présent au monde, à la nation et dans l'Eglise. C'est moins une
construction intellectuelle que la cristallisation d'une sensibilité particulière.
Des retombées de 1830 à l'avènement de 1848, ou pour ainsi dire, de L'Avenir à
L'Ere nouvelle, la tendance démocratique et sociale semblait compléter les revendications
libérales. Toutefois, les événements de juin plongent dans le désarroi les catholiques qui
avaient applaudi à l'idylle initiale. Le souffle de la première Démocratie chrétienne s'est
interrompu : Lacordaire a démissionné de l'Assemblée Nationale, L'Ere nouvelle cesse de
paraître au bout d'un an. La République a institué le suffrage universel, mais son premier
test a scellé une alliance conservatrice. Montalembert s'allie au parti orléaniste de Thiers
pour former la coalition qui porte Louis-Napoléon à la présidence. La réconciliation de
l'Eglise avec la société moderne sur la base d'un réformisme démocratique est terminé, ce
qui favorise le retour des classes moyennes vers l'Église. C'est d'ailleurs avec leur appui
64 Père Alphonse Gratry, La Morale et la loi de l'histoire, tome 1, chapitre XIII, paragraphe 1.
58

que la loi Falloux est votée. Cette victoire en matière de liberté de l'enseignement montre
le sursaut de la tendance libérale. En vérité, l'une et l'autre de ces deux tendances
rénovatrices furent des épisodes de courte durée. Montalembert, à la tête des catholiques
libéraux qui s'étaient réunis autour de la perspective d'une république conservatrice au
sein d'un parti catholique avec des légitimistes ralliés à Louis-Napoléon dirigés par Louis
Veuillot, refusa d'acquiescer au coup d'État qui sonnait le glas de ses espérances libérales.
La désillusion fut terrible et l'isolement total au sein du catholicisme français.
Montalembert se retira de l'action politique, laissant, malgré lui, le champ libre à la ligne
politiquement ultra-conservatrice et religieusement intransigeante défendue par Veuillot,
laquelle trouvait de sérieux appuis dans l'Église, à son grand désarroi. L'ultramontanisme
était redevenu intransigeant, et c'est ce qui subsiste de la tendance gallicane dans l'Église
(Mgr Dupanloup) qui revendique, paradoxalement, l'héritage libéral.
Cette première démocratie chrétienne n'échappe pas à l'ambiguïté. Va-t-on à la
démocratie par conviction profonde ou bien par réalisme ? Ce libéralisme revendiqué
consistant à relier les enseignements de l'Eglise aux besoins et aspirations de la cité n'est-
il qu'un moyen commode d'attirer l'attention des incrédules ? Ou bien s'agit-il là d'une
réactualisation, d'un aggiornamento nécessaire à l'Eglise elle-même ? Cet engagement
pour la démocratie ne vient-il consacrer que la fin de tout espoir de résurrection
monarchique ou bien procède-t-il de l'abandon de tout désir même de la voir rétablie dans
ses prérogatives antérieures ? La République est-elle le régime politique jugé le plus
conforme en esprit aux enseignements de l'Evangile, ou bien ne l'appuie-t-on que pour les
garanties de liberté religieuse et d'autonomie de fonctionnement qu'il est suceptible
d'accorder à l'Église en vertu de sa neutralité ?
La liberté a-t-elle une valeur en soi qui justifie qu'on la revendique ou bien la
réclame-t-on pour tous, uniquement parce que l'Église en jouira à son tour et que, toute
situation de privilège étant désormais impossible, c'est la seule garantie qui vaille pour
continuer de mener sa mission ? Et de même, ce souci de la question sociale correspond-
il à la réanimation et la réactualisation d'une valeur catholique abandonnée ou bien une
tentative de contenir et de canaliser une explosion sociale future ? S'agit-il d'être le
modérateur et le guide des intérêts des masses ou l'avocat et l'accompagnateur des
59

aspirations ouvrières, d'atténuer la misère sociale ou de travailler à la liquider ? Enfin,
last but not least, aussi libéral et démocratique que soient ces projets tirés tous deux de la
sève menaisienne, ils visent, l'un comme l'autre, à une rechristianisation de la société.
Le bilan était mitigé : le Lamennais démocrate n'était pas totalement indemne de
ses sources légitimistes ; Montalembert préféra l'ordre conservateur aux soubresauts
d'une jeune République. C'est moins la démocratie comme doctrine qu'il approuvait que
l'instauration d'un régime constitutionnel, fût-il monarchique, présentant des garanties de
liberté d'association et d'enseignement au détriment du monopole d'ÉEtat. Son souci des
travailleurs restait, comme il l'avait démontré dans les faits en 1848, subordonné à sa
crainte du désordre social. Ozanam cultivait de nuveau cette réticence à l'égard du
politique et proposait un engagement social qui allait être récupéré par des forces
catholiques hostiles au régime républicain.
S'il convenait d'esquisser cet héritage qui se dresse devant Sangnier, c'est que les
contradictions de ses aînés seront les siennes, les confusions et les hésitations aussi. Il
sera démocrate mais méfiant à l'égard de l'individualisme, pour la liberté politique mais
contre la libre-pensée, pour le siècle mais contre la sécularisation ; il penchera pour la
justice sans oublier la charité, pour la République mais réticent à l'égard de l'Etat
centralisateur, pour les droits de l'homme sans omettre ses devoirs ; nostalgique du
Moyen-Âge et fervent avocat du progrès ; attentif à l'utopie de la science, il est tout à la
fois pour la raison et pour l'intuition, pour la rigueur philosophique et pour
l'épanchement, pour la contemplation et l'action, la vie intérieure et la communication. Il
est surtout, comme eux, épris de son siècle et de ses potentialités. A l'apocalypse
prophétisant le déclin inexorable, il répond par la confiance et l'optimisme. C'est cet
esprit de réforme, cette curiosité en éveil qui le conduira à se maintenir en mouvement et
à poursuivre la clarification de ses idées à l'épreuve de l'événement.
60

1.3 LES CATHOLIQUES ET LA REPUBLIQUE : TENSIONS,
ALLIANCES, RUPTURES 1870-1905
Ces ambiguïtés relevées dans la première Démocratie chrétienne se retrouvent
dans la seconde Démocratie chrétienne à laquelle le Sillon appartient, et même
s'aggravent. C'est qu'à son origine, cette seconde Démocratie chrétienne procède de ce
courant intitulé "catholicisme social" qui est non seulement traditionaliste mais
résolument contre-révolutionnaire, puisqu'il se fonde sur le credo anti-moderne du
Syllabus, la doctrine royaliste de L'Univers et la critique de l'individualisme des
Lumières.
1.3.1. Du catholicisme libéral au catholicisme social : Albert de Mun et René La -
Tour-Du-Pin
Le renversement de tendance est éloquent : alors qu'aux lendemains de la
révolution de Juillet, Lamennais et l'école de L'Avenir avaient cherché à proposer une
alternance à l'alliance de l'Église avec la monarchie, invoquant la liberté et la
démocratie, voilà qu'aux lendemains de la Commune, en créant, en 1872, l'Oeuvre
des Cercles catholiques d'ouvriers, les promoteurs dudit catholicisme social, le comte
Albert de Mun (1841-1914) et le marquis René de La-Tour-Du-Pin (1834-1924),
espéraient tout le contraire : associer les partisans de l'autel et de la couronne dans la
reconquête des couches populaires et redonner aux idées légitimistes une nouvelle
prise sur la société toute entière. 65 C'est qu'entre temps "l'année terrible" était
survenue. Elle les avait affectés comme patriotes et comme catholiques : la défaite
française à Sedan le 2 septembre 1870 avait entraîné la chute du Second Empire, et le
traité de Francfort, approuvé le dix mai 1871, avait retranché du territoire national les
deux provinces perdues : l'Alsace et la Lorraine ; d'autre part, l'épreuve de la guerre
avait été non moins rude pour le pape : dans la foulée de la défaite, Napoléon III avait
ordonné le retrait de ses troupes militaires postées à Rome pour assurer la défense de
l'intégrité territoriale des États pontificaux ; c'en fut assez pour les Italiens qui
65 Sur Albert de Mun, l'étude la plus récente qui lui ait été consacrée est celle de Philippe Levillain,
Albert de Mun. Catholicisme français et catholicisme romain du Syllabus au Ralliement, Palais
Farnèse, Ecole Française de Rome, 1983 ; l'oeuvre de La-Tour-du-Pin a suscité peu de recherches
monographiques. Celle que nous avons consulté date déjà de plus d'un demi-siècle : Roger Sémichon,
Les idées sociales et politiques de La-Tour-du-Pin, Beauchesne, 1936.
60

occupèrent la villem aussitôt décrétée capitale d'Italie. 66 Enfin, la République, la
troisième du nom, avait été proclamée le 4 septembre. Cette triple défaite militaire,
religieuse et politique, et l'explosion de la Commune de Paris allaient avoir des
répercussions sur l'intransigeantisme : régnant sur l'Eglise et associé au pouvoir d'Etat
dans la période du Second Empire, il s'était révélé essentiellement conservateur. Dès
lors que la situation politique était bouleversée, il y avait là de quoi nourrir un projet
de reconquête tous azimuts : la restauration monarchique, la revanche militaire, une
théologie de l'expiation ainsi qu'une action en milieu populaire pour rétablir le lien
social dont la Commune avait révélé la vacuité et la fragilité.
Les chances de rétablissement du roi n'étaient pas minces : l'assemblée élue qui
s'était déclarée constituante était divisée sur le régime à adopter ; les monarchistes
voulaient rétablir la monarchie et les républicains maintenir la République.
Politiquement alliés au comte de Chambord, de Mun et La-Tour-Du-Pin
entendaient lui fournir un programme social pour favoriser la cause de la restauration
monarchique auprès d'une République placée sous l'égide de l'Ordre moral et
disposée, semblait-il, à cette époque, à succomber à cette tentation. S'ils ne
dissimulaient guère leur projet politique, il est à noter qu'il n'entrait aucun
opportunisme dans la compassion au malheur ouvrier dont témoignaient ces deux
rejetons de la noblesse. Ils n'étaient pas cyniques au point de ne vouloir attirer
l'attention sur l'état de la condition ouvrière que pour en faire un tremplin à leur cause
royaliste. Ils avaient été sincèrement bouleversés par l'insurrection de la Commune et
sa répression consécutive, et avaient, à cette occasion, pris conscience de l'énorme
fossé qui séparait le peuple des classes dirigeantes. Redoutant de nouvelles explosions
d'anarchie, ils se mirent en tête de combler la fracture sociale, ce qui, dans leur
logique hiérarchique traditionnelle, passait par le rétablissement de l'autorité des
classes dirigeantes sur les travailleurs par le biais d'une prise en compte du sort de ces
derniers. Leur projet souffrait, certes, d'un paternalisme excessif, mais ils se
distinguèrent par l'élaboration d'une réflexion sociale consistant à discuter rapports et
projets ayant trait à l'organisation du travail au sein d'un Conseil des études (où les
ouvriers, au demeurant, n'étaient guère représentés). Même si dans les fins et dans les
66 Flagrante ironie de l'histoire, Pie IX est dépossédé de sa souveraineté temporelle sur Rome, ne
conservant plus pour lui-même que le palais du Vatican, moins de six semaines seulement après avoir
obtenu du Synode la consécration glorieuse de sa puissance de jugement prétendue infaillible. Cf. John
McManners, Church and State in France, 1870-1914, London, SPCK, 1972, p. 2.
61

faits, l'Oeuvre des Cercles constituait une structure d'encadrement de la population
ouvrière destinée à filtrer et freiner à l'impact d'influences concurrentes socialistes et
athées tenues pour pernicieuses, le catholicisme social présentait quelque chose de
neuf dans son traitement de la question sociale par rapport à la tradition religieuse
dont elle se réclamait explicitement : ce n'était plus, désormais, en termes de charité et
d'action philantropique qu'il pensait la résoudre. Tirant les conclusions de ces travaux
et enquêtes qu'ils avaient commandés, de Mun et la-Tour-du-Pin réclamèrent, à
l'image de ce qui s'était produit en Allemagne, une législation étatique. Même s'ils
visaient moins à créer un nouvel état des choses qu'à corriger les abus de la situation
existante, les résultats furent probants, à en juger à la contribution du comte de Mun
qui, en tant que député à la Chambre, participa à l'élaboration des lois portant sur la
liberté syndicale, l'institution du jour de repos hedomadaire obligatoire, la limitation
de la durée du travail, les retraites ouvrières et l'indemnisation des accidents du
travail. C'est dire comme une action généreuse pouvait aller de pair avec une doctrine
et une pratique explicitement rétrogrades ; notamment, sur le terrain des cercles où ils
se privaient d'une plus grande audience ouvrière susceptible d'être attirée par leur
programme socialm mais qu'ils rebutaient tant par leur aspirations royalistes que par
le fonctionnement hiérarchique des cercles qui coupait court aux vélléités ouvrières
d'autonomie dans l'expression de leurs besoins et de leurs revendications. La
contradiction n'allait pas tarder à faire problème et à limiter la capacité de recrutement
et de mobilisation : "ouvriers et patrons seront finalement absents au rendez-vous que
leur fixaient Albert de Mun et ses émules. Dans la plupart des villes, la masse
ouvrière se tiendra à l'écart des cercles tandis que la majorité des patrons n'en
comprendra pas l'utilité. 67 Même s'ils en subsistent encore jusqu'à la fin du siècle,
l'élan était déjà amorti au début des années 1880.
Les factions légitimistes et orléanistes étaient parvenues à dépasser leurs
dissensions internes et avaient fini par s'entendre sur un candidat commun, mais voilà
que le comte de Chambord lui-même, s'obstinant à ne pas adopter le drapeau tricolore,
avait compromis les chances d'un retour légal à la royauté. Ces atermoiements
favorisent les élus républicains qui, en 1876, deviennent majoritaires et tentent de
modifier le rapport de forces favorable au président Mac-Mahon en faisant front à la
67 Vincent Rogard, Les Catholiques et la question sociale Morlaix 1840-1914 - L'avènement des
militants, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1997, p. 357.
62

décision de renvoyer le premier ministre Jules Simon (crise du 16 mai 1877) : l'heure
de la "revanche républicaine" a sonné. 68 De Mun ne se résigne guère et, ne croyant
plus au retour de la monarchie depuis la disparition du comte de Chambord en 1883, il
propose en 1885 la création d'un parti catholique. Il en est finalement dissuadé par
injonction du pape, mais aussi par les traditionnelles dissensions qui se raniment entre
ces forces que cette Union catholique était censée réunir. 69 Il tente alors de combattre
la République sur son propre terrain, s'efforçant d'en détacher sa clientèle populaire en
proposant des réformes sociales que la République opportuniste rechignait à voter,
vouée qu'elle était à la réalisation exclusive de son programme laïque. Ne dissimulant
guère leur hostilité radicale à la Révolution française, ils essayèrent de récupérer à
leur profit la déception et l'impatience de ceux qui espéraient encore
l'accomplissement de ses promesses généreuses : "au premier rang de ses détracteurs
se placent ses admirateurs d'hier et ceux qui se sont proclamés ses enfants. De toutes
part, dans les rangs troublés de la démocratie, c'est un concert d'accusation : la
Révolution a fait banqueroute !!! la Révolution nous a trompés !!! la Révolution a
failli à sa tâche." Sur le thème de la révolution bourgeoise que n'aurait pas désavoué
Jules Guesde, Albert de Mun réduisait le sens de la Révolution française au triomphe
de l'économie libérale : "Laissez-faire, laissez-passer. C'est l'arrêt du libéralisme, et
voilà la théorie révolutionnaire. Elle n'a qu'un nom : c'est la liberté de la force!" 70
Pour remplacer cette liberté du travail fatale au travailleur sans léser les intérêts
patronaux, ils professent un système corporatif, de même que pour ressouder les
classes dirigeantes et possédantes aux classes laborieuses et dépossédés, ils désignent
les juifs comme bouc émissaire de tous les maux de la société, associant l'antique
diffamation antijudaïque au nouveau préjugé antisémite.
C'est à ses effets ultérieurs plus qu'à ses résultats immédiats que l'importance en
milieu catholique de l'action déployée par De Mun et La-Tour-Du-Pin doit être
évaluée. Au départ, on l'a vu, il s'agissait pour eux de servir un projet de restauration
monarchique et, plus globalement, de réaffirmer le sens des hiérachies sociales. Mais
68Louis
Capéran, Histoire contemporaine de la laïcité française, tome I : La crise du Seize mai et la
revanche républicaine, Paris, Libraire Marcel Rivière, coll. Bibliothèque des Sciences Politiques et
Sociales, 1957. Sur les origines religieuses de cette crise, cf. André Thuillier, "Aux origines du 16 mai
1877 : Mgr de Ladoue et Lucien Gueneau", Revue d'histoire de l'Eglise de France, vol. 61 n°166,
janvier-juin 1975, p. 37-59.
69Cf.
Henri Rollet, Albert de Mun et le parti catholique, Boivin, 1947.
63

ce projet de restauration politique ayant échoué, ainsi que toutes les tentatives de
mettre sur pied une organisation partisane représentée à la Chambre, il apparaissait,
d'échecs en échecs, que la stratégie politique était vaine : pour reconquérir les âmes,
pour rechristianiser la société, il ne fallait compter ni sur le pouvoir, ni sur l'action
politique, pas plus d'ailleurs que sur le suffrage universel qui démontrait l'attachement
à la République. Il ne restait plus à agir que sur le maillon faible, que sur les classes
sociales défavorisées, auxquelles il était encore possible d'avoir accès pour tenter cette
ultime opération de rechristianisation de la société. Il s'agissait de mener une action
capillaire exigeant un travail de pénétration dans l'environnement familial,
professionnel et social des couches populaires. Refusant de constituer un mouvement
d'idées dirigé par des notables à prétention intellectuelle, de Mun et La-Tour-du-Pin
étaient convaincus de la nécessité d' "aller au peuple" et créèrent un réseau associatif à
travers la France, s'appuyant sur l'expérience des oeuvres et des patronages entretenus
par les Congrégations. Par leur préoccupation sociale, ils s'étaient appropriés, sur le
plan du recrutement ouvrier et du programme, ce qui avait été, depuis Lamennais et
Ozanam, l'un des aspects novateurs du catholicisme libéral, que Montalembert, dans
la tourmente de 1848, avait sacrifié pour assurer le triomphe de l'ordre, et qui, du
reste, avec sa disparition en 1870, fut définitivement laminé par l'apogée de
l'ultramontanisme intransigeant ; de telle sorte que toute doctrine et toute organisation
souhaitant reprendre à leur compte la question ouvrière dans une perspective
catholique pouvaient bien minimiser sinon occulter la référence au catholicisme
libéral, elles n'ont pu faire l'économie du catholicisme social prôné par Albert de Mun.
Leur mission consistera à procéder à l'inventaire de son oeuvre et à s'identifier ou à se
démarquer des composantes de sa trinité religieuse : ultramontanisme -
intransigeantisme - traditionalisme, et de sa trinité politique correspondante :
antilibéralisme - antisémitisme - légitimisme.
Albert de Mun fut l'aîné de Sangnier, et lorsque celui-ci forma, à partir de 1899,
le souhait de dépasser le stade de la revue Le Sillon pour former un mouvement
éducatif du même nom visant à favoriser sous les auspices de la religion le
rapprochement entre ouvriers et catholiques, le premier l'accueillit avec bienveillance:
peut-être espérait-il que Sangnier réussirait avec ces Cercles d'études là où il avait
70
Albert de Mun, 1 décembre 1872, cité par l'abbé Charles Calippe, L'Attitude Sociale des Catholiques
français au XIXe siècle vol. 3 : Les progrès de la doctrine sociale chez les catholiques français, Paris,
Bloud, 1912, p. 115-116.
64

somme toute échoué avec son Oeuvre des Cercles catholiques d'ouvriers. Dans une
lettre adressé au président du Sillon en 1903, de Mun insiste sur la parenté des deux
expériences : "vous me contiez l'histoire de vos oeuvres, vous m'interrogiez sur celles
auxquelles je fus activement mêlé, et nous parlions la même langue. (…) Si la marche
du temps change les conceptions et les formes extérieures, l'inspiration reste la
même." 71 Marc Sangnier lui sut gré de cet appui. 72
1.3.2 Vers la Séparation : le projet laïc de la IIIe République
Deux élections, l'une à Rome en 1878, l'autre à Paris en 1879, annoncent les
changements à venir. Le 7 février, le pape Pie IX s'éteint, et le conclave des évêques
de l'Eglise catholique, apostolique et romaine désigne comme successeur le cardinal
Joachim Vincenzo Pecci, lequel prend le nom de Léon XIII. Son pontificat durera
vingt-cinq ans, jusqu'en 1903, et sera marqué par une tendance indéniable au
pragmatisme et à l'accommodement indépendants d'une orthodoxie rigoureuse
maintenue sur le plan doctrinal. 73 Qu'il entre dans sa ligne opérationnelle des
considérations diplomatiques et des intérêts politiques ne changent rien au fait que
Léon XIII rompt avec la fermeture de Pie IX. Pourtant, à l'origine, l'encyclique
Incrustabili avec laquelle il inaugure son magistère ne présageait rien de neuf : dans
une stricte fidélité à la ligne de son prédécesseur, il y condamnait formellement, le
socialisme, les libertés modernes, la laïcité de l'Etat, le mariage civil, le divorce et la
souveraineté nationale au nom du fait qu'elle prétend tirer son autorité non de Dieu,
mais du peuple.
En France, après la démission du président de la République Mac-Mahon qui a
fini par s'incliner devant la représentation républicaine majoritaire à l'Assemblée
71
Albert de Mun, "Lettre au Président du Sillon", Le Sillon, 25 décembre 1903, p. 453-454.
72 Sangnier lui rendit un hommage posthume qui témoigne bien de sa reconnaissance, en éditant, dans
l'entre-deux guerres, un volume de textes sociaux d'Albert de Mun augmenté d'une préface de son cru.
Souhaitant exhumer cet aspect social qui a été recouvert par le primat de ses convictions monarchistes,
intégristes et contre-révolutionnaires, Sangnier reste discret sur cette part la plus connue du personnage,
estimant que seule sa réflexion sociale est de l'oeuvre d'Albert de Mun ce qui, "marqué des du sceau
des choses éternelles, échappe aux vicissitudes du temps". Cf. Marc Sangnier, Albert de Mun, Librairie
Félix Alcan, coll. Réformateurs sociaux", 1932, p. 18.
Intégré dans la collection "Réformateurs sociaux" dirigée par Camille Bouglé, le volume sur de Mun
prend place à côté de ceux consacrés à Rousseau, Fourier, Jaurès, Lamennais, Rousseau, etc…,
compagnonnage qu'eût réprouvé de Mun de son vivant.
73 On se reportera à la démonstration convaincante que fait Louis de Vauxcelles de la "nature
intransigeante" de la théologie léonine. Cf. Louis de Vauxcelles, "La théologie politique de Léon XIII",
in Bernard Plongeron (dir.), Catholiques entre monarchie et république (1792-1892) - Monseigneur
Freppel en son temps, Actes du colloque national de l'Université catholique de l'Ouest, Angers, 23-25
septembre 1992, Letouzey et Ané, 1995, pp. 189-201.
65

comme au Sénat, un nouveau président est élu le 30 janvier 1879. C'est Jules Grévy. Il
présente ceci de nouveau par rapport à ses deux prédécesseurs, Thiers et Mac-Mahon,
qu'il est le premier président de la République républicain. Autrement dit, il soutient
le régime et ses principes fondamentaux avec ferveur et conviction profonde, non par
opportunisme. 74 L'harmonie régnant à la tête de l'Etat entre les deux titulaires,
symbolique et effectif, de l'Exécutif, le gouvernement a, désormais, les mains libres
pour réaliser le programme républicain au détriment de l'Eglise et des congrégations,
au grand dam des conservateurs et des catholiques. Sous la houlette de Jules Ferry,
alors président du Conseil (1880-1881 et 1883-1885) et ministre de l'Instruction
publique (1879-1885), les républicains modérés mettent en oeuvre leur projet
pédagogique avec, au centre du dispositif, l'Ecole publique obligatoire, gratuite et
laïque. 75 C'est en effet par l'Ecole et ceux qui ont charge d'enseignement - les
instituteurs, "les hussards noirs de la République" comme Péguy les surnommera plus
tard, formés dans des écoles normales conçus à cet effet pour remplacer le personnel
enseignant des congrégations (loi Paul Bert), - que seront transmises aux jeunes
Français les valeurs républicaines. Pour les républicains, ce combat pour la laïcité en
matière d'éducation est l'accomplissement des idéaux de 89 : l'instruction est la voie
du Progrès, de la Science et de la Libre-Pensée, le passage obligé pour la formation du
bon patriote et du bon citoyen. 76 Or, la République ne se défausse-t-elle pas de ses
principes en se déchargeant de cette mission sacrée sur une institution qui n'en émane
pas ? S'il importe d'en retirer la garde des mains de l'Eglise, c'est que l'Eglise est
perçue non seulement comme une institution rétrograde et obscurantiste, comme un
repaire de préjugés et de superstitions contraire à la modernité, c'est aussi qu'elle
affiche une loyauté républicaine des plus douteuses. N'est-il pas fatal pour l'avenir
même de la République de confier plus longtemps à l'Eglise, giron actif de la Contrerévolution,
le soin de former les futurs citoyens français ? L'école publique est perçue
74
Tirant la leçon du Seize Mai, Grévy s'abstint de toute ingérence dans la gestion des affaires et
réduisit sa charge présidentielle à une fonction honorifique et symbolique, laissant le champ libre au
Parlement élu au suffrage universel, clé de voûte du régime, qui désigne le président du conseil. Il
accomplit, de la sorte, une révolution constitutionnelle de velours, qui fut également source de
l'instabilité ministérielle.
75 Sur l'histoire politique de l'institutionnalisation de la laïcité et de la lutte anticléricale sous la
Troisième République, cf. Louis Capéran, op. cit. ; Antonin Debidour, L'Église Catholique et l'État
sous la troisième République (1870-1906), Paris, Félix Alcan, tome I (1870-1889) 1906, tome II (1889-
1906), 1909.
76 L'opposition entre le projet républicain et la théologie politique de l'Eglise est fort bien présentée
dans l'article de Louis de Vaucelles, "Théologie politique et doctrines républicaines en France de 1875
à 1914", Revue de Science religieuse, vol. 82 n°1, 1994, p. 9-37.
66

par le législateur d'obédience républicaine et radicale comme une mesure de salut
public, outre le fait qu'elle consacre le triomphe du principe du libre-arbitre humain
aux dépens de celui de la Providence divine. C'est que la République, troisième du
nom, entend tirer les leçons de ses deux précédentes défaites, et plus généralement de
l'histoire écoulée depuis 1789 : l'Eglise n'a-t-elle pas été la complice de toutes les
doctrines qui ont attenté à la liberté et aux droits de l'homme, avide de toutes les
Restaurations pour rétablir l'Ancien Régime honni ? N'a-t-elle pas délibérément
sacrifié la République en favorisant le retour de Louis-Napoléon, puis en
applaudissant au coup d'Etat ? Enfin, last but not least, l'Eglise n'est pas qu'un empire
spirituel sur les jeunes consciences, elle est aussi une puissance temporelle étrangère
ayant son siège à Rome, susceptible de compliquer les relations diplomatiques de la
France avec l'Italie. Autrement dit, les enfants de catholiques français, placés sous la
coupe des congrégations non autorisées, pourraient bien, par endoctrinement
ultramontain, remettre en cause la loyauté de principe requise envers la patrie et le
régime dont elle s'est dotée : la République. Les lois scolaires raniment les tensions
entre l'Eglise et l'Etat, quand bien même ils restent liés tous deux par le Concordat.
Toutefois, son abrogation, si elle couve, n'est pas encore entérinée. En attendant, la
République procède à une laïcisation rampante des services, des administrations et des
moeurs : les cimetières et les pompes funèbres deviennent service public sous la
responsabilité exclusive de l'Etat (1881) ; puis, les hôpitaux et la formation du
personnel hospitalier ; les crucifix sont décrochés des tribunaux (1881) ;
rétablissement du divorce (1884) ; légalisation des obsèques civiles (1887) ; service
militaire obligatoire d'un an imposé aux ministres du culte (1889). 77
Cette crispation politique et idéologique autour de la laïcité traduit une
cristallisation sociale : la moyenne bourgeoisie en quête de mobilité sociale voit la
consécration de ses aspirations dans une école méritocratique. La classe ouvrière se
montre, quant à elle, de plus en plus réceptive, non seulement à la République, mais
aussi aux revendications exprimées en son nom par les premières organisations
socialistes, politiques et syndicales, ce qui accentue le phénomène de
déchristianisation en milieu urbain populaire. 78 L'Eglise apparaît, plus que jamais,
77 Sur les luttes et les conquêtes de la Libre Pensée, cf. l'excellente somme de Jacqueline Lalouette, La
Libre pensée en France 1848-1940, Paris, Albin Michel, coll. "Bibliothèque Albin Michel Histoire",
1997.
78 Sur la "déchristianisation du monde rural" et l' "absention religieuse de la classe ouvrière", cf. Jean-
Marie Mayeur, "La France bourgeoise devient républicaine et laïque (1875-1914)", in L.-H. Parias
67

comme une institution encore dominante mais sur la défensive, avec pour ultimes
alliés la noblesse et la haute bourgeoisie dans l'ordre social, les royalistes et les
conservateurs dans l'ordre politique.
La détermination des républicains à appliquer leurs engagements fait peser sur
l'avenir de l'Eglise de lourdes hypothèques : privée de ses prérogatives en matière
d'enseignement, d'action sociale, et d'état civil, elle redoute le pire qui est toujours
devant elle, et que les républicains brandissent comme une menace : l'abrogation du
Concordat et le vote de la Séparation de l'Eglise et de l'Etat.
1.3.3 Léon XIII, la question sociale et le Ralliement
Qu'elles soient présentées comme des mesures anticléricales et non comme des
dispositions antireligieuses n'y changent rien, les lois laïques signifient clairement que
la République n'entend plus être la "fille aînée de l'Eglise" placée au service d'une
vocation hétéronome que Rome lui a attribuée. Que faire ? Résister coûte que coûte et
déclarer la guerre sainte contre la République impie, ses "lois scélérates" et ses
"écoles sans Dieu" ? Ou bien s'accommoder de la situation pour limiter les dégats sur
le front intérieur et préserver les intérêts communs qui demeurent entre les deux
entités dans l'arène internationale ? Le Vatican a besoin, en effet, de la France et ne
désespère pas de trouver en elle une alliée face à l'Italie. Prisonnier en son palais du
Vatican, Léon XIII entend trouver les moyens de sortir de cette situation précaire qui
correspond, en un certain sens, à un "splendide isolement". L'attitude du pape est
dictée aussi par des considérations objectives et réalistes : en dépit des crises
ministérielles à répétition qui l'affectent, la République réussit à se maintenir. C'est
qu'elle jouit d'une légitimité populaire dans l'ensemble de la société française. L'échec
électoral du Général Boulanger et la dissolution de son mouvement en 1889 après son
départ en exil pulvérisent les illusions que l'on se faisait encore de la fragilité
républicaine. Se rallier à la République pourrait être un moyen d'éviter les représailles
consécutives aux compromissions épiscopales dans l'Affaire Boulanger, et notamment
de retarder sinon d'empêcher la Séparation. Il est vrai que du côté des républicains
modérés, on n'exclut pas de se montrer envers conciliant envers l'Eglise. Le calcul est,
d'abord, politique : on cherche, tout d'abord, à empêcher le renfort que l'Eglise
pourrait apporter au général Boulanger. Après que l'aventure boulangiste ait tourné
(dir.), Histoire du peuple français - Cent ans d'esprit républicain, Paris, Nouvelle Librairie de France,
1967, p. 156-158.
68

au fiasco, affaiblie par sa complicité dans l'affaire, on estime en haut lieu qu'il vaut
mieux se montrer magnagnime envers elle et la ménager plutôt que d'enfoncer le clou:
si en l'attirant à la République, on parvenait à la détacher définitivement de son
alliance avec des forces anti-républicaines, l'Eglise serait politiquement neutralisée ;
dès lors, privé de son appui traditionnel, le parti royaliste serait définitivement mis
hors d'état de nuire. En outre, chez nombre de républicains, depuis que les lois laïques
essentielles ont été votées et appliquées, on ne tient pas à aller plus loin dans le
chemin qui mène à la Séparation. Somme toute, le Concordat est un moyen d'exercer
un contrôle sur l'Eglise, de la "fonctionnariser". Après avoir longtemps estimé que le
cléricalisme était l'ennemi, des modérés tels Ferry, Rouvier, Constant, Spuller et
Fallières estiment que le temps est passé de l'anticléricalisme militant. Ils s'entendent
avec des radicaux de gouvernement comme Brisson, Freycinet et Floquet pour
proposer une politique d'apaisement, en dépit de la tendance radicale dirigée par
Clemenceau et Pelletan qui réclame la Séparation. Le chef de l'Etat, Sadi Carnot, et le
président du Conseil, Tirard, multiplient les déclarations pacifiques et proposent dans
un esprit de tolérance d'écarter de l'ordre du jour gouvernemental les questions qui
divisent les consciences. C'est aussi qu'ils identifient deux menaces potentielles sur la
République qui viennent, cette fois, de la gauche. C'est, d'une part, la progression
redoutée des forces socialistes : depuis l'amnistie des Communards votée en 1880,
l'entrée de leurs représentants à l'Assemblée en 1885, voilà qu'ils sont passés de 40 à
100 députés en 1889 et deviennent une minorité active. Mais plus grave encore, il y a
la menace anarchiste qui, à coup d'attentats pratiqués au nom de la "propagande par le
fait", effraie conjointement républicains et conservateurs.
Ce qui fait hésiter Léon XIII à prendre la voie du Ralliement, c'est la résistance
probable, sinon le désavoeu qu'il pourrait essuyer de la part du clergé. Excepté deux
ou trois évêques, la plupart d'entre eux ne cachent pas leurs convictions monarchistes
en dépit de leur charge officielle, tels Mgr Cabrières (dans le diocèse de Montpellier),
Mgr Freppel (à Angers) et Mgr Gouthe-Soulard (à Aix). Le pape craint de perdre au
change : ne risque-t-il pas de dilapider son autorité et son prestige auprès de la
noblesse royaliste et de la haute bourgeoisie conservatrice, sans pour autant obtenir en
contrepartie la confiance des masses ouvrières ? Les électeurs républicains, à la
différence de leurs élites, sont, il est vrai, plutôt méfiants à l'égard d'une stratégie qui
pourrait bien n'être de la part de l'Eglise qu'une manoeuvre dilatoire pour noyauter la
République. Ne doit-il compter que sur les quelques personnalités qui réclament à cor
69

et à cri le Ralliement, telles l'industriel Léon Harmel, le député Jacques Piou, et les
abbés démocrates qui se réunissent pour former la Démocratie chrétienne ? Il y a bien
le Cardinal Lavigerie, l'une des rares personnalités ecclésiastiques à y être tout à fait
favorable, et qui estime le Ralliement indispensable si l'Eglise entend encore exercer
quelque influence sur le gouvernement. C'est, au demeurant, lui qui, avec la
bienveillance du pape, lance le premier ballon d'essai de cette approbation tacite de la
République, le 12 novembre 1890, lors du fameux toast prononcé en l'honneur du
régime, à Alger, en présence de l'escadre de la marine française. Le ministre Eugène
Spuller réagit chaleureusement à ce coup d'envoi. La presse monarchiste, quant à elle,
se déchaîne, interprète le geste du cardinal libéral comme une trahison et une
"capitulation sans conditions de la religion chrétienne devant la franc-maçonnerie" 79 ,
espérant qu'il soit le plus vite possible désavoué par le pape. La presse catholique,
devinant l'approbation pontificale sous-jacente, reste plutôt circonspecte, tandis qu'on
est dans la presse républicaine et radicale, au mieux, prudent, au pire, sceptique et
extrêmement méfiant. Le silence de l'épiscopat est significatif de la confusion qui
règne. On se garde bien de faire des déclarations intempestives, mais on se précipite à
Rome, tel Mgr Freppel, pour dissuader le pape de publier une encyclique qui
confirmerait officiellement la doctrine du Ralliement. Léon XIII s'incline
provisoirement et prend l'initiative d'une autre encyclique, aussi novatrice, au
demeurant, puisqu'elle porte sur la question sociale en des termes qui témoignent de la
volonté du chef de l'Eglise de se mesurer aux défis de son temps autrement que par
l'anathème et la condamnation comme aux temps du Syllabus. En écoutant les
doléances des couches populaires, en se montrant bienveillant à l'égard de leur sort, il
cherche à donner à l'Eglise les moyens de rétablir sa présence dans un milieu qui s'en
est éloigné, afin qu'elle puisse, dotée de ces nouvelles dispositions, espérer se faire
entendre. Le contenu de Rerum novarum reflète et récapitule la réflexion sociale
menée à l'échelle occidentale par les cardinaux Manning et Gibbons aux Etats-Unis,
Mgr Ireland en Grande-Bretagne, Mgr Ketteler en Allemagne et de Mun en France.
Rompant avec une attitude d'alignement sur les positions les plus conservatrices,
l'Eglise s'ouvre à une vocation sociale, supplétive de sa mission spirituelle : outre la
préparation des âmes au salut, la religion peut et doit être un trait d'union entre
patrons et ouvriers, et l'Eglise, un facteur de paix sociale. Certes, le pape prend bien
79 Le propos est de Paul de Cassagnac, cité par Antonin Debidour, op. cit., p. 43.
70

soin de réfuter le collectivisme et de réitérer le caractère sacré et inaliénable de la
propriété privée. Toutefois, la grande innovation consistait à prêcher, sur le plan des
valeurs, non seulement la charité et la pitié, mais la fraternité et la justice ; à admettre
le principe de l'intervention étatique dans la réglementation du travail ; à encourager
la multiplication d'oeuvres et d'associations visant à rapprocher ouvriers et patrons,
laïques et membres du clergé.
Sa publication en France, le 15 mai 1891, apparaît dans des circonstances tout à
fait opportunes pour faire valoir l'acuité de la position nouvelle de l'Eglise : deux
semaines après la répression sanglante de la grève de Fourmies. Neuf mois plus tard,
le 20 février 1892, Léon XIII publie l'encyclique tant attendu, Au milieu des
sollicitudes : toutes les formes de gouvernement sont légitimes, dit-il en substance.
Certes, il appelle à distinguer nettement entre les pouvoirs constitués qui exigent
obéissance et loyauté et la législation en tant que telle qui, en fonction de son contenu,
peut susciter approbation ou réserve. Du côté des radicaux et des socialistes, on reste
plus que jamais suspicieux : ce n'est pas une reconnaissance de la République per se
mais plutôt le respect du pouvoir établi, ce qui veut dire que si la République venait à
être renversée, le pape tiendrait aussitôt pour entièrement légitime le nouveau pouvoir
usurpateur. Au sein de l'Eglise, les abbés démocrates sont les plus enthousiastes : ils
s'empressent d'en solliciter la portée, bien au-delà parfois de ce que le pape écrit
textuellement. Mais alors que, un an plus tôt, Rerum novarum avait joui d'un accueil
relativement favorable parmi les évêques, lesquels en avaient assuré une diffusion
convenable80 , les réactions de l'épiscopat étaient, cette fois, franchement réservées.
On s'accroche au respect exprimé par l'encyclique envers le sentiment monarchique,
ou bien on l'interprète au rabais : tout compte fait, se dit-on, s'il est expressément
interdit de se révolter contre les pouvoirs en place, on n'est guère sommé de renoncer
publiquement à ses sympathies et préférences politiques. Ainsi, par exemple,
l'archevêque de Paris, Mgr Richard, qui, un mois auparavant, avait affirmé que la
République est "la personnification d'une doctrine et d'un programme en opposition
absolue avec la foi catholique", n'estime pas être en devoir de modifier sa position. Il
n'hésite guère en plein Ralliement à célébrer à Paris, le 12 novembre 1893, une messe
de réparation et d'expiation en souvenir de la profanation de Notre-Dame deux siècles
80
Cf. Yves-Marie Hilaire, "La réception de l'encyclique Rerum Novarum en France", in La Question
sociale, hier et aujourd'hui, colloque du centenaire de Rerum Novarum 12-17/5/1991, Presses de
l'Université de La val, Sainte-Foy (Canada), 1993, p. 15-28.
71

plus tôt. 81 Si le trouble règne néanmoins, c'est que l'obéissance absolue qu'ils doivent
au pape leur intime l'ordre de se rallier à un régime qu'ils abhorrent ; de fait, tous ces
évêques qui sont d'illustres ultramontains se trouvent dans la position paradoxale de
penser en gallicans : ne jugent-ils pas, à leur tour, que la parole du pape dans les
affaires temporelles ne saurait avoir le même poids qu'en matière religieuse et
dogmatique ?
Pour s'assurer d'en retirer tout le gain politique auprès des pouvoirs publics et
rappeler à l'ordre tous ceux qui, dans l'Eglise, manqueraient à leur devoir d'obéissance
en cherchant à contourner par diverses manoeuvres le sens de l'encyclique, Léon XIII
prend la peine de s'adresser aux cardinaux de France dans une lettre datée du 3 mai
1892 pour les prier explicitement d' "accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté
parfaite qui convient au chrétien, le pouvoir civil dans la forme où il existe… Aceptez
la République, c'est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-le,
soyez-lui soumis, comme représentant le pouvoir venu de Dieu." Il les enjoignait,
enfin, de ne pas faire passer en fait "la politique qui divise avant la religion qui
unit." 82 Le ralliement se fait bon gré, mal gré, le plus souvent au motif de l'obéissance
dû au souverain pontife, plus que par persuasion et conviction.
La conjonction de Rerum Novarum et Inter Sollicitudines va précipiter des
évolutions politiques et sociales décisives pour l'émergence du Sillon : sur le plan
politique, le feu vert est donné à cette idée que la cause de la défense religieuse ne
passe plus par l'alliance étroite et exclusive avec le parti royaliste. Les députés
catholiques qui ont accepté le Ralliement en tirent aussitôt la leçon et se regroupent
pour former un groupe indépendant, la Droite républicaine, qui dissimule mal la
distinction, sinon la division entre ceux dont la conversion à la République est
superficielle et ceux qui approuvent pleinement la direction choisie par le pape.
Comme souhaité et prévu, les deux textes font aussi leur chemin en République : le
gouvernement Loubet, constitué quelques semaines après la publication de la seconde
encyclique, se déclare satisfait de la démarche accomplie par d'anciens adversaires de
la République et annonce, en retour, être disposé à témoigner d'un esprit conciliant et
d'une volonté d'apaisement, admettant de résoudre les problèmes demeurés en suspens
au terme de négociations nouées entre les deux parties. Certes, la participation des
81
Jacqueline Lalouette, "Centenaire de la Terreur et théologie de la réparation", in Christophe Charle,
Jacqueline Lalouette, Michel Pigenet, Anne-Marie Sohn (dir.), La France démocratique - Mélanges
offerts à Maurice Agulhon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, pp. 343-349.
72

alliés au gouvernement est jugée prématurée : Casimir-Périer estime qu'étant moins
des ralliés que des résignés, ces républicains de fraîche date doivent patienter avant de
prétendre siéger au gouvernement. Il réclame des gages de dévouement plus
consistant que des discours : leur ferveur républicaine doit être jugée à leurs actes et à
leurs espérances. Il ne suffit pas de se rallier la République, il faut être prêt à la
défendre. Seul Constans se montre plus conciliant et appelle à leur tendre la main au
lieu de suspecter leur bonne foi.
La nouvelle vague d'attentats anarchistes déclenchée par Ravachol entre février
et avril 1892 donne une justification supplémentaire au rapprochement. Si le scandale
de Panama, à la fin de l'année, en freine quelque peu l'élan, - la presse conservatrice
espérant tirer parti des démissions successives d'hommes politiques identifiés à la
République - le pape doute, comme par le passé, que les remous qui ébranlent la
classe politique mènent la République à sa chute.
Quoiqu'il en soit, le véritable test de cette nouvelle donne sont les élections
prévues le 20 août et le 3 septembre 1893. Déjà, les professions de foi électorales des
candidats témoignent du changement de climat : seuls les socialistes et une poignée de
radicaux réclament encore la Séparation. En passant de 254 à 311, les républicains
modérés peuvent se féliciter. Leur stratégie politique a été payante : l'opposition est
divisée en deux blocs et de surcroît diminuée - 36 ralliés et 58 députés monarchistes
et bonapartistes, alors que dans la législature sortante, l'opposition conservatrice,
toutes tendances confondues, totalisaient le score de 210 députés.
Pour les Ralliés, le verdict est décevant : certes, en apparence, ils sont parvenus
à se constituer en groupe politique autonome, indépendant des forces monarchistes,
mais en revanche, le fait que les dirigeants de la nouvelle formation, Etienne Lamy,
Albert de Mun et Jacques Piou, ont été battus tous les trois montre la difficulté de leur
position : cherchant à attirer les suffrages des électeurs catholiques (au nom de leur
conviction religieuse) et ceux des républicains (au nom du Ralliement), voilà qu'ils
ont été jugés, par les uns et les autres, soit trop ralliés soit trop peu.
Casimir Périer tire les conclusions politiques qui s'imposent du scrutin : la
division de la droite conservatrice est proche de l'éclatement, entre les monarchistes
isolés dans leur refus de la République et les ralliés qu'il faut s'empresser d'accueillir
dans la République. Le 3 mars 1894, le ministre des Cultes, Eugène Spuller, qui, est,
82 Cité par Antonin Debidour, op. cit., p. 90.
73

en quelque sorte, le Lavigerie de la bienveillance de la République envers l'Eglise,
délivre son propos demeuré fameux par le syntagme d'esprit nouveau qu'il offre en
signe de bonne volonté : "Je dis qu'il est temps de lutter contre tous les fanatismes,
quels qu'ils soient, contre tous les sectaires, à quelque secte qu'ils appartiennent. Je
dis que sur ce point, vous pouvez compter à la fois sur la vigilance du gouvernement
pour maintenir les droits de l'Etat et sur l'esprit nouveau qui l'anime et qui tend à
réconcilier tous les citoyens dans la société française ? Cet esprit nouveau, c'est
l'esprit qui tend, dans une société aussi profondément troublée que celle-ci, à ramener
tous les Français autour des idées de bon sens, de justice et de charité qui sont
nécessaires à toute société qui veut vivre…" 83 L'assassinat de Sadi Carnot, abattu par
l'anarchiste Caserio, le 24 juin 1894, confirme, une fois de plus, la nécessité de faire
régner cet esprit nouveau, de liguer l'Eglise et la République, de déposer les armes de
ce vieux combat que l'urgence oblige à enterrer.
Les propos de Spuller ne demeurent pas sans écho en milieu catholique : l'abbé
Klein publie l'Eglise et le Siècle ; Angot des Rotours fait paraître dans la Réforme
sociale du 16 septembre 1894 un article dans lequel il cherche à définir "l'esprit
nouveau dans l'Eglise" : "l'esprit nouveau consistera à prêter une attention
sympathique aux tendances profondes et vraiment nobles de notre temps. (…) Le
contact avec le Siècle apportera à l'Eglise un renouvellement d'intelligence et de
charité, grâce auquel elle saura mieux coopérer au progrès général et mieux remplir
sa mission." 84 Spuller n'en doutait guère. L'esprit nouveau n'était pas, selon lui,
unilatéral, mais aussi le fait de l'Eglise : "je soutiens que l'Eglise change elle-même…
Je dis que maintenant, au lieu de servir de lien aux partis monarchiques, vous la
voyez se jeter à la tête de la démocratie." 85
Si la proclamation de cet "esprit nouveau" procède d'un calcul politique fondé
sur une stratégie d'apaisement de la part de la République opportuniste envers l'Eglise
après la publication d' "Au milieu des sollicitudes", il n'est pas réductible à cette
considération exclusive. "L'esprit nouveau", au-delà de la sphère politicienne, traduit,
en effet, des évolutions intellectuelles et idéologiques qui affectent la jeune
génération. Les interventions pontificales apparaissent dans une conjoncture
83
Ibidem, p. 116.
84
Angot des Rotours, La Réforme sociale, 16 septembre 1894. Cité par Maurice Montuclard,
Conscience religieuse et démocratie, la seconde démocratie chrétienne, Paris, Seuil, coll. Esprit, 1965,
p.156.
85 Cité par Antonin Debidour, op. cit., p. 116.
74

intellectuelle marquée par le sentiment d'un "malaise dans le Progrès". 86 La littérature
en a été l'annonciatrice, depuis 1886, avec la publication du livre de Léon Bloy, Le
désespéré. La conversion de Verlaine, de Claudel et de Huysmans sont à l'origine
d'une renaissance littéraire catholique. Cette sensibilité naissante trouve dans le
Roman russe d'Eugène-Melchior de Vogüé, publié la même année, de quoi alimenter
sa soif d'absolu, ses interrogations mystiques et ses préoccupations existentielles. L'un
des "maîtres de l'heure" est le jeune Paul Desjardins. En réaction contre le
rationalisme qui a tué le sentiment dans la génération précédente, il publie en 1892 Le
Devoir présent, et crée l'Union pour l'Action morale. La religion qui était tenue pour
le sommet de l'archaïsme et de l'obscurantisme revient au goût du jour sous forme
d'un néo-christianisme empreint de religiosité plus que de dogme. De retour du
Vatican où il a été reçu, Brunetière en fait le compte-rendu et proclame la sagesse du
pape Léon XIII dans un article paru dans la Revue des deux mondes le 15 janvier
1895. Paul Bourget enfonce le clou et montre dans son roman, à thèse, Le Disciple
(1889), les ravages sur les jeunes gens du "nihilisme délicat", de "l'égotisme absolu",
de "l'intellectualisme excessif" et de la science ; il ne reste plus au professeur de
philosophie, Adrien Sixte, atterré par le comportement de ses élèves dénués de valeurs
morales, qu'à marmonner, en guise de pénitence, les premiers mots du Pater Noster.
Pure coïncidence mais hautement symbolique, deux grandes figures du positivisme
disparaissent : Renan en 1892, Taine, l'année suivante. Les lumières de la science
révèlent leur part d'ombre. Respectée comme méthode, à condition qu'elle reconnaisse
et respecte ses limites, elle est stigmatisée lorsqu'elle est transformée par ses
thuriféraires en Doctrine, Idole, Religion. C'est le temps du lieu commun sur le
désenchantement et la "faillite de la science" : "La science a trouvé le terme, non de
ses progrès qui continue évidemment toujours, mais de sa domination. (…) Si grands
que soient ses services, m'obligent-ils à abandonner à la tyrannie de la science tout ce
que je dois aux autres forces de l'activité humaine : art, philosophie, religion ?"
s'interroge Brunetière. 87 Paul Bourget renchérit : "Elle n'est outillée ni pour fournir
une explication totale de l'univers, ni pour donner le pourquoi de la vie humaine." 88
86 Marc Angenot, "Malaise dans l'idée de Progrès (1889)", Mots n° 19, juin 1989, p. 5-22.
87 Ferdinand Brunetière, "L'évolution du concept de science, conférence prononcée à Bruxelles pour
les étudiants catholiques, le 20 mars 1899", Discours de combat, dernière série, Paris, Librairie
Académique Perrin, dixième édition, 1918, p. 247 et 254.
88 Paul Bourget, "L'oeuvre d'Eugène-Melchior de Vogüé", Pages de critique et de doctrine, tome
second, Paris, Plon, 1912, p. 313.
75

Scientisme, scepticisme, pessimisme et matérialisme reculent devant une renaissance
de l'idéalisme et du moralisme dont le Sillon se fait l'écho dans son manifeste
d'ouverture. Contre le déterminisme et la nécessité, il redonne place à la volonté : c'est
l'esprit des années 1890. 89
Faute d'un vrai leader, l'essor futur du mouvement des Républicains
indépendants (c'est le nom officiel du groupe parlementaire des Ralliés), dont c'était là
la première campagne électorale, semblait compromis. Seule une figure dotée de
prestige et d'autorité aurait pu être un interlocuteur et un partenaire solide pour les
Opportunistes en vue d'une future alliance sinon d'une fusion, et constituer également
un pôle d'attraction pour ce qui restait comme députés anti-républicains et dont on
pouvait espérer qu'ils finiraient, tôt ou tard, par s'incliner devant les résultats du
Ralliement en matière sociale et religieuse. Léon XIII jeta son dévolu sur Etienne
Lamy au début de l'année 1896 pour être ce leader capable de regrouper dans le cadre
de la Fédération électorale toutes les associations catholiques, y compris les
dirigeants de la démocratie chrétienne, tels l'abbé Garnier et Léon Harmel.
L'accession de Jules Méline au pouvoir, après un court intermède radical dirigé
par Léon Bourgeois, concrétisait le bien-fondé de la stratégie du Ralliement. En
cherchant à s'associer aux catholiques à la condition qu'ils rejoignent la République
sans équivoque, les Opportunistes traduisaient non seulement leur position
fondamentalement conservatrice, ils esquissaient les nouveaux contours du champ
politique en France qui succèderait à l'ère finissante des gouvernements dits de
"concentration" fondés sur une coalition entre Radicaux et Opportunistes destinée à
garantir l'application du principe de la laïcité. Avec l'extinction progressive des partis
royalistes et bonapartistes, et surtout, la conversion des catholiques à la
République grâce à la déclaration pontificale, un consensus général de toute l'opinion
française sur la forme républicaine du régime semblait possible et proche. Dans ce
nouveau contexte, il y aurait désormais place pour une division bi-pôlaire entre une
aile conservatrice et une aile radicale - à droite, le parti de l'ordre qu'ils formeraient
avec les catholiques ralliés favorables au Concordat et à l'initiative privée, et, à
89 Cf. Jean-Marie Mayeur, "L'Esprit des années 1890", in Institut Marc Sangnier, Marc Sangnier et les
débuts du Sillon 1894, Actes de la journée d'études du 23 septembre 1994, Paris, 1994, p. 5-9.
76

gauche, les forces du mouvement favorables à la Séparation et à des mesures sociales
comme l'impôt progressif sur le revenu et les nationalisations. 90
L'union des forces catholiques activement recherchée par Lamy fut proclamée
non sans mal. D'une part, les professions de foi illustraient nettement les concessions
faites aux associations les plus réticentes envers la République : c'était plus une
acceptation de la République qu'une adhésion à ses principes. La situation de la
Fédération était d'autant plus fragile que les Opportunistes refusaient, de leur côté, de
concéder le principe d'un amendement quelconque des lois laïques : il n'en serait pas
voté de nouvelles, mais celles qui avaient déjà été appliquées étaient intangibles. Il y
avait, de part et d'autre, raidissement.
1.3.4. La seconde Démocratie chrétienne (1891-1902) : essor et déclin
Au milieu des sollicitudes en un certain sens, est au domaine politique ce que le
Rerum Novarum est à la question sociale : une plate-forme de coexistence avec le
siècle. Mais derrière cette apparence de concession, il faut bien voir que les deux
textes s'inscrivent dans une stratégie vaticane à deux dimensions, complémentaires
l'une de l'autre, pour garantir et renforcer la présence de l'Eglise : une stratégie par le
haut, c'est-à-dire, un accord entre la hiérarchie ecclésiale et le gouvernement
républicain modéré en place pour tenter de substituer à la logique de l'affrontement
aux extrêmes une reconnaissance mutuelle implicite fondé sur le maintien du
Concordat et un statu quo sur les Congrégations et l'adoption d'une ligne commune
conservatrice (Au milieu des sollicitudes) ; une stratégie par le bas consistant, avec
Rerum Novarum, à récupérer une audience populaire, de telle sorte que si la première
voie étatique venait à échouer, autrement dit, si les Ralliés ne devenaient pas une
force politique significative dans le gouvernement ou bien si la République persistait à
poursuivre son combat anticlérical, il serait toujours possible à l'Eglise de compenser
les pertes enregistrées au niveau législatif et institutionnel par cette action menée à la
base, ouvrant la voie à une ligne républicaine démocrate et sociale, mais non
socialiste. Outre la différence d'orientation - l'une conservatrice, l'autre réformiste -,
ces deux scénarios devaient se dérouler dans des espaces publics distincts : le champ
politique, la sphère des partis, la compétition électorale, avec le regroupement d'une
Droite constitutionnelle sous la direction de Jacques Piou et d'Etienne Lamy ; le
90 Alexander Sedgwick, The Ralliement in French Politics 1890-1898, Cambridge, Massachusetts,
77

champ de l'action sociale et pédagogique pour les tenants de la Démocratie
chrétienne, à l'écart de l'arène politique. 91 Mais précisément parce que la Démocratie
chrétienne élisait comme moyen d'action la diffusion des idées en milieu populaire,
elle retrouvait les chemins d'un activisme apostolique renouvelé. Que l'Eglise délègue
à des organisations laïques le soin de mettre en oeuvre cette mission en les plaçant
sous son contrôle direct, ou bien que des associations spontanées se forment d'ellesmêmes,
garantissant l'obéissance aux directives du magistère par la présence en leur
sein d'aumôniers, l'esprit est à la reconquête. Toutefois, cette question du lien entre
l'institution et les oeuvres n'est pas secondaire : la place des laïcs prend une
importance considérable depuis la publication de Rerum Novarum comme l'avait
perçu déjà Anatole Leroy-Beaulieu estimant qu' "à aucune époque, les laïques n'ont
eu plus d'influence dans l'Eglise." 92 On assiste dans les années 1890 à un démarrage
impressionnant d'initiatives catholiques diverses, politiques, syndicales, éducatives,
intellectuelles qui ont été, en quelque sorte, libérées par la parole pontificale. C'est
dire son impact en France en milieu catholique. 93 Si l'on se fie à ce qu'en rapporte la
presse catholique favorable à cet essor, il s'agirait le plus souvent d'initiatives
ouvrières. Les récits semblent passablement édifiants : "puisque, aujourd'hui dans
l'Eglise, le vent souffle de ce côté, nous sommes venus vous trouver…" 94
La première des deux encycliques a ouvert un vaste champ d'action pour le
déploiement de ces initiatives; elle a fourni surtout l'imprimatur ecclésiale à ces
associations socio-religieuses en leur accordant la légitimité la plus haute - celle du
pape. Mais il ne faut pas croire que la seconde encyclique n'a pas eu son influence
relative : en tant qu'elle appelait à la réintégration de la République parmi les formes
légitimes d'exercice du pouvoir, elle délivrait ces nouvelles organisations catholiques,
pour autant qu'elles acceptaient le contenu du Ralliement, de cet ordre de mission de
résistance acharnée à la République, toujours avec l'approbation pontificale.
De nouveaux noms apparaissent lors de ce tournant des encycliques : Henri
Lorin, Georges Goyau qui en fait le commentaire dans le livre : Le pape, les
catholiques et la question sociale, Eugène Duthoit, Desgrées du Lou, Henri Bazire.
Harvard University Press, 1965, p. 28.
91 Cette division du travail est particulièrement visible lors des élections de 1893 : alors que 94
candidats briguent officiellement en tant que Ralliés les suffrages des électeurs, seul l'abbé Lemire est
candidat au nom de la Démocratie chrétienne.
92 Anatole Leroy-Beaulieu, cité par Yves-Marie Hilaire, op. cit., p. 24.
93Cf. Philip Nord, op. cit., p. 714.
78

Parmi ce foisonnement de manifestations, d'organismes et de revues parmi lesquelles
celle du Sillon, les unes durables, les autres éphémères, nous citerons pêle-mêle les
plus significatives, sans avoir la prétention d'être exhaustif et de retracer ici leur
action et leur devenir.
Au niveau politique : c'est la mode des congrès, tels le Congrès ouvrier
chrétien, deux fois rassemblés en mai 1893 et mai 1894 ; la Réunion ecclésiastique
d'études sociales en 1895 ; puis, en 1896, 1897 et 1898, le Congrès démocratique
chrétien. Jean-Marie Mayeur qui en a fait la synthèse note que "la multiplication des
congrès … traduit le désir d'organisation des catholiques, soucieux de sortir de leur
individualisme, de briser le cadre diocésain figé par les structures concordataires." 95
Ces congrès témoignent aussi de la convergence d'idées entre des groupes, des
personnalités qui travaillent dans le même sens à travers la France, et de la volonté
d'en discuter ensemble.
Entre autres organisations, Léon Harmel crée la Fédération de la Démocratie
chrétienne, Albert de Mun la Ligue de Propagande et catholique et sociale, l'abbé
Garnier met sur pied L'Action sociale catholique puis L'Union nationale et arrive en
seconde position dans la circonscription du XVIIIe arrondissement où il s'était
présenté en 1893. L'abbé Lemire a plus de chance et se fait élire député d'Hazebrouck
la même année. Suite au congrès de Reims, un Parti démocratique chrétien est créé en
mai 1896. En 1898, le laïc Etienne Lamy prend la tête de la cause du Ralliement au
sein d'une Fédération électorale. Puis, en vue des élections de 1902, Jacques Piou met
sur pied L'Action libérale populaire. 96
Au niveau intellectuel, c'est l'essor de la presse démocrate chrétienne97 : La
Démocratie chrétienne, revue mensuelle sociale des abbés Six et Vanneufville de mai
1894 jusqu'en décembre 1908 ; La Vie catholique de l'abbé Dabry ; La Sociologie
catholique, revue mensuelle de vulgarisation de l'abbé Fourier et de l'avocat Jean
Coulazou à Montpellier (1908) ; L'Ouest-Eclair de l'abbé Trochu ; La Croix du Rhône
en 1891 auquel participe Marius Gonin ; La Chronique des comités du Sud-Est en
94
Abbé Naudet, La Justice sociale, 2 septembre 1893. Cité par Maurice Montuclard, op. cit., p. 24.
95
Jean-Marie Mayeur, "Les Congrès nationaux de la " Démocratie chrétienne " à Lyon (1896 -1897 -
1898)", Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. 9, 1962, p. 172. Cf. également son article
pionnier sur les racines communes de la démocratie chrétienne et de l'intransigeantisme catholique :
Jean-Marie Mayeur, "Catholicisme intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne", Annales
E.S.C. vol. 27 n°2, mars-avril 1972, p. 483-499.
96 Joseph Denais, Un Apôtre de la Liberté : Jacques Piou, Paris, Editions La Nef de Paris, 1959.
79

1895 à Lyon, qui deviendra plus tard la Chronique Sociale ; La France libre en 1893 ;
La Quinzaine, revue bi-mensuelle de Georges Fonsegrive en 1894, auteur de romans
sociaux sous le pseudonyme d'Yves Le Querdec ; Le Peuple français, organe de
l'Union nationale de l'abbé Garnier ; La Justice sociale, journal des intérêts
démocratiques de l'abbé Naudet en 1893 à Bordeaux (jusqu'en 1908) ; La Voix de la
France, journal politique et social, antisémite et démocrate-chrétien, de 1897 à 1902 ;
La Vérité sociale, organe des démocrates ardennais, édité par Dombray-Schmidt, en
1895 ; Le Droit du Peuple, organe républicain démocratique à Roubaix ; L'Echo de
l'Ouest à Rennes en 1897 par Desgrées du Lou ; Le Travailleur chrétien à Blois ; le
Journal du XIIIe arrondissement dirigé par Max Turmann ; Etudes sociales et
économiques à Bordeaux ; Le Peuple fondé à Lille en novembre 1893 par l'ouvrier
métallurgiste Fernand Leclerq. Il convient de mentionner que certaines publications
existaient déjà et ont modifié leur ligne éditoriale dans le prolongement de cet élan, le
plus remarquable étant l'Univers de Veuillot.
La désignation de ces organisations et revues comme "démocratique" est le plus
souvent trompeuse, ou, en tout cas, partielle. Certes, on perçoit une volonté de se
démarquer d'une certaine confusion ambiante, comme l'illustre la réponse du mensuel
de l'abbé Six daté d'octobre 1894 à la question : "prendrons-nous le nom de chrétiens
sociaux", de "catholiques sociaux", comme on l'a parfois demandé? Non, car cette
dénomination n'a et ne peut avoir qu'un sens : elle désigne tout simplement les
catholiques qui s'occupent des questions sociales." 98 On a bien le souci d'aller plus
loin, mais pour autant que s'exprime cette nouvelle sensibilité démocratique, elle
n'apparaît jamais seule : elle est enveloppée, étoffée, cernée par une inspiration tout à
la fois antisémite, nationaliste et traditionaliste. A vrai dire, la tendance profonde est
moins démocratique qu'elle n'est populiste. Dans sa recherche monographique sur
l'Union Nationale, Stephen Wilson constate que la sensibilité sociale et politique
révélée par l'abbé Garnier est doublée d'une dimension ouvertement et durablement
antisémite et ultra-nationaliste, qui favorise les alliances avec des éléments hostiles au
Ralliement et à la République. 99 Philip Nord, étudiant la dimension antisémite qui
97Voir
le tableau complet qu'en donne Montuclard en annexe de son livre, op. cit., p. 223-239.
98A. Ninck, "Réponse à l'Association catholique à propos de la Démocratie chrétienne", Démocratie
chrétienne, octobre 1894, p. 393. Cité par Maurice Montuclard, ibid., p. 39.
99L'Union
Nationale a fini se fondre avec La Libre Parole d'Edouard Drumont en 1910. Cf. Stephen
Wilson, "Catholic Populism in France at the time of the Dreyfus Affair: The Union Nationale, Journal
of Contemporary History, vol. 10 n°4, october 1975, p. 667-704.
80

traverse de part en part la démocratie chrétienne, estime qu'en terme d'auditoire et de
rhétorique, il y a peu de différence entre ces organisations dites démocrates
chrétiennes et les ligues antisémites de la même période100 , ce que Jean-Marie
Mayeur nuance en disant que l'antisémitisme est l'envers négatif du projet positif de la
démocratie chrétienne. S'il ne manque pas de pertinence, le critère du principe
hiérarchique ou égalitaire utilisé par Maurice Montuclard pour distinguer les groupes
qui relèvent du catholicisme social de ceux qui appartiennent à la démocratie
chrétienne est sans effet pour ce qui est de l'antisémitisme : les uns et les autres en
sont contaminés. 101 Il suffit de constater les complicités, les invitations mutuelles, les
actions communes nouées entre tous ces groupes pour comprendre qu'ils formaient un
réseau inclusif. Le cas de Léon Harmel est éloquent : alors qu'il faisait partie de
l'équipe de l'Oeuvre des cercles, il se détache de la doctrine paternaliste d'Albert de
Mun pour poser les premiers jalons d'une émancipation progressive du catholicisme
social de cette emprise de l'idée hiérachique et du rôle des classes dirigeantes. Il
expérimente dans son usine de Val-des-Bois avec ses ouvriers une expérience de
"démocratie industrielle" et appuie la création de syndicats ruraux et ouvriers
indépendants, tel le Syndicat des employés du commerce et de l'industrie fondée en
1891. Mais le même qui accomplit une évolution si nette sur le terrain social ("le bien
de l'ouvrier par l'ouvrier, et avec lui, jamais sans lui, à plus forte raison jamais
malgré lui, telle est notre devise.") 102 reste plus que jamais hostile à ce qu'il appelle
la "Triplice judaïque, maçonnique et protestante." Quant à L'abbé Naudet, illustre
défenseur de l'émancipation des travailleurs, voici ce que les Juifs lui inspirent après
l'acquittement d'Estherazy en janvier 1898 : "regardez leur physionomie et regardez
leur âme ; on ne peut faire ni de la chair française ni de l'esprit français avec ces
choses-là." 103
Mais le plus significatif n'est-il pas finalement que tout cet essor ne dépasse
guère la décennie ? Les congrès de la démocratie chrétienne s'arrêtent au bout du
troisième ; la majeure partie de ces associations sont dissoutes, et les publications
100Philip Nord, op. cit., p. 722.
101Les efforts de Montuclard pour discerner une nuance entre l'antisémite des uns et des autres n'est pas
trèc convaincante. Il note "une relative modération dans l'antisémitisme" du fait que l'abbé Garneir
"prend soin de préciser que la question juive n'est pas une question religieuse mais une question
nationale". Or, le fait qu'elle soit conçue de la sorte est indicatif non d'une quelconque modération de
l'antisémitisme, mais de son recyclage. Cf. Maurice Montuclard, op. cit., p. 138.
102Léon
Harmel, La Démocratie dans l'usine, p. 142.
103Maurice Montuclard, op. cit., p. 138.
81

cessent assez vite de paraître. Le parti démocrate chrétien ferme ses portes à la fin de
1902.
La politisation de l'Affaire Dreyfus, d'une part, et les interventions pontificales
d'autre part y sont pour beaucoup dans l'échec du Ralliement et dans le déclin de la
démocratie chrétienne. En ce qui concerne l'Eglise, Léon XIII manifeste quelque
réticence devant l'essor du mouvement dont il craint des débordements, notamment,
l'importation de ces pratiques démocratiques dans le fonctionnement hiérarchique de
l'Eglise. Il exprime ses réserves sur l'américanisme (Lettre au cardinal Gibbons du 21
mars 1899), puis sur la démocratie chrétienne elle-même dans l'encyclique Graves de
Communi daté du 18 janvier 1901. Léon XIII y prend en compte l'hostilité des milieux
catholiques à la démocratie : "l'expression de "Démocratie chrétienne" blesse
beaucoup de bons esprits qui trouvent qu'il s'y rattache une signification équivoque et
dangereuse… qui craignent que ce mot déguise mal l'apologie du mouvement
populaire, ou ne proclame en sa faveur une préférence sur les autres formes de
gouvernement." Sans retirer son soutien, il s'efforce toutefois d'en réduire la portée
afin d'exclure toute autre signification que celle d'une "bienfaisante action chrétienne
à l'égard du peuple." Les abbés démocrates avaient beau jeu de dire que le concept de
"démocratie chrétienne" est entré dans le vocabulaire officiel de l'Eglise, fut-ce par
une définition restrictive, Sangnier n'en fut pas dupe, et comprit qu'elle était ainsi
vidée de son sens. Ce qui explique pourquoi il tint à ne pas identifier le Sillon avec
elle, voyant dans ce recul un retour au cadre dépassé du catholicisme social, à une
préoccupation presque exclusivement consacrée aux besoins spirituels du peuple, non
à ses conditions de vie.
Si l'encyclique eut pour effet de freiner les initiatives, les développements de
l'affaire Dreyfus allaient pulvériser les efforts de rapprochement avec la République
initiés dans la perspective du Ralliement et de "l'esprit nouveau". En vérité, lors du
premier acte de l'Affaire, de l'arrestation du capitaine à sa condamnation par le
tribunal de Rennes, le gouvernement n'était pas encore troublé. Le 30 avril 1896, un
nouveau gouvernement républicain modéré formé par Jules Méline entre en fonction
et jouira même d'une grande stabilité politique puisqu'il se maintiendra vingt-quatre
mois, ce qui constitue un record de longévité depuis l'avènement de la IIIe
République. Méline s'appuie sur les conservateurs de droite et ménage les ralliés, et
réagit à la demande de révision du procès réclamé par les dreyfusards par un refus
sans concession, s'abritant derrière la chose jugée. En dépit de son propos : "il n'y aura
82

pas d'Affaire Dreyfus", celle-ci éclate pourtant bel et bien au grand jour grâce à
l'intervention de Zola et des intellectuels qui l'approuvent. Si le rapport entre les
forces républicaines et les forces conservatrices restent stable à l'issue des élections
générales du 8 et 22 mai 1898, en revanche, celles-ci modifient sensiblement
l'équilibre entre les formations respectives du bloc républicain secoué par l'affaire
Dreyfus : les radicaux-socialistes et les socialistes constituent, désormais, un quart des
députés, au lieu de 10% lors de la précédente législature. En dépit des intentions
modératrices de Brisson qui forme le gouvernement, et de Dupuy, qui lui succède, les
menaces de coup d'Etat (l'épisode du Fort Chabrol) d'une part, et surtout l'attitude de
l'Eglise durant l'Affaire rallument les passions et ressuscitent les antagonismes et les
soupçons : la presse catholique dénonce la mainmise du "syndicat" juif, protestant et
franc-maçon sur la République ; à gauche, on invoque la légitime défense contre le
complot jésuite. Les ralliés, qui n'ont guère plus de députés qu'en 1893, révèlent par
rapport au tournant pris par l'Affaire Dreyfus toute l'ambivalence de leur position. La
lutte pour la défense religieuse sonne le glas de toutes les tentatives de rapprochement
autour de la question politique. L'heure est à l'unité derrière les seules forces
politiques - conservatrices et monarchistes - qui entendent défendre, et la cause
nationaliste (face au combat dreyfusard), et la cause religieuse (face au combat anticlérical).
L'esprit nouveau agonise. L'accession de Waldeck-Rousseau à la tête d'un
"gouvernement de défense républicaine" y met un point final. Avec le projet sur les
associations voté en 1901 et qui sanctionne les congrégations non-autorisées, la
logique de la séparation est en marche. Il ne reste plus qu'à Emile Combes de
parachever le processus avec la loi de Séparation définitivement aprouvée par les
deux Chambres, respectivement en juin et décembre 1905. L'échec du Ralliement
démontre la rigidité des représentations politiques que ni les progressistes ni les
Ralliés n'arrivent à assouplir tant les soupçons persistent : l'Eglise demeure plus que
jamais pour les Républicains une force conspiratrice, tandis que pour les catholiques,
la République est toujours la force satanique et corruptrice.
La Démocratie chrétienne ne disparaît pas complètement, mais elle doit se
refaire : dans le sens d'une école, non d'un parti.
Comment le Sillon première manière, le Sillon qui n'est encore qu'une revue
émanant d'un groupe de jeunes gens qui ont tout juste vingt ans, réagit-il à toutes ces
données politiques et religieuses ?
83

Mais alors que Sangnier entend par là une méthode d'éducation sociale, voilà
qu'elle se transforme en "doctrine sans pratique." Or, le Sillon est, pour ainsi dire,
faible en doctrine, fort en pratique. Lorsque Sangnier entreprend de faire du Sillon
non plus seulement une revue mais un mouvement éducatif, ce n'est pas l'attitude
refroidie du pape qui l'inspire (il ne s'est pas encore exprimé dans ce sens) mais bien
la situation en France. Les évolutions politiques conduisent à un affrontement fatal à
l'objectif recherché : il faut donc ne point chercher à s'y immiscer, non par distance
vis-à-vis du politique que par pressentiment que la tension qui y règne conduit
inévitablement au resserrement, à la résistance derrière le drapeau de la défense
religieuse.
84

1.4 DE L'ACTION DE BLONDEL À L'ACTION DE
SANGNIER
Le Sillon, sous l'impulsion de Sangnier, sera, au tournant du siècle, un
instrument de socialisation politique et de démocratisation, un lieu de militantisme.
Telle n'était pas sa destinée initiale : sous la direction de Paul Renaudin, le Sillon
était, depuis sa fondation en 1894, une revue littéraire et intellectuelle qui se donnait
pour objectif d'attirer la jeunesse catholique à prendre conscience de ses devoirs,
lesquels restait à définir. C'est Sangnier qui lui donnera cette dimension d'un
mouvement social puis politique axé sur l'action. Comment en est-il arrivé là ?
Comment s'est-il convaincu de la nécessité de transformer une revue en un
mouvement d'éducation populaire, lequel deviendra, par la suite, politique ?
D'introduire, en plus de la réflexion sociale, une expérience militante ? Mais aussi,
sous quelle influence Sangnier a-t-il opéré cette mutation du Sillon ? Cette dimension
essentielle de l'action, Sangnier en a découvert la signification véritable dans le livre
éponyme du philosophe catholique Maurice Blondel.
1.4.1 Blondel et Sangnier : une influence sous-estimée
S'il y eut simultanéité dans l'apparition des deux mouvements - le modernisme
et le Sillon - jusque dans leur condamnation respective104 , Sangnier s'est toujours
défendu d'être moderniste. Les débats autour des rapports du dogme avec les
méthodes exégétiques, de l'historicisme appliqué à la théologie, ne comptaient guère
parmi ses préoccupations. Ce sont donc plutôt les adversaires du Sillon, au premier
rang desquels l'illustre abbé Barbier connu pour sa fougue et sa hargne polémique, qui
ont prétendu dévoiler une collusion entre eux105 . Collusion? Le terme est excessif et
infondé. Complémentarité ? Rien n'est moins sûr. Sangnier n'a nullement cherché à
importer dans le champ politique et social ce qui se déroulait dans le champ
théologique autour des thèses hétérodoxes d'Alfred Loisy et d'Edouard Le Roy. En
dénonçant le "modernisme social" du Sillon, notamment après la publication de
104 La publication de L'Action de Maurice Blondel date de 1893, la parution du premier numéro de la
revue Le Sillon est de 1894. Par la suite, les Cercles d'Etudes sont créées par Sangnier en 1899 tandis
que l'édition de L'Evangile et l'Eglise d'Alfred Loisy est de 1902. A l'autre bout de la chaîne, c'est le 8
septembre 1907 que l'encyclique Pascendi condamna le modernisme et le 25 août 1910 que Sangnier
fut prié de dissoudre le Sillon.
105 Abbé Emmanuel Barbier, Les Démocrates Chrétiens et le Modernisme - Histoire documentaire,
Paris, Lethielleux, 1908.
85

l'encyclique Pascendi de 1907 condamnant le modernisme théologique, les ennemis
de Sangnier ont cherché à délégitimer la démarche sillonniste en vue d'obtenir une
résolution pontificale analogue. 106 L'usage admissible sur le plan de la polémique
est, sur le plan de la vérité historique, abusif. La commune réaction de l'Eglise envers
les deux phénomènes traduit sans doute une crise de la communication intraecclésiale.
Mais si l'on est resté, au Sillon, en-dehors de la querelle moderniste, si l'on
s'est abstenu au Sillon d'en exposer la doctrine, et à plus forte raison de la soutenir, en
revanche l'oeuvre de Blondel fut déterminante dans l'orientation du Sillon conçue par
Sangnier bien plus qu'on ne le pense. Une sorte d'unanimité règne pourtant parmi les
biographes et les spécialistes de Sangnier pour sous-estimer l'importance de Blondel
sur le Sillon. Plus exactement, on tient généralement que le philosophe de L'Action
eut une influence relative sur la revue Le Sillon dans sa première période jusqu'au
moment où Sangnier en devint le directeur et en fit désormais l'appendice du
mouvement auquel il donna le même nom. Le Sillon se dégage alors de toute
préoccupation philosophique, se coupe "de ses racines philosophiques" 107 pour
reprendre l'expression de Jeanne Caron. On rappelle que Blondel, qui fut professeur à
l'Ecole Stanislas en 1891, eut pour élèves quelques-uns des piliers du Sillon, à
commencer par Paul Renaudin qui fut le fondateur de la revue, Albert Lamy qui fit la
recension élogieuse dans la revue de la Lettre sur l'apologétique en 1896, et encore
Augustin Léger et Etienne Isabelle, mais non Marc Sangnier. L'historien du
mouvement moderniste, Pierre Colin, constate dans son étude sur l'influence de
Blondel au Sillon que la revue suivit très attentivement la production de Blondel,
admettant toutefois que ce n'était ni la vocation ni de la compétence des sillonnistes
d'intervenir, à quelques exceptions près, dans un débat de nature philosophique
exigeant une maîtrise des concepts et des données qu'ils ne possédaient pas toujours.
Blondel aura été finalement un ami ; et Colin, de recenser les marques de courtoisie
106 Exception au consensus relevé plus haut, l'historien Félix Ponteil juge qu'avec l'arrêt pontifical de
1910, l'Eglise a voulu condamné le "modernisme social" du Sillon et associe dans sa conclusion
l'évolution politique et sociale de la jeunesse catholique avec la pensée blondélienne : "Un autre aspect
du mouvement minoritaire démocrate et chrétien s'exprime dans la tendance à l'action, dont des
philosophes contemporains comme Maurice Blondel ont dressé la théorie qu'Agathon (H. de Tarde et
H. Massis ) a signalé dans une enquête, qui est le signe même de la jeunesse bourgeoise." Cf. Félix
Ponteil, Les classes bourgeoises et l'avènement de la démocratie 1815-1914, Paris, Albin Michel, coll.
L'évolution de l'humanité, 1968, p. 443. Sangnier n'a pas cherché à importer dans le champ politique et
social ce qui se passait dans le champ théologique autour des thèses hétérodoxes d'Alfred Loisy et
d'Edouard Le Roy.
107 Jeanne Caron, op. cit., p. 83.
86

éciproques échangées entre Lamy, Renaudin et Blondel. Un ami, non une autorité.
Par rapport à ce rôle de Blondel somme toute limité, on souligne en revanche l'impact
de l'oeuvre du père Gratry et celle de Léon Ollé-Laprune. Contrairement à L'Action
qui ne fit pas l'objet d'une recension par timidité des rédacteurs du Sillon, Le Prix de
la vie, publié un an en 1894 eut droit à un éloge dythirambique dans la revue rédigé
par Albert Lamy : "C'est à cette oeuvre sainte de concorde et d'union que nous convie
M. Ollé-Laprune. Qu'il sache que nous l'avons entendu et qu'éclairée d'en haut,
ouverte sur l'avenir, sa 'philosophie de la vie' est la nôtre." 108 C'est, d'ailleurs, dans la
thèse d'Ollé-Laprune, La Certitude morale que Sangnier et Renaudin ont découvert,
en exergue, cette recommandation de Platon dont ils allaient faire le leitmotiv du
Sillon. Plus tard, en plein essor du Sillon, soucieux de se doter d'une épaisseur
historique, la revue affirme nettement : "les camarades du Sillon ont eux aussi leurs
traditions ; ils ont eux aussi leurs ancêtres" 109 , et c'est à Ollé-Laprune qu'est décerné
la palme de "précurseur". Madeleine Barthélémy-Madaule, à partir de l'interprétation
de Jeanne Caron citée plus haut, va plus loin encore à propos de la distance creusée
avec Blondel : "la vraie raison, c'est qu'en dépit de la présence de nombreux
universitaires, les sillonnistes ne sont pas engagés dans la direction philosophique; la
cause en est, je crois, dans l'orientation de Marc Sangnier." 110 Elle termine l'examen
de la question par une hiérachie des influences qui ont pesé sur la revue et sur le
mouvement : "il faut donc conclure que les sources du Sillon furent plus spirituelles
et littéraires que philosophiques et que le goût de l'action sociale, puis politique, et
les nécessités de cette action opérèrent une sélection." 111 Jean de Fabrègues, quant à
lui, affirme, sans chercher à l'étayer, que les "maîtres" de la revue sont Blondel et
Ollé-Laprune, et que la philosophie n'est pas au Sillon "toile de fond lointaine ou
donnée secondaire." 112 Il réitère : "Le Sillon choisit sa place sans ambiguïté : il
marche derrière Blondel, et avec Ollé-Laprune qui, par son influence à l'Ecole
Normale et alentour, aura marqué les meilleures têtes du Sillon." Mais le contenu de
cette influence proclamée se limite à cette conception active et pratique de la foi que
le Sillon emprunte à Blondel. En outre, il reconnaît qu'à tout prendre, la pensée du
108 Albert Lamy, "Le prix de la vie de Léon Ollé-Laprune", Le Sillon, octobre 1894, p. 461.
109 "Un précurseur, Ollé-Laprune", Le Sillon, n°8, 25/4/1905, p.287.
110 Madeleine Barthélémy-Madaule, op. cit., 1973, p. 48.
111 ibid., p. 51.
112 Jean de Fabrègues, op. cit., pp.47-49.
87

Sillon est "plus proche sans doute encore d'un autre philosophe du moment,
Laberthonnière, que de Blondel." Enfin, Paul Archambautlt, dans une des premières
études consacrées à Blondel de son vivant, mentionne que "les Pensées, les Sources,
le Prix de la vie faisaient partie de la bibliothèque de tout vrai sillonniste." 113
L'Action n'en fait pas partie.
En résumé, toutes les interprétations vont dans le même sens : avec la prise en
charge par Sangnier des destinées du mouvement, celui-ci subit une orientation vers
l'éducatif, le social puis le politique qui l'éloigne des débats et controverses autour de
la science et la foi, l'apologétique et le dogmatisme intellectuel de l'Eglise. S'il y a eu
imprégnation blondélienne, cela n'a été perceptible que dans les toutes premières
années de la parution de la revue. Elèves du professeur Blondel durant leur scolarité à
l'Ecole Stanislas, les jeunes collaborateurs de la revue se sentaient l'âme de disciples,
même s'ils ne l'étaient pas formellement au sens strict du terme.
Il est vrai que la lecture de L'Action est ardue. Dans une lettre à Sangnier daté
du 25 ocotobre 1893, Renaudin écrit avec dépit : "Je suis plongé dans la lecture de la
thèse de M. Blondel, l'Action. On n'y pénètre qu'avec peine et on en sort difficilement.
Ce livre est plein d'analyses fines, d'observations morales ingénieuses; il foisonne de
pages délicieuses, artistiques ou élevées et vraiment entraînantes de noblesse
convaincante et sincère. Malheureusement tout cela est voilé, caché sous les termes
philosophiques et les développements métaphysiques d'une obscurité, d'une
abstraction qui en interdisent trop souvent l'accès aux profanes." 114 Le reproche
n'est pas infondé. Nous n'avons pas la réponse de Sangnier, mais on ne saurait imputer
la même réaction à Sangnier qui a bénéficié d'une solide formation philosophique et
fut même premier prix au concours général en philosophie. Ce n'est pas surestimer
son intelligence que de lui prêter cette capacité de surmonter sans trop de difficulté la
complexité de l'échafaudage intellectuel élaboré par Blondel et le jargon
philosophique que ce dernier emploie. S'il est incontestable que, dans le feu de
l'action, Sangnier a perdu le goût de la spéculation philosophique exigeant
détachement et abstraction trop contraire à son désir d'engagement concret, ce n'est
113 Paul Archambault, Vers un réalisme intégral L'oeuvre philosophique de Maurice Blondel, Cahiers
de la Nouvelle Journée n°12, Bloud et Gay, 1928, p. 121. Archambault fait allusion, respectivement,
aux oeuvres de Pascal, du Père Gratry et d'Ollé-Laprune.
114 Cité par Pierre Colin, "Le contexte philosophique et l'influence de Maurice Blondel" in Institut
Marc Sangnier, Marc Sangnier et les débuts du Sillon 1894, Actes de la journée d'études du 23
septembre 1994, Paris, 1995, p. 22.
88

pas encore le cas en 1893. C'est une fois la mutation opérée - de la revue au
mouvement social - qu'il deviendra indifférent sinon étranger, faute de temps ou faute
d'intérêt, à cette controverse qui, sous le nom de "crise moderniste", embrasera le
champ théologique et philosophique catholique. Jusque-là, les productions
intellectuelles nourrissent et affinent ses intuitions. Elles le mettent sur la voie du
passage à l'acte, pour ainsi dire. Il est, à cet égard, étonnant de remarquer que nous ne
disposons d'aucun témoignage de la part de Sangnier tant sur le livre proprement dit
que sur l'impact de Blondel dans le mouvement. Aucune trace écrite ; peut-être n'en at-il
guère laissée. Et cependant, nous voudrions défendre ici l'hypothèse que le rapport
entre Blondel et Sangnier, plus exactement entre L'Action et l'idée du Sillon tel qu'il
l'a conçue et tenté de la réaliser, est étroit. Sangnier nous semble avoir été bel et bien
influencé par l'ouvrage. Quand bien même des chapitres entiers présentent un
caractère technique et même ésotérique dont il ne pouvait tirer aucun parti, en
revanche, il est des pages dans cet ouvrage touffu dont on peut affirmer qu'elles n'ont
pu échapper à son attention au point d'en retrouver l'écho tant dans les idées et
l'inspiration que dans le discours et la pratique même du Sillon. Des rapports
d'intertextualité, des connexions entre les analyses de Blondel et la sensibilité de
Sangnier, et jusque dans la conception du militantisme qu'il imprimera au Sillon nous
semblent dignes d'être mis à jour.
1.4.2 Convergence des sensibilités : contre le dilettantisme et le nihilisme
contemporains
Quelle liaison peut-il être établie entre Sangnier et Blondel, entre le Sillon et
L'Action? Il est assez audacieux de jeter un pont entre un système philosophique et
une action politique. Il s'agit de deux registres séparés qui ne se rencontrent qu'à
l'intersection de la philosophie politique. Or, ce n'est pas sur ce terrain que les deux
esprits se retrouvent. Est-ce à dire cependant que la distinction des registres exclut
toute rapport? Cela n'est pas notre avis. Nous discernons, en effet, une analogie
relative entre la situation de Blondel et celle de Sangnier mais également une
similitude dans la sensibilité en dépit du champ d'action spécifique que chacun d'eux a
choisi. C'est Blondel lui-même qui dans une lettre à Georges Goyau témoigne de ce
qu'il ressent comme une convergence simultanée : "dans l'ordre intellectuel comme
dans l'ordre politique et dans l'ordre social, nous sommes à l'heure de ces
89

transformations profondes qui ne sont pas sans trouble ni sacrifice." 115 A l'origine
de la démarche de Blondel et Sangnier, on trouve une insatisfaction commune à
l'égard de l'état d'esprit régnant dans la société en cette fin-de-siècle marqué par le
conflit, la division et l'intolérance. Blondel témoigne de son étouffement dans ce
milieu philosophique, reflet de ce qui se passe dans d'autres milieux où les étiquettes
prédéterminent le rapport entre les individus : "Ce que je voulais" écrit Blondel
"c'était me libérer, en m'en servant, du milieu, nouveau pour moi, qui m'encerclait à
droite comme à gauche et qui me donnait l'impression de ne plus respirer largement ;
un milieu où des extrêmes opposés se provoquaient et ne se compensaient pas ; un
milieu où l'on oscillait du dillettantisme au scientisme ; (…) où, dans l'art et la
littérature comme dans la philosophie, pour ne pas dire dans la pédagogie religieuse
elle-même, me semblaient triompher le notionnel, le formel, voire l'irréel ; où les
efforts même qu'on tentait pour rouvrir les sources rares d'une vie profonde et d'un
art frais n'aboutissaient qu'à du symbolisme, sans aller jusqu'à réhabiliter le concret,
le direct, le singulier, l'incarné, la lettre vivante qui prend tout le composé humain,
(…) le sens populaire et le réalisme catholique." 116 Sangnier aura cette même
impatience et ne supportera pas ces casiers où étouffent les formations politiques et où
on voudrait lui aussi l'enfermer. Méfiant à l'égard de trop savantes spéculations, il
recherche cette immédiateté et cette intimité qui naît de l'action dont parle Blondel.
Blondel est, bien sûr, désolé de voir le mépris dans lequel on tient autour de lui
la religion, mais il trouve inadéquat sinon affligeant les voies traditionnelles de
l'apologétique par lesquelles dans l'Eglise ou en-dehors d'elle, on prétend résoudre
cette situation, voies qui ont fait leur temps et ne correspondent plus aux exigences de
la pensée contemporaine. De son côté, Sangnier estime, lui aussi, que l'alliance
maintenue avec la vieille réaction monarchiste est une faute qui pèse sur le devenir du
catholicisme. "Il n'y a rien de plus douloureux que les excès ou les fautes de ceux
qu'on nomme les "siens", écrit Blondel, "mais il me semble que la société moderne
n'est pas d'humeur à se laisser dragonner à coups de goupillon, et qu'on pourrait
sans inconvénient laisser plus de champ à "mes idées", justement pour ne point
115 Maurice Blondel, "Aux abbés Denis et Gayraud" (5 octobre 1896), Lettres philosophiques de
Maurice Blondel, Paris, Aubier-Montaigne, 1961, p. 116.
116 Maurice Blondel, "Itinéraire philosophique" (p. 63-67), cité par Jean Lacroix, Maurice Blondel, Sa
vie, son oeuvre, Paris, P.U.F., 1963, p. 89.
90

amener de réaction excessive par un effort peut-être un peu vif de compression." 117
Sangnier aurait pu signer un voeu identique. Il est convaincu que seul le triomphe de
ses idées pourra conjurer une réaction républicaine anticléricale néfaste aux intérêts et
au statut même de l'Eglise catholique.
On trouve enfin chez Blondel comme chez Sangnier la commune volonté de
chercher les moyens de faire la jonction entre les deux univers, la raison et la foi, la
démocratie et la religion, de proposer, l'un, une philosophie de la médiation, l'autre
une politique de la synthèse. Blondel a cherché à établir une coopération réelle entre
les principes opposés de la philosophie et de la foi, non un arrangement provisoire,
une synthèse moyenne et médiocre ou l'exclusion. Lorsqu'il écrit : "dans le rapport
entre le connu et l'inconnu, on a soit subordonné l'un à l'autre en une hiérarchie
ascendante, soit on les juxtapose en attendant d'exclure le premier au nom du
second", Sangnier lui fait écho en rejetant dans les rapports à venir entre l'autorité
ecclésiale et politique toute subordination, tant celle de l'Etat à l'Eglise que celle de
l'Eglise à l'Etat. La communauté d'idées discernée par Blondel n'a jamais signifié
l'abolition de leur singularité respective : "Au lieu de juxtaposer (…) la philosophie de
l'essence et la philosophie de l'existence, j'essaie de montrer qu'elles se recouvrent et
se compénètrent partout, sans se confondre et sans se remplacer nulle part." 118
Cela passe chez l'un et l'autre par le choix stratégique de substituer le respect
d'autrui au mépris, la volonté de comprendre à l'anathème : "comme personne ne
mesure l'intime sincérité de personne, nous devons partir de l'hypothèse d'une bonne
volonté implicite pour apprécier et éclairer nos frères séparés." 119 écrit Blondel.
Sangnier est animé également de ce désir de rétablir le dialogue dans le respect des
différences et la certitude d'une communauté d'idéal. Il partage cette disposition à aller
au-devant de l'adversaire pour y faire loyalement la part entre ce qu'il doit apprendre
de lui et ce qu'il peut lui apprendre à son tour. Blondel sait bien que cet effort
implique de hautes exigences: "Ce qui est nécessaire, c'est donc d'être attentif à ce
qui nous contredit, c'est d'aller au-delà du point où nous aimerions à nous
arrêter." 120 Maintenir sa propre vérité sans jamais dénier le sens de la démarche
d'autrui, telle fut sa constante préoccupation: "Ainsi j'apporte, dans mon travail, un
117 Idem, "A Frédéric Rauh" (15 avril 1892), Lettres philosophiques…, op. cit., p. 29.
118 Idem, "A Victor Delbos" (1 octobre 1894), ibid., p. 69.
119 Idem, "A l'abbé Gossard" (13 avril 1897), ibid., p. 135.
91

dessein de paix et de conquête - de conquête, non contre la raison, mais pour elle,
puisque j'essaie de lui restituer ce que, en des sens opposés, le fanatisme a également
tort de lui soustraire ; un dessein de paix, car les débats scientifiques ont le salutaire
effet de changer les ennemis en adversaires, parce qu'ils transforment les passions
aveugles en idées qui, en s'éclairant, s'accordent, en dépit des oppositions
reconnues." Soucieux de procurer à ces consciences "quelque chose de plus que ce
moins dont elles cherchaient à se contenter", il reconnaît humblement : "jamais je n'ai
considéré que le plus pût dispenser du moins." 121 Sangnier remplacera les débats
scientifiques par des meetings publics contradictoires, mais il reprendra à son compte
cet esprit de conquête conjugué à une intention pacifique sincère envers l'autre. C'est
ce qu'un membre éminent du Sillon, Léonard Constant intitule
"Méthode de sociabilité et de persuasion : "Voir luire en chaque doctrine un
reflet de vérité porte à tolérer, à aimer ceux qui la professent, - même adversaires.
C'est découvrir le point de contact par où nous pouvons être en réelle sympathie avec
eux. Surtout, c'est leur montrer à eux-mêmes, dans leur propre croyance, la part de
vérité qui se retrouve, mieux comprise, dans notre foi à nous. (…) Conclusion:
déterminer dans tout mouvement philosophique, social, religieux, la part du vrai qu'il
faut faire nôtre. Idem, d'homme à homme, pour toute tendance individuelle." 122
C'est ce qu'on entend au Sillon par loyauté. Il ne s'agit guère, en effet, de
minimiser la différence objective qui sépare les tenants de la pensée moderne des
gardiens de la foi : la première "s'attache à l'idée très juste en son fond que rien ne
peut entrer en l'homme qui ne sorte de lui. Il n'y a pour lui vérité qui compte et
précepte admissible sans être, de quelque manière, autonome et autochtone. Or,
d'autre part, il n'y a de chrétien et de catholique que ce qui est surnaturel, c'est-à-dire
qu'il est impossible à l'homme de tirer de soi ce que pourtant on prétend imposer à sa
pensée et à sa volonté." 123 L'effort de conciliation fut pour Blondel de concevoir une
doctrine de transcendance et une méthode d'immanence. De manière analogue,
mutatis mutandis, Sangnier reliera sa doctrine démocratique à un fondement divin
mais se prononce sans ambiguïté pour des méthodes immanentes qui rapprochent les
sillonnistes du peuple et de ses revendications.
Cette orientation axée sur autrui, le souci de sa bienveillance et de son
consentement autant que faire se peut a une incidence directe sur la foi : le
120Maurice Blondel, L'Action (1893) - Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique,
Paris, P.U.F., 1950, p. 411.
121 Maurice Blondel, "A Georges Perrot" (20 octobre 1893), Lettres philosophiques…, op. cit., p. 34.
122 Cité par Jean Plaquevent, Léonard Constant 1880-1923, Paris, Editions du Seuil, 1938, pp. 98-99.
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christianisme ne doit pas se réduire à un intellectualisme abstrait, à un catalogue de
dogmes et de doctrines désignés comme objets de croyance. Il ne serait pas plus
vivant s'il ne donnait lieu qu'à une vie intérieure consacrée toute entière à l'exercice
dévot d'une pratique cultuelle en vue de son propre salut ; il lui faut se manifester par
des pratiques qui débordent de l'enceinte écclésiale. Il doit être conçu comme une vie
qui se développe du dedans avec les ressources indispensables du dehors : "comme le
corps sans âme est mort, morte est la foi sans les oeuvres." 124 Sangnier s'y dévoue. Et
plutôt que de recourir à l'argument d'autorité de la puissance divine qui ne passe pas
dans l'esprit moderne, il concrétise la foi par des actes et des oeuvres dans la sphère
sociale qui établissent la correspondance sinon l'identité de vue entre ce que la société
requiert et ce que la foi suscite. Sangnier appliquera fidèlement la leçon de Blondel : il
s'agit de manifester à autrui non l'exactitude d'une foi-définition, mais la disposition
convenable à la foi-acte. Ce qui se traduisait ainsi au Sillon : "Il importe de prouver
l'excellence démocratique du christianisme, non seulement par un enchaînement de
raisons, mais par l'expérimentation bienfaisante et publique des vertus sociales du
christianisme." 125
Le rapprochement que nous esquissons entre Sangnier et Blondel n'est pas
seulement de l'ordre de la correspondance entre leur sensibilité et leur position dans
leur champ respectif. Ce qui nous apparaît plus nettement encore, c'est l'impact de
L'Action de Blondel sur l'action de Sangnier, en dépit du fait qu'il n'a jamais été relevé
tant par l'intéressé lui-même que par la critique. S'il est vrai que Sangnier a poursuivi
une oeuvre à caractère éducatif et social, s'il s'est éloigné, en conséquence de la
réflexion philosophique, non seulement il ne s'est pas de la sorte éloigné de L'Action
de Blondel; au contraire, il l'a si bien lu qu'il l'a pris au pied de la lettre; il l'a si bien lu
qu'il n'en a guère oublié les leçons six ans plus tard lorsqu'il a accompli, c'est le cas de
le dire, le passage à l'acte. La thèse de Blondel n'est pas un ouvrage philosophique
comme les autres. Il est suffisament riche, dense et touffu pour qu'on puisse y faire la
part entre les pages purement spéculatives, qui ont trait aux rapports entre la
philosophie et la foi, et les analyses psychologiques et morales consacrées à l'action,
ses mobiles, ses finalités et notamment sa valeur décisive pour donner un sens à la
123Maurice Blondel, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine suivi de Histoire et dogme,
Paris, P.U.F., 1950, p. 34.
124 Maurice Blondel, L'Action (1893), op. cit., p. 412.
125 Almanach du Sillon, Paris, Au Sillon, 1905, p. 36.
93

vie. Sur les premières, on peut imaginer que Sangnier ne s'est guère apesanti alors que
les secondes, comme nous allons essayer de le démontrer, l'ont durablement
affecté. 126 Si on lit attentivement les chapitres qui touchent aux rapports entre
l'individu et le monde, au devoir de l'individu d'échapper à la tentation égoïste pour
orienter sa liberté subjective dans le dépassement de soi vers l'accomplissement d'un
devoir qui le relie aux autres, on ne peut qu'être frappé par la similitude de ton et de
conception, au point qu'on pourrait en conclure, en exagérant à peine, que le Sillon de
Sangnier semble sortir tout droit de L'Action de Blondel, que celui-ci est, sinon le
bréviaire, du moins le miroir dans lequel cette génération de sillonnistes lettrés et
avides a trouvé les ressorts profonds du défi qu'elle s'est lancée à elle-même. Pour
reprendre une image chère à Sangnier, L'Action a été la semence, et le Sillon la
première moisson.
Qu'est-ce que l'action pour Blondel ? Elle est l'appel lancé aux jeunes
générations de ne pas se tenir à l'écart du monde, la vertu ferme et salutaire à opposer
de toute urgence aux tentations contemporaines pernicieuses que Blondel, et Sangnier
après lui, condamnent avec détermination : le nihilisme et le dilettantisme. Agir est un
acte de confiance dans l'homme et l'humanité ; il est une adhésion confiante à son
devenir alors que le nihiliste nie, de son côté, la valeur inhérente au commerce des
hommes, l'effort lent et patient pour construire tant bien que mal une société
harmonieuse, autant que l'amour et l'amitié qui est la base de la vie sociale et de la
solidarité, de la vie familiale, de la patrie ou l'humanité. Le pessimisme qui inspire sa
sensibilité morbide conduit le nihiliste à consacrer le néant (Nietzche) ou à réprimer
en lui toute volonté (Schopenhauer). Le dilettante, pour sa part, se garde de tout
engagement et se contente de flâner et de goûter aux plaisirs de la vie artistique et
amoureuse, il s'engage sur la pointe des pieds pour mieux rebondir et se dégager : "le
dilettante qui se prête à tout sans se donner à rien, qui veut bien jouer et jouir, mais
non pas vraiment agir, refuse de choisir quoi que ce soit et pratique une sorte de
détachement universel." 127 Pourquoi être si sérieux, se prendre au sérieux, pourquoi
ne pas prendre la vie comme elle vient ? demande le dilettante. Celui-ci essaiera
n'importe quoi pour la satisfaction immédiate, mais ne se livre jamais réellement car
126 Dans son petit ouvrage de vulgarisation sur l'oeuvre et la pensée de Maurice Blondel, le philosophe
Jean Lacroix estimera qu'on pourrait en tirer "une extraordinaire anthologie qui suffirait à classer
Blondel parmi les plus grands "moralistes" français". Cf. Jean Lacroix, Maurice Blondel, Sa vie…, op.
cit., p. 13.
94

ien n'a vraiment de valeur à ses yeux. Mais, note Blondel, ne pas vouloir, c'est
vouloir ; annihiler sa volonté relève d'une décision volontaire. La négation est elle
aussi expression d'une intention. Ce non-engagement déclaré est une imposture : en
vérité, un tel sujet professe cet "autre culte" que Blondel nomme "l'autolâtrie". 128 Le
dilettantisme est une figure d'un narcissisme radical : on ne se détache de tout que
parce qu'on s'attache exclusivement à soi ; c'est une expression d'orgueil et de
supériorité : c'est jeter sur le monde, la vie savante, artistique, politique et religieuse,
mais aussi intime, un regard condescendant et cynique. Blondel dévoile l'envers de
cette attitude. Ce n'est pas une preuve de sagesse ou de réalisme, c'est un prétexte à
l'égoïsme érigé en nécessité : "Ne rien vouloir, c'est se refuser à tout objet afin de se
réserver tout entier et de s'interdire tout don, tout dévouement et toute
abnégation." 129 Dès les premières pages, le livre appréhende la sensibilité régnante,
lui fait un procès sans appel et présente au lecteur l'alternative : l'action ou le néant, le
salut ou la décadence. L'action n'est pas, comme on aurait pu le croire, une propriété
inhérente à l'individu, elle relève d'un choix qui se dresse devant la liberté du sujet.
C'est à elle de la saisir, de l'assumer, de relever le défi. Sangnier n'oubliera ni la leçon
ni les mots pour l'exprimer : "don", "dévouement", "abnégation" sont, comme nous le
verrons au chapitre suivant, quelques-uns des mots-clés, sinon des mots préférés qui
ressortent des publications sillonnistes et des écrits de Sangnier notamment.
1.4.3 De la philosophie à la pratique : un essai de transposition
L'action est couronnement de l'existence, la marque la plus significative et la
plus valeureuse de notre passage terrestre : notre empreinte sur le monde. Elle est ce
qui donne sens à la vie et confère une destinée à l'existence humaine. L'action, et non
la pensée, précise Blondel, afin de ne pas s'égarer dans les abstractions. La pensée ne
peut être une solution de rechange. Elle peut s'efforcer d'équivaloir à l'action, au vécu,
elle n'y parvient jamais pleinement. Si elle ne saurait en tenir lieu, elle est, tout de
même, le verbe de la vie.
L'action s'organise autour de la vie individuelle et du désir de sens qui l'habite.
Blondel, comme Sangnier, prennent le contrepied de la sagesse grecque qui modère et
tempère l'ambition, et enseigne à l'être fini d'éviter les ambitions. Ce qu'il offre au
127 Jean Lacroix, ibid., p. 24.
128 Maurice Blondel, L'Action (1893), op. cit., p. 16.
129 Ibid., p. 16.
95

parcours de Sangnier, c'est une problématique de la vocation : agir, c'est vouloir
changer le monde ; c'est dédaigner et mépriser la plénitude et la satiété des nantis :
fortune, ambitions, succès, qu'est-ce que cela?" interroge Blondel, et de répondre avec
une image forte et sans complaisance : "deux chiens se battant pour un tas d'ordures
où le vainqueur ne trouvera rien." 130 Blondel condamne, sans le dire, la suffisance et
le bien-être bourgeois. Sangnier rompra avec cette bonne conscience de classe sans
avoir lu une seule ligne de Marx, s'étant imbibé de Blondel. S'il avait quelque doute
sur la valeur de l'action, lui préférant les vertus de l'idéal dont Sangnier avait fait
l'éloge dans son premier discours prononcé à l'Ecole Stanislas, il est définitivement
convaincu par Blondel que "l'action accomplie rapporte à l'être qui l'a conçue et
voulue une richesse nouvelle qui n'était encore ni dans sa conception ni dans sa
résolution. (…) Voilà pourquoi, après avoir agi, nous sommes autres, nous
connaissons autrement, nous voulons d'autre façon qu'auparavant ; (...) Elle paraît
nous épuiser ; elle nous emplit." 131 Même si un fossé plus ou moins grand se creuse
toujours dans l'action entre l'intention et sa réalisation, une part au moins s'y réalise.
Mais loin de mener à une apathie, l'homme découvre que pour se réaliser, il lui faut
précisément sortir hors de soi. Il n'est pas d'existence individuelle auto-suffisante car
l'homme ne peut égaler les exigences qu'il conçoit. L'hypothèse d'après laquelle
l'homme est plénitude à lui tout seul est vaine : "il ne suffit jamais d'agir pour soi, on
ne le peut pas; il faut bâtir en autrui" 132 Ou encore : "la personne ne naît dans
l'individu, elle ne se constitue et se conserve qu'en s'assignant une fin impersonnelle.
(…) L'homme ne se suffit pas; il faut qu'il agisse pour les autres, avec les autres, par
les autres. (…) La conscience individuelle, qu'elle le sache ou non, est une conscience
de l'universel." 133 L'égoïsme est un leurre : "c'est en sortant de la vie individuelle, en
nous attachant ailleurs qu'en nous, que nous nous possédons le mieux." Comment
Sangnier n'aurait-il pas découvert dans ces lignes l'expression de son intuition la plus
intime d'une existence d'autant plus riche et féconde qu'elle est consciemment vouée
au service d'autrui ? Comment n'aurait-il pas souhaité en élargir la portée en
concevant non la direction d'une simple revue de réflexion, mais la mise en oeuvre
d'une action de nature sociale ? Blondel ne tarit pas d'éloges sur la portée de l'action
130 Ibid., p. 24-25.
131 Ibid., p. 467-468.
132 Ibid., p. 412-413.
133 Ibid., p. 198.
96

volontaire : "elle est le ciment qui édifie la cité humaine, c'est la fonction sociale par
excellence. L'action est destinée à la société, et nous ne tenons les uns aux autres que
par l'action." 134 Mais l'horizon de l'action n'est-il que social? Lorsque Blondel
affirme : "En traduisant ce qu'il y a d'inédit, de singulier, d'initiateur en chacun, elle
n'en subit pas moins les influences du monde inférieur, du monde intérieur, du monde
supérieur; (…) elle est le lieu géométrique où se rencontrent le naturel, l'humain, le
divin." 135 , Sangnier n'a-t-il pas été définitivement convaincu que même une action
qui ne serait pas directement religieuse procède également d'une inspiration de cet
ordre et pourrait bien être spirituellement plus significative encore ? Nous ne pouvons
devenir nous-mêmes, clame Blondel, qu'en nous dépassant perpétuellement : "ce que
nous voulons, c'est non pas ce qui est en nous, déjà réalisé, mais ce qui nous dépasse
et nous commande. Quoi qu'on veuille, on veut ce qu'on n'est pas." 136 Sangnier ne
dira pas autre chose dans ses discours adressés aux militants. Blondel relie liberté et
devoir, "l'autonomie de la volonté" et "l'hétéronomie morale" et offre ainsi une clé que
Sangnier reprendra à son compte pour penser la réconciliation entre les Deux France,
accorder celle qui pense "devoir avant tout!" avec celle qui proclame "liberté
d'abord!" Ainsi, autonomie et hétéronomie restent distincts mais ne s'opposent plus
aussi radicalement. A condition pour les catholiques, respectueux de l'autonomie sans
y céder toutefois, de repenser l'hétéronomie : "vous avez raison de condamner
l'hétéronomie de l'esclavage. Mais ce n'est pas l'autonomie qui est la fin suprême, c'est
l'hétéronomie de l'amour. La déviation profonde du catholicisme contemporain tient à
ce que on a ramené le troisième état au premier, mais nous ne devons pas nous en
pour cela nous en tenir au second." 137
Ce sera fondamentalement le principe unificateur du Sillon, le test décisif du
sillonniste : "Il ne s'agit pas de proposer du dehors un devoir à la liberté; il s'agit de
découvrir le devoir dans la liberté même" 138 écrit Blondel; ce qui s'exprime ainsi au
Sillon : "il n'est pas vrai que l'on abdique, parce que l'on se discipline, toute dignité et
liberté. Se mettre d'une façon volontaire et réfléchie au service d'une cause que l'on a
134 Ibid., p. 251.
135 Maurice Blondel, "Itinéraire philosophique" (p.63-67), cité par Jean Lacroix, op. cit., p. 90.
136 Idem, L'Action (1893), op. cit., pp. 133-134.
137 Idem, "A Edouard Le Roy" (16 novembre 1905), Lettres philosophiques…, op. cit., p. 262.
138 Idem, L'Action (1893), op. cit., p. 143.
97

choisie, cela paraît bien être la marque même de la liberté." 139 Les deux notions
opposées sont conciliées par la médiation du dépassement : la liberté ne se conserve et
ne se développe qu'en se dépassant elle-même. Ce n'est pas sous l'effet d'une
contrainte externe qu'elle s'impose un devoir à accomplir mais pour répondre à l'appel
intérieur qui lui ordonne de se dépasser elle-même, de se mortifier pour mieux
s'exercer et se déployer. Ce que Sangnier exprime ainsi : "notre idéal serait que
chacun se donne à soi-même l'ordre auquel il obéit." 140 Pour le commun des mortels,
ce dépassement s'incarne dans la compagne avec lequel l'homme forme couple (et
réciproquement). C'est que l'individu recherche plus que la coopération, il veut
l'amour. Le couple, à son tour, se dépasse lui-même dans l'enfant qu'ils conçoivent et
dans la famille qu'ils constituent alors tous ensemble. Mais la famille est loin de
suffire; les sentiments de sociabilité et toujours la volonté humaine qui aspire au
dépassement exigent un cadre plus ample pour se déployer : c'est la nation qui est bien
plus qu'une famille élargie. La nation non plus n'est pas une fin en soi : "ce n'est plus
assez de porter en soi une nation entière et de ne faire qu'une âme avec elle ; l'homme
aspire, pour ainsi parler, à épouser l'humanité et à ne former avec elle qu'une seule
volonté." 141 Sur ce thème, l'inspiration blondélienne se manifeste chez Sangnier sans
médiation ni transposition aucune. Cette conscience si vive et si active d'une humanité
supra-nationale saisie par Sangnier non seulement comme une réalité objective mais
comme le prolongement, le dépassement nécessaire et souhaitable de la fidélité à la
nation est formulée, on le voit, d'après les termes mêmes de référence développés
dans L'Action.
La volonté de l'homme engendre ainsi la famille, la patrie, l'humanité, puisque
c'est par le don de soi appliqué à un cadre de plus en plus étendu que l'individu non
seulement s'épanouit mais qu'il accomplit son moi. Parvenu à ce point, l'homme
atteint un seuil à partir duquel commence le règne de Dieu. Il revient à la seule
conscience libre de franchir cette limite si elle le désire. La raison humaine n'y a pas
accès, mais au moins la dimension du surnaturel peut-elle lui être exposée et
proposée. Quoi qu'il en soit, et même si certains s'arrêtent à ce stade, il n'en reste pas
moins que pour se réaliser, il a fallu installer en soi une autre volonté que la sienne :
que certains l'appellent Dieu, que d'autres la nomment révolution, la volonté générale,
139 Henry Du Roure, "Le Sillon et les individus", Bulletin d'Action et de Propagande, août 1907.
140 Marc Sangnier, Le Petit démocrate, 25 février, 1906.
98

l'intérêt public, les droits de l'homme, la démocratie, la nation ou l'humanité, tous
posent au-dessus d'eux comme projection idéale de leur volonté une forme, plus ou
moins élevée, plus ou moins universelle, de transcendance.
Il est une autre dimension dans l'oeuvre de Blondel qui mérite d'être soulignée :
elle concerne tout ce qui y est dit à propos de l'action collective et qui préfigure ce que
sera le Sillon aux yeux de son fondateur. C'est là, nous semble-t-il, que l'impact de la
pensée blondélienne sur Sangnier est le plus net : des passages entiers, dont nous ne
citerons que les morceaux les plus éloquents, décrivent avec acuité et finesse les
enjeux et les contradictions qui naissent d'une coopération militante. Les exigences et
les attentes que définira Sangnier dans ses discours apparaissent déjà dans ses pages
prémonitoires. Elles n'auront pas échappé à Sangnier. C'est notre intime conviction. Il
s'en est imprégné pour concevoir l'esprit du mouvement, et cette imprégnation des
idées a même débordé, comme nous le verrons ensuite, jusque dans la manière de les
dire. Blondel décrit les motivations qui conduisent le sujet à désirer que la volonté
individuelle se transforme en volonté collective, à exiger, en un mot, des disciples
conformes aux besoins de la mission à accomplir : "Si toute oeuvre recèle une force
latente d'expansion, qu'y a-t-il de plus naturel que ce besoin de revivre en d'autres, ce
besoin de disciples, ce besoin d'auxiliaires capables d'opérer pour nous comme
nous." 142 Mais ce militant comment doit-il être ? Soumis à l'esprit du Sillon ou bien
libre et indépendant, capable d'initiative et d'innovation ? Et s'il était les deux à la fois,
comme le suggère Blondel, et comme l'exigera Sangnier, même si l'aporie paraît
difficile à résorber : "Etranges conditions à concilier : je veux que mon partenaire
soit aussi distinct de moi que je suis de lui ; et je veux que son autonomie suive ma loi.
Il me faut avec lui une union pleine, sûre et parfaite, sans que l'unité, sans que la
dualité soient sacrifiées l'une à l'autre." 143 Sans cesse dans ses discours, Sangnier
reprend à son compte ces formulations synthétiques sur l'unité et le pluralisme, sur
l'effort et la joie, sur l'obéissance et l'indépendance, et comme Blondel, fait pencher la
balance du côté de l'obéissance. Celle-ci est censée perdre de son caractère
contraignant puisqu'elle découle du libre-arbitre du sujet. Entre le devoir et les droits,
le premier l'emporte toujours et fait plier la liberté de l'individu à ce qu'il requiert. S'il
n'y a rien là de problématique aux yeux de Blondel en théorie, et de Sangnier en
141 Maurice Blondel, L'Action (1893), op. cit., pp. 274-275.
142 Ibid., p. 240.
143 Ibid., p. 244.
99

pratique, c'est que la volonté, et la volonté seule est toujours à l'origine de cette
asymétrie ; c'est que la suprématie du devoir est toujours librement consentie ;
librement assumée au nom du projet qui transcende tous ceux qui y prennent part.
L'homme d'action veut et doit se dévouer totalement à sa tâche, y sacrifier
besoins et désirs étrangers à l'action ; il doit pouvoir déclarer après Blondel : "nous
devons nous traiter non comme une fin, mais comme un instrument de conquête".
C'est précisément comme cela que Sangnier imagine le militant idéal et aime à se
représenter le sillonniste consciencieux. Mieux encore, désireux d'oeuvrer avec ses
compagnons d'âge, Sangnier n'aurait-il pas conçu la formation sillonniste après avoir
médité et intériorisé cette profonde réflexion de Blondel sur ce que signifie passer de
l'enfance à l'âge adulte : "L'enfant ne vit encore que pour soi; et c'est pour cela qu'il
n'est pas en soi. Nul souci des autres, de leurs jugements ou de leurs plaisirs. La
raison apparaît en lui, il devient une personne du jour où il sait prêter contre luimême,
un moi aux étrangers; du jour où il participe, fut-ce à ses dépens, à la
personne d'autrui, et où il fait un effort sur soi pour n'être pas naïvement le centre de
tout. Il y a, en effet, une place centrale à prendre en nous : elle ne peut nous
appartenir. (…) Ainsi, notre vie, c'est le concours de tout le reste; notre personne,
c'est notre expansion et notre dévouement à tous." 144 Tout l'esprit du Sillon est dans
ses lignes. Sangnier y a-t-il été sensible ? Il semble peu probable qu'elles ne l'aient pas
marqué.
Cette amitié du Sillon que Sangnier réitère en toute occasion et dont il apprécie
la contribution efficace à l'accomplissement des tâches du Sillon et à son
fonctionnement "unitif", voilà que Blondel en avait esquissé une première image :
"C'est grâce à cette union pratique que les hommes, faisant surgir d'un fond qu'ils
ignorent eux-mêmes leurs certitudes et leurs affections, s'attachent les uns aux autres
par un lien si puissant et si doux qu'ils ne forment qu'un même esprit et qu'un même
corps. Oui la pratique opère ce seule ce prodige de former, avec la diversité des
esprits, un corps unique, parce qu'elle emploie et façonne ce par quoi ils tiennent les
uns aux autres. Voilà pourquoi il n'y a d'unité doctrinale qu'en suite d'une discipline
commune et d'une conformité de vie. Et voilà pourquoi les dogmes et les croyances ne
144 Ibid., pp.199 et 200.
100

sont des enseignements pour la pensée qu'en vue de devenir des principes
d'action." 145
Tout le principe de l'âme commune, et non de la doctrine commune, si chère au
Sillon est ici pressenti; de même que cette exigence d'unité que Sangnier entend bien
sûr ne pas confondre avec uniformité; et cette quête d'une vie organique qui n'est
réductible, on l'aura deviné - ni à un organe de presse, ni à une organisation politique :
"Il faut que de part et d'autre chacun se propose une fin supérieure à chacun d'eux
pris isolément, une fin qu'il soit bon de poursuivre d'un élan commun. (…) On ne
s'unit pas simplement pour être uni ; (…) Il faut que l'unité des vies jointes soit plus
que la somme des vies isolées ; il faut que ce surcroît se répande et que la
surabondance de l'être multiple engendre une oeuvre qui devienne sa raison d'être.
Ainsi voit-on une fois de plus, et avec plus de clarté, comment la synthèse est toujours
transcendante aux éléments qu'elle fond et transforme ; ainsi comprend-on que si
l'homme est pour l'homme "une fin en soi", c'est en vue d'un développement supérieur
à leur mutuelle solitude. (…) Entre les hommes, il ne saurait y avoir relations réelles
et vivante coopération que par un progrès vers la synthèse sociale. (…) Car un tout,
comme une synthèse vivante, n'est pas égal à la somme des composants ; ce ne sont
pas des parties ou des unités arithmétiques, mais des membres solidaires qui se
vivifient l'un l'autre." 146
Il ne suffit guère qu'ils soient dévoués dans leur tâche, qu'ils soient de bons
techniciens dans l'exécution de leur mission, il faut encore que les volontés soient
tendues vers le même objectif. Mais pour ne pas donner à cette vision des choses une
connotation anti-humaniste, pour la maintenir dans une perspective à la fois
chrétienne et démocratique, communion et amitié sont invoquées pour créer au sein
du groupe la fusion. La grande ambition n'est pas seulement de "toucher à d'autres
sujets" mais de "se fondre avec eux" : "ce que nous voulons maintenant du sujet,"
écrit Blondel, "c'est le sujet lui-même, - non ce qu'il manifeste et ce qu'il produit, mais
son intimité. (…) Jusqu'alors on ne l'avait pris que comme moyen ; on ne sollicitait de
lui qu'un concours, en vue d'une oeuvre qui semblait la fin principale et dont il n'était
qu'un instrument. A présent, on le traite comme "une fin en soi"; on le sollicite et on
le désire pour lui-même; on attend de lui moins ce qu'il fait que ce qu'il est; et ce
145 Ibid., p. 413.
146 Ibid., pp. 250-251.
101

qu'on veut, semble-t-il, c'est avant l'oeuvre, l'ouvrier même afin de s'allier à lui, non
plus comme fin à moyen ou comme tout à partie, mais comme principal à principal et
comme partie à partie, dans un tout auquel l'individualité de chacun se dévoue, dans
une vie vraiment unique, et dans une communion réelle." 147 "Intimité", vie",
"communion" et plus haut "élan", "synthèse sociale", "vivifier", "répandre" - ce sera le
vocabulaire aussi de Sangnier pour dire la grande aventure du Sillon.
Sangnier s'interroge en de multiples occasions sur l'imprévisible de l'action, sur
le caractère indéterminé de ses effets. Il doit expliquer, justifier auprès de ses militants
les difficultés, les déconvenues, les échecs et donner des signes d'encouragement, des
des "raisons d'espérer" comme il dit, malgré le climat ambiant qui ne favorise pas le
Sillon même s'il n'en diminue pas la nécessité. Blondel s'en était préoccupé : "En se
donnant à l'action sait-on jamais clairement où l'on tombera, et si on le savait
clairement, agirait-on ?" 148 L'écart entre l'intention et le résultat fait partie de l'action.
Elle s'en trouve enrichie : "les heurts du dehors, les obstacles, les souffrances même
peuvent ainsi rentrer dans le plan volontaire de notre vie." 149 Et si le doute grandit,
Blondel se fait rassurant : "Par le seul fait qu'une décision est prise et qu'un effort est
tenté, la situation intérieure a changé". Il lui arrive même de s'exprimer comme un
leader exhortant ses militants à persévérer malgré les embûches : "Qui ne lutte pas est
déjà vaincu; qui n'agit pas est agi et défait." 150 Sangnier reproduit cette confiance
blondélienne et cette détermination à agir quoi qu'il en coûte. Même si les effets
escomptés viennent à tarder, même s'ils impliquent épreuves et sacrifices, ceux-ci
fortifient plus le Sillon qu'ils ne dissuadent. C'est, du moins, la représentation positive
qu'il s'en est donné. Avant même d'avoir commencé son action, Sangnier aura pu
trouver dans L'Action toutes les raisons de ne pas se laisser abattre par le risque de
l'échec.
1.4.4 Les raisons d'une discrétion
Cette imprégnation de L'Action de Blondel sur la détermination de Sangnier au
niveau des idées, touche jusqu'à la manière d'écrire. Certes, Blondel écrit en
philosophe. Il a le goût des néologismes, des concepts, des abstractions spéculatives.
147 Ibid., p. 247.
148 Ibid., p. 141.
149 Ibid., p. 145.
150 Ibid., p. 170 et 171.
102

Il n'a recours aux images qu'avec parcimonie. Mais quelques accents ne trompent pas:
isolés chez Blondel, ils seront légion chez Sangnier : "L'action est l'âme de la vie
commune" ; "l'oeuvre, comme l'enfant vit et croît". 151 Une fois seulement, Blondel
emploie l'isotopie de la germination : "Il faut, pour être féconde, que l'oeuvre,
détachée de ses auteurs comme la graine de la tige, meure en quelque façon avant
d'être apte à renaître sur un autre sol ; il faut qu'elle se dissolve, comme la semence
en terre, pour germer et croître ;" 152 Tout le Sillon alors en gestation est contenu
dans cette phrase. Tout le Sillon, mis à part cette notion cardinale sur laquelle Blondel
reste muet car elle n'entre pas dans le propos de son livre : la démocratie. Mais ne
peut-on dire, puisque la démocratie n'est pas chez Sangnier qu'un régime politique,
qu'un mécanisme de distribution du pouvoir, qu'un principe de légitimité et d'autorité,
ne peut-on dire que la démocratie, puisqu'il la définit comme responsabilité assumée
par tout l'homme et tout homme est un autre nom de l'action ; de l'action en tant
qu'elle relie l'individu aux membres de la nation, et la nation elle-même à l'humanité ?
De toutes les doctrines politiques et sociales existantes, celle de la démocratie n'estelle
pas la plus proche de cette aspiration de l'homme à contribuer à rendre la vie -
celle des autres et la sienne propre - plus valeureuse et plus digne. Sangnier découvre
à travers L'Action le sens profond de l'esprit démocratique qui lui est cher : la prise de
responsabilité ; la valeur de l'engagement : "Donner de soi, c'est donc gagner plus
qu'on ne donne ; et la vie la plus sacrifiée ou la plus extensive est aussi la plus
intense." 153
Que Sangnier ait trouvé en Blondel une inspiration, cela nous semble
indéniable. Personne d'autre dans l'entourage de Sangnier n'avait jusque-là, d'une
manière aussi concentrée et systématique, médité la signification de l'action, pensé sa
légitimité religieuse, mis à jour sa liaison avec l'autonomie de l'homme comme avec
ce qui lui est transcendant, justifié l'unité organique du groupe tout en respectant celle
de l'individu, rétabli les structures quasi-sanctifiées de la famille et de la nation dans
un juste relativisme. Reste à savoir pourquoi Sangnier n'a pas cru bon le
reconnaître. 154 Etait-ce que l'action concrète, avec les problèmes qu'elle pose, lui
151 Ibid., p. 231 et 233.
152 Ibid., p. 234.
153 Ibid., p. 468.
154 Dans le récit de Marc Sangnier sur les débuts du Sillon, l'auteur cite, pêle-mêle, une longue série de
noms de personnes impliquées, de près ou de loin dans la naissance du Sillon. Celui de Blondel n'y
figure pas. Cf. Marc Sangnier, Autrefois…, Paris, Bloud et Gay, 1936, pp. 143-160.
103

semblait sans commune mesure avec une appréhension théorique, fut-elle brillante, et
que la question des sources lui apparaissait superflue ? Qu'il était pénétré de la
certitude que ce qu'on peut écrire sur l'action est toujours en-deçà de l'action en train
de se faire ? Il y avait peut-être dans l'idée d'une source inspiratrice quelque chose qui
heurtait sa vision des choses, portée à n'apprécier que ce qui se déroule en temps réel.
Dans l'esprit de Sangnier, la vérité du Sillon, si tant est qu'elle se laisse saisir, se
dévoile au fur et à mesure de l'action, non par un écrit qui, comme il aimait à le dire,
n'enregistre que ce qui a été, non ce qui sera. La supériorité de l'action sur la pensée
fait que c'est la première qui précise la seconde et non l'inverse.
Peut-être a-t-il agi par prudence ? Blondel est moderniste et Sangnier, étranger
aux débats théologiques du modernisme, ne tenait guère à y être impliqué, ayant lui
aussi fort à faire avec les "ennemis intérieurs" dans l'Eglise, par l'expression d'une
allégeance ouvertement assumée.
Peut-on enfin exclure totalement la possibilité que Sangnier, comme bien des
créateurs, éprouvait quelque difficulté à reconnaître une dette à l'égard non d'un
illustre défunt - tel Pascal, le Père Gratry ou Ollé-Laprune -, mais d'un contemporain,
d'autant que ce dernier, si proche du Sillon de Renaudin à ses débuts, avait pris ses
distances avec l'évolution que Sangnier lui avait imprimée ? 155
Quoi qu'il en soit, dans l'attente de l'archive rédemptrice, réduit à formuler des
supputations, il convient de remarquer que Sangnier ne peut être tenu pour un
plagiaire. Il aura fait oeuvre de "transposition", consciente ou involontaire. 156
155 Blondel s'était consécutivement rapproché des Semaines sociales qui venaient d'être créées (en
1904) et constituaient un lieu d'échange intellectuel sans préoccupation politique, sociale et populaire ?
"M. Blondel qui s'est, nous l'avons dit, toujours tenu sur la réserve vis-à-vis du Sillon, paraît s'être
trouvé toujours en confiance, au contraire, dans le milieu des Semaines Sociales" in Paul Archambault,
op. cit., p. 124.
156 C'est à dessein que nous employons ce terme utilisé par Peter Reifenberg pour caractériser la
reprise de l'oeuvre d'Ollé-Laprune effectuée par Blondel dans L'Action. Cf. Peter Reifenberg, "Ollé-
Laprune dans l'interpétation de Maurice Blondel", in Marie-Jeanne Coutagne (dir.), Maurice Blondel et
la quête du sens, Paris, Beauchesne, coll. "Bibliothèque des archives de philosophie" n°63, 1998, p.
100.
104

DEUXIÈME PARTIE :
LE DISCOURS SILLONNISTE
Le vocabulaire sillonniste est l'objet de ce chapitre. Notre proposition est qu'il
existe un langage propre au Sillon - "un "jargon" sillonniste". 1 Si le phénomène
mérite description et explication, c'est que ce n'est pas à partir du contenu seulement
(idées, programmes, projet de société), comme on pourrait le croire, qu'on peut en
constater l'existence. L'écriture sillonniste présente, en effet, une transparence, un
caractère immédiatement repérable qui fait qu'avant même de se pencher sur le
signifié, on identifie sans peine une prose émanant du Sillon : il y a une manière de
parler de la démocratie, d'écrire sur la République, d'engager à l'action sociale, de
recourir à des tropes et figures imposées et récurrentes qui portent la marque du Sillon
et désignent aussitôt le scripteur ou le locuteur comme un de ses membres.
Ce phénomène d'un langage singulier et identifiable ne devrait pas en apparence
surprendre : psycholinguistes et sociolinguistes ont forgé le concept d'idiolectes et de
sociolectes pour désigner ces terminologies propres à un individu, à une famille ou à
des corps de métier, et de leur côté, les spécialistes de l'analyse du discours ont
identifié des genres de discours en fonction des lieux et espaces sociaux où ils se
tiennent, ainsi que des formations discursives établies à partir des positions
spécifiques occupées à l'intérieur d'un champ social.
Pour ce qui est du discours politique, on admet volontiers qu'un groupe bien
soudé produit généralement non seulement une homogénéité doctrinale mais aussi une
uniformité de ton. Discerner une voix singulière du Sillon, inimitable, ne ferait que
valider cette proposition affirmée par Annie Kriegel comme une évidence : "On sait
que toute société fermée ou même seulement minoritaire à l'intérieur d'une société
plus large a tendance, pour se différencier et consolider son homogénéité interne, à
sécréter, sinon un vocabulaire, du moins des sens spécifiques, des tournures, des
constructions de phrases qui constituent un véritable code de reconnaissance." 2
Annie Kriegel appliquait cette hypothèse au parti communiste. Face à une matière
1
"Oui, je le sais, on a coutume dans certains milieux de railler le "jargon" sillonniste" (Marc Sangnier),
Compte-rendu du VIIIe Congrès National du Sillon, 12-25 avril 1909, Paris, Au Sillon, p. 276.
2
Annie Kriegel, Le pain et les roses. Jalons pour une histoire des socialismes, Paris, PUF, coll. "Hier",
1968, page 207.
105

aussi riche, elle a posé sans difficulté les jalons d'une recherche qui a suscité depuis
de nombreux travaux 3 . Mais ce qui est vrai du parti communiste ne l'est pas
nécessairement de toutes les forces politiques. Celles-ci ne produisent pas toutes un
discours aussi aisément repérable. Il serait hâtif et erroné de penser qu'il est autant de
vocabulaires qu'il est de familles politiques. Il leur suffit d'avoir une idéologie propre.
Aussi, une grande part des recherches en science politique s'attache le plus souvent à
définir le noyau et les contours de l'idéologie en question, ses racines historiques, son
inspiration philosophique, son évolution dans le temps, sa cohérence générale, mais
néglige ce qui a trait aux mots pour la dire. Si les études allant dans cette dernière
direction sont plus rares, c'est que cette homogénéité distinctive d'un groupe par
rapport à l'environnement politique dans lequel il agit n'est pas toujours repérable au
niveau du vocabulaire. Lorsque c'est le cas, il s'agit presque exclusivement de
mouvements fortement institutionnalisés qui ont une histoire, une durée, des
structures, une position dominante sinon hégémonique, ou alors, à l'inverse,
totalement dissidente, dans le champ idéologique. Or, de tels critères ne s'appliquent
guère au Sillon. Celui-ci n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire, le parti
communiste, le parti radical ou le gaullisme pour s'en tenir à des mouvements
politiques de la France contemporaine. Et pourtant, il s'est forgé un langage qui lui est
propre. Aussi, on ne saurait se contenter de signaler, au passage, l'existence d'un
vocabulaire sillonniste : il y a là un phénomène assez particulier pour justifier qu'on
s'y penche plus longuement. Il n'est pas anodin, en effet, qu'un mouvement qui, au
faîte de sa gloire, rassemble tout au plus vingt mille adhérents actifs et des milliers de
sympathisants dont l'estimation est plus difficile à faire, ait sélectionné un
vocabulaire, des tournures, des métaphores qui portent sa marque, d'autant qu'en dépit
de l'existence des Sillons de province, ses échecs électoraux successifs soulignent
bien la relativité de son assise nationale. 4
On pourrait se contenter d'imputer cette identification d'un langage sillonniste
au fait que Sangnier est l'auteur principal de cette vaste production discursive : c'est
lui qui écrit les grands discours, les opuscules, les brochures, les manuels sillonnistes.
Aussi est-il prévisible de discerner une continuité lexicale et stylistique d'un texte à
3
Annie Kriegel, "Vocabulaire "unitaire" et périodisation de la politique commnuniste", Cahiers de
lexicologie vol. XV n°2, 1969, "Formation et aspects du vocabulaire politique français XVIIe-XXe
siècles III", pp. 73-86. Cf. aussi Dominique Labbé, Le Discours communiste, Paris, Presses de la
Fondation des sciences politiques, 1979.
106

l'autre d'autant que la période de leur rédaction s'étend de 1898 à 1910. De plus, on
peut s'attendre à retrouver dans des textes de cette nature redondances et pléonasmes,
répétitions et images récurrentes qui visent potentiellement à acclimater thèmes et
revendications spécifiques. Toutefois, le style sangniériste n'est pas exclusif à
Sangnier. En ce sens, c'est bien d'une écriture sillonniste qu'il convient de parler
quand bien même la part de Sangnier dans les caractéristiques de ce langage est
déterminante : s'il est l'émetteur principal, lorsque c'est au tour de ses compagnons de
prendre la parole ou la plume, voilà qu'ils reprennent largement les images, les
procédés, les références de leur chef admiré. Le charisme de celui-ci explique, en
partie, cette aspiration à l'imiter jusque dans son style. Faisant une recension de sa
production écrite - discours, articles de journaux, notes éparses -, un militant
sillonniste en tire la signification véritable : "Il a laissé, bien plutôt, une tradition
orale." 5 Et s'il a pu transmettre de son vivant une tradition orale, c'est bien parce que
ses convictions étaient facilement transmissibles, "un chant qui n'avait qu'une seule
note" 6 , comme l'écrivait l'académicien Louis Gillet qui fut son condisciple au collège
Stanislas. Cette évidente imprégnation est sans doute aussi l'effet d'une culture de
classe catholique et bourgeoise, bien-pensante dirait-on, que partagent en commun
Sangnier avec nombre de sillonnistes. Quoi qu'il en soit, aussi essentielle qu'ait été la
part de Sangnier, pour qu'il puisse être répercuté, le langage du Sillon ne pouvait être
réductible à celui qui en a été le moteur : "il lui faut un effort collectif, la vie même
d'un groupe, d'un peuple, si petit soit-il, il lui faut surtout une atmosphère, un commun
état d'âmes." 7
Roland Barthes écrit dans Le degré zéro de l'écriture qu'il n'est pas douteux que
les régimes politiques possèdent leur écriture propre. 8 Nous voudrions avancer ici que
cette généralité peut être appliquée à une plus petite échelle, en l'occurrence à un
mouvement social et politique.
4
Il est vrai que le scrutin majoritaire constitue un obstacle majeur à l'élection d'un candiat sillonniste,
ce qui explique le soutien ardent et constant de Sangnier à l'introduction du système proportionnel.
5
Raymond Magne, Notre Marc - Souvenirs sur Marc Sangnier, Paris, Imprimerie centrale Réaumur,
s.d., p. 4.
6
Louis Gillet, cité par Raymond Magne, ibid., p. 5.
7
Jean Plaquevent, Léonard Constant, op. cit., p. 93. L'auteur fait état de ce que beaucoup de sillonnistes
se sont intéressés à l'esperanto. Nous n'avons trouvé aucune confirmation corroborant cette information
apportée sans autre précision ; le fait est, en tout cas, révélateur de cette préoccupation linguistique au
sein du Sillon.
107

2.1 LINGUISTIQUE ET DISCOURS SOCIAL
Il convient de le préciser d'emblée : non seulement nous ne sommes pas
linguiste de formation, nous ne sommes pas non plus linguiste de préoccupation.
Autrement dit, notre emprunt à cette discipline est clairement instrumental : les
observations et informations de type linguistique recueillies et rapportées dans ce
chapitre ne sont, pour nous, qu'un moyen d'accroître une connaissance qui reste et
demeure historique et culturelle avant tout. Elles répondent, en conséquence, à des
questions qui relèvent directement de la volonté de comprendre le passé, non du
souci, légitime au demeurant, de révéler les structures formelles du discours politique.
Ce n'est pas le code linguistique qui nous intéresse, et nous n'avons guère la prétention
d'élaborer un modèle linguistique de comportement verbal. Toute démarche qui
tenterait de neutraliser les fonctions sociales et idéologiques de la langue est étrangère
à notre propos. Nous nous penchons sur le message de l'énoncé mais aussi à ses
formes en tant qu'elles recèlent des effets, des fonctions, des usages implicitement ou
explicitement politiques. A cet égard, c'est moins les outils d'analyse forgés par la
linguistique qui nous ont inspiré que la matière sur laquelle elle travaille : le langage.
Il convient ici d'admettre que si les écrits de toute nature - rapports, correspondances,
journaux, discours, - ont été sanctifiés par les historiens au point de faire de l'archive
une religion, d'ériger le document écrit en source exclusive, ils n'ont été, somme toute,
qu'une matière première. L'historien Alphonse Dupront fut un des premiers à
reconnaître, il y a déjà fort longtemps, que l'historiographie a traité le langage comme
un "butin naturel et nécessaire", comme "un outil sans plus, quasi sans apport
propre… de la façon la plus brute et la plus extérieure" 9 ; autrement dit, comme un
simple véhicule d'information permettant d'établir un événement et de le recouper,
non comme un objet révélateur de sens au niveau des mots employés eux-mêmes.
Toutefois, lorsque nous recourons, çà et là, à des concepts et des méthodes empruntés
à l'analyse littéraire, à la rhétorique et à l'argumentation, cela ne signifie guère que
nous jugeons l'appareil méthodologique propre à la recherche historique déficient au
point de juger indispensable un apport de la linguistique. Certaines de ses méthodes
présentent, sans doute, une pertinence et une efficacité scientifiques, encore que bien
8
Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Le Seuil, coll.
"Points", 1972 (1éd.1953), p. 22.
108

souvent, aux dires des linguistes eux-mêmes, leurs conclusions ne sont pas différentes
de ce qu'une recherche qualitative peut obtenir. Comme l'avait écrit Antoine Prost
dans une contribution liminaire à ce type de démarche: "dans le vocabulaire politique,
ce qui nous intéresse, en tant qu'historiens, ce n'est pas le vocabulaire, c'est la
politique. Nous ne faisons pas un travail de lexicologie mais d'histoire, et si nous
prêtons attention au vocabulaire, comme à la géographie ou à la sociologie électorale,
c'est pour discerner par ce moyen les contours et les limites des différents familles
politiques, leur contenu et leur spécificité." 10 Quoi qu'il en soit, nous estimons que
l'attention portée au vocabulaire employé par le Sillon est susceptible non seulement
de confirmer, mais d'approfondir la compréhension qui résulte de l'analyse plus
conventionnelle de l'idéologie fondamentale et opérationnelle du Sillon. Elle peut dire
plus que ce que nous livre déjà une étude relevant de l'histoire des idées, et c'est à
dévoiler cette marge supplémentaire de sens, ce surplus de signification, que nous
nous fixons comme objectif. Le vocabulaire utilisé au Sillon est, pour nous, un signe
du comportement social et politique de celui qui l'emploie. C'est là ce qui justifie
notre enquête visant à "mettre en relation des comportements verbaux avec la
connaissance d'une époque, d'une société, du locuteur" 11 , même si nous sommes
conscients qu'il ne saurait y avoir de correspondance simpliste et directe entre le
comportement verbal et le comportement social, qu'il y a un hiatus entre le monde et
sa perception. Toutefois, même des visions et des conceptions du monde traduites par
le comportement verbal inspirent des pratiques extra-discursives.
Sur le plan méthodologique, deux options se présentent généralement aux
chercheurs: la lexicométrie et l'analyse de discours.
La lexicométrie travaille sur des corpus étendus et fournit des indicateurs
quantitatifs et mesure la récurrence de mots, syntagmes, noms, verbes ou épithètes
sélectionnés. L'usage de l'outil informatique a rendu plus aisé ce type de recherches.
Elle offre la possibilité d'une approche "objective" grâce à la formalisation de l'objet
analysé. Cependant, les méthodes quantitatives (statistique lexciale, analyse de
contenu) ne sont pas sans poser de problèmes et révéler des limites : repérer la
fréquence statistique d'un mot apporte une indication objective de son importance
9
Alphonse Dupront, "Sémantique historique et histoire", Cahiers de lexicologie vol. XIV n°1 1969,
"Formation et aspects du vocabulaire politique français XVIIe-XXe siècles II", p.
10
Antoine Prost, "Vocabulaire et typologie des familles politiques", Cahiers de lexicologie vol. XIV
n°1 1969, "Formation et aspects du vocabulaire politique français XVIIe-XXe siècles II", pp. 115.
109

pour le locuteur mais ne tient pas compte du fait que des termes différents peuvent
être synonymes et que l'utilisation d'un même terme peut avoir des sens distincts. De
plus, il nous apparaît quelque peu superficiel de se contenter de ce type de résultats :
ce n'est pas le nombre exact des occurences du mot "démocratie", par exemple, qui est
significatif, mais sa dimension connotative ou encore l'environnement linguistique
dans lequel il apparaît. 12 Antoine Prost, qui, loin de contester la contribution de la
lexicologie politique au renouveau de la recherche en histoire, est forcé de constater,
bien souvent, "la pauvreté des résultats auxquels conduisent ces dénombrements : à
eux seuls, les index de fréquence ne suggèrent guère de conclusion originale". De
plus, lorsque les conclusions présentent quelque pertinence, "l'historien se demande
pourtant si elles justifient l'énorme travail de décomposition des énoncés nécessaire
pourr y parvenir." 13
L'analyse de discours a, de son côté, fait preuve d'une grande ambition en
essayant d'intégrer les savoirs acquis par la sociolinguistique, la rhétorique
argumentative, la pragmatique et l'analyse conversationnelle et de rapprocher les
disciplines linguistique, sociologique et psychologique. Elle mobilise avec force
créativité une terminologie raffinée et sophistiquée pour désigner ses objets.
Toutefois, en dépit des typologies qu'elle produit, l'application concrète de ses outils
d'analyse ne porte généralement que sur des corpus restreints dont elle fait la
dissection minutieuse : un slogan, une conversation, un discours. 14
Aussi nous gardant de toute "illusion statistique" qui, pour être objective, induit
d'hâtives conclusions comme de toute "illusion micro-discursive" dont les résultats ne
peuvent être étendus à un plus grand ensemble, avons-nous préféré tenté une approche
intermédiaire plus conforme aux exigences d'une recherche à la fois historique et
culturelle. Laissant de côté et l'inventaire exhaustif et le corpus minimaliste, nous
avons établi notre recherche sur la sélection de critères qualitatifs pour décrire les
11
G. Provost-Chauveau, "Problèmes théoriques et méthodologiques en analyse du discours, Langue
Française n°9, février 1971, "Linguistique et société", p. 6-21.
12
Pour remédier aux lacunes de cette lexicométrie dite paradigmatique, on a conçu une métode qui
examine les co-occurences, c'est-à-dire les mots qui se situent, de part et d'autre, du terme sélectionné.
(lexicométrie syntagmatique). Sur les apports et les limites de l'approche statistique en lexicologie
politique, cf. Maurice Tournier, "D'où viennent les fréquences de vocabulaire ? La lexicométrie et ses
modèles", Mots n°1, octobre 1980, p. 189-212 ; Frédéric Bon, "Langage et Politique" in Madeleine
Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, vol. 3, Paris, PUF, 1985, p. 537-573.
13
Antoine Prost, "Les mots" in René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, coll.
L'Univers historique", 1988, p.260 et 268.
110

traits majeurs du langage sillonniste à partir d'un échantillon significatif. Il s'agit bien
d'examiner les textes d'une manière différente et moins conventionnelle que celle
adoptée par l'histoire des idées, d'aller au-delà de leur fonction référentielle.
Considérant l'importance accordée par Sangnier à l'éloquence et à la persuasion orale
et écrite dans la diffusion des idées du Sillon, et le fait que, de par sa position
singulière à mi-chemin entre des courants diamétralement opposés, la parole
sillonniste a touché des milieux sociaux et idéologiques très divers, il nous est apparu
que l'adaptation du discours à chacun de ces auditoires respectifs a été au coeur de la
stratégie discursive du Sillon.
Discours et idéologie vont de pair : ils ne sont pas interchangeables mais
interdépendants. Pour exprimer une idéologie, le discours est le véhicule naturel,
nécessaire et primordial. Mais il ne saurait être réduit à cette seule fonction
instrumentale, et considéré comme un reflet déterminé : en effet, de multiples
combinaisons d'énonciation d'une même idéologie sont toujours possibles, et le
discours est précisément cette instance de sélection qui l'énonce d'une certaine
manière, et non d'une autre.
2.2 OBJECTIFS, METHODES ET CORPUS
Pour procéder à notre enquête sur le vocabulaire sillonniste, nous sommes partis
de l'idée que le langage du politique est, d'abord et avant tout, public : à la fois, parce
qu'il s'oppose à tout ce qui relève de considérations privées, mais aussi parce que la
plus grande partie de sa production est accessible et que la préoccupation de ceux qui
l'utilisent est d'assurer la plus grande publicité à leurs énoncés, qu'ils soient oraux ou
écrits 15 . Sans nier l'importance du contenu d'un message et de sa finalité, cette
prééminence de la dimension publique dans le discours politique confère une place
centrale au destinataire même de cet énoncé. L'homme public ne se contente pas
seulement d'exposer ses idées avec cohérence et clarté : il entend persuader son
14
Sur l'analyse de discours, cf. G. Brown et G. Yule, Discourse Analysis, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983; Dominique Maingueneau, L'Analyse du discours, Introduction aux lectures de
l'archive, Paris, Hachette, 1991.
15
Il ne faut pas exclure, bien évidemment, le fait qu'une partie non négligeable de la production
discursive en matière politique demeure dissimulée au grand public : les délibérations d'un
gouvernement, les négociations et tractations diplomatiques entre Etats restent secrètes et seules des
annonces officielles ou des fuites divulguent très partiellement les échanges qui ont eu lieu. En outre, la
correspondance privée, les journaux intimes et les mémoires d'hommes publics échappent eux aussi à la
connaissance de l'opinion avant que leur accès ne soit permis et ouvert à tous. Ajoutons également que
111

auditoire de la pertinence de ses vues, Mais qui compose cet auditoire ? S'il est, en
théorie, universel, il est, de fait, multiple et hétérogène, comme l'a montré Chaïm
Perelman dans ses ouvrages fondamentaux sur l'argumentation et la rhétorique. 16
L'auditoire se décompose en une variété de publics qui se distinguent les uns des
autres par leurs propriétés socio-culturelles. Ils sont également sériés, hiérarchisés,
classés en vertu de leur proximité ou de leur éloignement relatif par rapport au
militant-type, d'une part, et au message à transmettre, d'autre part.
Si nous construisons notre analyse du vocabulaire sillonniste à partir de cette
notion d'auditoire, ce n'est pas seulement par souci méthodologique ou attente
heuristique. C'est aussi que Sangnier, formé à l'éloquence oratoire, est
particulièrement sensible à l'empire rhétorique et au pouvoir d'argumenter et de
persuader en adaptant le discours à l'auditoire concerné. Bien sûr, Sangnier, comme
locuteur, s'inscrit très nettement dans le discours ; il parsème dans son discours les
marques de la subjectivité (par pronoms, verbes performatifs, adjectifs possessifs,
embrayeurs et modalisateurs interposés). Mais c'est le discours d'autrui qui est
omniprésent : traces de dialogisme, présence de discours rapportés, prolepses
oratoires pour anticiper objections et réfutations des tiers respectifs. Toute la
démarche de Sangnier peut être résumée à une prise de parole grâce à laquelle il
s'adresse à un des partenaires désignés de la communication, en vue de susciter une
action s'il s'agit de militants ou de futurs adhérents ; en vue de susciter un changement
de perspective s'ils sont indifférents ou hostiles pour envisager, ensuite, une
collaboration à une cause commune tout en n'étant pas d'accord sur tout au niveau des
conceptions du monde.
2.2.1 Auditoires catholique et nationaliste, auditoires républicain et socialiste
Par "auditoire", nous n'entendons guère le public réel qui s'est effectivement
déplacé pour assister aux multiples prestations dispensées par Sangnier ou d'autres
orateurs du Sillon, mais la représentation idéale des profils divers que Sangnier s'en
est fait, les cibles, si l'on préfère, que le Sillon a souhaité atteindre et auxquelles il
si une conception de l'intérêt public est censé présider au langage politique, celui-ci peut, dans certains
cas, dissimuler des intérêts strictement personnels.
16
La centralité de l'auditoire dans la construction d'un discours a été traitée et mise en évidence par
Chaïm Perelman. Cf. Chaïm Perelman et Lucie Olbrehts-Tyteca, Traité de l'Argumentation La nouvelle
rhétorique, Bruxelles, Editions de l'Institut de Sociologie, "collection de sociologie générale et de
philosophie sociale", Université Libre de Bruxelles, 2 éd. 1970; en particulier les chapitres 3, 4 et 5 de
112

s'est adressé. Nous identifierons donc d'abord, comme condition préalable et
nécessaire de notre recherche sur le vocabulaire sillonniste, les auditoires privilégiés
du Sillon. Ils sont au nombre de cinq :
1) les militants proprement dit, qui forment le premier cercle
immédiat accessible, mobilisé et mobilisable pour l'action et dont il faut souligner
le fait qu'ils appartiennent à des groupes sociaux et culturels différents, bourgeois
et ouvriers, urbains et ruraux ;
2) les catholiques qui sont non seulement le milieu d'origine et de
formation des sillonnistes mais aussi le secteur principal de pénétration de l'idée
sillonniste, en dépit du fait que leur intransigeance religieuse va majoritairement
de pair avec leur hostilité à la démocratie ;
3) les nationalistes, les conservateurs et les monarchistes, bref, tout ce
qui s'apparente à la tendance anti-républicaine dans l'opinion française. Ils
partagent avec les précédents une proximité sociologique et culturelle. Ce sont
souvent les mêmes dans la mesure où les catholiques étaient, sur le plan politique
et idéologique, royalistes, patriotes et revanchards 17 , ce qui explique leur
participation privilégiée dans les rangs de L'Action Française. Toutefois, mise à
part cette clientèle catholique, le mouvement animé par Charles Maurras attirait
également un public nationaliste d'obédience philosophique positiviste, étranger à
toute conception de la transcendance divine, ne reconnaissant à l'Eglise de valeur
que comme institution historique attachée aux principes d'autorité, tradition, ordre
et hiérarchie, soucieuse de les faire respecter dans la société ;
4) les républicains de tendance radicale et opportuniste avec lesquels
le Sillon partage l'appui au régime du même nom mais dont il espère
l'infléchissement voire le renoncement sinon à leur athéisme, du moins à leur
anticléricalisme, et la reconnaissance de la contribution que les catholiques
peuvent apporter à la démocratie ;
5) et les socialistes. On peut inclure dans cet auditoire tous ceux qui
professent sur le plan économique et social des idées révolutionnaires, avec
lesquels le Sillon souhaite entamer le dialogue. Ce rapprochement n'exclut pas une
compétition autour d'un enjeu décisif pour les deux forces : la pénétration des
la première partie : "L'orateur et son auditoire", "L'auditoire comme construction de l'orateur et
"Adaptation de l'orateur à l'auditoire", pp. 25-34.
113

couches populaires dont ils favorisent, selon des schèmes différents, la promotion
sociale. Les travailleurs ouvriers et ruraux constituent le milieu sur lequel le Sillon
voudrait avoir prise aux dépens des forces socialistes dont il est à la fois
l'adversaire sur la question religieuse, le concurrent sur le terrain et un allié
potentiel pour les luttes sociales ouvrières à venir.
Radicaux et socialistes sont l'élément le plus neuf, et donc le plus méconnu des
sillonnistes. Ils les redoutent et s'en méfient à cause de leur hargne anti-cléricale
militante sans pour autant se dispenser de les rencontrer sur le terrain social. 18
Inversement, le milieu catholique (et nationaliste) est celui dans lequel les sillonnistes
baignent, dans lequel ils ont été eux-mêmes socialisés, auxquels ils ont le plus
facilement accès. Ils partagent, pour la plupart, une foi commune mais tout autant une
doxa dont ils maîtrisent parfaitement le langage, les lieux communs, les tabous, les
fétiches, mais aussi l'implicite et le pré-construit, et sur laquelle s'appuient les
sillonnistes pour creuser l'écart et y introduire la thématique démocratique.
2.2.2 Stratégies discursives de la parole sillonniste
Devant ces orientations tous azimuts et ces publics contradictoires, quelles
stratégies de discours le Sillon a-t-il mobilisées pour essayer de mobiliser ces
militants ? C'est l'objet des chapitres 1.3-1.4
Quelles méthodes a-t-il employées pour s'adresser à chacun de ces auditoires
respectifs, et tenter d'opérer la soudure nécessaire entre ces deux bastions aux
convictions solidement arrêtées que l'histoire a durablement opposées ? Ce sera l'objet
des chapitres 1.5-1.9
Les membres du Sillon ne sont pas d'un seul tenant : la composition
sociologique révèle des origines géographiques, sociales et culturelles diverses. Pour
les transcender et créer une unité de groupe, on recourt à une stratégie d'exhortation
lyrique et d'excès dramatique : elle vise à mythifier la réalité du Sillon par la
production d'une image laudative du militant sillonniste, complétée par une
dramatisation de l'adversité à laquelle celui-ci doit faire face. Elle permet également
17
L'hostilité des catholiques français à l'Allemagne, principalement fondée sur un sentiment patriotique
consécutif à la perte de l'Alsace et la Lorraine était redoublée par le fait que l'ennemi était protestant.
18
La position des radicaux et des socialistes est identique pour tout ce qui concerne l'athéisme et
l'anticléricalisme. Aussi la distinction entre les auditoires est ici très relative. Ce que Sangnier leur
114

de concentrer l'attention vers les hommes qui constituent le mouvement et ce qu'ils
font au détriment d'une clarification systématique des positions qu'ils défendent. Ce
discours est particulièrement adapté aux situations de communication où le leader
s'adresse aux membres du mouvement pour ranimer leur ardente militante. Il peut être
également repérable dans des cadres plus larges lorsqu'il s'agit de présenter le Sillon.
C'est moins alors d'exhortation qu'il s'agit mais d'exaltation.
Mais cependant, le discours sillonniste ne se prive pas, compte tenu de la
diversité des publics visés, de cultiver l'ambiguïté, l'allusion, la demi-teinte, la
dissimulation - il s'agira, dans un cas, de minimiser la dimension démocratique auprès
des catholiques, ou inversement, de minimiser l'aspect religieux devant un auditoire
républicain, et face aux militants, de préserver une liberté de manoeuvre qui permettra
à Sangnier de garder le contrôle de la ligne et d'infléchir le mouvement dans telle ou
telle direction qui lui paraît adéquate. Cette ambiguïté est structurelle et non
conjoncturelle à l'instar de ce que l'on discerne communément dans des formations
politiques qui, soucieuses de faire élire leurs candidats, sont tentées d'incliner leur
discours et d'en atténuer le contenu pour "ratisser large". 19 Elle relève d'une stratégie
d'imprécision calculée qui, en vue de favoriser la production d'un consensus flou, se
traduit par la dissémination de segments répétés (comme les slogans et les mots-clés),
la présence de définitions et de comparaisons approximatives, de formules exclusives,
enfin, le maniement de l'aveu et de la dénégation de ce reproche fait au Sillon de
rester vague dans ses affirmations et ses projets.
Nous nous proposons donc à partir de ces vocabulaires identifiables et de ces
stratégies associées aux cibles privilégiées désignées plus haut d'examiner les textes
de notre corpus et de faire oeuvre descriptive.
2.2.3 Le choix du corpus
De la totalité des énoncés du Sillon, nous avons retenu pour constituer notre
corpus sur lequel nous appliquerons notre méthode d'analyse les deux volumes de
discours délivrés en public par Marc Sangnier (entre 1898 et 1910), de la fondation de
la revue Le Sillon à celle du mouvement "Jeune République" consécutive à la
dissolution du Sillon ; les principaux ouvrages programmatiques qu'il a publié au
objectera peut s'appliquer à l'une comme à l'autre des deux familles politiques. C'est sur la question
sociale qu'il y a justification pour Sangnier de s'adresser différemment à chacune d'elles.
19 Le Sillon n'est pas un parti politique et n'entre guère dans la compétition électorale avant 1906.
115

cours de cette période : Le Sillon Esprit et Méthodes (1905) ; L'Esprit démocratique
(1905), Le "Plus grand Sillon" (1907). Nous ferons également usage de livres et
bulletins écrits par des membres du Sillon : Les Nouvelles Semailles (1904) de
Jacques Debout ; Education et Démocratie (1904) de Joseph Brunhes ; Bulletin du
Cercles d'Etudes Jeanne d'Arc (Sillon de Paris) n°1-n°12 (novembre 1904-septembreoctobre
1905) ; Action sociale des jeunes : Le Sillon (1905) de François Veuillot ; Les
Vraies idées du Sillon (1905) de l'abbé Desgranges ; Le Sillon. Réponse à la seconde
brochure de M. l'abbé Barbier (1906) de l'Abbé Ch. de Lestang; Le Sillon et le clergé
d'A. Vanderpol (1907) ; Pour connaître Le Sillon de Georges Renard (1906) ; Sept
conférences sur la démocratie du même auteur (1910), et trois ouvrages de Louis
Cousin : Catéchisme d'économie sociale et politique du Sillon (1905), Vie et doctrine
du Sillon (1906), Le Sillon et les catholiques (1909), les Actes des Congrès régionaux
et nationaux du Sillon (de 1905 à 1909) ; ainsi que des textes émanant du Sillon mais
non signés et qui constituent la parole collective et anonyme du mouvement : tracts,
affiches et brochures de propagande du Sillon. 20
20
Compte tenu du nombre important de citations, nous avons cru bon, surtout lorsqu'il s'agit de mots
isolés ou de syntagmes, de recourir aux abréviations suivantes pour indiquer les sources utilisées
Discours 1891-1906, vol. I : D.I
Discours 1906-1909, vol. II : D.II
L'Education sociale du peuple (1900) : E.S.P.
Le Sillon Esprit et Méthodes (1905) : S.
L'Esprit démocratique (1905) : E.D.
Une méthode d'éducation démocratique (1906) : M.E.D.
Le "Plus grand Sillon" (1907) : P.G.S.
Vie et doctrine du Sillon (1906) : V.D.S.
Pour connaître Le Sillon (1906) : P.C.S.
Le Sillon et le clergé (1907) : S.E.C.
Bulletin d'Action et de Propagande (1906-1910) : B.A.P.
Les Nouvelles semailles (1904) de Jacques Debout : J.D.
Education et Démocratie (1904) de Joseph Brunhes : J.B.
Bulletin du Cercles d'Etudes Jeanne d'Arc (1904-1905) : B.J.A.
Action sociale des jeunes : Le Sillon (1905) de François Veuillot : F.V.
Les Vraies idées du Sillon (1905) de l'abbé Desgranges : A.D.
Le Sillon. Réponse à la seconde brochure de M. l'abbé Barbier (1906) de l'Abbé Ch. de Lestang: C.L.
Le Sillon et le clergé (1907) d'A. Vanderpol : A.V.
Les Affiches du Sillon (1907) : A.S.
Pour connaître Le Sillon (1906) de Georges Renard : G.R1
Sept conférences sur la démocratie (1910) du même auteur : G.R2
Catéchisme d'économie sociale et politique du Sillon (1905) de Louis Cousin : L.C.1
Vie et doctrine du Sillon (1906) de Louis Cousin : L.C.2
Le Sillon et les catholiques (1909) de Louis Cousin : L.C.3
Le VIIme Congrès National du Sillon (1908) édité par Pierre Faraut : P.F.
Compte Rendu du VIIIe Congrès National du Sillon (1909) : VIIIe C.
Les citations sont imprimées en italique. Lorsque seul un mot ou un groupe de mots est en italique,
c'est nous qui soulignons, sauf indication contraire.
116

Ce qui nous fonde à penser qu'il s'agit là d'un échantillon représentatif, c'est que
nous avons cherché volontairement à répondre aux trois critères d'homogénéité
qu'exige une étude de ce type tout en soumettant nos conclusions à un groupe de
contrôle pour chacun d'eux :
- l'homogénéité du locuteur est garantie par le fait que Marc Sangnier est à
l'origine de la plupart des textes étudiés, et la validation de nos relevés sera confirmée
en les comparant aux productions écrites émanant d'autres membres du mouvement ;
- l'homogénéité dans l'espace est assurée par le fait que les écrits et discours
ont été lus et entendus par les militants. Nous examinerons, en parallèle, les
énoncés tenus publiquement devant des auditoires venus porter la contradiction;
- l'homogénéité dans le temps nous a conduit à choisir un cadre temporel qui
ne soit ni trop restrictif ni trop extensif : les années du Sillon nous sont apparues
comme une base adéquate pour juger de la stabilité et de l'évolution dans le
discours ;
Si nous avons privilégié l'oeuvre de Sangnier, c'est non seulement parce qu'il est
le fondateur et le leader du Sillon, son porte-parole quasi-exclusif, ou qu'il est à
l'origine de la majeure partie de la production du Sillon. Sangnier incarne le
mouvement, lui donne son impulsion et sa vitalité; sa parole se confond, en quelque
sorte, avec la pensée du mouvement. Aussi est-ce sa parole publique que nous avons
examinée, et non ses écrits de nature privée (correspondance, papiers personnels,
etc.). Ce n'est pas l'élaboration de la pensée ou l'expression du moi qui nous
intéressait, mais le produit fini destiné au lecteur ou à l'auditeur, en attente d'un
impact, d'un écho, d'une réaction qui atteste de la réussite de la communication.
Nous porterons notre attention sur l'emploi qui est fait, pour les atteindre et les
convaincre, de signifiants verbaux et pronominaux, d'épithètes valorisantes
mélioratives et péjoratives. Nous examinerons pour chacun de ces auditoires l'usage
des noms propres, le discours citationnel ; enfin, nous procéderons à l'inventaire des
appellatifs, des antithèses, des lieux communs et des métaphores. Si nous insisterons
sur ces dernières, en particulier lorsqu'elles empruntent aux registres végétales et
agricoles pour décrire l'action et la communauté de pensée des sillonnistes, c'est
qu'elles dessinent mieux que d'autres figures l'imaginaire du mouvement et qu'elles
contiennent, de plus, le plus haut degré d'ambiguïté permettant les ajustements
ultérieurs au niveau de la stratégie d'action. Il est à noter que le langage "politique" du
Sillon ne se limite pas à l'emploi de vocables appartenant à cette sphère : si l'on s'en
117

tenait à ce critère, nous aurions une matière peu étoffée, du fait que, mis à part
"démocratie" et "République", le Sillon conserve une certaine réticence propre au
milieu catholique à mobiliser massivement le vocabulaire politique ou alors s'y réfère
d'une manière péjorative. Aussi est-il nécessaire d'examiner la périphérie du politique
et d'observer en particulier les images et les figures indirectement politiques plus
saillantes et significatives que les concepts. En passant de la dénotation à la
connotation, elles constituent des indices tout aussi significatifs que les termes
explicites et forment ensemble les éléments du code sillonniste qui définit le mieux
l'imaginaire du Sillon.
Nous ne négligerons pas l'étude du lexique politique proprement dit et du
lexique religieux riche d'enseignement sur le degré de proximité et/ou d'écart du
Sillon par rapport au discours social hégémonique comme au contre-discours
religieux.
Dans notre conclusion à ce chapitre, nous pourrons alors mieux déterminer la
part de la polémique et celle de la didactique, la part de la dissidence et celle de
l'hégémonie, enfin, le rapport entre la pratique et le discours. Quelles corrélations
significatives relient ce qui se dit à ce qui se fait ? Le langage sillonniste a-t-il infléchi
des pratiques ou bien au contraire a-t-il contribué à en produire de nouvelles ? Y a-t-il
adéquation ou distorsion entre la représentation du monde et la réalité elle-même ?
Enfin, y a-t-il eu, dans la période écoulée, stabilité ou changement dans le
vocabulaire? Nous insisterons, en particulier, sur la dominante affective et
prophétique du discours sillonniste initial et son évolution vers le juridique et le
politique.
Cette étude interne sera nécessairement doublée de l'éclairage des variables
externes qui déterminent l'énoncé politique. Nous nous référons à la typologie établie
par un des promoteurs de la lexicologie moderne, Maurice Tournier. Celui-ci, dans un
article programmatique liminaire a fixé six paramètres dont toute analyse de discours
doit tenir compte pour étayer ses propositions :
1) L'origine du texte, sa fonction expressive. (Qui parle ?)
2) La destination du texte, sa fonction appellative. (A qui parle-t-on?)
3) La raison d'être du texte, la finalité espérée du locuteur, la fonction réelle
qu'il joue auprès du destinataire. (Pourquoi faire?)
4) La forme de l'énoncé, le genre littéraire auquel il emprunte (lettre, discours,
essai, etc), son niveau de langue et de style, sa fonction esthétique. (Comment ?)
118

5) Le thème de l'énoncé, sa fonction sémantique. (De quoi est-il question ?)
6) L'époque, à la fois l'état de langue où puise le locuteur et le contexte politique
et social, sa fonction socio-lexicologique. (Quand?) 21
2.3 AUDITOIRE MILITANT ET DISCOURS D'EXHORTATION
La production discursive sillonniste est à usage interne : qu'elle soit uniquement
réservée aux militants et aux sympathisants ou qu'elle s'adresse à des cibles
extérieures au mouvement, tout ce qui émane du Sillon est bon pour l'édification des
camarades. Il s'agit de souder tous ceux qui prennent part à l'action élaborée par le
mouvement, de leur conférer par le biais du discours, complémentaire des pratiques
militantes, une identité commune qui leur assure un sentiment de distinction par
rapport à ceux qui n'en font pas partie et encourage leur motivation à s'unir. L'appareil
confie à la parole deux stratégies : d'une part, affirmer sa différence, autrement dit
développer le sens de la singularité; d'autre part, déclarer un vouloir être-ensemble,
autrement dit développer le sens de la communauté. Dans la première optique, il
s'agit, à partir de la trame mise en mot d'un récit de fondation et d'un récit d'avenir, de
tracer clairement et de rendre tangible aux militants du Sillon autant que possible la
frontière qui les sépare des autres groupes appartenant au même champ, tant les plus
proches que les plus lointains, tant les alliés, les rivaux que les adversaires. La
représentation de l'état de la société exigeant une action immédiate, l'esquisse d'un
projet futur destiné à la délivrer de ses maux, enfin l'identification des adversaires
désignés comme responsables de la situation présente ou comme obstacles à sa
transformation contribuent ensemble à légitimer la raison d'être du combat à mener et
à conforter sa position d'extériorité.
Cette conscience active de la singularité par rapport au monde extérieur devient,
à l'intérieur du mouvement, quête et réalisation d'une communauté d'esprit et d'intérêt.
Celle-ci est virtuellement constituée par un vocabulaire commun et des pratiques
discursives spécifiques qui constituent une expérience partagée de sens : en s'y
référant, on est intégré dans la communauté ; si on s'en abstient ou si on la conteste,
on s'exclue de ladite communauté. A cet égard, le langage est un support essentiel de
l'identité partisane, et non seulement un moyen technique de communication : il
21
J. Tournier, "Eléments pour l'étude quantitative d'une journée de 48", Cahiers de lexicologie vol.
XIV n°1, 1969, "Formation et aspects du vocabulaire politique français XVIIe-XXe siècles II", pp. 77-
114.
119

informe les opinions autant qu'il les exprime. Il a valeur de code, de test
d'appartenance, d'identification et de reconnaissance pour déterminer qui en est et qui
n'en est pas. Il participe directement à la socialisation des individus dans la
communauté idéologique qu'ils forment ensemble, à élargir le cercle des adhérents, à
agréger les nouveaux membres aux plus anciens pour renforcer quantitativement et
qualitativement la cohésion et le rayonnement du mouvement.
Singularité et communauté ne se disent pas de la même manière. On déclinera,
pour affirmer la première, des figures de l'action, sinon de l'activisme. Ce pôle
effervescent de la singularité de l'oeuvre extérieure des sillonnistes est complété et
même rééquilibré par un pôle plus serein que traduisent en mots les images du
"foyer", de "l'amitié" et de la "fraternité" censées régner, cette fois, à l'intérieur du
Sillon.
On discernera, donc, un discours adressé aux sillonnistes placé sous le signe de
l'exhortation et de la galvanisation, et un discours complémentaire de familiarité et de
fraternisation. Nous appelons stratégie d'exhortation tout ce qui vise, explicitement ou
implicitement, à mobiliser, par la parole, sympathisants et adhérents pour la cause
préconisée par le Sillon. Cette exhortation ne se réduit pas à livrer une lecture orientée
de la situation, à désigner les tâches à accomplir, à battre le rappel des militants. Un
des enjeux essentiels du discours sillonniste est de construire une image laudative du
groupe, telle que Sangnier la conçoit. Aussi, pour inciter à l'action, ne se réfère-t-il
qu'accessoirement au logos, c'est-à-dire à une argumentation fondée sur la rationalité
de ses propositions. C'est l'ethos du groupe qui est mis en avant : moins ce qu'ils font,
ou les raisons qui en sont à l'origine que la manière dont ils agissent ; l'état d'âme qui
les caractérise avant, pendant et après l'action. Sangnier se préoccupe essentiellement
de magnifier les vertus exceptionnelles des jeunes sillonnistes dont il dresse le portrait
et le caractère. Le recours au pathos destiné à susciter et à exciter la colère, la haine
ou le mépris est totalement absent du discours sillonniste ; il est plutôt rare lorsqu'il
s'agit de réveiller la crainte en attirant l'attention sur un danger (la déchristianisation
des masses ouvrières ou bien l'état de la France en déclin - sur ce terrain, le discours
catholique contre-révolutionnaire du type pamphlétaire est indépassable) ; si le pathos
est mobilisé dans la rhétorique sillonniste, - et il l'est abondamment - c'est toujours au
service de la construction de l'ethos, dans le sens du sublime : Sangnier recourt à des
verbes, des épithètes et des noms communs mélioratifs et valorisateurs qui
introduisent dans le discours cette dimension spécifique définie comme "incompatible
120

avec les passions mesquines et basses", et requérant "l'enthousiasme de la passion
généreuse". 22
Dans le cas du Sillon, la production d'un langage propre répond à plusieurs
nécessités: il résulte, d'abord, de la dynamique interne génératrice de créativité propre
à tout groupe porteur d'un projet spécifique. De plus, la réalisation inévitablement
différée des objectifs du mouvement, du fait de leur ampleur, commande le recours à
un dispositif de compensation qui se concrétise non seulement dans des pratiques
immédiates mais aussi et surtout dans un langage destiné à combler cet écart. Ce
langage propre sert également à atténuer sinon à conjurer la routine dans laquelle est
prise toute adhésion militante.
Enfin, parce qu'ils se déclarent catholiques et démocrates à une période de
l'histoire de France où l'unanimité règne pour décréter, de fait ou par essence,
l'impossibilité d'une telle identité duelle ; parce que Sillon mêle sciemment des
éléments bourgeois et ouvriers, la quête de leur homogénéité de groupe appelle la
cristallisation d'un vocabulaire commun. 23
Le langage sillonniste ne relève pas seulement d'une considération axée sur la
diffusion et l'audience. Leur situation minoritaire, leur auto-perception comme avantgarde
des catholiques dans la République, soulignent la fragilité de leur situation "sur
la corde raide", l'instabilité de leur position située "entre deux feux" allumés par des
forces antagonistes au milieu desquelles ils tentent d'agir. Cet équilibre délicat rend
plus accrue la question de leur identité et leur démarcation relative vis-à-vis des uns et
des autres. La production d'un vocabulaire spécifique et d'un répertoire déterminé
d'images répond à cette nécessité de préserver leur particularisme justement du fait
qu'ils oeuvrent pour la société globale et tendent à la réconciliation générale. Orientée
principalement sur la construction de l'identité du type sillonniste, elle sert à pallier
l'identification politique et idéologique encore trop confuse.
2.3.1 Définition du Sillon et caractérisation de l'engagement sillonniste
Le Sillon est une "vie"; le Sillon est une "amitié"; le Sillon est une "âme
commune" (S., 6, 11, 10, 22, 23, 41, 45, 60, 68, 78, 80, 81, 92, 105, 116, 190; E.D.,
22
Joëlle Gardes-Tamine, La Rhétorique, Paris, Armand Colin, coll. "Cursus", 1996, p. 53.
23
Nous nous référons ici explicitement à la notion de "discours social" tel que Marc Angenot l'a
conceptualisé et rendu opérationnel. Voir Marc Angenot, 1889 Un état du discours social, Longueuil,
Québec, Editions Le Préambule, coll. "L'Univers des discours", 1989.
121

28, 72, 85, 219, 278, 283; D.I, 276; P.G.S., 37, 55, 67, 80, 81, 92, 95, 301; J.D. IX,
25, 233). 24
Telles sont les définitions condensées que donne Sangnier du mouvement. Il la
réitère toutes les fois qu'il se sent requis de caractériser, d'une formule claquante, le
groupe dont il a pris la tête. Elle relève de ce que l'on nomme en rhétorique une
définition oratoire, en ce sens qu'elle présente l'apparence d'une définition descriptive
("le Sillon est…") alors qu'elle est, en vérité, un argument normatif 25 . Avant d'en
étudier le contenu, convenons de l'implicite qu'il véhicule 26 : s'il est une "vie, une
"amitié", une "âme commune", c'est qu'il n'est pas - et ne veut surtout pas être - un
mouvement politique, une structure de pouvoir, une organisation bureaucratique, un
appareil, une institution, avec tout le côté formel et réglementé que cela suppose,
encore moins une ligue 27 - "une vie, pas une formule" (D.I., 386), comme il se plaît à
le dire : "ni une coalition ni une ligue de défense" (S., 104), "ni une fédération, ni une
association, ni même, à proprement parler, un groupe", il "n'est pas une oeuvre"
(E.D., 86) mais "tout un mouvement d'idées, tout un effort vers la Démocratie de la
génération nouvelle" (P.G.S., 80-81.)
Réalité ou aspiration, il dépasse tout ce qui est connu en la matière au point
qu'aucun repérage objectif (association, club, etc…) ne peut en rendre compte, et qu'il
faut recourir à des images. Plus exactement, ce n'est pas là la représentation adéquate
que Sangnier entend adopter pour inciter des candidats potentiels à rejoindre le
mouvement et maintenir ceux qui en font déjà partie : le Sillon doit et peut être une
force d'attraction singulière, et cela implique de mobiliser d'autres images que celles
qui sont associées traditionnellement à une organisation oeuvrant sur la scène sociale
et publique. Lorque Sangnier dit ou écrit que le Sillon est une vie, l'emploi du verbe
24
N'ayant pas procédé à un comptage statistique des occurences à travers le corpus que nous avons
établi, nous avons cru bon de multiplier, en contrepartie, les citations originales pour avoir une idée
plus objective et complète du vocabulaire sillonniste. Afin de montrer que les mots-clés et les tournures
sur lesquelles nous attirons l'attention ne sont pas exceptionnels mais se retrouvent dans toute la
production sillonniste, nous avons signalé, entre parenthèses, plusieurs sources. Les variantes sont
parfois citées textuellement; le cas échéant, les sources mentionnées peuvent renvoyer à de légères
modifications de la citation.
25
Sur la définition oratoire en rhétorique, cf. Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF,
coll. "Premier cycle", 1991, p. 174 et 233.
26
Par "implicite" en analyse de discours, on désigne tout contenu qui n'est pas directement énoncé mais
sous-entendu. Cf. Dominique Maingueneau, Les termes clés de l'analyse de discours, Paris, Seuil, coll.
"Mémo" n°20, 1996, pp. 47-48.
27
On sait qu'elle est, à droite, depuis l'échec du boulangisme, et jusqu'à la fondation de l'Action
Française, le type d'organisation militante privilégié par la droite extrémiste pour combattre la
République. Cf. Pierre Birnbaum, "Le temps des ligues" (chapitre 6), Destins juifs - de la révolution à
Carpentras, Paris, Calmann-Lévy, coll. "Essai-Histoire", 1995, p. 121-148.
122

"être" ne désigne pas à proprement parler un état mais exprime un idéal. Les termes
utilisés renvoient aux aspirations qui sous-tendent sa fondation : une vie, autrement
dit une création ouverte, organique, qui respire et bat pour donner corps à un projet de
société ; une amitié, laquelle renvoie à l'expérience immédiate la plus significative de
la sociabilité juvénile ; une âme commune, qui dévoile simultanément les piliers
religieux et social qui soutiennent le mouvement. On n'est pas membre du Sillon
comme on peut l'être d'une autre organisation. Autrement dit, le Sillon n'est pas un
mouvement comme les autres. Et le langage doit traduire cette aspiration profonde. Sa
singularité, suggère Sangnier, ne résulte pas seulement de la cause qu'il défend mais
de ce qu'il prétend inspirer et susciter chez ceux qui le rejoignent. Sangnier ne décrit
pas la nature de l'engagement sillonniste, il l'exalte. A cette fin, il convoque et
l'emphase et la familiarité, et le sublime et la proximité : le Sillon est âme et amitié,
relié à un dimension verticale et horizontale, transcendante et immédiate. En élevant
si haut la barre, Sangnier s'est exposé, non sans risques qui lui furent signifiés au
moment de la condamnation pontificale, à laisser croire que l'adhésion au Sillon
pourrait bien concurrencer, se substituer sinon transcender toute autre appartenance, y
compris celle à l'Eglise 28 . Cela ne fut guère l'intention de Sangnier, comme le
démontrent la soumission sans atermoiements à la mise en garde du pape et la
dissolution qui s'en suivit. Cependant, même s'il voyait le Sillon comme une force
d'appoint au service de l'Eglise et des enseignements du Christ dans la Cité, en se
donnant pour mission de socialiser les catholiques à l'idée démocratique, le Sillon est
apparu comme l'instrument d'un aggiornamento catholique dont il prenait lui-même
l'initiative. En outre, cette sensibilisation prise en charge par le Sillon n'impliquait pas
de se cantonner à des limites précises et fixées d'avance, comme en témoigne le fait
qu'à partir du Sillon initial, Sangnier avait déjà envisagé d'atteindre Le "plus grand
Sillon", dépassant la sphère strictement catholique.
Définir le Sillon selon ces termes grandiloquents atteste de la prétention de
Sangnier à créer un mouvement qui ne vaut pas que pour ses projets futurs et ses
finalités à long terme mais pour l'ambiance qui y règne et l'expérience novatrice et
inédite qui marque à jamais ceux qui la vivent. Le rapport entre les tâches du Sillon
proprement dites et le climat intérieur n'est pas fortuit : il s'agit de secouer la
28
Sangnier écrit que "la religion est une vie" (E.S., p. 22). Or, le Sillon en est une également, comme il
l'a maintes fois affirmé. Sangnier se garde bien d'établir un syllogisme, de décréter que le Sillon est une
123

forteresse catholique, d'appeler les jeunes catholiques à sortir hors des sentiers battus
des oeuvres de patronage pour aller au monde, l'affronter, s'y coller, rencontrer
d'autres milieux, d'autres convictions, des adversaires et pas seulement des
coreligionnaires. Or, l'affrontement est surtout verbal, même s'il a pu être parfois
physique. On y rencontre maintes résistances, maintes réticences, indifférence et
haine. Aussi pour compenser l'épreuve plutôt rude pour de jeunes gens de la
bourgeoisie bien-pensante, Sangnier est soucieux de créer dans la vie intérieure du
Sillon, plus qu'une unité, un dépassement permanent ; une expérience fusionnelle que
le langage est chargé de signifier et de valoriser. L'insistance sur l'amitié vient plaider
pour une autre conception de l'action politique que l'on veut faire prévaloir : ce n'est
plus l'intérêt ou le pouvoir qui détermine l'engagement, mais un sentiment de
complicité et de connivence. Plus d'alliance ou de coalitions, mais des "traits
d'union", des "liens d'amitié" (D.I, 110; P.G.S., 95), toujours "plus constants",
toujours "plus intimes" (S.100) ; plus de concurrence pour la distribution de postes et
de prébendes mais "une pure amitié fraternelle vécue en commun." (D.I, 275).
Dire l'idéal sillonniste requiert une amplification rhétorique, une inflation
verbale, une certaine enflure concentrées dans un lexique particulier, auxquels
s'ajouteront, lorsque Sangnier prend la parole en public, la diction éloquente et le
geste emphatique sinon théâtral 29 . L'action publique, pour nécessiter des pratiques
ordinaires, des jeux d'intérêts, des conflits de pouvoir, a également une part mythique
qui renvoie à l'idéal d'un ordre souhaité et à l'image fictive d'une collectivité imaginée
et que traduit le langage.
Les mots clés défilent et reviennent comme un leitmotiv. Être membre du Sillon
n'est pas seulement une conviction nouvellement arrêtée sur la nécessité d'aménager
de nouveaux rapports entre l'Eglise et la société, une disposition intellectuelle à
s'ouvrir aux questions sociales et à l'idée démocratique, une démarche pratique
destinée à rapprocher les ouvriers des enseignements sociaux de l'Eglise dans la
perspective définie par Léon XIII, c'est une façon de pratiquer l'action. Sangnier
exhorte les sillonnistes à démontrer dans leur engagement : enthousiasme, ardeur (S.,
35, 58, 92, 95, 132, 167; D.I, 116, 374; P.G.S., 52, 62, 107, 125; E.D., 109, 286; J.D.,
religion ou que la religion est le Sillon. Toutefois, ce type de propos analogues crée, malgré lui, une
confusion jugée dangereuse par ses adversaires dans l'Eglise.
29
Inversement, comme nous le verrons dans le chapitre sur les pratiques conviviales, l'échange verbal à
l'intérieur du mouvement a pour règle d'abolir toute distance, y compris celle établie par l'usage : en
124

22), volonté (D.I, 316; P.G.S., 65), passion (D.I, 318), entrain (E.D., 109), abnégation
(D.I, 324, P.G.S., 62, 111), dévouement (D.I, 321; E.D., 64, 65, 69; S., 24, 41, 80),
désintéressement (D.I, 324), effort (D.I, 404, S.,76) ténacité (D.I, 139), force mais
aussi bienveillance, joie et amour (P.G.S., 68). Ce qui caractérise le sillonniste, ce que
l'on requiert de lui, c'est une démonstration d'énergie. Elle n'est pas seulement une
qualité de la jeunesse, une nécessité dictée par les tâches à accomplir, elle est
l'antithèse du dilettantisme funeste, de la décadence fin-de-siècle, de l'apathie, du
nihilisme. Le dynamisme est désigné par plusieurs vocables dont le plus significatif
est celui d'élan (E.D., 109; S., 132) parmi lesquels on compte "les élans de coeur" (S.,
41), "l'élan de conquête" (S., 46).
Les épithètes qui qualifient ces mots clés vont dansce même sens du
dépassement de soi qui résulte de la grandeur de l'acte et de l'enthousiasme requis : les
rêves sont "généreux" (D.I, 108), les désirs "fougueux" (S., 41), les visions et les
causes "sublimes" (D.I, 108), les espérances "audacieuses" et "immenses" (S., 37,
132), les énergies "merveilleuses" et "généreuses" (S., 46, 61), la grandeur comme la
tâche "impérieuse" (D.I, 108, S. 36), "grande et sublime" (D.I, 315), le don de soi
"complet" (S., 31), l'effort "libérateur" (S., 35), la Cause "sacrée" (E.D., 14), la
hardiesse "sainte" (S., 37), le dessein "noble" (S., 80), l'amour "conquérant, ardent"
(D.I, 153), la Cause "triomphante" (S., 45), l'ardeur "vaillante" (S., 89). On nous
décrit moins ce que font les sillonnistes que l'ambiance dans laquelle l'action doit être
accomplie. Non que l'on cherche à pallier ici à un déficit d'activité en le rehaussant
d'éptihètes enjolivantes : le Sillon n'est pas avare d'activités de multiple nature, mais
la description des tâches en elle-même pourrait bien paraître fastidieuse. Il s'agit,
comme le souhaite Sangnier explicitement, de créer un esprit démocratique parmi les
militants, autrement dit, de modifier un rapport moins intellectuel ou conceptuel
qu'une attitude, une démarche, une disposition d'esprit envers les classes populaires.
Au regard de son fondateur, le Sillon vaut plus pour ce qu'il est capable d'inspirer et
de susciter que pour les tâches accomplies effectivement.
Ce dépassement de soi requis du sillonniste n'est pas une disposition éphémère,
un engouement exceptionnel : il doit résister au temps, et donc il y résiste. On
constate à quel point la question de la durée hante Sangnier qui déploie pour qualifier
particulier, le tutoiement institué entre les camarades, et la désignation de Sangnier par son prénom -
Marc.
125

l'action entreprise le répertoire qui a trait à la constance et l'endurance 30 : le
dévouement est "inaltérable" (D.I, 111), la force "indestructible" (D.I, 139), la
sincérité "invincible" (D.I, 141), l'élan de conquête "irrésistible" (S., 46), la
bienveillance "obstinée" (D.I, 141), les espérances "indomptées" (D.I, 150), la volonté
"ferme, permanente, héroïque" (D.I, 316, D.I, 318), l'énergie, la persévérance, le
courage comme la ténacité "inlassable" (D.I, 111, 139, 469; P.G.S., 65, 78), et
"vitale" (D.I, 300), le recrutement "ininterrompu" (S., 81), l'action est menée
"énergiquement", "vigoureusement", "âprement", "inlassablement" (P.G.S., 61, 83,
105, 229). Il est à noter qu'il y a symétrie entre les efforts consentis et les résultats
engrangés : si le labeur est "incessant" (D.I, 191; P.G.S., 104), les progrès aussi (S.,
6). Toutefois, Sangnier ne cache rien de la difficulté de l'épreuve. Il a même tendance
à insister sur cette dimension du courage dans l'adversité qui grandit ceux qui en sont
capables : le travail est toujours "laborieux et difficile" (D.I, 206), "immense" (S., 46)
ou bien "opiniâtre" (D.I, 236); le labeur "lent et fécond" (D.I, 168), l'oeuvre "utile et
féconde" (P.G.S.,75), "humble et incessant" (D.I, 191, D.I, 242), la mêlée "âpre" (S.,
32), les efforts et les sacrifices "quotidiens" (D.I, 191, S., 92). Figure de la lutte de la
volonté contre la fatalité, l'action des sillonnistes, en dépit de ses premiers succès, ne
peut espérer un consensus général immédiat. Ligués contre le sentiment d'impuissance
et la tentation de l'immobilisme, leur lot est d'assumer avec patience l'isolement
éventuel propre à toute avant-garde, préalable au triomphe futur.
Tout ce qui est diamétralement opposé à ce type de dévouement total est à
l'inverse fortement stigmatisée : le dilettantisme est "pervers", les divisions "funestes"
(D.I, 108), la torpeur ou l'inaction "coupable" et "lamentable" (D.I, 211, E.D., 9, E.D.,
13), la médiocrité "égoïste" (S., 37), les attaques "violentes et incessantes" (S., 12). Le
Sillon introduit une rupture tant dans l'histoire de France ("depuis le temps qu'on
détruit, songeons à rebâtir" (D.I, 128)) que dans l'existence propre de l'adhérent, dans
la mesure où "l'enthousiasme des réunions" transcende "l'âpre monotonie de la vie
quotidienne" (D.I, 108) et conjure l'anonymat, l'oisiveté et l'indifférence qui sont le lot
de la jeunesse des villes.
Ce qui ressort de ce vocabulaire, c'est que Sangnier cherche à créer par les mots
une effervescence sociale, une communauté émotive qui se distingue moins par ce
30
Notons, en particulier, cette prédilection pour les adjectifs dont le préfixe in- marque explicitement
la victoire sur tout ce qui constitue une menace : victoire sur l'altération, la destruction, le domptage,
etc…
126

qu'elle pense que parce qu'elle vit. L'écriture laisse planer le doute sur le degré de
réalité qu'elle exprime véritablement : Sangnier décrit-il ce qui est ou ce qu'il voudrait
que le Sillon soit, ce qu'il croit ou ce qu'il voudrait que l'on croit ? Comme l'écrit
Barthes à propos du discours politique, "l'écriture est chargée de joindre d'un seul trait
la réalité des actes et l'idéalité des fins." 31 . Elle est chargée de transmettre une
expérience, plus qu'une pensée, un devoir être plus qu'un jugement de vérité. En ce
sens, le Sillon est moins une orthodoxie qu'une orthopraxie marquée par ce
débordement vital d'énergie, cette ébullition d'activité qui peut d'autant mieux se
manifester qu'il correspond aux besoins objectifs de la jeunesse qui trouve là un
exutoire sublimé à ses pulsions. C'est pourquoi la virilité dont il est question est
orientée et canalisée vers les domaines intellectuel et moral.
Pour un mouvement tel que le Sillon qui se place sous le signe de l'action, la
fidélité à cette aspiration comme à cette inspiration doit être examinée sous l'angle des
pratiques mais appraître, d'ores et déjà, dans le vocabulaire. Nous avons vu que la
référence à l'action en tant que telle l'emporte sur l'expression des idées. Les vocables
qui désignent ce volontarisme sont nombreux et variés : "action" (P.G.S., 70),
"oeuvre" (P.G.S., 57; S., 40), "labeur" (P.G.S., 104; S., 7, 40, 80, 161), "tâche" (S.,
36; P.G.S., 194). Notons l'association sous-jacente à un travail physique quasi-manuel
destiné à rapprocher les étudiants sillonnistes de leurs nouveaux camarades insérés
dans le monde du travail. La réhabilitation de l'ouvrier entraîne, entre autres effets,
une assimilation de leur propre engagement aux travaux qu'il accomplit. On trouve en
moins grande quantité les termes qui ont affaire avec la mise en oeuvre de l'action :
peu de "mesure", peu de "décision", pas de "plan", de "règles" ou de "moyens" mais
de la motivation, de la bonne volonté, le don de soi.
L'action, qui débouche sur des pratiques conformes à l'esprit souhaité, présente
inévitablement une part déclarative que les signifiants verbaux dans le discours
sillonniste sont à même d'exprimer spécifiquement, dans la mesure où les verbes sont
dans une proposition le mot qui exprime l'action. On trouve deux types de verbes : les
uns privilégient l'initiative, l'entreprise conçue depuis le commencement : "agir" (D.I,
103), "faire", "créer", "réaliser" (D.I, 127; P.G.S., V), "engendrer" (P.G.S., 269),
"découvrir" (P.G.S., 55) "se mettre à l'oeuvre", "entreprendre" (P.G.S., 65), "éveiller"
(P.G.S., V), "pénétrer" (P.G.S., 64), "animer" (P.G.S., 74), "susciter" (S., 58) ; les
31
Roland Barthes, Le degré zéro…, op. cit., p.19.
127

autres sont indicatifs d'une action adjuvante : "refaire", "restaurer", "rétablir" (D.I,
107), "contribuer" (D.I., 107), "développer". Parfois, Sangnier utilise des verbes
empruntés au discours de la guerre : "défendre", "conquérir" (D.I, 153), "combattre"
(D.I, 114), "vaincre", "conquérir", "reconquérir", "lutter" (D.I, 103).
Sangnier insiste sur les orientations à prendre aux dépens de ce à quoi cette
action correspond concrètement : il recourt, en particulier, aux verbes non-accomplis
(par exemple, devoir, pouvoir, vouloir, falloir) qui traduisent l'aspiration exprimée par
le locuteur présent dans son énoncé. Les verbes désignant une action accomplie,
formés avec les auxiliaires être et avoir, sont bien moins fréquents, d'autant que le
discours recense moins les acquis du présent ou du passé récent que les tâches futures
qui attendent leur réalisation sous l'égide du Sillon.
2.3.2 Caractérisation des Sillonnistes
Voilà pour l'action. Quand aux sillonnistes eux-mêmes, ils sont flattés et
encensés par Sangnier qui ne tarit pas d'éloges à leur sujet : "infatigables lutteurs",
(D.I, 111), "robustes laboureurs" (E.D., 238), ils sont de "jeunes et ardentes recrues"
(S., 35), de "jeunes hommes généreux et ardents" (S., 46), des "hommes de bonne
volonté" (P.G.S., 127). Leur vertu suprême réside, on le pressent, dans leur âge
précoce : oeuvrant dans des "milieux jeunes, ardents", il s'en dégage "un vigoureux
cortège d'intelligences franches et jeunes" (D.I., 321). C'est ce qui leur donne le
dynamisme et la confiance dans le succès futur de leur action et justifie leur
volontarisme : "Nous sommes jeunes. L'avenir sera ce que nous le ferons", "l'avenir
nous appartient" (A.S., 7, 57). En dépit de leur aspect avant-garde, leur côté éclaireur
dont les sillonnistes sont bien conscients, on ne cultive pas trop cette image de
"rameurs à contre-courant" (E.D., 16).
C'est qu'il importe de montrer qu'ils ne sont pas une poignée, et que ce qu'ils
inaugurent est le fait de toute une jeunesse. Parce qu'elle s'est rassemblée en vue d'un
renouveau, parce qu'elle s'est vouée à de grands desseins pour tenter de sortir d'une
situation bloquée, cette jeunesse du Sillon est apparue et a été définie par ceux-là
même qui en faisaient partie comme constituant une génération (P.G.S., 79, 292).
L'affirmation ne souffre pas de contestation : "Le Sillon représente vraiment une
nouvelle génération" (P.G.S., 54,), "notre génération" (P.G.S., 13; A.S., 58, 94),
"toute une génération de jeunes Français" (P.G.S., 10). Ces "quelques enfants"
"bruyants" (S., 40, 76) deviennent, à leurs propres yeux, par la vertu de leur effort,
128

"une génération en marche" (S., 78), une "génération qui se lève" (E.D., 282), "qui
monte à la vie" (E.D., 17), une "génération neuve" (S., 89; A.S., 56). Ces militants du
Sillon peuvent bien ne pas être encore très nombreux : ils forment justement une
communauté d'élus dont il importe qu'elle soit pénétrée de la conviction qu'elle est au
départ d'une mission extraordinaire et exceptionelle, inédite, qui créera le grand
rassemblement des Français par la réconciliation des laïcs avec l'Eglise et des
catholiques avec la démocratie ; c'est une minorité d'élus qui préfère se présenter
comme "une génération neuve (qui) monte à l'assaut" et que rien n'arrêtera. On
cultive, au Sillon, cette image d'un mouvement qui, outre les orientations idéologiques
qu'il a effectuées, a conçu des pratiques militantes exigeant des qualités physiques et
psychologiques qui excluent la participation des générations aînées. Cette thèse trouve
un écho significatif dans les bulletins de propagande destinés à mobiliser et
encourager l'action militante. Intitulé "une loi psychologique", on reconnaît les limites
du Sillon à faire passer son message au-delà de sa génération : "Nous effrayons les
hommes de cinquante ans. Ce sont des gens mûrs. Ils aiment les passions éteintes, les
enthousiasmes sages, les affections amorties. Ils feraient volontiers partie du 'plus
paisible Sillon'". (B.A.P., 7/1907). Il va de soi que l'auteur qui ironise allègrement sur
les impacts de l'âge sur l'ardeur militante n'est guère préoccupé de cette désaffection.
Au contraire, c'est le signe de la bonne santé du mouvement et la garantie qu'il incarne
l'avenir.
Leur jeunesse apporte dans l'action une détermination qui n'est pas sans rapport
(explicitement avoué même s'il est sublimé), avec leur masculinité parvenue au faîte
de son expansion : il est constamment question au Sillon de virilité, d'une "part",
d'une "action", d'une "camaraderie", d'une "force", d'une "tâche", d'une "résolution"
virile (E.D., 31, 226, 236, 248; D.I, 164; S., 142, 168, 192; A.S., 14, 57; J.D., 233,
P.G.S., 183), d' "énergies viriles" (D.I, 300; D.II, 25), "vitales" (D.I, 300) et
"généreuses" (S., 61), d'une "virilité intellectuelle" (S., 118), de "vertus mâles et
fortes" (S., 154), d'une "action virile et féconde" (P.G.S., 72) 32 , à quoi s'oppose la
hantise de tout ce qui peut "émasculer les énergies" (P.G.S., 72, A.S., 68), "ammollir
les caractères" (A.S., 68), et se situer du côté de "l'impuissance" (P.G.S., 79), de "la
mollesse coupable" (P.G.S., 74), de "la protestation stérile" (P.G.S., 203). On
convoque les topoï de la robustesse, de la vigueur, de la pénétration, de l'élan et de la
32
Cette référence à la virilité va se loger jusque dans des expressions inédites telles que "puberté
électorale" (D.I, 168).
129

fécondité. Cette apogée de leurs qualités physiques et intellectuelles compense
largement l'inconvénient de leur jeunesse : le fait d'être "encore inexpérimentés" (D.I,
324). Mais cette puissance dans l'agir se décline avec l'humilité qu'ils tiennent de leur
foi et de leur contact avec des membres des classes laborieuses : "modestes
serviteurs", "petits et infimes" (S., 77), évidemment "pieux" (E.D., 13). S'ils se
révèlent, à l'ouvrage, "d'utiles travailleurs" (D.I, 164), "de bons travailleurs", "des
hommes simples" (E.D., 11). Sangnier affecte parfois un ton paternaliste envers les
sillonnistes, recourant au chleuasme, figure oratoire par laquelle il feint de les
déprécier pour mieux faire ressortir leurs qualités : "pauvres petits démocrates du
Sillon" (D.I, 186, D.II, 126), "pauvres petits camarades" (D.I, 184; P.G.S., 125),
"pauvres anneaux d'une chaîne glorieuse" (P.G.S., 57), "pauvres enfants" (P.G.S.,
302; S., 169), "pauvres petits ouvriers" (P.G.S., 50), "pauvres petits démocrates du
Sillon" (E.D., 283), "pauvres et débiles enfants que nous sommes" (P.G.S., 26), "petits
et humbles" (P.G.S., 302), "petits et infirmes" (S., 77), "modestes travailleurs" (E.D.,
86), "faibles et faillibles" (P.G.S., 292), "patients, doux et humbles" (P.G.S., 166),
"malhabiles". (E.D., 11).
Sangnier manie fréquemment l'antithèse. De même que le Sillon est
simultanément oeuvre de défense et oeuvre de conquête, les sillonnistes présentent
aussi cette double face : ils sont "bien peu de choses" (D.I, 299), "humbles et fiers"
(D.I, 103), "humbles et forts" (P.G.S., 109), "assez forts pour être tolérants" (S.,
164)"intransigeants et humbles de coeur" (P.G.S., ), "les plus intransigeants et les
moins sectaires", "de vrais combattants qui sont autant d'hommes pacifiques" (D.I,
153), "de l'idéal plein le coeur" et cependant, "les plus pratiques des hommes" (D.II,
25), "méthodiques et passionnés" (P.G.S., VI), "assez doux pour être forts" (P.G.S.,
27), "intransigeants et humbles de coeur" (P.G.S., 167), dotés d'un "maximum de
discipline et de liberté" (P.G.S., 46), d'une "ardente charité et d'une douce ténacité"
(P.G.S., 48, 103), d'une "modeste et forte assurance" (P.G.S., 167), agissant
"humblement mais virilement" (S., 136; A.S., 9) pour obtenir une "pacifique victoire"
(A.S., 63). Ce trait rhétorique peut être interprété comme une démonstration du
caractère de totalité qui caractérise le sillonniste. Celui-ci ne peut être classé, étiqueté
dans un seul registre de sentiments. Il les éprouve tous, simultanément, à l'image de la
vie à laquelle le Sillon est assimilé, celui-ci étant décrit comme "personnel et
impersonnel" (S., 77), "plus large et plus étroit" que d'autres groupements de jeunesse
(S., 107).
130

Le sillonniste est un être de devoir qui démontre un zèle sans relâche, une
conviction inébranlable : Sangnier dresse le portrait emblématique du parfait militant
dont le dévouement est conçu et vécu tout à l'opposé de la tranquillité bourgeoise
d'une "vie bien ordonnée" (S., 79), d'une carrière professionnelle méthodiquement
poursuivie, et même de l'égoïsme familial, en contrepoids aussi "des timides, des
tièdes, des hésitants" (S., 131), ainsi que des hommes politiques qui cultivent,
contrairement aux sillonnistes qui les ignorent, "subtilités", "adroites réticences" et
"finesses de la diplomatie" (E.D., 11), "petites combinaisons" et "puérils complots"
(E.D., 94). Cette exaltation du dévouement sacrificiel du militant sillonniste ne traduit
pas seulement la satisfaction personnelle du leader ; elle n'est pas seulement
l'expression de sa gratitude visant à stimuler l'ardeur, à l'encourager à s'accroître ; elle
vient définir la norme de conduite requise de tous ceux qui sont au Sillon ou
voudraient le rejoindre. Elle possède même une valeur argumentative qui peut toucher
personnes et groupes étrangers au Sillon. Lorsqu'elle est représentée non par ses
objectifs mais par les qualités morales de ses militants, la cause du Sillon peut être
créditée d'une valeur aux yeux même de tous ceux qui sont indifférents, voire
méfiants à l'égard de son ambition de reconquête catholique : la propension au "don
de soi", "corps et âmes", "sans réserves" (P.G.S., 13, 20, 111, 301; S., 13, 23, 25, 38,
79, 31, 77, 79, 83; E.D., 5, 6, 65, 94, 95), jusqu'à "s'oublier soi-même" (S., 168) est
susceptible de forcer la sympathie auprès de ceux qui sont éloignés de toute pratique
et croyance religieuse, et d'atténuer l'effet de l'origine religieuse de ce dévouement.
Pour les catholiques, ce langage de la souffrance et du martyr, cette abnégation
poussée jusqu'au "sacrifice" (S., 80, 92, 170; E.D., 64, 69) et à "l'immolation" (P.G.S.,
13; E.D., 18), jusqu'à "user nos vies" (P.G.S., 264, S. 80), "verser notre sang pour
notre foi" (S., 165) et "servir d'holocauste" (P.G.S., 13) remplit une fonction de
reconnaissance : il est le signe le plus manifeste de ce que l'action menée au Sillon est
bien le prolongement, l'extension d'une démarche qui trouve sa source dans l'imitation
de Jésus-Christ. 33
33
En même temps, c'est bien là le danger pour les tenants d'une rigoureuse orthodoxie : un transfert de
sacralité. L'action sillonniste requérant les mêmes vertus et le même langage que le dévotion religieuse,
on peut craindre qu'y soit attachée à l'une comme là l'autre la même valeur.
131

2.3.3 Sangnier orateur : l'injonction lyrique
L'orateur qu'est Sangnier ne dissimule guère son rôle de leader lorsqu'il prend la
parole : il multiplie les verbes énonciatifs qui réitèrent sa vocation à "dire", à "vouloir
dire", à "parler", "affirmer", "raconter", "répéter", "déclarer", "interroger", "penser", à
"savoir" et "comprendre", à "être sûr de", "convaincu de" - dévoilant, de la sorte, sa
vision personnelle, et justifiant ainsi son rôle de leader. Sangnier n'hésite pas à être
injonctif dans ses énoncés : il "affirme", "exige", "veille", "demande", "attend". Il
recourt, parfois, à des verbes atténués : "proposer", "recommander", "examiner" ; le
plus souvent à des performatifs qui correspondent parfaitement à l'idée que "dire, c'est
faire", ou commencer à faire tout au moins : "vouloir", "falloir", "devoir", "pouvoir".
La présence de Sangnier n'est pas seulement maintenue par l'acte de parole comme tel
mais maintenue rhétoriquement dans le discours par une personnalisation du discours
qui s'effectue principalement par l'emploi de la première personne du singulier.
L'auditoire sillonniste n'est pas exclu. Il est invité à prendre sa part dans l'échange : il
doit "apprendre", "écouter", "songer à". Mais la palme revient aux verbes qui
soulignent la commensalité, la symbiose entre les deux parties : orateur et auditeurs
sont destinés à "causer", "discuter" (D.I, 125),"se rencontrer", "se concerter" (D.I.,
113), à "se connaître". Soucieux d'être compris du plus grand nombre, il parle d'égal à
égal. L'aspect intellectuel ne vise qu'à faciliter la compréhension ; au demeurant, il est
subordonné à l'aspect affectif prédominant visant à entraîner l'adhésion. Plutôt que des
verbes assertifs qui aboliraient le rôle du militant, Sangnier multiplie les verbes qui
traduisent le souci de son approbation finale : "proposer", "persuader", "convaincre".
Ce ne sont pas toutefois les verbes qui ont trait à la raison qui l'emportent : "savoir",
"penser", "raisonner" ; mais, compte tenu de l'importance du climat que Sangnier
souhaite voir régner au Sillon, ceux qui relèvent de l'affectivité et dérivent de la foi :
"croire", "espérer", "supplier" (S., 192). Cette approche affective s'impose puisque
c'est une communauté de ce type qu'il espère édifier (au double sens du terme). En
outre, persuader ceux qui pensent comme vous est inutile ; à peine se préoccupe-t-il
de consolider leur savoir sur le présent par un exposé synthétique et méthodique.
Renforcer l'aura diffuse fabriquée dans le groupe et consacrée par sa parole demeure
son objectif principal. Aussi parle-t-il essentiellement du Sillon et des sillonnistes, et
non de l'état de la France.
Il appelle, il interpelle, jouant de sa propre émotion qu'il souhaite contagieuse.
Cette disposition du discours de Sangnier n'a d'ailleurs guère échappé à ses auditeurs
132

qui, des années plus tard, souligneront qu'il était plus un "éveilleur", un "entraîneur",
un "lanceur d'idées" qu'un "penseur" 34 ou qu'un maître à penser. On est moins
convaincu qu'on est entraîné, subjugué, conquis ; on ne ratiocine pas, on agit ; on ne
compte pas, on se donne ; on n'opine pas, on vibre.
A cet égard, il convient de se pencher sur l'approche, autrement dit les procédés
par lesquels Sangnier tente de nouer un contact aussi étroit que possible avec les
militants. Si le Sillon est effectivement une amitié, alors il va de soi que l'orateur
multipliera les appelatifs dérivés : "amis" (D.I, 275; P.G.S., 54, 65, 68), "camarades"
(D.I, 112, D.I, 162; P.G.S., 63), "frères" (D.I, 22), "compagnons". Il n'est pas étonnant
que sous la plume de Sangnier, repris par les sillonnistes, surgisse la métaphore
familiale : le Sillon est "une grande famille militante" (P.G.S., VI, 23) au sein de
laquelle demeure, en dépit du dévelopement quantitatif du mouvement, cette attente
de proximité : "le plus grand Sillon" doit toujours rester "le plus intime Sillon"
(P.G.S., VII, 95) ; les termes témoignent du fait que le lien politique est conçu et vécu
comme un lien affectif et moral, qu'il a une dimension bien plus profonde, presque
mystique, au-delà de l'aspect contractuel propre à une adhésion partisane. Les rapports
entre le leader et ses militants sont une relation privélégiée, presque intime,
empruntant au registre domestique, à la symbolique familiale. Du fait de
l'appartenance à une même classe d'âge, le Sillon constitue une sorte de fratrie
politique à la tête duquel Sangnier serait, en quelque sorte, le grand frère.
Sangnier est sensible à établir dans son discours une relation qui met en scène sa
proximité avec les militants. Il prodigue également des signes verbaux de soutien :
"courage, donc" (D.I., 112, 130; S., 132), "en avant, courage" (D.I., 274), établissant,
de la sorte, entre l'action militante du sillonniste et le destin collectif de la France un
rapport de cause à effet. Cette proximité recherchée, il la crée en unissant le "vous" de
l'auditoire au "je" qui parle : "je viens parler au milieu de vous" (D.I., 121), "Ce que
je voudrais essayer de découvrir avec vous ce soir" (D.I., 116) "je voudrais
justement…essayer d'étudier avec vous ce soir, camarades" (D.I., 162). Sangnier crée
les conditions d'une communion éprouvée dans la ferveur. En multipliant l'emploi du
pronom personnel "vous", il souligne la présence immédiate, vibrante, de l'auditoire et
la constitue en communauté regroupée en un tout. Dans cet effort de réduire la
distance entre orateur et auditoire, Sangnier associe le "vous" de l'auditoire avec le
34 Jean-Claude Delbreil (dir.), op. cit., p. 64.
133

"je" du locuteur pour former une unité supérieure, surtout quand il s'agit d'appeler à
un effort collectif ou de cristalliser la communauté et l'intimité recherchée. Plus que la
solidarité ou l'identification, c'est la construction d'une entité fusionnelle dans laquelle
il s'inclut lui-même en se faisant son porte-parole par le "nous" inclusif et récapitulatif
dont la valeur est autant idéologique que linguistique : "travaillons-donc", "faisons
passer la cause" (D.I., 144), "donnons-nous", "causons à coeur ouvert", "contonsnous
nos souffrances" (D.I, 22), "allons", "souffrons", "courrons", "osons",
"songeons", "ayons confiance". Lorsque les ordres ont trait à la formation militante,
Sangnier prend soin d'apparaître non seulement comme celui qui donne des
instructions, mais également comme celui qui ne s'exclut guère des devoirs à
accomplir : il faut "tremper nos courages, durcir nos volontés, affermir notre amitié"
(P.G.S., 25) ; et encore, "hâtons-nous" (P.G.S., 158), "sachons vouloir" (P.G.S., 70),
"efforçons-nous" (P.G.S., 114). Les énoncés de Sangnier sont, dans la plupart des cas,
modalisés. Peu de vérités assertives, peu d'informations transmises, mais une intention
dûment exprimée en recourant à la modalité déontique, qui relève du devoir, associée
à une valeur performative : "il faut fortifier…", "notre devoir est de …", "notre désir
est…". Cette figure de communion et d'amplification fait surgir un "nous" fusionnel
et transcendant qui n'existe pas en-dehors du Sillon, enracine le sentiment
d'appartenance à un groupe, et susceptible de dépasser le rapport entre l'auditoire réel
et l'orateur et d'intégrer un auditoire plus large encore. Toutefois, malgré l'éloquence
de Sangnier, l'unité esquissée n'est jamais référée à la magie de son charisme, au
magnétisme de sa personnalité ou de son verbe mais à la mission commune à
accomplir. L'unité n'est pas plus fondée sur une propriété déjà là, une essence propre,
un héritage acquis, mais sur une projection dans le futur, le devoir de "travailler à la
même tâche (…), poursuivre le même but (…), avoir la même âme." (D.I, 110).
Le rapport de Sangnier aux militants, lorsqu'il s'adresse à eux en public, relève
de l'exhortation, voire de l'injonction lyrique, de l'intimation, moins au sens propre
(signifier, déclarer un ordre avec autorité) qu'au sens littéral : inciter en maintenant ce
sens de l'intimité qui lui est cher. Cette hésitation à commander plus qu'à
recommander se traduit, au demeurant, dans la tendance à préférer le futur à
l'impératif : "nous serons les plus forts, les plus ardents et nous triompherons!" (D.I,
275). Le complément, sinon la condition de cette exhortation, c'est la dramatisation du
climat idéologique. Sangnier est ici coincé entre le souci de montrer l'éclatant succès
du Sillon, sa faculté à transcender les opinions les plus hostiles, sa capacité d'instaurer
134

une autre forme de débat politique d'où la violence physique et verbale est exclue,
d'une part, et l'intérêt, d'autre part, qu'il y a, pour l'image du Sillon, de le montrer en
butte aux hostilités les plus injustes et les plus imméritées. Ce n'est qu'une
contradiction apparente car précisément le message d'amour ou du moins, de refus de
la haine ne ressort dans sa singularité que sur un fond d'adversité qui met en valeur le
courage, la raison d'être du Sillon et ses raisons de persévérer. D'où une propension à
dramatiser les obstacles et les épreuves traversés par le Sillon, à frapper l'imagination
en exagérant les coups bas fomentés par des adversaires qui le plus souvent ne sont
pas explicitement désignés, mais qui, en revanche, se reconnaissent par les "haines
aveugles", "les rancoeurs et les rancunes" au milieu desquelles les sillonnistes,
animés de leurs seules "espérances" (D.I, 215) élèvent leurs "passions nobles" (D.I,
115). Le contraste est bien mis en avant entre un Sillon qui incarne le "parti de
l'Amour" et des adversaires de tous bords qui forment le "parti de la Haine" (N.S.,
174). Tout n'est, en effet, face à la bonne volonté des militants sillonnistes, qu'
"attaques rudes et odieuses", "violentes et incessantes" (P.G.S., VII, 52, 101, 112,
166, S., 12), "calomnies méchantes" (P.G.S., VII, 98, 112, 136), "embûches et pièges"
(P.G.S., 10, 136), "railleries et malveillances", (P.G.S., 98, 237, 257; S., 30, 72; E.D.,
30; J.D., 177), "intrigues" (P.G.S., 23) et "complots" (P.G.S., 25), "polémiques,
défiances et difficultés" (P.G.S., 53; E.D., 89, 263), "cruautés", "mesquineries" et
"tracasseries" (S., 30), "agissements égoïstes" (P.G.S., 71), "insultes" et "basses
injures" (P.G.S., 120; J.D., 177), "obstacles et périls" (S., 95), "lâchetés",
"convoitises" et "rancunes" (E.D., 7), "haine brutale" (P.G.S., 103; E.D., 6),
"accusations perfides" (P.G.S., 112, 147), "hostilités" (E.D., 89), "cruelles mêlées"
(P.G.S., 115), "persécutions" (P.G.S., 127), "coups et blessures" (P.G.S., 113), et
"guerre à mort" (P.G.S., 119; E.D., 18).
Il ne s'agit pas de prétendre qu'il y a mythomanie de la part de Sangnier ou
complexe de la persécution. Le meeting des Mille-Colonnes, appelé "le meeting
sanglant", a été, assurément, le "baptême du feu" pour les Sillonnistes habitués
jusque-là à oeuvrer dans des conditions sereines. L'événement est devenu
emblématique de la bonne volonté sillonniste en butte à la haine : lors d'une réunion
contradictoire où Sangnier et l'ex-abbé Charbonnel, chef de file du combat
anticlérical, étaient censés prendre la parole, on vit le service d'ordre du Sillon, la
Jeune Garde, intervenir pour sauver le défroqué des mains de trublions antisémites,
puis créer les conditions permettant à Sangnier d'assurer le bon déroulement du
135

meeting. Or, c'est justement après la tenue de la réunion que les sillonnistes furent
injustement pris à partie par des "apaches" venus donner le coup de poing : il y eut
plusieurs blessés. Ce fut l'événement symbolique : le Sillon avait été digne et fidèle à
sa ligne, et, en droite liaison avec le message évangélique, avait connu l'épreuve
christique du martyr qui doit payer de sa vie pour la bonne cause. Des incidents
parvenus à ce degré de violence furent l'exception. Il est plausible, au demeurant, d'en
attribuer le mérite à la Jeune Garde qui, entraîné à sa mission, parvint à garantir
l'intégrité physique des militants du Sillon. On constate, à cet égard, que dans les
Bulletins d'action et de propagande notamment, c'est moins la violence qui est
dénoncée que la conspiration du silence de la presse et de l'opinion à l'égard du
mouvement dont on s'est beaucoup plaint. En vérité, à hiérachiser les obstacles que
dut affronter le Sillon, il semble bien que celui-ci eut plus à souffrir des défections
intérieures, d'une part, et des polémiques, d'autre part, menées par des catholiques,
clercs ou laïcs, hostiles à la sensibilité démocratique du Sillon qu'ils considéraient
comme une hérésie moderniste. Cette insistance sur une violence sur-estimée a partie
liée à la culture catholique de la souffrance et du martyr, qui est lot de toute
expérience religieuse et dans les pas desquels il convient de se placer pour attester de
l'orthodoxie de sa démarche.
2.4 DISCOURS AMBIGU, DISCOURS OUVERT
Il est trois caractéristiques significatives du discours sillonniste qui ne sont pas
spécifiques à tel ou tel auditoire auquel s'adresse Sangnier, mais vont de pair avec
cette quête tous azimuts et se retrouve, en conséquence, dans toute la production
sillonniste :
- l'imprécision du discours. La difficulté, à la fois assumée et niée, à délivrer
des formulations claires dénuées d'ambiguïté sur les idées du Sillon nous apparaît
directement liée à cette diversité d'influences difficile à gérer ;
- la présence du tiers. Les objections et les questions adressées au
mouvement sont mises en scène dans la parole sillonniste et apparaissent sous la
forme du discours rapporté ;
- et les images d'ouverture. Le volontarisme sillonniste se traduit par la
célébration de tout ce qui est synonyme d'ouverture d'esprit , d'ouverture sur le
136

temps présent, et la condamnation subséquente de tout ce qui va dans le sens de la
fermeture et du cloisonnement.
2.4.1 Imprécision du discours
La question du positionnement du Sillon demeure une pierre d'achoppement
parmi les historiens : républicain sans doute, mais encore : est-il à droite ? A gauche ?
Au centre ? Ni droite ni gauche. Les avis sont partagés, voire opposés. Cette pluralité
d'opinions tient certainement à l'angle d'approche retenu : jugé du côté de l'histoire
des idées, on tend plutôt à admettre le caractère progressiste des idées du Sillon et à
souligner ce qu'il y a en elles de préfigurateur dans les mutations accomplies au cours
du XXème siècle par les catholiques et l'Eglise ; étudié du point de vue de la
sociologie des mentalités, on tend alors à sous-estimer leur signification intrinsèque
pour faire valoir les aspirations encore tenaces d'une clientèle largement acquise à
cette sensibilité catholique dominante ultramontaine et intransigeante. C'est, en
quelque sorte, un projet identique de rechristianisation de la société qui ne se
distingue que par une stratégie de conquête pacifique au lieu de pratiquer
l'affrontement aux extrêmes, ce qui implique, tout au plus, de superficielles
concessions, non une remise en cause profonde.
Qu'il n'y ait guère unanimité entre les historiens qui se sont penchés sur le Sillon
ne devrait guère surprendre, si ce n'est que les divergences dans des débats de ce
genre portent en général sur des conceptualisations contiguës et des distinctions de
degré. 35 Mais la confusion ne serait-elle pas due à l'emploi simultané de plusieurs
types de vocabulaire liés tant aux auditoires pluriels que le Sillon cherche à atteindre
qu'aux idées antagonistes qu'il cherche à réconcilier ? A la cohabitation de ces sources
contradictoires, susceptible de générer des interprétations opposées quant au poids
respectif de chacune d'elles dans le discours sillonniste ? Enfin, la propension au
Sillon à recourir à des définitions vagues et ambiguës n'a-t-elle pas contribué à fausser
l'évaluation exacte de sa position? A en juger à cette pluralité d'interprétations, le
Sillon, et Sangnier en particulier, apparaît inclassable dans l'échiquier politique,
comme s'il était "au-delà de ces catégories" 36 . Il est vrai que ce côté fuyant n'était pas
pour lui déplaire. Il était bien conscient que le Sillon, par sa position intermédiaire,
35
Un exemple parmi d'autres de ce type de débat d'historiens : les "Croix-de-Feu" sont-ils une ligue
fasciste ou seulement autoritaire ?
36 Jean-Claude Delbreil (dir.), op. cit., p. 60.
137

par sa double inclination pour la "source" catholique et la "cible" démocratique,
troublait le jeu des catégories qui venaient à peine d'être forgées pour distinguer, en
fonction des idéologies, les membres de la classe politique, et par extension, les
électeurs 37 : "ils n'aiment pas qu'on brouille les casiers étroits dans lesquels ils ont,
une fois pour toutes, rangé les idées et les hommes. Ils en reviennent toujours à leurs
vieilles classifications de républicains et de réactionnaires, de démocrates et de
cléricaux : cela est commode, simple, et convient merveilleusement à leur esprit; si,
par hasard, vous parlez d'autre chose, vous les mettez en fureur. D'ailleurs, ils ne
comprennent pas ; ils n'ont pas le temps de vous entendre, et, suivant leur humeur,
vous traitent de doux visionnaires ou de fanatiques arriérés." 38
Sangnier n'était pas mécontent d'échapper à cette labellisation qui pêche par
réductionnisme et simplification extrême. En vérité, elle atteignit le Sillon peu ou
prou et les sillonnistes se trouvaient étiquetés, comme en témoigne Sangnier, de
"doux visionnaires" ou de "fanatiques arriérés". Sangnier dénonce avec véhémence la
partialité des jugements qui sont établis sur le Sillon en ne tenant compte que d'un
seul aspect et non de l'intégralité du projet. Toutefois, à moins de s'inscrire dans une
polémique déclarée, ces opinions unilatérales doivent être interprétées comme une
réaction au style du Sillon ; une volonté de définir ses orientations et ses méthodes
par des jugements nets et tranchés, là où Sangnier lui-même cultive avec soin le goût
des formules approximatives et ambiguës ; une détermination à clarifier ses positions
une fois pour toutes, alors que Sangnier est tenté, lui, de les brouiller à force de
distinguer chez les uns et les autres avantages et inconvénients, qualités et lacunes.
Sans être jamais clairement identifiés, les discours rapportés par Sangnier et
intégrés dans ses propos traduisent ce reproche, soit en style direct : "- On ne
comprend pas ce que vous voulez ; vous n'êtes pas clairs ; vous vivez dans les nuages;
vous faites des discours éloquents mais qui, au fond, ne veulent rien dire." (P.G.S., 3);
"- Le Sillon, mais c'est trop vague : on ne comprend rien !" (P.G.S., 4); "Parlez
clairement. Parlez net. Parlez d'une manière précise." (P.G.S., 178.) ou bien, en style
indirect et indirect libre : "on nous accuse d'avoir manqué de clarté" (S., 110); "on
37
Contrairement à ce que Sangnier avance, ces classifications droite /gauche ne sont pas si vieilles,
puisque c'est autour de 1889 qu'elles entrent dans le langage politique courant, cf. Marc Crapez, "De
quand date le clivage gauche-droite en France?", Revue Française de Science Politique, vol. 48 n°1,
février 1998, p. 42-75.
38
Marc Sangnier, L'Esprit Démocratique, op. cit., p. 14-15.
138

nous accuse de rester dans le vague et dans l'imprécision. On aimerait tant une jolie
solution toute faite !..." (D.II, 109).
Loin de s'en défendre, Sangnier préfère assumer : "prenons bien garde de
perdre un temps précieux à nous définir nous-mêmes." (P.G.S., 94), même si cela doit
impliquer "jusqu'à certaines imprécisions de langage" (S.12). Sangnier argue du
caractère expérimental du Sillon, de la vie en mouvement qui y règne et qu'il souhaite
jalousement préserver, pour expliquer sa réticence à un effort d'auto-analyse. Il met en
cause également la complexité de l'évolution sociale pour expliquer la difficulté voire
l'impoossibilité de livrer un discours tranché et tient dans ces conditions le "manque
de clarté" pour un "scrupule de probité" : "nous ne nous croyons pas le droit de
simplifier arbitrairement et de dénaturer la vérité pour les besoins d'une trop hâtive
vulgarisation." (P.G.S., 179). Enfin, il invoque les fréquentes erreurs qui invalident
les prévisions humaines pour estimer "puéril et insensé de réclamer sans cesse de
nous d'exactes descriptions de la cité future que nous rêvons." (P.G.S., 183). Dans un
opuscule de propagande, il rejette toute prétention à l'exhaustivité et à la clarté, quitte
à être "bref et incomplet." (S., 6). Il préfère "indiquer d'abord très simplement des
idées directrices" (S., 11), "faire apparaître la continuité de vie du Sillon" (S.,8),
"pressentir le sens d'une évolution" (P.G.S., 183), tout au plus "donner ici un
commencement de réponse". (S., 7). Et s'il faut se résoudre à "fixer avec exactitude"
un aspect du Sillon, autant que cela soit "quelques dates importantes" (S., 11), pourvu
"que l'on ne puisse pas, d'ici longtemps, songer à faire l'histoire définitive du Sillon."
(S., 6). Une telle aspiration est une insulte à la dynamique intérieure du Sillon : celuici
"est trop complexe et trop riche … pour pouvoir rentrer tout entier dans une
définition de quelques mots et pour accepter les limites blessantes de trop étroites
formules." (S., 8). La conclusion est péremptoire : "Il est donc impossible de décrire
avec exactitude et d'une façon définitive ce qu'est le Sillon." (S., 5). Sangnier ne
cherche pas à démentir directement l'objection qui lui est adressée, même si, avec le
temps, il a pu en être agacé. Mais alors même qu'il rejette explicitement cette
exigence de "précision", au sens de détermination exacte des choses, Sangnier, par un
retournement habile dont nous verrons d'autres applications, use de la forme verbale,
active et pronominale, dérivée de ce même substantif repoussé, et abuse des verbes
"préciser" et "se préciser" au sens de "prendre forme", dont la nuance diffère
nettement du sens littéral. Si comme il le déclare, "nous n'avons jamais songé à de
telles et si vaines précisions" (S., 8), voilà qu'en revanche, tout n'est au Sillon qu'un
139

effort "de préciser de notre mieux" (S., 4) ce qu'il est ; on fait voeu d'"essayer de
préciser son esprit et se méthodes" (S., 5), de "préciser l'attitude du Sillon" (S., 11) ;
on note avec satisfaction que "chaque congrès nous mettait à même de préciser notre
conception de l'organisation", que "nos idées et nos méthodes" vont en "se précisant
sous la poussée même des besoins et des nécessités de notre action", qu'"on sent les
idées se préciser et se raffermir", "l'effort d'une pensée qui se cherche et se précise"
(E.D., 6, 69, 83, 100; J.D., 16), au point que le départ de certains compagnons du
Sillon s'explique désormais par le fait qu'ils étaient "effrayés de la netteté plus
vigoureuse de nos affirmations" (S., 36). Sangnier ne fait de la précision ni une
finalité ni une vertu, mais veut en récupérer le prestige qui lui est attaché. Il a bien des
raisons de maintenir cette ambiguïté qu'on lui reproche. C'est délibérément qu'il opte
en faveur d'un processus de décantation qui est encore inaccompli au moment où il
pose avec ses compagnons ses intuitions profondes d'ordre social, politique et
religieux : les contradictions apparentes entre les orientations démocratique et
catholique ne peuvent que donner lieu à une incertitude sur l'évolution potentielle de
leur cohabitation inscrite au coeur d'un même projet. Sangnier s'en remet à
l'expérience, autrement dit, à l'audience future du Sillon, aux opportunités qui se
dégageront du bilan des objectifs poursuivis pour trancher et délimiter leurs rapports
mutuels futurs, leur dosage complémentaire et jusqu'à leur reconduction. En ce sens,
le refus de Sangnier de s'enfermer dans des définitions trop contraignantes est
politique. Cette ambiguïté lui fournit en tant que leader du mouvement une liberté de
manoeuvre potentielle plus significative pour modifier, au gré des circonstances, la
ligne poursuivie.
Outre cet aspect politique, il faut y voir aussi l'impact de représentations
culturelles : cette imprécision correspond à sa vision du Sillon qu'il compare à "une
vie" 39 et dont il entrevoit le développement en termes d'évolution organique. Le temps
n'est pas une donnée extérieure : il concourt à offrir aux choses et aux êtres leur aspect
dynamique. Si on est sillonniste, c'est que l'on est du Sillon, non que l'on se réclame
du sillonnisme : car l'on se méfie des -ismes au Sillon.
En outre, lorsqu'il dénonce les cadres sortis tout droit de l'entendement dans
lesquels on voudrait, au nom de la précision et de l'exactitude, enserrer le Sillon,
Sangnier reprend à son compte la défiance propre à la culture catholique
39
"Le Sillon est une vie" : tel est l'incipit du livre de Marc Sangnier, Le Sillon Esprit et méthodes, op.
cit., p. 5.
140

intransigeante envers une raison abstraite et toute-puissante qui s'incarne, en
particulier, dans ses versions scientiste et marxiste, et décrète ses a priori sans tenir
compte du réel. Ainsi le dogmatisme apparaît du côté où on l'attend pas. Car, a
contrario, Sangnier n'hésite pas à se prévaloir d'un empirisme inattendu pour un
catholique généralement soupçonné de tout concevoir avec l'esprit dogmatique, et à se
réclamer de l'esprit scientifique attentif à respecter les évolutions qui se dessinent. A
côté de ces vérités de foi éternelles, infaillibles et intangibles, Sangnier pose qu'en
matière sociale, la démarche du Sillon est toute autre : "Ce n'est pas du premier coup
que nous atteignons la vérité. Nous ne pouvons que l'entourer peu à peu comme par
une méthode d'approximations successives." (P.G.S., 185). 40
En apparence, le propos de Sangnier est taillé au coin du bon sens : on sait
toujours mieux ce que l'on est après quelques années d'expérience qu'au moment de sa
fondation. Mais cette évidence n'est pas seulement un truisme : Sangnier défend, en
vérité, le principe de l'autonomie de l'action. Celle-ci, dit-il en substance, n'est pas
l'application fidèle, la traduction parfaite d'une idée. La pratique l'emporte sur la
théorie en cela qu'elle génère des mutations, des changements qui tiennent à la
dialectique des rapports concrets quise nouent entre les militants, les contingences et
les autres forces en présence : "Il y a des idées et des concepts intellectuels qui ne
peuvent sortir que de la vie, que de l'expérience, que de l'action, et n'est-ce pas
justement à s'efforcer de les découvrir et de les traduire que doit consister l'effort de
la pensée ?" (P.G.S., 184). En ce sens, quelles que soient les ambiguïtés, les
résistances, l'inachèvement du processus, l'oeuvre accomplie correspond vraiment à
une démarche : une dynamique a lieu sur le plan individuel comme à l'échelle
collective, dont on ne peut initialement mesurer l'amplitude, en particulier lorsqu'elle
se trouve aux prises avec des aspirations qui dans le champ politique se traduisent par
un antagonisme comme forces antagonistes. C'est ce qui explique que le Sillon soit
difficile à situer tant l'affrontement extérieur accélère les évolutions intérieures ; c'est
ce qui fait que le Sillon de 1910, à la veille de sa dissolution soit bien différent de
celui que Paul Renaudin avait fondé en 1894, comme de celui que Sangnier avait
repris en mains en 1899.
40
Sangnier pose ici les premiers jalons de cette notion de distinction des plans : les seuls dogmes
légitimes et bienvenus sont exclusivement ceux de l'Eglise, et encore ils ne concernent que les matières
spirituelles. En dehors d'elles, tout dogme doit être réprouvé et banni.
141

L'ambiguïté est affaire de contenu. Elle est cependant repérable à plusieurs
tournures et techniques que Sangnier emploie et lègue à ceux qui écrivent au nom du
Sillon. Nous les examinerons d'une manière détaillée en fonction des auditoires
spécifiques pour lesquels elles ont été conçues. Mais d'ores et déjà, indiquons-en
quelques-unes qui, à des niveaux différents, traversent toute la production sillonniste.
Au niveau des tournures, on trouve, en particulier, deux procédés : le premier
concerne l'utilisation de la conjonction "comme". Outre son usage traditionnel pour
introduire une comparaison, (et dans ce cas, la présence de la conjonction est
obligatoire), Sangnier l'emploie également dans le seul objectif d'atténuer le caractère
tranché de la proposition, et donc de redoubler l'équivoque : "Dans ses jugements, le
Sillon opère comme un renversement de valeurs" (P.G.S., 56). Le propos est d'autant
plus péremptoire que Sangnier le fait précéder d'une déclaration d'intention
métadiscursive portant sur son énonciation : "Parlons plus nettement encore", alors
même que ce qui suit ne l'est précisément pas. On voit bien que la conjonction
pourrait être supprimée sans nuire à la syntaxe de la phrase. Sa présence vient nuancer
la force du propos : Sangnier ne décrète pas un renversement de valeurs, pas plus
qu'il ne propose de retourner au statu quo ante. S'il est plus proche de la première
proposition que de la seconde, il crée un espace intermédiaire qui reste à combler,
celui de l'à peu près et du pas tout à fait. 41 Un autre procédé comparatif apparaît sous
la plume de Sangnier. Argumentant souvent par analogie, il a tendance à établir
l'assimilation de la proposition inédite et audacieuse (le thème, pour reprendre la
terminologie de Perelman) à la proposition familière (le phore) en se servant de la
formulation négative exclusive : "ne…que" : "un siècle n'est que l'anneau d'une
chaîne animée" (D.I, 166) ; ou encore "il faut d'abord préparer les milieux
catholiques (…) à cette action sociale qui n'est que la forme actuelle d'un
christianisme intégral (E.D., 130). Ce qui est assez frappant, c'est que l'usage qui en
est fait ici relève d'une autre intention que celle qu'on lui attribue généralement dans
le langage politique. Antoine Prost qui s'est penché sur cette tournure y voit une
démarche d'intimidation. 42 Or, il nous semble que Sangnier recherche, par ce procédé,
41
En voici d'autres exemples : "nous sommes condamnés à chercher toujours comme à tâtons" ; "Nous
ne pouvons que l'entourer peu à peu [il s'agit de la vérité] comme par une méthode d'approximations
successives." (P.G.S., 185); "notre humilité" se traduit par "la nécessité d'un travail solidaire, qui nous
rendra tous comme égaux devant le but à atteindre." (E.D., 77).
42
L'assertion qu'il prend en exemple : "Ce concert contradictoire ne représente généralement que les
intérêts ou les passions de groupes ayant quelque chose à défendre ou à attaquer" est effectivement un
142

à atténuer l'hostilité à ses propositions : c'est pour mieux faire passer l'action sociale
tenue pour hétérodoxe pour un public catholique bourgeois et conservateur qu'il
l'assimile au christianisme intégral qui, lui, bénéficie de toutes les faveurs de cet
auditoire. 43
Au niveau des mots-clés qui nourrissent l'équivoque, notons d'abord, la
référence au projet du Sillon par ce terme privilégié qui fonctionne comme un sésame:
"la Cause". (cf. S., 23, 32, 38, 45, 77, 79, 80, D.I, 384, D.II, 89, 191, P.G.S., 65, 66,
74, 78, 92, 102, 107, 114, 134, 136, 207, 209, 237, 258, 301, 304; E.D., 6, 14, 77, 86,
91, 95, 97, 156, 219, 256, 258). Il dispense celui qui l'emploie de toute précision
supplémentaire. Est-elle démocratique, chrétienne, les deux à la fois ? Sangnier
préfère s'en tenir à un emploi laconique, précisant, tout au plus, qu'elle requiert le don
de soi et qu'elle passe en priorité "avant tout le reste" (E.D., 95). "La Cause" se suffit
à elle-même, par son emphase, excluant toute combinaison qualificative qui aurait
pouvoir d'illustration et d'identification. Deux éléments concourent à lui donner cette
majesté : la majuscule dont il l'orne par écrit et l'article défini "la". Ce dernier
élément montre bien que ce qui est en jeu ici n'est pas une cause parmi d'autres, ou
une cause qu'un groupe spécifique s'est approprié (ce qui aurait été dénoté par
l'emploi du possessif "notre"), mais bien la seule et unique cause à l'exclusion de
toutes les autres. Pour ainsi dire, lorsque Sangnier prononce le mot magique : "La
Cause…", tout le reste est littérature. Comme si, à force de précision, on craignait de
nuire à l'enchantement.
Dans cette même difficulté à dire et écrire les choses avec clarté afin que
l'auditeur et le lecteur puissent les recouper et les situer correctement, notons
également l'emploi fréquent de l'adjectif "véritable" et de la gamme de termes qui s'en
rapprochent : "vrai", "vraiment", "véritablement". Cela permet, d'une part, d'exprimer
une distance, vis-à-vis de l'état des choses existant, de disqualifier implicitement ceux
qui prétendent agir dans le même sens, d'assurer qu'au Sillon, on fera mieux et
autrement, tout en étant dispenser d'apporter des précisions et des nuances sur les
réformes et les propositions qui auraient justifié cette qualification. 44 Il est ainsi un
"véritable esprit du Sillon" (S., 9), un "véritable esprit démocratique" (S., 82, 144). Le
moyen de soustraire du débat la proposition inverse valorisant le rôle des syndicats. Cf. Antoine Prost,
op. cit., p. 279-280.
43
Nous nous contentons ici de signaler le procédé. L'étude plus approfondie de cette tournure prend
place dans les chapitres suivants consacrés à chacun des auditoires spécifiques (cf. chapitres 1.5 à 1.9).
143

Sillon opte pour une "démocratie véritable" (S., 163, 63; E.D., 19, 152), un "véritable
progrès" (S., 18; E.D., 150, 190), une "politique qui soit une véritable expression de la
vie nationale" (S., 29). Il est "vraiment un mouvement démocratique" (S., 76),
"vraiment républicain" (S., 29), doté d'un "esprit vraiment fort et opportun" (S., 97),
d'une "force véritable" (S., 76; E.D., 279), favorable à "une vraie république" (S., 28),
"une vraie démocratie" (D.II, 14, 116), combattant sur le "vrai terrain" (S., 35; E.D.,
69, 90, 256). Ce qui est dit du Sillon s'applique à ce qui en émane, tel la Jeune Garde
qui est "une oeuvre véritable d'apaisement et de pacification" (S., 167), nonobstant le
fait qu'il s'agit d'un service d'ordre présent lors des réunions contradictoires du Sillon,
et les sillonnistes qui ont montré qu'ils étaient "de véritables penseurs libres" (A.S.,
49).
Au-dessus de l'unité linguistique constitué par un vocable isolé, la présence
d'expressions stables, de combinaisons de mots figées, "partout répétées et
continuellement ressassées" (P.G.S., 52) dans chaque publication, régulièrement
repris dans les discours oraux contribue également à renforcer l'ambiguïté. Elles
constituent la phraséologie du Sillon. Ces "segments répétés" 45 s'imposent comme des
évidences qui se passent de commentaires. Ils prennent la forme d'aphorismes qui ne
sont plus sujets à débat, à discussion, à élaboration plus sophistiquée, d'autant qu'ils
sont plus évocateurs et poétiques qu'informatifs, relevant essentiellement du domaine
moral plutôt que de l'idéologie politique : "Aller au Vrai avec toute son âme" (S., 51,
31; P.G.S., 79, 112, 188); "plus forts que la haine" (A.S., 123; S., 161); "se laisser
faire par la vie" 46 (P.G.S., 183; S., 59) mais aussi se "par l'avenir", "par l'amour",
"par Dieu" qui se révèlent, pour ainsi dire, interchangeables (E.D., 148) ; "Et nous,
nous avons cru à l'amour" (D.II, 88; P.G.S., 209; E.D., 188). Brefs, ils deviennent des
slogans ; et s'ils sont un peu plus longs, des définitions qui font autorité. Dans les
deux cas, ils sont imprimés dans les publications sillonnistes en italique, ce qui leur
confère un statut de parole ultime, de parole condensatrice. 47 La plus connue de ces
44
C'est au chapitre 1.10 intitulé "Dire la démocratie" que nous traitons plus précisément de l'expression
"démocratie véritable" et de la signification implicite qu'elle véhicule.
45
Cf. A. Salem, Pratique des segments répétés, Paris, INALF-Klincksieck, 1987.
46
Maurras s'en prend vivement à ce slogan : "Ah! La captieuse formule. (…) Quelle vie ? Il y a des
vies basses , égoïstes ; il en est de nobles, mais aveugles et qui courent ainsi aux pertes certaines." Cf.
Charles Maurras, "Le dilemme de Marc Sangnier" in La Démocratie religieuse, Paris, Nouvelle
Librairie nationale, 1921 (1ed. : 1907).
47
Des expressions telles que "l'âme commune", l'amitié du Sillon", "majorité dynamique" font partie de
la liste. Cependant, nous avons cru bon de placer l'analyse qui leur est respectivement consacrée dans
d'autres chapitres de la thèse.
144

définitions s'applique à la démocratie : "organisation sociale qui tend à porter au
maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun." (S., 17-18, 61; E.D.,
167, D.I, 300). On voit comment Sangnier parvient à dire à la fois beaucoup et pas
assez. Tenant la démocratie pour une "organisation sociale", et non pour un régime
politique, il évite ainsi d'avoir à se prononcer sur le suffrage universel et le rôle de
l'Etat 48 ; tout en ayant une conception élargie de la démocratie applicable à tous les
champs (en particulier, la sphère du travail), il se place du côté de la recherche du
consensus et de l'intérêt général ("responsabilité civique"), esquivant la question de la
légitimité du pluralisme et des conflits d'intérêt. Notons enfin son attachement
implicite à l'idée d'une perfectibilité qui sied à un idéal toujours inachevé ("tend à
porter au maximum").
Un argument que Sangnier reprend souvent (et qui est exclusivement destiné à
tous ceux qui se veulent les gardiens du passé) montre cette capacité qu'il avait de
proposer des formulations floues, avec un aplomb comme si la chose allait de soi.
Désireux de convaincre qu'il est vain de vouloir reproduire rigoureusement le
comportement des anciens, Sangnier déplace l'objection en expliquant qu' "être
traditionaliste, ce n'est pas faire ce qu'ont fait les meilleurs de nos pères, mais ce qu'ils
auraient fait s'ils avaient vécu à notre époque." (S.18; E.D., 193). Sangnier, on l'aura
deviné, se garde bien d'expliquer comment on pourrait atteindre une telle
connaissance.
2.4.2 Présence du tiers dans le discours sillonniste
La question religieuse est centrale au début du vingtième siècle en France. C'est
la guerre franco-française par excellence. Comment faire évoluer les topiques et les
déplacer vers la question sociale ? Comment faire évoluer les rhétoriques ? Comment
faire la synthèse de ces discours diamétralement opposés que sont le contre-discours
catholique dissident et le discours républicain ? Le Sillon ne peut faire abstraction du
premier : c'est le déjà-là, le pré-construit, la Weltanschauung qui informe et nourrit les
convictions des catholiques - de la base à la hiérachie - au sein desquels oeuvre le
Sillon. Le discours républicain est tout aussi incontournable : le Sillon lui apporte une
légitimation relative, alors même qu'il est le fer de lance de l'anticléricalisme qui voue
48
Sangnier semble tenir ces questions pour des "détails d'organisation". Il maintient sa définition en
dépit de "ceux qui, habitués à n'attacher d'importance qu'aux détails d'organisation, la jugeront sans
doute trop vague." (S., 18 n.1).
145

à l'échec les espoirs du Sillon. En dépit de sa vocation à réconcilier les "Deux
France", il entre dans la bataille et s'efforce de brandir une alternance, une solution de
rechange à ces deux discours dominants. Dans ce "conflit permanent entre les
"tenants" et les "entrants", les puissances établies et leurs jeunes challengers" 49 , la
situation du Sillon, pour être périlleuse, est clairement tracée : il fait irruption.
Impliqué sur un double front discursif, il conteste l'hégémonie d'un discours
républicain anti-clérical et d'un discours catholique anti-républicain. Sangnier en est
conscient : "ce langage, je le sais, n'est pas celui qu'on a coutume d'entendre. Nous
risquons de nous faire jeter des pierres de droite et de gauche." (D.I, 141).
Cela donne un discours fait de greffes, d'alliances, de compromis, de
migrations, d'incorporations, de négociations, d'absorption et de rejet, d'inclusions et
d'exclusions; un discours en interaction, non seulement avec les auditoires acquis,
mais également avec toute les auditoires hostiles pourvu qu'ils soient de bonne foi :
"nous savons qu'il y a dans cette salle des hommes qui ne partagent pas nos
convictions (…), soit qu'ils aient des convictions différentes des notres, soient qu'ils
n'en aient pas du tout ; et nous demandons aux uns comme aux autres de nous écouter
avec loyauté puisque nous leur parlons avec loyauté. Nous allons plus loin : nous leur
demandons de nous écouter avec sympathie ; puisque, en vérité, nous parlons avec
l'ardent désir de trouver un écho dans le coeur même de ceux qui sont venus ici pour
nous railler, pour nous contredire." (D.I, 390) ; un discours qui présente une
interdiscursivité exemplaire.
Exemplaire? Plutôt banale, ordinaire, prévisible si l'on considère que
l'hétérogénéité discursive est une propriété constitutive de tout texte en tant que tel.
Dans cette perspective universalisante formulée par le théoricien russe Mikhaïl
Bakhtine, les mots sont toujours les mots des autres, le dialogisme est généralisé,
l'échange culturel une donnée sous-jacente permanente 50 . Mais alors cette
interdiscursivité que nous croyons déceler dans la production sillonniste ne relève-telle
que de cette qualité générale propre à tout discours ? Certes, un texte ne saurait
être considéré isolément : lorsque Sangnier prend seul la parole, même s'il la
monopolise, son discours révèle, implicitement ou explicitement, des énoncés
antérieurs. Il peut bien défendre une position qu'il veut originale, inédite, singulière,
49
Marc Angenot, 1889, op. cit., p. 94.
146

exclusive, ce n'est un monologue que dans l'apparence. Un texte surgit en réponse à
d'autres textes : du préconstruit est reformulé de façon dynamique soit par répétition
soit par modification. Cela est plus vrai encore lorsque c'est un texte idéologique, car
celui-ci peut bien être ouvert ou clos, souple ou figé, il ne peut se dire qu'en rapport
avec d'autres positions. C'est même au Sillon une évidence : "Le Sillon n'a pu se
définir dans ses doctrines qu'en s'opposant à ce qui n'est pas lui." (S., 4).
Et cependant, quand bien même tout propos, oral ou écrit, prenant place dans
une chaîne ininterrompue, est foncièrement une réaction à ce qui précède et l'origine
d'une réaction ultérieure, il est inconcevable de s'en arrêter là. Car si tous les textes,
sans exception, sont interdiscursifs, ils ne présentent pas tous le même degré
d'hétérogénéité. Des distinctions peuvent et doivent être établies en fonction du degré
de dialogisme. Or, dans le cas qui nous occupe, la présence de relations explicites et
implicites que le discours sillonniste entretient avec d'autres discours nous apparaît
exceptionnellement forte et remarquable, au point d'y voir une spécificité
supplémentaire de la parole émanant du Sillon. En effet, le dialogisme qui s'y révèle
ne se réduit pas seulement à la présence de constructions linguistiques par lesquels on
l'identifie généralement : citations, allusions, discours rapportés, antérieurs ou
contemporains, travestissements, transpositions, retournements, prolepses. Cette
insertion du discours d'autrui n'est pas seulement perceptible au niveau des emprunts
lexicaux faits aux discours catholique, nationaliste, républicain et socialiste.
Toute formation idéologique intègre dans son discours l'image de l'adversaire.
En général, cette présence de l'adversaire n'est convoquée par le locuteur que pour
servir de repoussoir et de contre-modèle. Il n'est inscrit dans le texte que pour mieux
l'exclure, le mettre à distance, le stigmatiser, le vouer aux gémonies, le désigner
comme l'ennemi, non pour tenter de le prendre en charge. Dans le cas du Sillon, le
dialogisme a un double sens : formel et substantiel. Si bien évidemment et à plusieurs
reprises, Sangnier est tenté de présenter le discours d'autrui de façon explicite en vue
d'afficher sa plus grande distance à l'égard de l'énoncé (exemples : "on n'a pas le droit
de tenir ce langage", "on nous disait autrefois", "on nous répétera sans doute" (S., 82,
83), plus notable encore est la prise en charge du discours d'autrui dans le discours
citant, l'effort accompli pour s'en rapprocher, pour l'assimiler ("Vous direz, peut-
50
"Le locuteur n'est pas un Adam, et de fait, l'objet de son discours devient, immanquablement, le point
où se rencontrent les opinions des interlocuteurs immédiats … ou les visions du monde, les tendances,
les théories, etc", in Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p.302.
147

être…", "Or, me direz-vous, ce n'est pas possible", "Vous vous souvenz, d'autre
part…", "Vous savez que…", "Vous avez bien compris…", "Je suis heureux de
prendre au passage ce mot d'un de mes auditeurs", "Le camarade anarchiste dit:…",
"maintenant, je relève un autre mot très intéressant", "Je répondrai un mot seulement
à une parole qui a été prononcée", "Vous répondez, camarades, que…", D.I, 172,
173, 176, 203, 241, 268, 325, 332, 335, 345).
Cette reconnaissance dans son propre discours du discours d'autrui, fut-elle
relative, réadaptée, reformulée, détournée, réservée, se fait notamment par des
emprunts lexicaux qui dévoilent discrètement la diversité de ces sources de référence
postivement intégrées. Elle marque la volonté, de la part du locuteur qui tient ce
langage de reconnaissance, de noter des points d'analogie ou de convergence avec ce
discours extérieur. A cet égard, les textes de Sangnier réactualisent des propositions
représentatives de formations idéologiques multiples et contradictoires et construisent
progressivement un nouveau consensus.
Du fait qu'il se situe sur le plan idéologique à l'intersection (qui n'est pas un
donné, un acquis, mais une position à créer) de la religion catholique et de la
République, il résulte une configuration de langage relevant de deux formations
discursives liées à des formations idéologiques antagonistes : le discours catholique
(et nationaliste) et le discours républicain (et socialiste). Chacun d'eux se retrouve,
importé, intégré partiellement dans le langage sillonniste.
L'originalité de ce dernier tient paradoxalement à leur conjonction même. C'est
la raison pour laquelle on pourrait hésiter à parler d'un "discours sillonniste" si l'on
entendait par là une clôture, une rigidité, alors que justement l'analyse révèle une
acclimatation, une souplesse relative, la tentative de faire co-exister, au moins dans le
langage, les deux mondes antagonistes et leurs discours spécifiques. On comprend
alors pourquoi, face à cette instabilité, cette variété des emprunts, il y a une telle
insistance sur l'ethos des sillonnistes qui rétablit l'homogénéité requise, et la
protection qu'offre aux militants un flou auquel Sangnier lui-même s'empresse de
souscrire.
2.4.3 Le clos et l'ouvert
Catholique fervent et visant, au premier chef, des catholiques, Sangnier a pour
source de référence les enseignements de l'Eglise. Inspirée du Syllabus de Pie IX, c'est
un doctrine intransigeante qui, sans concession aucune, vitupère contre l'époque, et
148

sans examen aucun, condamne toute tentative de rapprochement avec le monde
moderne. Tel est le discours dominant en milieu catholique dont Sangnier est lui aussi
issu 51 . Cette parole hégémonique - dissidente par rapport au discours républicain - est
essentielle pour mesurer l'audace du Sillon, mais aussi pour évaluer la distance qu'il
va creuser progressivement avec ces normes de départ amplement partagées par
l'opinion catholique. Aussi doit-il la travailler, la miner de l'intérieur, la subvertir,
pour substituer à sa logique de résistance une logique d'ouverture. Sangnier n'aurait pu
vraisemblablement le faire sans les deux "entorses" faite à cette intransigeance
émanant du pape en personne à propos de la question sociale et du Ralliement, qui ont
creusé la brèche dans laquelle le Sillon va s'engouffrer et qui lui sert de base légitime
à son projet. La tâche est rude : à un discours auto-suffisant et imperméable aux
influences du dehors, il tente d'en substituer un autre qui, tout en maintenant une
orthodoxie religieuse sans faille, doit sinon être perméable aux influences du dehors,
en tout cas, rechercher le contact avec cet extérieur du discours. Ce dialogisme
substantiel, nous en voyons déjà la trace dans l'effort à bannir tout ce qui est de l'ordre
de la clôture du discours. Cette ouverture prônée par Sangnier, il peut d'autant mieux
s'en réclamer qu'elle découle du catholicisme lui-même : "au point de vue intellectuel
même, les dogmes ne sont pas clos et fermés" (D.I, 207) 52 , "Le Christ n'est pas un
personnage historique enfermé pour toujours dans un tombeau" (D.I, 207); "il a brisé,
une fois pour toutes, la pierre de son sépulcre" (D.I, 208); "le catholicisme … pénètre
dans nos âmes non pour y demeurer comme en un vase clos" (D.I, 211). Le plus
sincère des catholiques doit pouvoir déclarer à Dieu : "Mais je ne veux pas, je ne peux
pas vouloir te garder étroitement reclus dans mon âme verrouillée." (D.I, 329). "Qu'ils
n'oublient pas non plus que nous devons sortir des petites chapelles fermées où l'on
étouffe" (E.D., 30) tandis que que le prêtre doit lui-même s'efforcer de quitter la
sacristie pour aller à la rencontre du monde. Sangnier souhaite pour le salut de
l'Eglise que "la doctrine séculaire et officielle du catholicisme…finisse enfin par
quitter les cercles fermés où l'on parle de théologie. (…) Ferons-nous de son
catholique sanctuaire une chapelle privée dont nous garderons la clef dans notre
poche? (E.D., 215-216). Il dénonce habilement la convergence implicite entre ces ces
catholiques qui veulent conserver "dans les coeurs rétrécis l'idéal trop étroit d'une
51
Sur les traits dominants de ce "contre-discours catholique", cf. Marc Angenot, 1889, op. cit., p.921-
965.
52
C'est moi qui souligne.
149

perfection et d'un bonheur individuels" (E.D., 273), et ces Républicains qui prétendent
que la religion est "affaire individuelle" et se figurent, en la reléguant ainsi dans
l'intimité close des âmes, qu'elle y demeurerait enfouie" (E.D., 251).
En aucun cas, une attitude civique et responsible ne peut être, malgré la forte
tentation, celle du retrait. C'est une "coupable lâcheté" que d'abandonner "le terrain de
la lutte pour s'enfermer dans la tour d'ivoire des hautes pensées" (P.G.S., 107).
Rapportant un discours du même type : "Cette France d'aujourd'hui ne me convient
pas, je me retire dans ma tour d'ivoire et je vais prophétiser des siècles meilleurs."
(D.I, 504), Sangnier réagit avec fermeté : "Nul n'a droit de tenir ce langage".
Sangnier entend détruire les "barrières meurtrissantes" (E.D., 66), "les conventions
étroites et méchantes" (E.D., 130), aspire à "briser les étroites cloisons, à faire ouvrir
des fenêtres à travers les murailles des oeuvres closes, à établir partout une active et
féconde circulation de vie fraternelle, à briser ce méchant égoïsme collectif" (E.D.,
101-102). Cette clôture est aussi perceptible dans le camp républicain à qui il reproche
"d'imposer aux choses le cadre d'un entendement clos" (D.I, 353; E.D., 69). Cette
fermeture est condamnée à l'échec : ce ne sont pas les adversaires qui "pourront
arriver à mettre des scellés sur les coeurs comme ils le font sur les chapelles et les
écoles." (D.I, 208). "De même, la France ne sera jamais recluse dans les limites trop
étroites d'un Parlement fermé et qui n'a pas de fenêtre sur le grand ciel libre." (D.I,
148). Pour répondre aux besoins de la société, une législation ne saurait être décrétée
"dans les enceintes closes de leurs parlements" (E.D., 246), dans la "retraite close de
quelque cabinet de travail" (E.D., 78, 93), conçue par "des philosophes et des
démocrates en chambre" (D.I, 134). Enfin, la démocratie ne saurait être non plus un
espace détenu par des gardiens de l'anticléricalisme qui frapperaient d'exclusion tous
ceux qui ne le sont pas et proclameraient : "La démocratie, c'est à nous, c'est un jardin
clos où vous n'entrerez pas." (D.I, 316).
Dans l'esprit de Sangnier, une dynamique d'ouverture sociale passe par une
mobilisation et une activation de ce que l'on appellerait aujourd'hui la société civile,
en particulier de sa composante catholique à condition que cette dernière se déploie
ailleurs que dans l'arène politique et politicienne où les antagonismes sont figés de
part et d'autre. Le terrain social est plus apte à favoriser des recompositions qui, dans
l'arène politique, sont étouffées à cause de la confrontation idéologique aux extrêmes
qui exclue toute possibilité de collaboration fructueuse entre catholiques et
républicains. "L'esprit chrétien ne peut plus être contenu dans les limites où ses
150

adversaires avaient résolu de l'enfermer. Il s'élance à la conquête d'un monde autrefois
inconnu." La nouvelle ère dont Sangnier célèbre l'avènement ouvre de nouveaux
espaces : "Nous allons enfin quitter ce triste terrain. Des horizons nouveaux s'ouvrent
devant nous." (P.G.S., 74), "l'air libre ne nous fait pas peur." (P.G.S., 129).
Cette lutte contre la fermeture d'esprit et de coeur, Sangnier la combat
également à l'intérieur. C'est la raison d'être du Sillon : "nous ne voulions pas faire de
notre foi une barrière qui nous eût séparés des non-croyants mais bien une force pour
nous pousser à aller jusqu'à eux", ou encore de faire "tomber les barrières trop
étroites dont il s'était entouré", de rompre, par extension, avec l'isolement catholique
comme une poche de résistance condamnée à cette position tant par l'athéisme
triomphant bienheureux de le voir se contracter que par un acquiescement de
l'intérieur "nous congratulant de l'excellence de nos doctrines et de nos points de vue,
mais incapables de les faire triompher", pour "prendre enfin sérieusement contact
avec le pays lui-même". (P.G.S., 83 et 85). Il s'agit pour la pensée catholique de "la
sortir du cercle fermé des croyants, où elle demeure sans influence et sans
rayonnement ; la faire pénétrer dans les milieux où elle est mal connue, mal comprise,
mal traitée" (S., 124). C'est avec une image analogue que l'objectif initial et manifeste
du Sillon est décrite : "ouvrir des portes dans les oeuvres closes" (S., 46); l'objectif
plus large : "ouvr[ir] à l'Eglise de larges portes sur la République démocratique"
(P.G.S., 305).
S'engager au Sillon, c'est repousser les "limites étroites d'une vie égoïste et
fermée" (D.I, 214, 167), "les intérêts exclusivement personnels et égoïstes" (D.II, 88),
disqualifier, en général, tout ce qui est "point de vue étroit" (P.G.S., 188), "oeuvre
étroitement confessionnelle" (D.I, 142), etc…, mais aussi les clivages sociaux : "nous
ne nous laisserons pas séparer les uns des autres par des cloisons étroites des diverses
catégories sociales" (P.G.S., 263).
Cette ouverture revendiquée s'incarne dans le jaillissement de la parole. Celle-ci
doit faire face au silence et à la censure dont les Républicains les menacent : "toutes
les fois que vous voulez prononcer quelques mots d'espérance; ils ont l'air de
prétendre que ce sont là paroles oiseuses et inutiles, et volontiers ils vous fermeraient
la bouche." (D.I, 139); "pour un discours qu'ils auraient pu empêcher, ils en
susciteraient cent mille à travers toute la France." (D.I, 320). Il est à noter que cette
ouverture sur la société n'implique nullement, dans l'esprit de Sangnier une censure
de la motivation religieuse qui préside au Sillon : "il ne s'agit ni dans nos articles, ni
151

dans nos discours, ni dans aucune des manifestations de notre vie, de restreindre
l'exposé intégral de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous voulons." (P.G.S.,
89).
A cette image de la clôture dénigrée, Sangnier oppose celle du rayonnement,
qui, de surcroît, présente une connotation moins violente que celle de la conquête ou
de la révolution. Verbes et substantifs liquides dominent : "infuser" (D.I, 369),
"inonder (tout esprit et tout coeur vivant)" (D.I, 329), "répandre" (D.I, 134, D.I, 329;
E.D., 22), "se répandre" (D.I, 211), "se déverser" (E.D., 22), "déborder" (P.G.S., 52;
S., 52; E.D., 94, 147, 187) ; ils offrent à la fois pureté, fraîcheur et dynamisme, telle
l'image récurrente de "l'eau vive" (D.I, 371, 383), de "la source si vivante" (S., 58), du
"grand courant " (E.D., 97), de "la petie vague puissante dans le grand flot qui
avance" (E.D., 97; S., 87), voire "comme le torrent entraîne à sa suite les eaux
stagnantes et indécises qu'il recueille à travers les vallées", pour désigner tant la foi
que l'action du Sillon, mais peuvent traduire également puissance et irrésistibilité de
sa diffusion et de sa propagation : "rayonnement", "épanchements" (D.I, 215),
"expansion" (P.G.S., 80), "extension" (P.G.S., 87), "rayonner" (P.G.S., 207; S., 23;
E.D., 25, 260), "jaillir" (S., 47, 58), .
S'il faut donc ouvrir son coeur à autrui et la religion au monde, l'ouverture
exigée du sillonniste doit être étendue à son temps. Rompant avec les catholiques qui
persistent à le redouter, à le mépriser, à s'en préserver, il s'agit, pour les sillonnistes,
de "voir leur époque avec d'autres lunettes que les lunettes noires" (J.D., 207).
Sangnier recommande l'attitude positive : "Quoique catholiques, nous sommes
capables de comprendre notre époque, d'aimer notre temps" (D.I., 143) dit-il à un
auditoire athée ; ce qui, face à un public catholique se traduit ainsi : "si Dieu a déposé
l'ardent amour du temps présent dans nos âmes" (P.G.S., 261). Les jeunes du Sillon
qui n'ont pas connu d'autre régime, d'autre réalité ne sauraient concevoir une
quelconque nostalgie pour une période imaginaire révolue. Sans préjuger de certains
phénomènes qui justifient quelque réserve, leur approche globale est
fondamentalement d'assumer l'époque telle qu'elle est et de chercher, à partir de cet
assentiment premier, à la transformer. Sangnier traduit une double inclination : d'un
côté, il se reconnaît dans la foi éternelle transmise de génération en génération, dans
l'appel des origines, dans la force de la tradition, de l'autre, il est attiré par les
aspirations contemporaines. Au lieu de chercher à les opposer radicalement, il tente le
pari de les confronter, de les rassembler. (D.I., 366).
152

Sangnier refuse de reprendre à son compte le topos de la fin-de-siècle décadente
et vouée à sa perte. Il congédie la tentation des grands effets pathétiques associés à
une vision du monde apocalyptique. qui est l'apanage de la doxa conservatrice. S'il
décline parfois quelques variations sur la crise de la société, ses turpitudes passées et
présentes, il reste modéré dans son langage, bien loin de la verbosité et de la créativité
lexicale, de l'outrance et de la surcharge de la parole pamphlétaire. 53 Ses critiques de
la société française ne le conduisent jamais à verser dans le fatalisme propre à ceux
qui la croient définitivement égarée et condamnée. S'il est vrai que le monde change,
Sangnier voit dans ce dynamisme des raisons d'espérer. Ce n'est pas selon lui une
phase inédite et sans précédent dans l'histoire de l'humanité, mais le signe continu de
la vitalité de la société. Le contraire eut été inquiétant : "rien de ce qui est vivant ne
peut rester immobile et inerte. (…) Hier, comme aujourd'hui, la société a évolué. Nul
ne peut l'arrêter et la fixer pour toujours." (P.G.S., 6). Autant accompagner ce
changement dans la mesure du possible, autrement dit, à la hauteur de sa volonté.
Pour "inévitables" que soient ces transformations sociales, elles doivent et peuvent
être "préparées". S'il est loin de s'en lamenter et de se replier sur une position
attentiste, il ne faut pas en conclure que Sangnier acquiesce à l'image inversée de la
Belle Epoque. C'est sa foi dans les "temps nouveaux" (E.D., 26) qui tempère son
inquiétude du moment : "si le présent peut sembler sombre, (…) l'avenir infini nous
attire." (S., 132-133). Notons la réserve contenue dans l'expression formulée non
comme une assertion, mais comme une évaluation atténuée fondée sur une apparence.
Il préfère, au demeurant, s'abstenir, le plus souvent, de décrire son temps dans ses
turpitudes au nom du primat de l'action qui dicte la nécessité de faire et de réparer : il
se garde de tomber de Charybde en Scylla, évite tant l'écueil d'une stérile vitupération
que celui d'un éloge déplacé. Cette stratégie d'évitement lui permet de repousser une
clarification trop nette de ses vues déjà relévée plus haut. Le salut n'est pas dans
l'anamnèse mais dans le diagnostic et le remède : "Ce n'est même pas par l'étude
attentive du mal présent que nous pourrons sauver la France" (D.I, 116; E.D.,10), ditil,
ou encore : "Il ne suffit pas, en effet, de critiquer le présent" (D.I, 158). Il espère
que les sillonnistes "fuiront comme la peste ces esprits critiques et chagrins qui (…)
voient complaisamment toutes les misères et n'ont jamais su proposer un seul
remède." (P.G.S., 68). Sangnier est convaincu que le pessimisme débouche sur
53
Cf. à ce sujet, le livre de Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.
153

l'inaction et l'indifférence tandis que l'optimisme, même dans des situations difficiles,
justifie l'action. L'optimisme ne surgit pas du spectacle du monde ; il naît de la
volonté, de la détermination, de l'action opérée par le Sillon, et de la conviction que
les structures peuvent être modifiées, qu'il existe une marge sur laquelle l'homme a
prise pour incliner ces évolutions sociales dans le sens de "l'idéalisme social". (P.G.S.,
73). Or, la condition sine qua non pour réaliser un idéal est d'épouser son temps : "Ne
luttons pas pour défendre l'Eglise en dehors du siècle, mais dans le siècle. Nous ne
sommes pas des hommes théoriques, mais des Français du XXème siècle qui
commence, et c'est dans ce siècle que nous devons réaliser la démocratie." (D.II, 85).
Nous avons essayé dans cette première partie de montrer quelques-uns des traits
spécifiques du langage sillonniste. La jeunesse des membres du Sillon, la conviction
qu'ils ont de former une génération appelée à accomplir un grand idéal réconciliateur,
ainsi que leur foi en une rédemption prochaine tirée de leurs convictions religieuses
donnent au langage du Sillon une tonalité d'optimisme et d'ouverture. L'époque peut
bien être celle d'une montée aux extrêmes, cela ne remet pas en cause leur sentiment
d'être de leur temps, d'autant qu'il suffit pour faire advenir la nouvelle ère dont ils sont
les annonciateurs de pénétrer sans relâche tous les milieux, notamment ceux qui se
disent hostiles à la religion et qui, eux aussi, cèderont, croit-on de bonne foi, devant la
loyauté, la bonne volonté et le dévouement des sillonnistes. Ce trait optimiste est
déterminant en ce sens qu'il préserve le discours de l'inclination vers le contrediscours
catholique intransigeant qui tient l'antagonisme pour une donnée irréductible.
On peut toujours repérer des traces de ce fonds intégraliste, le langage du renouveau
et de la convergence entre les idées opposées est assez puissant pour faire contrepoids
et extirper du langage sillonniste les deux éléments constitutifs du contre-discours
catholique : la litanie de la décadence irrémédiable et la désignation d'un bouc
émissaire. Même les accents de triomphalisme conquérant sont tempérés par la
rhétorique évangélique du dévouement et de l'humilité chrétiennes. De plus, la
primeur de leur quête, et peut-être aussi quelque préoccupation opportuniste confèrent
à leur discours une certaine imprécision qui favorise cette ouverture et contribue à
réduire le risque d'une d'une attitude bien arrêtée et trop sûre d'elle-même. Même s'il
se réclame d'un modèle holistique, le Sillon comporte une dimension universaliste
154

éelle : sur le plan doctrinal, aucun groupe social, aucune religion, aucun parti n'est
exclu de la démocratie rénovée qu'il propose. 54
L'écart entre un temps présent qui exige l'action et un avenir radieux et
harmonieux explique cette oscillation dans le rapport aux militants entre le registre de
l'enthousiasme et celui de l'exhortation. La distinction entre un présent lourd de
tensions et un avenir plein de promesses est, en partie, atténuée par la vie interne du
Sillon placée sous le signe de l'amitié et de l'âme commune. Cette sociabilité n'est pas
seulement vécue pour elle-même, elle préfigure au présent ce qui règnera dans le futur
dans l'ensemble de la société lorsque la réconciliation et l'intérêt général l'emporteront
aux dépens de la discorde et de l'intérêt personnel. Mais ce vivre-ensemble est aussi la
vitrine du mouvement, sa singularité parmi tous les oeuvres et mouvements de
jeunesse contemporains, son titre de gloire. Aussi cette ambiance sillonniste est-elle
dite et répétée, et même ressassée à des fins d'édification, encensée pour encourager
les militants à poursuivre leur action et servir au prestige public du mouvement. En
dépit de ses accents assertifs ("Le Sillon est une vie", etc…), le langage sillonniste a
une valeur moins descriptive que normative ; il vise à renforcer l'ardeur militante et à
attirer la sympathie de la part de ceux qui sont éloignés du mouvement, plus qu'à
rendre compte de ce qui s'y passe objectivement. Il donne un aperçu des conditions
psychologiques requises pour l'accomplissement de l'action au détriment de la
recension précise du contenu de l'activité.
Etabli au carrefour de tendances idéologiques profondes violemment opposées
au début du siècle, sans pour autant prétendre se situer à équidistance, le Sillon a
conscience d'occuper une position stratégique : étant catholique tout en se déclarant
démocratique et républicain, le Sillon avait la possibilité de s'adresser à ces auditoires
qui se vouaient un combat sans merci, et pouvait nourrir le voeu d'être écouté des
deux bords auxquels il se sentait lié par enracinement confessionnel et par choix
idéologique. Le succès qu'il avait rencontré attisa aussitôt le soupçon sur les moyens
peu orthodoxes d'y parvenir, comme, par exemple, la tentation prêtée aux sillonnistes
d'arrondir les angles, côté religion ou côté République en fonction du profil de
l'adhérent potentiel. Si la plupart de ses accusations visaient à affaiblir le Sillon, à
54
Nous étudierons au chapitre des pratiques pédagogiques et militantes comment la composition
initiale homogène exclusivement catholique est progressivement remise en cause par des institutions
mixtes, comme l'Institut Populaire, jusqu'à la proclamation finale du "plus grand Sillon".
155

faire peser le doute sur sa sincérité ou sur sa capacité à résister aux récupérations des
deux camps, - il pouvait passer aussi bien comme instrument de l'Eglise que comme
jouet du socialisme - il n'en reste pas moins que cette position intermédiaire
catholique et républicaine du Sillon à un moment où l'on était ou l'un et l'autre mais
jamais les deux, ce souci de diversifier la composition sociale de ses effectifs en
cherchant à rassembler sous un même toit fils du peuple et enfants de la bourgeoisie
plaçait le Sillon dans une situation objective exigeant l'adaptation de ses discours aux
milieux idéologiques et sociaux devant lesquels il se présentait. C'est cette souplesselà
que nous examinerons dans les chapitres suivants.
156

2.5 CHANGER LES REPRÉSENTATIONS : POUVOIRS DU
VERBE ET STRATÉGIES RHÉTORIQUES
"La démocratie [est] cette organisation sociale qui tend à porter au
maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun." (S.
17-18).
"La révolution politique n'est rien si elle ne correspond pas à une
révolution économique. Il faut que le citoyen ait le moyen d'être libre."
(D.I, 192).
"En démocratie, l'ouvrier, le cultivateur, l'intellectuel n'ont pas le droit de
n'être que des ouvriers, que des cultivateurs, que des intellectuels. Ils
doivent être des gouvernants." (D.I, 167).
"Nous réclamons d'être nous-mêmes les propres artisans de notre
relèvement social et de pouvoir développer en nous l'intégrité de notre vie
de citoyen." (D.I, 339).
"Les dirigeants, toujours nécessaires, se recruteront, sans doute, dans les
éléments restés encore sains de la vieille noblesse et de la bourgeoisie,
mais ils se recruteront peut-être d'une façon plus privilégiée encore dans
les milieux populaires (…), qui portent en eux beaucoup de l'avenir
national. (D.I, 123)
A en juger au contenu de ce florilège tiré des oeuvres et discours de Sangnier, le
Sillon, comme nombre de mouvements à vocation publique, préconise un projet
ambitieux de réforme des rapports sociaux. Il s'agit ni plus ni moins que de "réaliser
une organisation sociale nouvelle, mieux appropriée aux besoins nouveaux" (D.I,
191) et notamment, de promouvoir une élite ouvrière, d'oeuvrer à son émancipation
professionnelle et sociale et de démocratiser l'accès à la chose publique.
Cependant, l'originalité du Sillon est d'établir un lien entre cette démocratie
renouvelée et le rôle nécessaire et vital que le catholicisme doit jouer, pour qu'elle
puisse advenir. Le catholicisme est, aux yeux de Sangnier, "la force solidaire,
fraternelle et bienfaisante qu e réclament les vertus démocratiques." (S., 19, 21). Or,
dans le contexte idéologique et politique régnant en France à cette époque, une telle
alliance heurtait de plein fouet les idées reçues figées par un siècle de discorde entre
l'Eglise et les héritiers de la Révolution, entre la démocratie et le catholicisme. Sans
établir de symétrie entre les deux forces, le Sillon estimait que, pour être adversaires
acharnés, catholiques et républicains n'en partageaient pas moins une idée commune,
un credo fondamental : l'exclusion réciproque de la foi et de la démocratie. Cette doxa
à deux faces - la foi est contraire à la démocratie, et inversement, la démocratie est
contraire à la foi - ne laissait aucune place à la position sillonniste ni aucune chance à
ses efforts : il faut choisir son camp, et ce fut la puissance et la fragilité du Sillon que
de tenter d'en finir avec une telle exclusion réciproque. Les chances du Sillon de peser
sur le cours des choses et de changer la société selon ses vues dépendaient étroitement
157

de sa capacité à modifier tant les représentations que se faisaient les républicains de la
religion et de l'Eglise que celles des catholiques vis-à-vis de la République. Cet effort
fut pénible et les résultats limités. L'essoufflement de la démocratie chrétienne est dû,
en bonne part, à cet échec relatif. La grandeur du Sillon fut peut-être de s'être lancé
avec hardiesse et conviction dans cette aventure condamnée par la montée aux
extrêmes ; de n'avoir jamais désespéré ni rebroussé chemin en dépit des circonstances
si peu propices. Aussi, parallèlement aux activités concrètes destinées à faire avancer
la cause politique et sociale du Sillon, une part décisive de l'oeuvre effectuée a
consisté à travailler et transformer les représentations, et pas seulement les réalités
objectives. Cette tentative d'une portée considérable ne fut pas moins ambitieuse que
le projet de société proprement dit défendu par le Sillon. Elle fut même, à vrai dire,
plus audacieuse, car tandis que la création de Cercles d'Études, d'Instituts Populaires
et de coopératives était dans l'air du temps 55 et traduisait une volonté d'insertion dans
un tissu déja existant, le Sillon faisait cavalier seul dans cet effort à s'attaquer à ces
croyances mutuelles manichéennes qui avaient valeur de dogme. C'est, en outre, sur
ce terrain qu'il se démarquait le plus nettement de la démocratie chrétienne : celle-ci
ne pêchait pas par absence d'oeuvres sociales et de sensibilité à la question ouvrière,
mais par résistance à l'idée républicaine. Il fallut donc travailler les deux blocs
auxquels on n'avait pas le même accès, ce qui explique la différence de méthode :
travail interne en milieu catholique, oeuvre de propagande et de persuasion parmi les
jeunes étudiants interpellés par la question sociale et parmi les jeunes candidats à la
prêtrise envoyés aux séminaires ; travail externe de présence en milieu ouvrier et
d'attraction aux activités et structures émanant du Sillon d'une part, et, de l'autre,
confrontation directe avec des leaders socialistes et républicains lors de conférences
publiques contradictoires réunissant Marc Sangnier et un orateur de l'autre bord face à
un public mixte : "Méconnaissant encore l'esprit qui nous anime, ils finiront bien
peut-être par convenir que nous ne sommes pas des enfants de servitude et que l'air
libre et la pleine lumière ne nous font pas peur." (S., 129).
L'originalité de la parole du Sillon n'est pas tant dans la production d'une
rhétorique inédite, mais dans le fait qu'elle résulte de la co-présence en son sein de
traces relevant de formations discursives multiples. Sangnier s'adresse à des auditoires
55
Cf. la recension de toutes les oeuvres sociales et pédagogiques établies à la fin du XIXe siècle par
Max Turmann, L'Education populaire Les oeuvres complémentaires de l'Ecole en 1900, Paris, Librairie
Victor Lecoffre, 1900.
158

externes - les catholiques, les nationalistes, les républicains et les socialistes ; il
s'accorde avec eux autant qu'il polémique avec eux, il cherche à les persuader du bienfondé
de la démarche et des objectifs du Sillon. Toutefois, cette prise en
considération, il convient de le dire, ne nous apparaît pas seulement l'effet d'une
volonté délibérée et calculée de séduire ou de réclamer de leur part une
reconnaissance de légitimité. Elle tient, selon nous, à l'impact de ces quatre aires
idéologiques et culturelles, de ces quatre cultures politiques au milieu desquelles le
Sillon cherche à s'établir et avec lesquelles Sangnier et ses compagnons avaient
affaire. Soit qu'ils en viennent (milieux catholique et nationaliste), soit qu'ils voulaient
s'en approcher (milieux républicain et socialiste), les sillonnistes ont traduit ce double
impact, dans les deux cas, par des emprunts massifs à leur rhétorique respective - ce
qui fait de la parole sillonniste, comme nous essaierons de le montrer, un "discourséponge"
défini par cette capacité à absorber partiellement des discours contemporains,
qui, de surcroît, sont, entre eux, antagonistes.
L'ambition du Sillon est énorme, voire démesurée : il s'adresse simultanément
aux "Deux France", celle de la Contre-Révolution et de la Révolution, celle de la Foi
et celle de la Raison ; dans les deux cas, il entend les pénétrer et changer en elles une
part constitutive de leur identité : chez les premiers, leur hostilité à la Démocratie et à
la République ; chez les seconds, leur hostilité à la foi. A l'origine du Sillon, on
s'inquiète de l'avenir de l'Eglise : on y partage cette conviction profonde que le
catholicisme, pour freiner son déclin en milieu ouvrier et accroître son influence dans
l'ensemble de la société, se doit d'être accordé à l'esprit (démocratique) du temps, et
non enfermé dans une position de repli ou de résistance. Aussi l'objectif stratégique
du Sillon est-il de détacher le catholicisme (et l'Eglise) de la triade constituée par le
royalisme, le nationalisme et le capitalisme pour l'agréger à la trinité alternative :
république-démocratie-socialisme, délestée de son ancrage matérialiste, positiviste et
athée. Toutefois, Sangnier n'est pas un théoricien. Il se contente de soutenir une
apologétique résultant d'une intuition affirmant la parenté entre l'Évangile et la
démocratie sans se soucier de l'étayer par un examen approfondi ou une somme
théorique conséquente. 56 En ce sens, il est plus juste d'affirmer que le Sillon s'est
donné pour mission de dissocier les catholiques de la réaction, plus que le
catholicisme en tant que tel. Or, l'ouverture à la démocratie ne signifiait nullement que
56
Ce sera la contribution fondamentale de Jacques Maritain entre les deux guerres.
159

les camarades du Sillon plieraient armes et bagages pour rejoindre le camp
républicain, abandonnant le vivier catholique considérable à son enracinement
idéologique séculaire. L'oeuvre du Sillon a consisté précisément et principalement à
pousser ce milieu coreligionnaire endurci à acquiescer à cette alliance inédite en
essayant, autant que faire se peut, d'obtenir l'approbation du pape, l'appui de la
hiérachie en France et le concours de la nouvelle génération de prêtres formés dans les
séminaires. Ce fut, en quelque sorte, le travail du Sillon en direction de la "source" qui
passait, entre autres pratiques, par la mise en rapport, au sein du mouvement, de
jeunes catholiques d'extraction bourgeoise avec des éléments ouvriers. Parallèlement,
et en complément de cette mission, le Sillon entendait également travailler la "cible"
vers laquelle on espérait conduire la source chrétienne. Or, si on caressait l'espoir de
dissocier les républicains de leur athéisme, l'action du Sillon consistait essentiellement
à appuyer en tant que catholiques les combats liés au relèvement de la condition
ouvrière et à son organisation et à inciter radicaux et socialistes, prenant acte du
témoignage exemplaire du Sillon, à réviser, voire à bannir le stéréotype par lequel ils
démonisaient "l'hydre religieuse".
Cette conscience d'une diversité d'auditoires impliquant l'adaptation du discours
afin de toucher chaque public, littéralement, de "l'émouvoir", c'est-à-dire de le faire
bouger d'une position indifférente ou hostile à une attitude de sympathie ou de
tolérance, est largement répandue au Sillon. Un des propagandistes du Sillon, Jacques
Debout témoigne de cette souplesse de Sangnier, de cette considération préalable du
public qu'il avait dans le choix définitif du thème de ses causeries :
"A l'Ecole polytechnique, nous a-t-on raconté, on le voyait souvent apparaître sur les
cours avec l'Imitation de Jésus-Christ. (...) Officier du génie, le polytechnicien (il
s'agit toujours de Sangnier) dut trouver un nouvel auditoire parmi les soldats. Ils
venaient à plusieurs centaines écouter ses conférences ; sans doute, il ne leur
commentait pas "la nuit obscure de l'âme ou la montée du mont Carmel", mais il
faisait de l'apostolat chrétien leur prêchant le devoir, l'abnégation, le dévouement."
Et s'il ne renonce pas à traiter de sujets religieux "en quelque milieu où il se
trouve" par loyauté envers le public, afin de ne pas apparaître comme un prosélyte qui
s'avancerait masqué et dissimulerait ses intentions, il se préoccupe d'adapter son
discours : "il savait parler du Christ de telle façon que nul n'était tenté de sourire et
que même les révolutionnaires n'avaient aucune envie de se fâcher." 57 Toutefois, il
57
Jacques Debout, Les Nouvelles semailles. Marc Sangnier et le "Sillon", Paris, Beauchesne, 1904, p.
14-15. Ce témoignage vise, bien sûr, à valoriser le charisme de Sangnier capable de faire fléchir les
milieux les plus éloignés. Qu'il y ait, assurément, de l'exagération dans le propos, n'enlève rien au fait
160

nous semble que si, bien évidemment, cette modulation du discours tient compte des
niveaux culturels de l'assistance, c'est le profil idéologique qui est la variable la plus
significative dans la construction de son argumentation. Et c'est parce que Sangnier a
cherché à toucher tous les publics, parce que tous ses discours révèlent une visée
argumentative et une volonté de persuasion que la nécessité était plus impérieuse
encore de présenter, d'agencer, de doser le double aspect de ses vues - démocratique
et catholique - en fonction de l'identité idéologique de l'auditoire. Sangnier est
conscient de la pluralité de ces auditoires : "Nous voudrions nous adresser non
seulement à nos camarades de lutte, mais à tous ceux que préoccupe l'action sociale
catholique, à nos adversaires aussi bien qu'aux autres, à tous ceux que nous nous
sommes donnés mission d'atteindre." 58
Cette faculté de s'adresser à autrui et de parvenir à convaincre l'adversaire
apparent que le Sillon est autre chose que ce que les préjugés lui ont fait croire est
valorisé dans la littérature sillonniste comme la preuve la plus éclatante de la justesse
du Sillon. Elle constitue l'épreuve suprême et la consécration du militant sillonniste :
"Ils sont nombreux au Sillon ceux qui comme Galmant ont acquis une véritable
autorité dans les milieux hostiles." 59 ; cette diversité de recrutement est tenu pour
l'acquis principal du mouvement par rapport à l'état d'esprit qui règne en France en
cette période de forte tension idéologique : "Nous connaissons tel I(nstitut)
P(opulaire) dont la moitié du Comité n'a aucune pratique religieuse, tel autre dont la
majorité des auditeurs socialistes et anarchistes continue de fréquenter les
conférences et paraît de plus en plus sympathique, non seulement à nos amis mais à
leurs idées" 60 ; c'est même valorisé comme la contribution majeure du Sillon à la
chrétienté : "Le fait indéniable, le fait nouveau dans l'histoire du catholicisme
contemporain est que notre parole est désormais écoutée, discutée et même applaudie
par des hommes que naguère nous ne pouvions atteindre nulle part." 61
La production d'un langage adapté aux groupements sociaux et politiques
auxquels le Sillon s'adresse est d'autant plus étudiée que Sangnier est tout
particulièrement sensible à l'impact du verbe. N'oublions pas que par son
environnement culturel et sa foi, il appartient à une aire de civilisation qui proclame
que cette faculté d'atteindre tous les publics était une préoccupation réelle de Sangnier, quand bien
même les résultats ne furent pas toujours probants.
58
Marc Sangnier, L'Esprit démocratique, op. cit., p. 28.
59
Jacques Debout, op. cit., p. 36.
60
ibid., p. 215-216.
161

qu' "au commencement était le Verbe" et qui voit dans la faculté de nommer la phase
initiale et décisive pour appréhender le monde et le mettre en ordre. Mais outre cette
donnée culturelle générale, Sangnier a personnellement accordé une très grande
importance à cette question de l'auditoire : non seulement parce qu'il aimait à citer
cette phrase de Lacordaire sur une âme qui, même unique, est, à elle seule un
immense auditoire, non seulement parce qu'il a consacré une conférence à "La
mission de l'orateur" (D.II, 495-507) et même une anthologie de harangues, de
discours et d'oraisons de Cicéron à Jaurès intitulée Aux sources de l'éloquence 62 , mais
parce qu'il a senti très tôt qu'il avait "le pouvoir de convaincre, le sens de la
propagande." 63 Ceux qui l'ont côtoyé ont confirmé, au demeurant, qu'il était moins un
penseur qu'un "éveilleur", un "initiateur", un "apôtre", un "animateur", un "lanceur
d'idées", un "entraîneur d'hommes", ou comme l'a écrit Francisque Gay, ne reculant
pas devant l'hyperbole : "le plus génial des conquérants d'âmes." 64 On a dit aussi de
lui qu'il aimait autant les petits groupes que les grands auditoires, et qu'il était, face
aux derniers, lorsqu'il les tenait, "absolument comme un chef d'orchestre." 65 Qu'elle
suscite la répulsion ou l'admiration, l'éloquence de Sangnier n'a guère laissé
indifférent. Ecoutons à ce propos Georges Bernanos et Jean Guitton, qui comptent
parmi les plus grandes personnalités catholiques du XXe siècle en France 66 : "La
personnalité de Marc Sangnier - ou plutôt le langage qui l'exprime - a toujours agacé
mes nerfs" 67 écrit Bernanos, irrité, tandis que Guitton, évoquant un souvenir
d'enfance en compagnie de son père, admet être, depuis lors, subjugué : "je me
souviens d'avoir entendu un jour, avec lui, Marc Sangnier, et d'avoir compris ce jourlà
ce qu'était l'éloquence : une voix profonde et grave, généreuse, qui agissait sur mon
oreille par sa musique avant d'agir sur mon esprit par le sens des mots." 68 Autant dire
que s'il était homme de conviction, Sangnier était surtout homme de persuasion ;
61
ibid., p. 59.
62
Marc Sangnier, Aux sources de l'éloquence, Lectures commentées, Paris, Bloud, 1909.
63
Jean-Claude Delbreil (dir.), op. cit., p. 80.
64
ibid., p. 76. (cf. aussi pp. 38, 61, 64, 81).
65
ibid., p. 100.
66
Je ne cite pas ici François Mauriac qui a fait partie du Sillon et a évoqué l'éloquence de Sangnier
dans plusieurs entrées de son Bloc-notes (cf. les index de noms propres à la fin de chaque volume) ainsi
que dans des pages autobiographiques (notamment les Mémoires intérieurs). Sur Mauriac et le Sillon,
cf. J.E. Flower, "François Mauriac and Social Catholicism", French Studies, vol. XXI n°2, April 1967,
p. 125-138 ; François Durand, "Mauriac et le Sillon", La Revue des Lettres modernes n°582-587, série
François Mauriac n°3 : "François Mauriac et son temps" sous la direction de Jacques Monférier, 1980,
Minard, p. 9-19.
67
Lettre à Henri Guillemin, 8 juin 1938 (n°475), Georges Bernanos, Correspondance, tome II : 1934-
1938, recueillie par Albert Béguin et choisie par Soeur Jean Mung, o.p., Plon, 1971, p. 204-205.
162

c'était là le vrai défi : attirer, séduire, amener à lui les sceptiques, les adversaires,
gagner les coeurs autant que la tête. Autant que le contenu plus ou moins arrêté dans
ses grandes lignes, ce qui le préoccupait était la forme, les moyens, la manière de le
dire, les arguments à retenir, les passions à canaliser, les émotions à dégager. Mais ce
souci de persuader pour lequel il mobilisait toutes les ressources de sa parole oratoire
(ou écrite) ne fait pas de ses discours une démonstration de marketing politique (et pas
seulement pour cause d'anachronisme) et un exercice de rhétorique fallacieuse. Si
Sangnier mobilisait telle ou telle référence, ce n'était pas seulement qu'il avait jugé au
préalable qu'elle faciliterait l'ouverture d'une brèche par laquelle il s'engouffrerait pour
faire passer et absorber ses idées ; c'est aussi qu'il se trouvait lui-même, de par son
aspiration à réconcilier République et catholicisme, engagé dans la production d'une
synthèse entre un discours hérité et un discours acquis, et, au niveau du langage, dans
le mélange délibéré des vocabulaires catholique, nationaliste, républicain et socialiste,
pratiquant, à cette fin, amalgames, mixages, soudures, jonctions et incorporations.
Conscient que ces groupes sociaux et ces forces idéologiques entretenaient les uns
avec les autres des rapports conflictuels, il s'était fixé comme objectif de les persuader
d'atténuer leur antagonisme - envers la religion catholique et l'Eglise pour les
républicains et les socialistes, envers la démocratie et la République pour les
catholiques et les nationalistes. Ce souci-là fut très nettement intériorisé dans le travail
militant comme en témoigne un rapport fait au VIIe Congrès national du Sillon de
1908 intitulé : "Quel public nous voulons atteindre". Le rapporteur dresse une liste
composée de sept auditoires non sillonnistes susceptibles d'être touchés par le
message du mouvement : "1° Les républicains équitables ; 2° Les républicains qui
veulent la justice ; 3° Riches et patrons qui cherchent la conciliation ; 4° Ouvriers qui
veulent améliorer leur sort par des moyens que leur conscience approuve ; 5° Les
coopérateurs ; 6° Libres-penseurs fraternels ; 7° Les chrétiens logiques et
conséquents." (P.F., 162-165). En outre, il faut aussi prendre en compte que le Sillon,
en tant que pôle de rassemblement des jeunes catholiques sensibles à la question
sociale et au défi démocratique, eut à gérer des clivages internes relevant de la classe
sociale (bourgeois/ouvriers), de l'habitat (urbain/agraire) et de la formation scolaire et
culturelle (école catholique/laïque). De tels croisements idéologiques et sociologiques
imprègnent nécessairement le discours du Sillon. Aussi est-il pertinent d'étudier la
68
Jean Guitton, Ecrire comme on se souvient, Fayard, 1974, p. 47.
163

manière dont le Sillon s'adresse à ces auditoires opposés, les catholiques et les
nationalistes d'un côté, les radicaux et les socialistes de l'autre ? Comment s'y prend-il
164

165

us nous proposons de dégager pour en étudier la signification et l'impact dans le
discours du Sillon. Selon qu'on est sillonniste, catholique, nationaliste, républicain ou
socialiste, le Sillon ne s'adresse pas à chacun d'entre eux de la même manière ; il ne
délivre pas le même message du même ton avec les mêmes arguments et les mêmes
effets rhétoriques. C'est ce que nous allons démontrer. Si le discours varie d'un public
à l'autre, ce n'est pas l'effet d'un caprice de Sangnier tenant à exercer ses dons et à
dévoiler tous les registres de son art. C'est surtout qu'avant même qu'il n'ait pris la
parole, l'auditeur appartenant à l'un de ces auditoires détient un savoir antérieur au
meeting sur Sangnier et le Sillon, mais aussi sur l'Eglise et la République, et a
construit ce que l'on appelle un ethos préalable. 69 S'il s'agit d'un sympathisant, cet
ethos préalable est normalement positif et la communication fonctionne sans accrocs
prévisibles, mais le cas échéant, lorsqu'il s'agit d'un royaliste ou d'un socialiste, d'un
catholique intransigeant ou d'un radical, il est le plus souvent négatif : avant même
qu'il n'ait parlé, Sangnier est déjà catalogué, soit comme un révolutionnaire dangereux
qui dénature la foi catholique, soit comme un calotin déguisé, habile et rusé. Tout l'art
de Sangnier consiste donc à démanteler ce pré-construit qui entrave toute possibilité
de communication, à infirmer ces images stéréotypées, ces représentations toutes
faites, à contrebalancer jusqu'à l'éliminer cet ethos préalable extra-discursif qui est
directement lié à sa position dans l'espace public, associé à l'Eglise et à la République.
Aussi apprend-on au Sillon, sur les instructions de Sangnier, à soigner sa technique de
présentation orale ou écrite, à cultiver son ethos oratoire car c'est par elle à condition
d'avoir réajusté et rééquilibré l'image que l'impact du discours est déterminé. C'est là
que le crédit accordé à l'éloquence est fondamental : si Sangnier avait jugé que l'ethos
négatif préalable était insurmontable et que la parole n'avait aucune chance de le
démonter, Sangnier n'aurait pas poursuivi cette mission oratoire. Bien au contraire,
toute sa démarche consiste à combattre les préjugés, à frayer un chemin à ses idées et
à faire en sorte que l'originalité de sa position soit crédible. Le Sillon n'a de raison
d'être que s'il parvient à faire modifier l'image négative antérieure conçue par son
auditeur. La perspective du Sillon, on le voit, est éminemment communicationnelle.
69
Il en est de même pour le lecteur qui, avant d'avoir ouvert un des livres de Sangnier ou une des
brochures ou revues du Sillon, détient un savoir antérieur à la lecture dont le contenu varie en fonction
de l'auditoire auquel il appartient.
166

Pour rendre compte de cette adaptation du discours, nous avons isolé des stratégies
discursives que Sangngier mobilise pour chacun des auditoires externes au Sillon :
- une présentation de soi. Il s'agit moins ici de rendre compte des
dispositions matérielles, vestimentaires, etc… adoptées par l'orateur que de la
manière dont il s'intègre dans le discours et se présente devant son auditoire. 70 En
fait, le problème n'est pas la personnalité propre de l'orateur. Ce n'est évidemment
pas sa personne privée qui est en cause mais l'institution qu'il représente
directement (le Sillon) et, plus encore, celle qu'il ne représente pas officiellement
mais indirectement, l'institution dont il se réclame et à laquelle l'auditoire
l'associe: l'Eglise ou la République. Se déclarant catholique et républicain, il sait
qu'il est devant chacun des auditoires respectifs (excepté le public sillonniste
militant) porteur d'un ethos positif et d'un ethos négatif à la fois. Il lui incombe
donc, dans sa présentation, de mettre en avant ce qui est suceptible de
contrebalancer l'ethos négatif, autrement dit, de s'affirmer catholique devant un
auditoire catholique, républicain devant un auditoire républicain, et de montrer sa
conformité. Sangnier partage l'une et l'autre des idéologies en conflit et doit mettre
en avant celle des deux qui correspond à son public ;
- une stratégie de concession et de bienveillance. Elle vise à créer la
confiance avec l'auditoire en introduisant dans le discours des éléments de
compromis et d'accord, négociant entre ses positions et les leurs pour exhiber une
identité de vues, repérer l'intersection entre la doxa de l'auditoire en question et le
Sillon, baliser le terrain d'entente - les lieux communs - sur lequel Sangnier peut
s'appuyer pour réclamer qu'on le suive ou au moins qu'on l'entende. Ici, il s'agit de
montrer bienveillance pour les aspirations et les désirs du destinataire, de tenir
compte de sa conception du monde, de manifester empathie, compréhension et
identification, de faire des concessions bien évidemment contrôlées pour se
rapprocher de lui par ce biais. (Par exemple, tout en s'opposant à la monarchie,
démontrer du respect pour la contribution de l'institution royale à l'histoire de
France) ; 71
70
Sur la présentation de soi étudié dans tous ses aspects, cf. l'étude magistrale d'Erving Goffman, La
mise en scène de la vie quotidienne, tome 1 : La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit, 1973.
71
Faut-il y voir de la manipulation ? La question appelle un jugement d'ordre moral. Quoi qu'on en
dise, il importe de souligner que si manipulation il y a, elle reste limitée dans la mesure où elle
n'entraîne pas Sangnier à assumer des valeurs qu'il récuse dans son for intérieur. Elle consiste, tout au
plus, à défendre ses idées devant un public à l'aide d'arguments dont il n'aurait pas fait le même usage
devant un autre public, et réciproquement.
167

- une stratégie de captation. L'objectif le plus immédiat de la
communication sillonniste est d'apporter les informations les plus propices sur le
Sillon à un public qui en a une connaissance très partielle et partiale en vue
d'attirer sympathie et soutien à l'égard du mouvement. Pour en parler d'une
manière adéquate, il ne peut être question d'en présenter une vision objective,
sèche et factuelle. Il convient de décrire le Sillon en empruntant mots-clés,
références culturelles ou citations tirées du discours usuel de l'auditoire concerné.
Détournés de leur source originelle, récupérés et appropriés, ces emprunts
lexicaux sont greffés dans le discours pour faciliter la réception du Sillon et en
accroître la légitimité ;
- une stratégie d'acclimatation. Celle-ci vise à familiariser chacun des
auditoires avec la part du Sillon qui lui est étrangère sinon hostile (la République
pour les catholiques, le catholicisme pour les Républicains). Pour y parvenir,
Sangnier redéfinit la dimension dédaignée par l'un des auditoires à l'aide de la
dimension qui lui est familière, établissant entre les deux univers
traditionnellement opposés des rapports inédits qui subvertissent les idées reçues
au sein des deux camps. Il s'agit concrètement de prendre une valeur, une
institution, etc… jugée négative, et de prendre le contrepied exact du préjugé.
(exemple : la tradition tenue par les Républicains comme archaïque est redéfinie
comme "du progrès en marche" ; inversement, le progrès tenue par les catholiques
comme déclin et décadence est redéfini comme "un épanouissement de la
tradition" ;
- une métaphore de connivence. Pour éveiller la sympathie sinon
l'adhésion à la démarche du Sillon, Sangnier mobilise pour chacun de ses
auditoires respectifs une métaphore privilégiée, conçue et adaptée à leur intention;
- et une stratégie de démarcation. A partir de tous les éléments
rhétoriques et discursifs dégagés ci-dessus, il est alors possible d'ébaucher la
singularité et la spécificité du Sillon, de tracer la ligne de partage entre lui et
l'auditoire. 72
72
Ces catégories constituent un cadre d'analyse. Elles réapparaissent pour chacun des auditoires
retenus, ce qui entraîne inévitablement des répétitions apparentes. Il nous a semblé plus juste d'isoler
chaque auditoire respectif et de le traiter comme un tout plutôt que d'étudier le fonctionnement de
chacune de ces stratégies, tous auditoires confondus.
168

Nous avons également identifié une stratégie de synthèse qui tente de faire tenir
les deux bouts, d'allier les orientations tenues pour opposées, d'exhiber ce qui en eux
et entre eux est convergent pour résorber la contradiction. Elle consiste à assumer
l'interdépendance et la complémentarité des deux pôles identitaires du Sillon par une
conjonction de leurs discours, sans chercher à réduire l'un à l'autre, à dissimuler l'un
ou l'autre, quel que soit l'auditoire. Elle apparaît dans les textes non seulement par des
signifiés explicites appelant à la réconciliation entre religion et démocratie, foi et
raison, Eglise et République, mais par des tournures spécifiques syntaxiques et
sémantiques qui véhiculent cette quête d'alliance et d'harmonie entre des pôles
extrêmes. Cette stratégie de synthèse a été en quelque sorte l'école du Sillon : c'est là
qu'on apprenait à conjuguer ce que tout le monde tenait pour des contradictions, à
décliner ce que l'on voyait comme des antinomies.
La stratégie de synthèse était particulièrement bienvenue lors des réunions
contradictoires dans lesquelles Sangnier partageait la tribune avec un dirigeant
socialiste ou républicain face à une assistance composée de sillonnistes venus
accompagner leur leader, de militants de l'autre bord venus soutenir leur représentant,
et d'un public local non militant mais concerné. C'est par elle que l'on discerne le
mieux l'aspiration du Sillon à occuper la place de la "troisième voie". Toutefois, ces
mêmes meetings valaient surtout pour la diffusion et la pénétration des idées du Sillon
face à un auditoire ignorant de ce qu'était le Sillon, ou pire, ayant des préjugés à son
égard plutôt défavorables, de telle sorte que, parallèlement à cette démonstration d'une
alliance et d'un compromis souhaitable et possible entre catholiques et républicains, il
s'agissait surtout de toucher un nouvel auditoire et de délivrer le message du Sillon en
trouvant les mots pour le dire. Mis à part les militants qui accompagnaient l'orateur du
Sillon, ces meetings attiraient, de fait, en dépit de leur caractère public, un auditoire
effectivement homogène 73 , en fonction du lieu où ils se tenaient (quartiers populaires
ou beaux quartiers), et du cadre institutionnel dans lequel ils étaient organisés
(patronage de paroisse ou syndicat). 74 Cette situation de communication impose alors à
l'orateur l'adaptation de son discours à un auditoire bien défini et pensé comme
homogène 75 : on insistera sur la dimension religieuse devant un auditoire catholique,
73
En particulier, les réunions à caractère religieux auxquelles Sangnier s'est trouvé convié.
74
En outre, un discours tenu oralement devant un parterre bien précis, une fois qu'il est imprimé,
tombe, en quelque sorte, dans le domaine public : il est à la portée de tous.
75
A cet égard, la présence dans la salle de sillonnistes ne contrariait pas l'objectif de pénétration
poursuivi en obligeant l'orateur à se tenir à une ligne orthodoxe. Cette assistance sympathisante
169

on renforcera l'aspect démocratique du Sillon pour persuader une audience
républicaine plutôt sceptique et suspicieuse, tandis qu'on soulignera l'appui aux
revendications sociales et syndicales devant un auditoire ouvrier. 76
Ces stratégies n'ont en elles-mêmes rien de spécifique et pourraient bien être
identifiées dans d'autres mouvements, si ce n'est que, dans le cas du Sillon, elles
s'inscrivent dans la matérialité même de la langue. Elles ne sont pas seulement des
finalités, somme toute assez prévisibles, que se fixe toute organisation soucieuse,
d'une part, de consolider la fidélité de ses membres permanents et, d'autre part, de
pénétrer de plus larges couches de population ; elles sont repérables au niveau du
discours : elles entraînent la mobilisation d'un répertoire stable de mots, de
syntagmes, d'épithètes, de verbes, le recours à une palette de figures et de clichés, à
des procédés d'écriture et de style dont l'ensemble fait système au point de formuler
l'hypothèse d'un langage sillonniste.
L'originalité du discours sillonniste ne réside pas seulement dans la variété
même de ces sources, dans la diversité de ces emprunts mais dans la tentative
d'inscrire dans le texte leur cohabitation. Vocabulaire et références catholique et
démocratique ne sont pas des strates successives qui se surperposent dans le temps,
même si le dosage entre elles évolue. C'est une sorte d'interpénétration qui est ici
expérimentée. Aussi l'analyse impose non seulement de les étudier isolément, mais
aussi de repérer la co-occurrence originale et inédite de ces vocabulaires antagonistes.
2.6 ADAPTATION DU DISCOURS SILLONNISTE À
L'AUDITOIRE CATHOLIQUE
Au niveau du message, l'orientation générale de cet effort a consisté, en
direction des catholiques, à déclarer que les catholiques ne pouvaient plus être ce
qu'ils avaient été et demeurer tel quel dans leur hostilité foncière à la démocratie et à
la République; que le message évangélique était non seulement compatible, mais
fondamentalement convergent avec l'idée démocratique. En direction des
convaincue d'avance avait pour objectif essentiel de former une dissuasion à des troubles éventuels, de
manifester, en temps voulu, l'approbation requise aux propos de l'orateur, et de montrer que le Sillon
disposait d'une base militante.
76
Si l'on tient compte du fait que les publications imprimées du Sillon touchaient potentiellement un
public plus difficile à identifier, qu'elles étaient susceptibles de parvenir entre les mains de tout un
chacun, on devine aisément que ces stratégies que nous avons isolées, pour mutellement exclusives
qu'elles soient les unes par rapport aux autres, se retrouvent, les unes à côtés des autres, coexistant au
sein d'un même texte.
170

Républicains, le message a été de s'adresser à eux pour les persuader que le
catholicisme n'était guère ce qu'ils avaient cru et ce que les catholiques leur avaient
longtemps fait croire : l'ennemi du progrès ; qu'il était, au contraire, une force sociale
positive mobilisable au service de la démocratie.
Comment modifier la doxa républicaine et socialiste en matière de religion et la
doxa catholique et nationaliste sur la République ? Comment dépasser
l'anticléricalisme républicain et l'antirépublicanisme catholique ? Telle fut la
préoccupation majeure au Sillon dont l'avenir était finalement suspendu aux avancées
accomplies dans cette double direction complémentaire. Pour travailler dans ce sens,
les méthodes diffèrent partiellement : ainsi, l'activité sillonniste dans le domaine
social, outre qu'elle pouvait contribuer à freiner la déchristianisation ouvrière en
réconciliant des ouvriers avec la foi, devait servir de témoignage exemplaire aux
Républicains de l'existence d'une force ouvertement catholique et tout aussi
franchement dévouée à la démocratie et à la question sociale. La masse critique
constituée par un engagement catholique de ce type aurait fini, pensait-il, par avoir
raison du préjugé anti-clérical : d'une exception à la règle, ainsi qu'était perçu le Sillon
dans le meilleur des cas, il serait devenu une force égale au courant catholique contrerévolutionnaire
et anti-républicain, et enfin, à plus longue échéance, la tendance
dominante au sein du catholicisme français. Mais en attendant l'accomplissement de
ces prévisions optimistes, le Sillon avait sur le plan du discours matière à persuader
les Républicains de sa bonne foi et manifester non seulement son adhésion doctrinale
à l'idée démocratique, sa sensibilité profonde et sincère à la misère ouvrière et ses
propositions de réforme structurelle dans le sens de la promotion des classes
laborieuses, mais aussi une capacité d'intégrer les codes et mots-clés du discours
républicain et socialiste dans son propre discours.
Pour ce qui est des catholiques, l'opération sur le plan du discours consistait
essentiellement à montrer que l'innovation sillonniste n'était pas une rupture ; elle ne
déboucherait, ni en théorie ni en pratique, sur un schisme. L'innovation se fait à
l'intérieur d'un modèle éprouvé. Certes, il va être altéré, mais cette altération
approfondit le message du Christ ; elle ne le dénature pas. Pour manifester cette
fidélité, Sangnier maintient les codes du discours religieux : ils nourrissent son
langage et c'est celui que pratiquent les militants du Sillon et les catholiques qu'il
cherche à attirer sinon dans le mouvement, au moins à ses idées. Cela implique
171

également de traiter subtilement ce que Marc Angenot appelle les fétiches, les
intouchables du discours social, en particulier la famille, la patrie, l'armée.
2.6.1 Présentation de soi : fidélité et soumission à l'Eglise
Une des clés de la persuasion rhétorique est la présentation de soi. Face à un
auditoire qu'il désire atteindre, le locuteur (ou le scripteur) construit son discours en
tenant compte des attentes et des craintes que cet auditoire est susceptible de
concevoir. Ainsi, lorsqu'il prononce ses discours devant des auditoires exclusivement
catholiques, tels le Congrès Eucharistique (L'Eucharistie et l'action sociale) et
l'Assemblée générale du congrès marial mondial (A l'Immaculée), en présence
d'autorités écclésiastiques françaises et romaines, Sangnier redouble de piété. Il n'est
plus le meneur d'hommes qui distribue des tâches et lance des appels : il "chante les
louanges" de Dieu dont il retrace, suivant les leçons d'un catéchisme bien appris, le
parcours depuis sa naissance dans une pauvre crèche jusqu'à sa mort précédant la
Résurrection, "nu, sur une croix infâme pour racheter le monde" (D.I, 286). En vérité,
plus que de lui-même, Sangnier est, en général, plus soucieux de l'image du Sillon
dans son ensemble. Il sait à quel point l'Eglise et les croyants sont extrêmement
suspicieux à l'égard de ces tentatives de prétendu renouveau qui conduisent à l'hérésie.
Elle redoute que la contradiction entre la passion démocratique de l'égalité et le
principe d'organisation hiérachique de l'Eglise ne soit résolue par le Sillon à ses
dépens. Aussi, pour conjurer ces méfiances feintes ou réelles, se débarrasser de cet
ethos préalable négatif, Sangnier s'applique avec insistance à assurer l'auditoire
catholique réel et potentiel de la parfaite orthodoxie des camarades du Sillon en
matière religieuse. Le rapport à Jésus est, à cet égard, fondamental : il est "le divin
modèle" (L.P.G.S., 166). La motivation du Sillon la plus profonde n'est ni la crise
sociale qui affecte la France, ni la désaffection des masses envers l'Eglise, mais bien
l'imitatio dei, la volonté de mettre ses pas dans ceux de Jésus. Pour dissiper tout
soupçon d'une quelconque contestation, Sangnier, qui estime que les jeunes
sillonnistes méritent d'être appelés "enfants de Dieu" (P.G.S., 116), les décrit comme
ses "fidèles enfants" (G.P.S., 121), "ses fils soumis" (P.G.S., 120). Mais ce n'est pas
cette adoration de Dieu qui est réellement mise en doute mais plutôt le rapport à
l'Eglise. Sangnier multiplie à ce sujet les marques de déférence : c'est toujours un
"filial respect" (P.G.S., 305), une "filiale obéissance", un "absolu respect de la
hiérarchie" (P.G.S., 57), (une "inébranlable soumission à l'Eglise et à ses chefs
172

légitimes" (A.S., 87; S., 183; P.G.S., 129), qui est déclarée avec solennité dans les
livres, les discours, les tracts et les affiches du Sillon. Il reprend la position orthodoxe
de l'Eglise et la fait suivre aussitôt après de l'acquiescement absolu du Sillon :
"L'Eglise infaillible a mission d'enseigner ses dogmes et de garder sa morale. Nous
acceptons docilement les dogmes et la morale. Il y a dans l'Eglise une autorité, une
hiérarchie. Nous nous y soumettons avec respect et amour." (S., 21). A cette
orthodoxie au sens littéral du terme ("loin de nous la pensée qu'il n'y ait ni dogme ni
discipline ni hiérarchie"[E.D., 22]), Sangnier ajoute tous les gages de pratique requis :
les sillonnistes "se confesseront, ils communieront, ils iront aux offices et entendront
le sermon aussi souvent qu'ils le voudront" (P.G.S., 131), même si dans ce dernier
propos, la nuance du vouloir l'emporte sur celle du devoir. Sangnier s'efforce de
définir sans équivoque l'unanimité religieuse des membres du Sillon : la réception
intégrale des dogmes (P.G.S., 129),
magistère, suggérant même l'idée d'une complémentarité entre ces deux principes. Il
dément l'existence d'une vie religieuse indépendante et autonome (P.G.S., 298),
récuse tous les soupçons prêtant au Sillon la volonté d'intervenir dans le domaine
spirituel : les sillonnistes ne seront "ni théologiens ni exégètes" (P.G.S., 157); ils n'ont
pas "l'injurieuse prétention de réformer l'Eglise" (P.G.S., 144) ni l'intention de faire le
catéchisme (P.G.S., 298). En période de crise moderniste à laquelle les adversaires du
Sillon ont tenté de l'associer, Sangnier déclare solennellement que les sillonnistes ne
se sont pas donnés "comme mission d'approfondir les questions théologiques, ni de
rajeunir les méthodes d'exégèse ou d'apologétique" (P.G.S., 150; E.D., 271) et, encore
moins, cela va sans dire, (mais Sangnier prudent, préfère le dire explicitement), "de
renoncer à leur foi religieuse" (P.G.S., 121) ; la fidélité et l'allégeance à l'Eglise "nous
empêcheront toujours de nous égarer dans les sentiers dangereux des erreurs de
doctrine ou des schismes orgueilleux." (P.G.S., 57). Enfin, pour se prémunir du péché
d'orgueil qui pèse toujours sur toute action humaine, en particulier, lorsque l'on ne
peut se contenter de la faire mais qu'il importe d'en parler et de la donner en exemple,
on multiplie les précautions, recourant, comme nous l'avons mentionné, plus haut, au
procédé de l'antithèse : "Sachons bien que nous ne sommes rien par nous-mêmes mais
que " nous pouvons tout en Celui qui nous fortifie "." (P.G.S., 26).
2.6.2 Discours de concession : dénégation de l'innovation
173

Ces serments solennels de fidélité, tout à fait sincères au demeurant, restent
bien évidemment insuffisants. Elles ne sont qu'un droit d'entrée, un préalable à partir
duquel la parole démocratique du Sillon peut être délivrée. Sangnier ne peut se
contenter d'appeler ses auditeurs catholiques à changer, tel quel, leur disposition
psychologique négative vis-à-vis de ce monde moderne. Un refus séculaire ne se
change pas par décrêt. Sangnier est bien obligé de faire quelques concessions au
discours hégémonique que partagent en commun les catholiques de cette fin du XIXe
siècle, de maintenir des traces du discours catholique intransigeant : ainsi admet-il,
sans difficulté que la foi est toujours menacée, qu'elle est toujours la cible de ses
adversaires. Il reprend à son compte le diagnostic sur la décadence française, sans en
faire cependant un thème majeur et récurrent dans ses discours : "c'est pour avoir
méconnu l'ordre social chrétien que la société présente est tombée dans ce lamentable
état organique, dans cette funeste décomposition" (P.G.S., 234). Il lui arrive même de
trouver sous sa plume quelques figures traditionnelles de ce discours intransigeant :
il dénonce "les exigences d'une civilisation mensongère et factice" (E.D., 68), "le mal
actuel dont souffre notre pays… un mal organique" (E.D., 81). Il compare
l'anticléricalisme à un "ver rongeur" (D.I, 231), à un "cancer rongeur" (D.I, 268) et
constate les méfaits de "la maladie de la guerre religieuse" (D.I, 232). Enfin, "tels que
des insectes malfaisants", dit-il encore, "ceux qui déshonorent le pays seront brûlés à
la flamme de cette ardente charité".(D.I., 158). 77
A côté de la faune luxuriante et de la pathologie détaillée du vocabulaire contrerévolutionnaire,
le bestiaire et la nosologie de Sangnier paraissent bien pauvres. Ce
registre n'est pas fréquent chez lui. Ce sont les résidus dans son discours de la prose
catholique dominante. En vérité, la concession rhétorique a ses limites : elle est un
retrait tactique destiné à solliciter l'attention de l'auditoire afin de pouvoir établir avec
lui un terrain d'entente. Sangnier se garde bien en effet, de tirer des conclusions
identiques en dépit de prémisses similaires : là où la réaction catholique se replie sur
une action de défense sectorielle, il affiche l'optimisme qui le distingue le plus
clairement et affirme que "non content de la défendre", les catholiques, de surcroît
ouvriers, s'emploieront à "la projeter triomphante autour d'eux". (D.I, 2
créer un front de défense catholique uni, il déclare : "l'oeuvre de défense ne suffit pas,
nous devons conquérir." (P.G.S., 176). Cette rhétorique missionnaire, voire de
77
Nous reviendrons plus tard sur ce type de désignation imprécise : "ceux qui déshonorent le pays…"
174

conquête, fait l'affaire et lui permet de battre la réaction catholique sur le terrain de la
religion dont elle prétend être la gardienne exclusive. Répandre la religion autour de
soi et jusque chez les adversaires au lieu de se contenter de la défendre en forteresse
assiégée avait de quoi séduire potentiellement un auditoire aspirant à la rechristianisation
de la France. Sangnier retourne contre ses objecteurs catholiques leur
vocabulaire de prédilection. Tout en déclinant fermement la proposition de s'associer
à cette démarche unitaire, il reprend à son compte, pour ne pas être taxé de passivité et
d'indifférence au sort de l'Eglise et des catholiques, une métaphore agressive de
compensation.
La concession majeure qu'il doit faire concerne le Sillon dans ses rapports avec
l'Eglise. Passer pour des novateurs au sein d'une Eglise qui, comme toute institution
de longue durée, érige la conservation en principe pour des novateurs, voilà ce qui ne
passe pas. Sangnier mobilise son tour habituel qui consiste par retournement à prendre
le contrepied du soupçon qui pèse sur les sillonnistes : "On les accuse d'être des
novateurs, alors qu'ils ne font au contraire que continuer la grande tradition
catholique." Ils ne sont donc pas novateurs ; ils continuent la grande tradition
catholique. Mais quelle est-elle ? Il suffit à Sangnier de la définir en conformité avec
la démarche du Sillon : c'est "le rayonnement social et populaire de la foi divine".
(E.D., 124). Autrement dit, le Sillon, loin d'avoir cherché à creuser une nouvelle voie,
n'a fait dans sa démarche que restaurer une dimension séculaire et traditionnelle de
l'Eglise interrompu depuis la Révolution. Il est, en quelque sorte, plus fidèle à la
tradition que ses adversaires dans l'Eglise qui ne perpétue une tradition vieille à peine
d'un siècle. Une fois de plus, la concession est de forme. Sangnier peut bien alors
réitérer son plaidoyer puisque la tradtion est de son côté : "comment aurions-nous la
stupide folie de songer à être des novateurs ! Nous savons bien, au Sillon, que notre
force c'est justement de n'avoir rien inventé, de n'avoir imposé aucun cachet de vaine
et personnelle originalité au grand effort séculaire qui enracine l'Eglise divine dans
les sociétés variables et changeantes". (E.D., 275).
2.6.3 Stratégie de captation : le Sillon comme apostolat
Une des marques du discours sillonniste est l'emprunt massif qui est fait au
vocabulaire catholique sous la forme de citations, de références, de personnes, de
notions liturgiques, cultuelles, théologiques, scripturaires et cléricales. Il s'agit d'une
importation directe de la source religieuse qui fait autorité aux yeux de Sangnier, des
175

membres du Sillon et des catholiques dont il cherche l'appui. Sa fréquence dans le
discours est tout à fait prévisible : cette source catholique fait partie de sa compétence
discursive; c'est son langage de prédilection, sa culture de formation (il a été élève à
l'École Stanislas tenue par les Pères marianistes), également la culture de son
auditoire privilégié. Son catholicisme n'est donc pas seulement une adhésion limitée à
la sphère spirituelle et religieuse : il en est totalement imprégné jusque dans sa
manière de s'exprimer. Cet emprunt discursif confirme l'origine explicite de la
démarche sillonniste et sa vocation en matière religieuse. Il constitue également un
mécanisme de légitimation auquel il a recours compte tenu de la position dissidente
occupée par le Sillon dans le champ des forces catholiques en France à la fin du XIXe
siècle globalement hostiles à la démocratie. Ces emprunts, outre qu'ils témoignent de
l'ancrage religieux de Sangnier, ont une signification et des effets rhétoriques
escomptés. Ils tendent à assurer et à rassurer quiconque en douterait : toute innovation
reste et demeure clairement enchâssée et intégrée à un discours constituant dont
procède celui du Sillon. Ce texte-source est principalement le Nouveau Testament, et
plus particulièrement le récit évangélique. Autrement dit, en invoquant régulièrement
les sources chrétiennes, Sangnier se prémunit de l'accusation de reniement. L'allusion
religieuse mobilise un arrière-fond textuel qui fait partie de la mémoire culturelle de
son auditoire. Grâce à elle il peut montrer à quel point l'action pour laquelle il plaide
s'inscrit dans la plus rigoureuse orthodoxie. Ces analogies ne sont pas sans hardiesse,
ainsi lorsque Sangnier établit non seulement un rapport de subordination et
d'inspiration, mais également une similitude de méthode : "Quant à nos doctrines,
elles s'élaborent justement chaque jour et se définissent (qu'on nous pardonne une
comparaison aussi ambitieuse) un peu à la manière dont se définissent les dogmes de
l'Eglise". (S., 28).
La référence à Jésus est, en apparence, un gage de foi sincère, la revendication
publique de l'inspiration profonde et sincère dont procède le Sillon. Elle est, en fait,
un socle de légitimation supplémentaire pour désarmer tous ceux qui, dans l'Eglise et
parmi les catholiques, redoutent, voire critiquent sa stratégie audacieuse. Celle-ci n'est
pas une invention dangereuse, une collaboration avec le mal, un commerce interdit
avec les impies, comme le suggère l'abbé Barbier qui a pris la tête du combat
catholique contre le Sillon, mais la réactualisation d'une démarche christique : dire la
"bonne nouvelle" implique de "porter partout, même parmi les plus pervers et les plus
égarés" l'amour du Fils, "et son nom et la force sociale que nous met au coeur sa
176

charité divine." 78 Le Sillon ne s'égare donc pas en agissant comme il le fait. Jésus s'est
adressé à tous. Le Sillon en fera autant sans exclusive. A l'aune de cette référence
suprême, les fréquentations socialistes et républicaines de Sangnier sont compatibles,
conformes et même bienvenues. C'est agir en chrétien que d'user à l'égard des
ennemis de la religion des armes chrétiennes de l'amour et de la charité. A ceux qui
lui reprochent de ne pas agir avec eux plus fermement, il invoque la bénédiction
évangélique du Sermon sur la Montagne : Bienheureux les pacifiques (P.G.S., 115),
ainsi que la prière de l'apôtre Jean (Jean, XVII, 21-24, S., 92), et de Saint Luc (Luc,
XII, 23, E.D., 99-100) . Même l'opposition catholique au Sillon peut être disqualifiée
en se référant aux épreuves du Christ lui-même. N'avait-il dû pas, lui aussi, accomplir
sa mission "parmi les pièges des saducéens, les hypocrisies des pharisiens et les
foules méchantes" ? Pour ceux parmi les catholiques qui se méfient des intentions
sociales d'une part, et des formes modernes de l'autre, qui dominent au Sillon, on
essaie de tempérer les doutes et de rassurer en assimilant son recrutement populaire
non à une prise en compte des revendications révolutionnaires mais au simple voeu de
reproduire exactement le modèle de référence apostolique : le Sillon, écrit Jacques
Debout, "c'est avec les allures et dans la langue de nos contemporains la prédication
et l'action d'évangélistes qui sont menuisiers comme Joseph, pêcheurs comme Pierre
et André, corroyeurs comme Paul." (N.S., 157).
Outre ces références scripturaires, Sangnier cite également quelques grands
noms du catholicisme français : Pascal (D.I, 122, 422; P.G.S., 79, 191; E.D., 24),
Bossuet (D.I, 415), Saint Vincent de Paul (D.I, 345) et Saint François de Sales
(P.G.S., 68-69). Il importe de montrer que cette culture partagée n'est pas oubliée,
refoulée mais toujours vivante, brisant ainsi l'idée reçue d'une adhésion à la
démocratie entraînant nécessairement la liquidation du patrimoine catholique.
Se posant indirectement en héritier immédiat de ces laïcs qui se sont préoccupés
de réconcilier Dieu et le peuple, il se réfère à Montalembert (D.I, 374; E.D., 127) ;
fait allusion, sans en citer l'auteur, à l'apostrophe d'Ozanam : "Allez aux Barbares"
(D.I., 400; E.D., 284) pour justifier l'ouverture sur le monde extérieur ; reprend le
leitmotiv du fameux prédicateur de Notre-Dame, Lacordaire : "une âme seule est un
immense auditoire" (D.I, 186, 387) pour appeler chaque militant du Sillon à mobiliser
78
Marc Sangnier, "A L'Immaculée", Discours, vol. 1, op. cit., p. 295.
177

ses forces, même s'il ne s'agit que d'en convertir un seul "en usant une soirée - alors
qu'il aurait si bien mérité le repos de la nuit". (D.I, 186).
Dans le cadre d'un catholicisme ultramontain, la référence essentielle demeure,
bien sûr, celle du pape. Sangnier cite volontiers l'encyclique Rerum novarum pour que
la proximité entre les vues du Sillon et celles du pape puisse être établie par les
lecteurs catholiques eux-mêmes. Mais il ne suffit pas de se prévaloir des
enseignements pontificaux. Les témoignages des papes eux-mêmes en faveur du
Sillon sont l'attestation exemplaire. Les bénédictions de Léon XIII (P.G.S., 73, 120,
256; S., 70-71) puis de Pie X (P.G.S., 26; S., 70-71, J.D., 40), mais aussi le
témoignage favorable à la démocratie de Pie VII (J.A., 29) sont la garantie la plus sûre
de la validité religieuse de ses actes et convictions. Jacques Debout n'hésite pas à
solliciter jusqu'au bout la signification de ce soutien prodigué d'en haut : c'est plus
qu'une "bénédiction de politesse, un sourire indulgent ou simplement encourageant de
la Cour de Rome, il s'agit", dit-il, "d'une très nette et très explicite intronisation des
tendances et des méthodes du Sillon." (J.D., 40). Comme argument d'autorité
supplémentaire concernant l'orhodoxie du Sillon, il prend à témoin l'invitation faite
aux sillonnistes par de nombreux diocèses d'exposer leurs vues dans les séminaires de
formation des prêtres. Une brochure du Sillon est, à cet égard, significative : intitulée
Le Sillon, Lettres et documents, elle inclut une vingtaine de messages de soutien et de
sympathie envoyés au Sillon par de hauts dignitaires de l'Eglise, le nonce
apostiolique, l'Archevêque de Paris, Mgr Richard, qui avait inauguré les salles du
Sillon, et d'une dizaine d'évêques. Toujours dans cette quête de légitimation, Sangnier
use également d'un autre procédé bien plus novateur et significatif que ceux, assez
courants, que nous venons de mentionner et d'illustrer. Il s'agit, cette fois, d'user de
vocables religieux dans un sens métaphorique : le terme employé ne désigne plus, à
proprement parler, son référent empirique mais vaut, au-delà de sa dénotation
objective, de son sens propre, pour la connotation positive transférée à un objet qui
n'est pas proprement religieux 79 . Ces notions tirées du vocabulaire catholique sont
utilisées comme figures de substitution. Ainsi, par ce procédé d'appropriation et de
captation, le militantisme sillonniste en milieu ouvrier est assimilé par extension à une
activité religieuse afin de le créditer d'une valeur éminente, et désigné solennellement
comme un "apostolat" (D.I, 113, P.G.S., 263; S., 59, 128, 131; F.V., 3; G.R.1, 6-7 ),
79
Nous ne prenons pas ici en compte des substitutions que l'on retrouve, par exemple, dans des
expressions consacrées par l'usage, telles "l'âme populaire", "l'âme de la France", etc…
178

un "apostolat populaire" (D.I, 194). Sangnier ne minimise pas leur contribution : "ces
démocrates", dit-il, "…préparent laborieusement le salut" (E.D., 13). Et du fait que
toute oeuvre démocratique suppose un travail intérieur, il en déduit que le Sillon est
une "oeuvre profondément et intimement religieuse." (S., 91). Même un ouvrage
relatant le cheminement du Sillon veut être plus qu'un "livre d'Histoire" : "un livre
d'apostolat" (J.D., IX) Dans la même veine, il fixe l'objectif : "nous pouvons, et par
conséquent, nous devons être des apôtres." (D.I, 111; J.A., 37, 88) et recommande
d'"être nous-mêmes pleins de générosité apostolique" (D.I, 312), "témoins de nos
doctrines sociales" à l'instar "des vieux martyrs d'autrefois…témoins de leur foi" (D.I,
133). Les apôtres ne désignent pas des hommes d'Eglise ni même des catholiques de
formation et de foi. Cela peut être parfois les jeunes ouvriers qui bénéficient de cette
haute distinction, et cela parce qu'ils sont "les plus infatigables du Sillon." (S., 48;
E.D, 13). De la même manière, le terme n'est pas strictement réservé à une action
religieuse : Sangnier évoque les "apôtres de l'action sociale catholique" (E.D., 124).
Du reste, à décrire ainsi l'activité sillonniste, il fait rapporter à un tiers supposé
l'exclamation suivante qu'il s'empresse de reprendre aussitôt à son compte : "Tout
cela, dira-t-on peut-être, ce n'est plus une action sociale, c'est de la vie intérieure."
(E.D., 77. C'est Sangnier qui souligne.) Parfois, le lien avec le sens premier d'ordre
religieux est encore plus lâche : il compare un meeting en présence d'un auditoire mûr
et attentif comme une "sainte communion intellectuelle et morale" (D.I, 324), parle
d"'une sainte émulation" (P.G.S., 72) régnant entre les sillonnistes. Il dit de l'esprit
revivifié qu'il est "comme un nouveau baptême." (P.G.S., 62). On notera également la
propension à utiliser des verbes de salut et de souffrance pour décrire les intentions et
les dispositions des sillonnistes : sauver (D.I, 104; P.G.S., 79), affranchir (D.I, 102),
délivrer (D.I, 113), souffrir (D.I, 113), saigner, martyriser, consacrer (D.I, 109).
Sangnier pousse l'exercice très loin puisqu'il crédite ses adversaires non seulement
179

d'une fonction religieuse : "ils fortifient éprouvent notre foi par leurs hostilités
180

181

olique et offre des points
d'appui aux adhérents potentiels, à partir desquels il peut réclamer et obtenir leur
concours. 80
2.6.4 Métaphore de connivence : le Sillon, foyer et lumière
Pour renforcer la connivence entre le Sillon et l'opinion catholique, Sangnier
associe l'action du Sillon au registre, si familier aux croyants, de la lumière et du
foyer: le Sillon est un "foyer de dévouement" (D.I, 277), un "foyer de vie" (D.I, 426),
un "foyer d'énergie" (S., 128), une oeuvre de rayonnement (D.I, 345; P.G.S., 152), qui
brandit bien haut la "grande flamme de l'apostolat" (D.I, 153), le flambeau de la
lumière, de la charité chrétienne" (D.I, 491), use d'une "épée de lumière et d'amour"
(D.I, 159) et travaille dans une "chaleureuse ardeur" (D.I, 208) inspirée par "le grand
éclat de l'amour du Christ" (D.I, 208) ou l'exemple des saints tels "les François
d'Assise et les Vincent de Paul qui ont porté à travers les siècles le rayonnement de
leur amour et la trace lumineuse de leur universelle charité." (D.I, 345). Appuyés sur
ces exemples vénérables, les sillonnistes "tâcheront de demeurer vraiment toujours
des fils de lumière." (P.G.S., 103). L'action du Sillon est une lueur dans une situation
chaotique et obscure : "Dans les temps troublés que nous traversons, on a vu de la
lumière sortir du sillon que nos mains inhabiles ont creusé." (P.G.S., 26). 81 La
propagation du Sillon est dite à l'aide de ce même réseau d'image: "Le Sillon devait
quitter l'obscurité des catacombes 82 , connaître l'éclat du grand jour. (…) Cependant,
dans tous les coins de France, le Sillon allumait des ardeurs et suscitait des
enthousiasmes." (S., 58).
Cette isotopie de la lumière dans le discours du Sillon, qui se traduit par un
réseau de termes proches ou redondants tirés du même champ témoigne à la fois de la
familiarité de Sangnier avec une symbolique catholique et sa capacité à trouver
80
L'auditoire catholique n'est pas seulement sensible à des références tirées de sa foi. Sangnier en est
conscient et retourne contre ses objecteurs catholiques leur vocabulaire de prédilection provenant d'une
autre source. Ainsi, lorsqu'il doit s'expliquer sur le fait qu'en période de lutte anti-cléricale intensive,
depuis le projet de loi de Waldeck-Rousseau sur les associations, il préfère maintenir l'indépendance du
Sillon, plutôt que de prendre part aux efforts pour créer un front de défense catholique uni, il déclare :
"l'oeuvre de défense ne suffit pas, nous devons conquérir." (P.G.S., 176). Ainsi, tout en déclinant
fermement la proposition de s'associer à cette démarche unitaire, il reprend à son compte, pour ne pas
être taxé de passif et d'indifférent au sort de l'Eglise et des catholiques, une métaphore agressive de
compensation.
81
On reviendra plus loin sur cette conjonction d'auto-satisfaction et d'humilité.
82
C'est une allusion à la crypte de l'École Stanislas, où se réunirent les protagonistes de la future revue
Le Sillon.
182

l'image adéquate correspondante à l'imaginaire de son auditoire croyant. Cette
symbolique de la lumière est essentielle dans le Nouveau Testament, et largement
reprise dans la culture chrétienne pour peindre le bonheur et la joie. Dieu est lumière;
le croyant est fils de lumière, il a devoir de rayonnement en tant que disciple chargé
de porter la lumière au monde. On notera que si la lumière livre un combat aux
ténèbres, les armes que ce combat implique ne sont pas celles de la haine et de la
violence, mais des armes de lumière. 83 En recourant fréquemment à cette image et à
ses dérivés, il associe à l'oeuvre du Sillon l'idée de gloire, et la place sous le signe d'un
combat mené au grand jour avec des armes de lumière, donc pacifiques, promis à un
triomphe futur.
2.6.5 Stratégie d'acclimatation : la démocratie, transcription de l'Evangile
Une des préoccupations essentielles du Sillon est d'acclimater la démocratie,
ses valeurs et ses institutions, dans des milieux catholiques abreuvés de discours
profondément hostiles. Comment s'y prendre ? Pour tenter de réduire cet écart,
Sangnier emploie plusieurs procédés. Il sait bien que la réalité démocratique est
inférieure à l'idéal dont il ne cesse de clamer les vertus. N'est-ce pas un argument
pour disqualifier la démocratie toute entière ? Pour réfuter l'objection, Sangnier use
d'un premier procédé de persuasion qui consiste à dresser une analogie entre
l'imperfection de la démocratie redoutée et ce qui est également imparfait dans le
comportement de l'homme quand bien même est-il gouverné par la foi : "Qu'y a-t-il
d'étonnant à ce que les peuples marchent vers la Démocratie un peu comme les
hommes vers la sainteté parfaite sans jamais pouvoir l'atteindre?" (P.G.S., 29-30).
Autrement dit, si la démocratie imparfaite est à l'image de la sainteté imparfaite, n'estce
pas suggérer que la démocratie est aux peuples ce que la sainteté est à l'individu,
voire qu'il y a parallélisme sinon complémentarité entre les deux termes ?
Un autre tour consiste à redéfinir la démocratie. A l'aide de ce procédé
argumentatif, il est alors possible d'introduire dans la redéfinition des éléments
acceptables et dicibles pour l'auditeur qui permettent d'atténuer ou de neutraliser les
éléments qui nourrissaient la réserve initiale, et de favoriser, à terme, son intégration
progressive. Il s'agit donc, pour Sangnier, de prendre le contrepied des idées reçues et
83 Sur la signification et la symbolique de la lumière dans les sources chrétiennes, nous nous sommes
référés à l'entrée "Lumière" tirée de Xavier Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris,
Le Seuil, coll. "Livre de vie", p. 345.
183

de persuader l'auditoire que la démocratie n'est pas ce qu'il croit. Pour y parvenir, il
procède par retournement : dans un premier temps, et pour pouvoir être entendu de
son auditoire catholique suspicieux, il admet que la démocratie est soutenue par des
forces anticléricales, athées et matérialistes, au présent comme dans le passé récent,
qu'elle a partie liée avec ces forces coalisées contre Dieu et son Eglise. Il lui faut donc
montrer que cette réalité historique est provisoire et superficielle et replacer la
discussion sur le terrain des idées : c'est alors que "l'effort vers la justice" qui anime
les socialistes devient, du fait de leur parenté commune en terme d'idéal, "effort vers
Dieu". Il développe l'argument selon lequel la démocratie en tant qu'idée n'est pas
foncièrement anti-religieuse, qu'elle est, pour ainsi dire, recouverte d'oripeaux qui
l'ont défigurée alors qu'à l'origine, elle était pure; d'autant plus pure, qu'elle s'origine
dans le christianisme ! Ni plus ni moins. Le retournement est accompli : la
démocratie qui, initialement, a été et reste toujours soutenue par des mécréants, est, en
fait, un principe chrétien : "la démocratie, non seulement ne peut pas être réalisée
contre le catholicisme, mais n'aurait pas même pu être conçue sans son divin
fondateur!" (D.I, 177).
Sans bien sûr admettre la révolution en bloc (pour reprendre la célèbre formule
contemporaine de Clemenceau), "il serait dangereux (…) de méconnaître" admet
Sangnier "ce qu'il y a eu malgré tout de véritablement chrétien dans le tempérament
des révolutionnaires et jusque dans la Déclaration des droits de l'homme." Il ne se
contente pas d'asséner son intuition. Il explique et commente : "Ce respect de
l'individu, ce sens très aigu de la valeur infinie d'une seule âme humaine, cette
affirmation que l'homme a des droits que lui confère sa nature même et qui sont
antérieurs à toutes les lois écrites : tout cela c'est du vrai, c'est du pur christianisme."
(P.G.S., 231). Une fois la démonstration admise, la démocratie ne peut plus être
rejetée comme une idéologie impie 84 . A leur tour, les adversaires les plus farouches
deviennent des chrétiens qui s'ignorent : leurs "rêves démocratiques sont, en vérité,
des rêves chrétiens" (D.I, 374) ; voilà désormais "les anticléricaux hantés par des
besoins chrétiens." (D.I, 139). Sangnier n'est pas naïf au point de nier les sentiments
d'hostilité des républicains et des socialistes, mais dit-il, "s'ils ont le coeur plein de
haine païenne", ils ont "la bouche pleine d'harmonie chrétienne" (D.I, 374). Jacques
84
Les Evangiles relatent la préférence divine accordée au peuple plutôt qu'à la monarchie, comme en
témoigne le fait qu'avant les "têtes couronnées" des Rois Mages venus saluer la naissance de Jésus, il a
184

Debout emploie à son tour ce procédé d'atténuation en jugeant que Guesde et les
guesdistes sont "au fond - malgré leur impiété de surface - beaucoup plus des
évangélistes aigris que des antichrétiens." (N.S., 178). Le croit-on vraiment ou veuton
y croire pour se donner des raisons d'espérer, l'analogie quelque peu forcée qui
nécessite que le protagoniste concerné n'en soit pas conscient, est dite parfois avec des
accents émouvants : "Sans le savoir, sans le vouloir, un grand nombre de nos frères
socialistes et anarchistes ont comme Marie au jardin rencontré le Christ sous les traits
d'un travailleur." La fin est toujours édifiante et se dispense de toute évaluation
réaliste. Seule la foi compte : "Lorsque le Maître fera entendre le son de sa voix, eux
aussi tomberont à genoux et balbutieront éperdus " Rabbi ! bone rabbi !" (J.D., 158).
Canalisées de la sorte, en faisant ressortir ce qui en elles est chrétien, les notions
les plus chargées idéologiquement surgissent sous un nouveau jour, apprivoisées, en
voie d'intégration, telle la révolution, horresco referens pour tant de catholiques et à
propos de laquelle Sangnier déclare : "ce qu'ont fait les révolutionnaires (…) ce ne fut
autre chose que d'essayer de transcrire les idées chrétiennes dans les constitutions."
(D.I, 189). Dans la même veine, il estime que "la solidarité humaine n'est que la
transcription pâlie de la fraternité chrétienne." (P.G.S., 271); que "sous chacune des
inspirations démocratiques" du peuple, il y a un "reste d'esprit chrétien qui se cache".
(E.D., 132) ; qu'enfin, "on n'empêchera pas que tout, dans les désirs inconscients de
notre démocratie, ne postule impérieusement le catholicisme." (E.D., 226).
En outre, non seulement la démocratie est profondément chrétienne par ses
idéaux et ses aspirations, elle aura même, si elle est convenablement réalisée, des
effets spirituels : elle "nous donnera plus de fraternité, plus de solidarité, plus
d'amour : elle nous rapprochera de Jésus-Christ." (D.I, 321). Au bout de cette
opération de mise en rapport et mise en analogie, les objectifs des démocrates ne sont
pas seulement christianisés, la démocratie n'est pas seulement compatible avec le
christianisme, elle apparaît "comme un rêve chrétien" (S., 64). 85
Enfin, pour ce qui est de "l'ardent amour du temps présent, et plus encore de
l'avenir" vis-à-vis desquels les catholiques se tiennent à distance pour mieux se
réfugier entièrement dans la nostalgie d'un âge d'or, Sangnier n'y voit guère une
plu à Dieu que son Fils fut, d'abord, accueilli par des gens du peuple, "des simples et des ignorants, des
pauvres de coeur et d'esprit". (D.I, 292).
85
On notera, une fois de plus, l'usage de termes destinés à introduire nuance, prudence et précaution
("apparaissait", "comme", "rêve") dans une comparaison qui eut été autrement trop radicale : la
démocratie est idéal chrétien.
185

opération tactique, un accommodement opportun, une condition nécessaire pour
faciliter la pénétration de l'Eglise et freiner la déchristianisation, mais une inclination
"que Dieu a déposé dans nos âmes" (P.G.S., 261). En faisant de cette option
individuelle ou de ce choix collectif d'aimer son temps le résultat d'une intervention
divine, il espère ainsi briser les automatismes de la pensée catholique : renversant les
traditionnelles correspondances, - le passé à l'Eglise, l'avenir au socialisme - les
attributions toutes faites, ce n'est plus la nostalgie qui est de Dieu mais l'avenir. Cet
avenir incertain, ce temps présent si rebelle à la foi, voilà que l'amour qu'on lui porte
n'est plus, dans le discours de Sangnier, une faiblesse humaine, une indulgence
coupable, mais un dépôt sacré de divine origine.
Il en est de même pour la liberté. C'est en son nom que la déchristianisation fut
réclamée et pratiquée. Mais Sangnier n'abandonne pas aussi facilement cette valeur
fondamentale. Pour qu'elle puisse être intériorisée dans l'esprit d'un catholique, il n'est
d'autre voie que celle qui consiste à se la réapproprier. La liberté est bien donc, à
l'origine, une notion chrétienne qui, par la suite, a pu errer, migrer au point que ces
racines chrétiennes primordiales ont été enfouies et refoulées tant par les catholiques
que par les révolutionnaires. Le bénéfice est double : les révolutionnaires manient des
références chrétiennes sans le savoir et les catholiques ne sont pas si éloignés des
révolutionnaires qu'ils le prétendent, puisque quelque chose de leur patrimoine s'est
transmis. Sangnier explique : "Dieu a fait tant de cas de cette liberté humaine qu'Il n'a
pas craint de faire l'homme libre". Ainsi rétablie dans son émergence, la liberté n'a
pas besoin d'être présentée comme un droit : "Il y a un devoir de liberté. Qui donc,
mieux que les catholiques, devrait le pratiquer religieusement? " (P.G.S., 176).
Nul n'est besoin de démontrer la parenté, la proximité, la convergence entre
catholicisme et démocratie, ce n'est ni plus ni moins qu'un postulat. Il suffit de
baptiser les trois principes de la devise républicaine, autrement dit de les rapporter au
catholicisme pour qu'il se les approprie de telle sorte qu'ainsi récupérés, ils puissent
trouver grâce aux yeux des catholiques. et ainsi, cessent-ils aussitôt de passer pour
une utopie ou une hérésie "puisque le Christ, voulant en faire présent à notre
humanité, les acheta de son sang." (E.D., 18).
A la différence des socialistes, le Sillon n'a jamais revendiqué l'abolition des
classes sociales et leur fusion en une seul classe qui interviendrait avec la
transformation des rapports de production. Mais s'il tenait la division en classes pour
un état de fait, il estimait, en revanche, inutile et contraire à l'esprit démocratique que
186

ce partage inégal de la richesse et de la propriété puisse justifier d'une quelconque
manière une distance au niveau du comportement entre les individus appartenant à des
classes différentes. Cette abolition de la distance pratiquée au sein du Sillon par le
tutoiement généralisé et la désignation exlusive par le prénom fut, assurément, ce qui
heurtait le plus la société catholique traditionnelle vis-à-vis du Sillon. C'était là, à ses
yeux, son aspect le plus révolutionnaire et, du même coup, le plus insupportable. Pour
l'acclimater à un auditoire catholique aussi résistant, Sangnier convoque la référence
évangélique. Mais plutôt que de la citer telle quelle, en exergue ou de l'ériger en
modèle de référence, il fait fondre le discours citationnel dans la phrase elle-même.
Considérons l'exemple suivant : "Nous nous sommes aimés les uns et les autres sans
distinction de milieux sociaux, de professions, d'origines." (P.G.S., 23). Les
guillemets disparaissent, la mention précise de la source également, mais de la sorte, il
peut faire suivre immédiatement l'exhortation évangélique que tout catholique aura
aisément repéré de l'interprétation spécifique au Sillon. Autrement dit, la pratique
sillonniste d'abolir les distances hiérarchiques ne se fonde pas sur une fascination par
l'exemple révolutionnaire mais sur la volonté de se conformer à la lettre même de
l'Evangile. De cette manière, le prestige de la citation évangélique rejaillit sur la
tentative du Sillon de lui donner une application concrète. 86
2.6.6 Stratégie de démarcation : vers un autre modèle de présence chrétienne
dans la cité
Fort d'une présentation de soi rassurante, en particulier sur ce qui concerne la
soumission du Sillon à l'Eglise, fort des concessions faites au discours social
catholique, fort de la reprise d'un vocabulaire chrétien pour désigner l'action
sillonniste et de l'acclimatation des thèses démocratiques en les rapprochant, voire en
les assimilant à des doctrines ou des pratiques chrétiennes, le tout résumé par une
métaphore de connivence adéquate, Sangnier est à même de proposer un modèle de
86
D'une certaine manière, Sangnier fait ici d'une pierre deux coups. Car un auditoire socialiste peut en
tirer lui aussi une leçon : l'abolition de cette distance entre les classes n'est pas une invention
révolutionnaire qui date de 1789, mais une pratique qui trouve sa jusitifcation doctrinale dans
l'Evangile. Ici, le bénéfice escompté par Sangnier est de persuader les socialistes habitués à tenir
l'Evangile pour un texte rétrograde, archaïque et favorable aux nantis de reconnaître son potentiel
moderne et révolutionnaire. Quand bien même demeure l'objection ayant trait à l'écart entre la lettre et
la pratique, il est plus aisé pour Sangnier de réduire la controverse à l'infidélité historique des
catholiques à leur propre doctrine plutôt que d'avoir à se justifier de l'absence de toute sensibilité de
principe à l'égalité de traitement entre les individus quelques soient leurs origines sociales,
professionelles, etc…
187

présence catholique dans la cité en rupture avec ceux qui dominent. Conçu et pratiqué
au Sillon, il se présente comme une alternative en termes de comportement, de
disposition d'esprit et d'effets sociaux escomptés, tout en demeurant tout à fait
orthodoxe sur le plan dogmatique. Sangnier disqualifie les deux modèles qui occupent
le terrain. D'une part, le catholique déserteur de la scène sociale, dévoué au seul culte;
d'autre part, le catholique vitupérateur, cultivant l'indignation vis-à-vis du présent et la
nostalgie du passé. À ce type de "christianisme indolent", à cette "doctrine de paresse
et d'inaction" partagée par ces "stupides catholiques timides" (D.I, 330), le Sillon
oppose un "christianisme vivant" (D.I, 328). Les premiers se contentent de pratiquer
une religion limitée à "brûler l'encens", autrement dit, à des "signes extérieurs" (D.I,
376), préfèrent "s'engourdir dans les regrets et la contemplation de l'âge d'or" (D.I,
380) et prônent de "rester chez soi et gémir" (D.I, 382). Inversement, le Sillon appelle
le catholique à "sortir de chez soi, crier bien haut", à mettre en pratique un idéal
religieux doté d'une "portée sociale"; à "vivre la justice", non seulement à la
proclamer; "à aimer le prochain, et faire le salut de nos frères", et pas exclusivement
le sien propre.
À la "doctrine négative" des seconds qui s'en tiennent à déclamer une
indignation purement verbale ("A bas les traîtres") (D.I, 376), à "protester contre les
maux, conspuer la police, chanter des cantiques" (D.I, 377), et n'ont pour toute
pratique politique que le fait d'"être contre les Francs-Maçons" et de "voter pour les
gens bien-pensants", Sangnier oppose une "doctrine positive" débouchant sur une
action destinée à faire "régner la justice". Ce nouveau modèle n'a de neuf que le fait
qu'il est le plus récent. Il s'impose à la fois parce que toute autre voie suivie jusque-là
conduit à une impasse : "Voilà trente ans que les catholiques s'indignent et cela ne
leur a pas porté bonheur." (D.I, 149). Toutefois, sa légitimité profonde, Sangnier la
tire du fait que l'action sociale qu'il réclame ne se fait pas aux dépens de la pratique
religieuse ; mieux, elle lui donne tout son sens. Tout l'effort de persuasion de Sangnier
est de contester le soupçon des réactionnaires qui prétendent que l'on ne peut être
catholique et républicain (D.I, 438). Or, justement, l'idéal social et humain prôné
correspond aux enseignements du Christ lui-même :
"Jésus-Christ est le Juste par excellence, et vous ne voudriez pas que je parle de
justice; il est mort pour tout le monde, même pour ses bourreaux, même pour les
Juifs, et vous voudriez que je sois antisémite." (D.I, 440).
188

Sangnier, qui est resté neutre durant l'affaire Dreyfus (il a récusé le reproche en
arguant de son jeune âge), s'est toujours maintenu à l'écart de toute tentation
antisémite. S'il semble admettre que les Juifs soient le peuple déicide, il n'a jamais tiré
de cette accusation historique la conclusion qu'ils devaient en porter la charge
éternellement.
Si la rechristianisation de la France reste un objectif commun à tous les
catholiques, c'est sur la méthode qu'ils diffèrent. Au maintien d'une poche de
résistance fulminant contre le siècle et voyant partout complots et conspirations ourdis
par l'ennemi, le mal et le diable, Sangnier prône l'ouverture au peuple, la sensibilité à
ses revendications, la recherche sincère et loyale d'une collaboration à partir d'un
champ de commun de problèmes autour de la misère sociale et l'inégalité. Il mobilise
la religion à cette fin : par-delà la
E.D., 111).
Sans réclamer, comme Lamennais, la Séparation, celle-ci étant trop identifiée à
la revendication des "sectaires" qui procède d'une hostilité déclarée à la religion, on
le voit redouter, cependant, un ultime compromis avec le pouvoir, des concessions de
dernière minute, une "semi-liberté qu'on leur rendrait" et qui serait "un piège honteux
ou un triste marché" pour l'Eglise catholique. Autrement dit, si même il ne l'exprime
qu'à demi-mots, il entrevoit l'avantage à long terme pour les prêtres de cette situation
nouvelle que la Séparation instaure. C'est alors que leur prestige ne sera plus confirmé
d'en haut, par un Concordat mais d'en bas, par le consentement populaire: "nous les
voulons comme dans les grands âges anciens, moines populaires, aimés du peuple et
choisi par lui pour soulever le monde, par les jeûnes, les veilles et leurs prières, vers
plus de justice et plus de bonté. Nous les voulons modernes", ajoute-t-il, "portant dans
leur âme l'avenir qui s'élabore, (…) terribles aux puissants, doux aux petits et aux
humbles." (E. D., 238). Dans le même sens, il ne craint guère l'abolition de la liberté
de l'enseignement, même s'il ne milite pas explicitement pour elle : le fossé qui sépare
la jeunesse catholique de la jeunesse laïque sera ainsi comblé, et un plus grand champ
sera ouvert à la pénétration de l'esprit chrétien. Il définit, on le voit, un nouveau
modèle de présence et d'intervention dans la cité : non plus "l'émigration à
l'intérieur", "la retraite tutélaire d'oasis impénétrables" (E.D., 241), mais la
confrontation, la coexistence dans les mêmes lieux, sur le terrain social et éducatif. Le
Sillon sert à former des catholiques d'un nouveau type qui se distinguent de leurs
frères en la foi par l'apprentissage qu'ils font de la liberté d'action. Sans remettre en
189

cause l'obéissance dûe à la hiérarchie, ils sont à même de prendre des responsabilités,
de se laisser guider par une "spontanéité" qui les pousse à "se mettre d'eux-mêmes en
route, sans attendre toujours un signal qui les dispenserait de toute initiative." (E.D.,
237).
2.7 ADAPTATION DU DISCOURS SILLONNISTE À
L'AUDITOIRE NATIONALISTE
Sangnier est conscient que l'opinion catholique qu'il veut attirer à ses vues est
royaliste et nationaliste par tradition. Il sait que la jeunesse étudiante qui est le vivier
essentiel de son recrutement est tentée de rejoindre les rangs de l'Action Française. Il
le déclare on ne peut plus franchement : "Depuis longtemps, nous le pressentions,
nous l'avons écrit ici même il y a quelques mois, pour un esprit dégagé de toutes
superstitions, un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser : ou le positivisme
monarchique de l'Action Française ; ou le christianisme social du Sillon." 87 Quand
bien même Charles Maurras, concerné par le dilemme, le jugeât "dépourvu de valeur
logique et de sens réel" 88 , il avait un sens pour Sangnier qui, en réduisant le débat à un
affrontement entre ces deux options, conférait à son propre mouvement un prestige
particulier. Il avait un sens également pour ceux qui, appelés à trancher, vivaient ce
dilemme comme tel. Dilemme ou alternative ? La différence est significative. Pour
un jeune homme qui est entré au Sillon et s'y est formé, l'alternative est, dès lors pour
lui, consommée : il n'a plus grand chose à voir avec son homologue qui a préféré
l'autre mouvement. En revanche, pour celui qui se tient encore au seuil, cela pouvait
être de l'ordre d'un dilemme. S'il hésite entre les deux options, quand bien même le
choix ultime de l'une d'entre elle entraîne des conséquences idéologiques et pratiques
tout à fait opposées, c'est qu'il perçoit dans les deux mouvements quelque chose qui
répond également aux aspirations et aux soucis qui l'habitent. De l'extérieur, ils
apparaissent tous deux, en effet, comme des foyers de vie dotés d'un esprit de corps,
d'une communauté d'esprit, créateurs d'un lien social qui donnent sens à leur
existence. Sangnier discerne dans la base catholique cette demande générale
d'activisme social et d'unanimisme, à laquelle le Sillon comme l'Action Français
ier au sein d'un corps politique rénové. Outre l'évidente opposition entre la
87
Marc Sangnier, Le Sillon, 25 mai 1904.
88
Charles Maurras, op. cit., p. 31.
190

estauration de la monarchie, d'un côté, et l'instauration de la démocratie, de l'autre,
l'Action Française se distinguait par une outrance verbale totalement absente du Sillon
; la désignation de boucs émissaires (les Juifs, les protestants, les "métèques" et les
Francs-Maçons) alors qu'on ne trouve chez Sangnier, et seulement à quelques
reprises, qu'une charge, plutôt molle en vérité, contre les Francs-Maçons ; la tendance
au coup de poing et à la provocation offensive est institutionnalisée (officiellement, à
partir de 1908, sous la forme des Camelots du Roi), tandis que le Sillon n'avait qu'un
service d'ordre défensif, la Jeune Garde, destiné seulement à parer aux provocations
éventuelles lors des meetings contradictoires qu'il tenait dans les quartiers populaires ;
enfin, les premiers privilégient leurs convictions royalistes et nationalistes dans une
optique de combat politique anti-républicain, les seconds mettent en avant leur foi
religieuse, souhaitant lui donner une expression publique par une action en milieu
populaire dont l'objectif est défini en termes de démocratie. Sangnier ne recherche, au
demeurant, aucune alliance ni aucun compromis avec l'Action Française. Elle a ceci
de respectable, à ses yeux, qu'elle déclare avec précision ses choix idéologiques et
politiques qui permettent une riposte sillonniste plus ciblée. En outre, il fallait tenir
compte du fait que les militants du Sillon étaient eux-mêmes baignés de rhétorique
patriotique de par la socialisation politique effectuée au sein de leur famille. Sans
avoir pris part directement au combat anti-dreyfusard, ils n'en étaient pas moins
sensibles à une certaine mystique nationaliste de la patrie et de l'armée. Ces énergies
militantes susceptibles de se déployer au service de l'Action Française, le Sillon
pouvait espérer les détourner vers lui. Cette préoccupation impliquait donc une
adaptation du discours en vue de faire admettre la démocratie dans des termes dicibles
et admissibles pour et par un nationaliste.
2.7.1 Présentation de soi : le lieu commun patriotique
Celle-ci exige de recourir à des proclamations solennelles affichant une vive
sensibilité patriotique, une vigilance jamais prise en défaut toutes les fois "que nous
avons découvert quelque attentat contre les idées, les sentiments, les traditions qui
sont le patrimoine commun de tous les Français" (D.I, 217). S'appuyant sur le
stéréotype qui s'est formé à propos du Sillon ("nous qui sommes jeunes, nous qu'on dit
aventureux et tout orientés vers l'avenir incertain du pays"), et sans chercher à le
démentir, Sangnier affirme la conscience d'une identité de mémoire : "vos chers
souvenirs", dit-il en s'adressant aux aînés, "sont nos souvenirs" (D.I, 219) ; la
191

permanence d'une affection : "ce soir, nous célébrons l'amour indissoluble qui nous
unit encore à l'Alsace" (D.I, 223) ; la démonstration de virilité : "il ne s'agit pas de
crier, de gémir, de protester : c'est bon pour les femmes, cela!" (D.I, 228) ; le refus de
la prudence discursive : "Ah! Je le sais bien, je ne parle pas comme un diplomate, ni
comme un politicien : mon discours serait déplacé dans une assemblée d'hommes qui
discutent, d'hommes qui sont prudents, d'hommes qui parlent toujours là où l'on dit
peu ce que l'on pense." (D.I, 235) ; le dépassement de l'émotion dans l'action : "je ne
voudrais pas que nous quittions cette assemblée l'âme seulement humide de larmes
intérieures. Il faut que ces larmes soient chaudes, brûlantes, et retrempent les
courages." (D.I, 236). Ses discours patriotiques déclinent le vocabulaire adéquat :
héroïsme, revanche, gloire.
La présentation de soi sur ce sujet fait d'autant moins problème que, mis à part
les anarchistes, tout le monde est peu ou prou patriote. L'amour de la patrie en
général, et des provinces perdues en particulier, est une passion fort répandue, même
si les implications pratiques varient largement d'une tendance à l'autre. Mais comment
s'adresser à un public qui hésite entre le Sillon et l'Action Française ? Marquer une
franche hostilité pourrait être fatale. Cela contredirait l'attitude de tolérance
revendiquée par le Sillon. Il préfère rester courtois. Parlant des nationalistes intégraux
et des nationalistes de l'école néo-monarchiste de Maurras et de Vaugeois, Sangnier
leur rend hommage "car ils ont, eux, le courage d'aller jusqu'au bout de leur pensée,
le courage de dire que le nationalisme intégral aboutit purement et simplement à la
monarchie" (D.I, 392), soulignant, de manière très allusive, le caractère archaïque,
anachronique et donc non-pertinent des aspirations royalistes.
2.7.2 Stratégie de concession : les "Deux France"
Mis à part quelques catholiques dreyfusards, les masses catholiques, exhortées
par l'Eglise, se retrouvent unanimement du côté de l'armée. C'est dire à quel point
Sangnier, lorsqu'il prend la tête du Sillon et entreprend ses premières actions
d'éducation sociale et démocratique, fait preuve d'une audace téméraire par rapport à
son milieu. Sa démarche rompt délibérément avec de solides traditions politiques
nouées avec la réaction et la monarchie. Récusant sans réserves ni nuances et le
conservatisme social et la nécessité d'un roi, il ne lui reste plus à Sangnier, s'il entend
séduire un auditoire également tenté par l'Action Française, qu'à pratiquer des
concessions repérables dans le jugement qu'il porte sur les institutions politiques
192

existantes, comme dans le diagnostic qu'il établit sur la nature multiforme d'une crise,
à la fois "intellectuelle, morale et sociale" (S., 17; P.G.S., 263) qui tend à accélérer "le
chaos" (E.D., 285) et "la décomposition matérielle et morale de la patrie." (P.G.S.,
5). Toutefois, la condamnation n'est jamais violente et définitive du fait qu'il a pour
parti-pris d'être résolument de son temps en dépit de ses turpitudes. 89 "Nous ne
sommes pas contents du présent" (P.G.S., 263) résume-t-il son opinion avec une
sobriété dans la formulation si exceptionnelle par rapport au discours dominant
autrement plus sévère. En outre, il s'abstient de mentionner les coupables, à
l'exception de l'anticléricalisme. C'est surtout à partir de 1905, au moment du projet
de Séparation de l'Eglise et de l'Etat, lorsque le camp catholique presse à une union de
toutes les forces à l'égard de laquelle il est plus que réticent, qu'il consent à dénoncer
"l'odieuse et tyrannique domination des Jacobins et des Francs-Maçons." (D.I, 158),
"le rôle néfaste de cette Franc-Maçonnerie occulte et tyrannique" (P.G.S., 160). Sa
critique des "combinaisons éphémères" (P.G.S., 32) et des "lenteurs stériles d'un
inutile parlementarisme" (P.G.S., 37) coupé des masses n'est pas si éloignée de la
fameuse distinction chère à Maurras entre "pays légal et pays réel" :
"il y a deux France, vous le savez : il y a la France parlementaire, cette France
curieuse, bizarre, qui se développe et qui croît, maladive, dans une sorte de serre
étouffante, au Palais-Bourbon ou au Sénat ; (…) la France réelle, composée de tous
les citoyens, composée des femmes commes des hommes, composée des vieillards
comme des enfants, la véritable France d'un côté, et de l'autre cette France
parlementaire, qui transforme, qui dénature les intérêts généraux de la nation, pour y
substituer des intérêts électoraux." (D.I, 136).
Il compare les parlementaires à une "meute de politiciens aux abois qui essaie
de se déchirer la France lambeau par lambeau" que, bien évidemment il ne faut pas
confondre avec "la véritable France". (D.I, 148). On trouve aussi cette charge usée à
propos des "ministères qui passent" parallèlement à "la France qui demeure." (D.I.,
217). Toutefois, ces concessions rhétoriques quant à "l'état inorganique, presque
anarchique" (S., 19) de la République ne remettent pas en cause la suprématie même
d'un régime démocratique imparfait par rapport à un régime autoritaire quelqu'il soit :
"Cette inconsistante ossature vaut mieux encore, pour permettre aux évolutions
nécessaires de s'élaborer, que le corset de fer d'un régime dont la rigidité deviendrait
89
Il suffit de comparer ces quelques lieux communs, maniés sans excès avec la liste des mots-clés que
l'on trouve sous la plume de Drumont "tous évocateurs de la mort" pour mesurer l'écart de langages :
"déliquescence", "dégénération", "dissolution", "putréfaction", "décomposition", "corruption",
"liquidation", "désagrégation", "dégradation", "destruction", "démolition", "démoralisation",
"perversion", "anéantissement" , etc…, cf. Pierre Birnbaum, "Le paradigme Drumont", Destins juifs,
op. cit., p. 105.
193

injuste et criminelle du moment qu'elle ne serait plus soutenue et légitimée par
l'opinion publique entière". (P.G.S., 33). Sangnier peut bien ne pas être dythirambique
sur le suffrage universel comme technique, il reste attaché à l'idée du consentement
populaire comme critère de légitimité.
Pour attirer au Sillon les jeunes nationalistes autant que faire se peut, il fait
montre de compréhension et de compassion vis-à-vis d'opinions réservées à l'égard de
la démocratie. Il espère ainsi désarmer la critique, puisque, lui aussi, bien qu'il soit un
démocrate, les reprend à son compte : "je crois que la tyrannie d'aujourd'hui, que la
tyrannie qui essaye de s'appeler notre démocratie, est telle que bien des hommes
sincères peuvent être tentés de prendre en dégoût ce mot de démocratie." (D.I, 119).
La dévalorisation de l'arène politique et parlementaire, repaire de sectarisme et
de division nationale, n'est pas un but en soi qui sera atteint avec la conquête du
pouvoir ou l'abolition des institutions. Mieux qu'une réforme pour améliorer son
fonctionnement, elle justifie un déplacement d'accent : plutôt que de se concentrer
exclusivement sur les tares du système politique qui n'en mérite pas tant, c'est vers les
moeurs qu'il faut se tourner. En décrétant que l'objectif à poursuivre est un
changement de moeurs, non un changement de lois, il touche la sensibilité d'auditeurs
portés à voir également dans cette nouvelle orientation la clé de la renaissance
française, d'autant qu'il demeure suffisament ambigu pour se dispenser de préciser
dans quel sens va ce changement préconisé.
Il fait place aussi à la thématique du sol national, mais révèle
infiniment moins de capacité rhétorique que Barrès, qui s'est illustré dans ce registre :
"le coeur c'est ce sentiment profond qui nous enchaîne au sol national, à ce bon sol
français où nous avons pris racine, c'est aussi cet instinct qui, nous attachant à
l'avenir, attire les rameaux de notre activité fécondée, c'est une force positive et
vivante, gardienne de la perpétuité de la race et comme inspiratrice de ses
nécessaires adaptations." (D.I, 122).
Au plan de l'histoire, il est utile de faire la part chez Sangnier entre ce qui est
conviction profonde et ce qui est concession à son auditoire. Assurément, pour lui, la
France ne date pas de 1789 (S., 18; E.D., 192) comme les révolutionnaires qui ont
instauré le calendrier révolutionnaire ont tenté de l'affirmer symboliquement. La
maison France "s'est faite lentement et comme pierre à pierre" (E.D., 192). Il rejoint
ici la position des monarchistes, mais il refuse de les accompagner plus loin et
d'admettre comme eux que ce qui date de la révolution française, c'est le déclin et la
déchéance. Dans sa logique, 1789 n'introduit pas de rupture mais vient, en dépit des
apparences, prolonger un effort de collaboration du peuple au destin de la France. Il
194

ne considère pas la révolution et ce qui la précède comme deux périodes antinomiques
au point de ne pouvoir apprécier l'une qu'en vouant l'autre aux gémonies. Il se pique
de pouvoir dresser un éloge de l'idéal révolutionnaire, sans se croire tenu de "jeter le
manteau de l'oubli sur les grandeurs passées." Toutefois, l'éloge qu'il fait de la
monarchie montre bien qu'il la contemple de l'autre bord : "Nous nous souviendrons
de l'oeuvre de nos rois, (…) qui, si longtemps incarnèrent dans leur race l'âme même
de la France, précisèrent et disciplinèrent les énergies nationales. Nous nous
efforcerons de comprendre, de sentir ce que fut la vieille monarchie française avec
intelligence, respect et filiale tendresse." L'on sent bien, au ton qu'il emploie, que la
monarchie n'est plus une option possible. Il ne fait que traduire le respect que l'on doit
à une grande chose révolue. On attend après l'expression de sa gratitude les mots qui
vont introduire un coup d'arrêt à cette nostalgie monarchiste, tracer les limites dans
lesquelles elle est tolérable à condition de ne pas les franchir : être "solidaires du
passé", non les esclaves. En aucun cas, il ne faut prêter le flanc à la tentation
monarchiste, "demeurer inertes, engourdis par la vision bénie de ce qui n'est plus."
(E.D., 192).
2.7.3 Stratégie de captation : un mouvement unitif
S'il ne doit y avoir aucune équivoque sur l'orientation républicaine et
démocratique du Sillon, on ne voit rien qui empêche un royaliste de rejoindre le Sillon
pour son oeuvre sociale et religieuse. Après tout, le travail du Sillon ne se définit pas
comme politique. Aussi peut-on, à plus forte raison, se montrer très accueillant "pour
convertir des bonnes volontés royalistes." (S., 29). L'objectif ne peut-il être défini
d'une manière qui puisse résonner positivement chez un royaliste : après tout, les
sillonnistes veulent, eux aussi, "sauver la France". (S., 86). Pour ce qui est de
l'organisation interne du Sillon, un royaliste peut être rassuré : on n'y trouve pas la
confusion et la cacophonie de courants, de clans et de factions typique des
organisations démocratiques. C'est que l'action à mener exige la parfaite homogénéité
du Sillon (S., 24). Un principe de fonctionnement règne au Sillon en vertu duquel les
décisions se font par consentement unanime, sans procéder à des votes d'où se
dégagent minorité et majorité : "Le Sillon est essentiellement un mouvement unitif"
(S., 25) S'il n'y a pas de roi au Sillon, il y a bien un leader qui ne s'embarrasse pas des
procédures démocratiques. Pour montrer que les principes du Sillon ne diffèrent pas
tant que cela du principe monarchique, on établit entre les deux une distinction de
195

degré, non de nature. C'est le même principe de responsabilité qui les anime tous deux
à ceci près que le roi est seul responsable tandis que, en démocratie, tous doivent
tendre à l'être.
2.7.4 Métaphores de connivence : "bataille du Sillon" et "soldats sillonnistes"
Par rapport à un auditoire catholique et, de surcroît, sensible au discours
nationaliste et militariste, Sangnier mobilise une métaphore de connivence jugée la
plus adéquate pour décrire le Sillon et son action : celle de l'armée et du combat.
Ainsi les sillonnistes sont-ils décrits comme "les recrues", (S., 35, 51; P.G.S.,
VII), "les soldats du combat" (D.I, 112; P.G.S., 134, 263; J.D., 52); cette jeunesse
"prête aux combats qui l'attendent" (S., 81) devient "une génération neuve [qui]
monte à l'assaut" (D.I, 380), "se lance dans le combat" (P.G.S., 23) et "se mesure
avec les adversaires" (S., 54). "L'oeuvre du Sillon avec les Cercles d'Études et les
Instituts Populaires qui sont les "champs de bataille" (S., 53) préparent "les cadres de
la grande armée de conquête" (D.I, 380) ; "chacun de nos petits groupes" écrit
Sangnier, "est un poste avancé", tandis que le mouvement tout entier progresse
comme "une armée militante" (P.G.S., VII), "comme une armée immense" (D.I, 110),
comme "un organisme de conquête" (S., 190; P.G.S., 1). Sangnier déclare avec
l'assurance d'un chef passant la revue de ses troupes que "la démocratie en France n'a
pas de meilleurs soldats que nous." (D.I, 350) et que, quoi qu'il arrive, les sillonnistes
et lui se tiendront "toujours debout à notre poste de combat." (P.G.S., 64).
Les femmes elles-mêmes forment d'"énergiques bataillons" combattant avec
"héroïsme", "pour que la France ne meure pas"; elles sont "comme des militantes
capables de lever le glaive, et nouvelles Jeannes d'Arc, de conduire les hommes aux
batailles qui deviennent des triomphes" (D.I, 149), leur fournissant "dans l'ardente
mêlée les munitions" quotidiennes nécessaires d'encouragement. (D.I, 153).
L'action sillonniste est, bien évidemment, comparée à une "bataille" (D.I, 159,
485; S., 79; P.G.S., III, VII), à une "conquête" (D.I, 153; P.G.S., V, 52) qu'il faut
livrer. Ces métaphores appellent l'emploi de notions militaires et stratégiques dérivées
: "il ne suffit pas de maintenir nos positions, il faut prendre celle de nos adversaires."
(D.I, 153) ; "il faut que, de notre côté, nous fassions une trouée dans cette muraille et
que nous pénétrions jusqu'à ceux qui ne nous connaissent pas." (D.I, 152; P.G.S.,
VII); "Nous ressemblons plutôt à des soldats qui essayent de s'emparer d'un
territoire." (P.G.S., 263). A ceux qui contestent le bien-fondé de l'objectif sillonniste
196

et recommandent de s'engager dans une lutte politique de défense religieuse, Sangnier
réplique que plutôt que d'être les "héroïques défenseurs d'un drapeau qui tombe",
mieux vaut en être "l'avant-garde hardie". (D.I, 488). Sangnier se laisse prendre à son
jeu métaphorique et construit une isotopie du combat : "une coaltion de forces
vieillies ne résisterait pas à de tels assauts. L'enthousiasme de nos troupes s'y
échauffe, au contraire, et leur vaillance s'y aguerrit." (P.G.S., 125).
Sangnier introduit deux réserves significatives : la bataille menée par le Sillon
"n'est pas en effet une bataille comme les autres." (D.I, 485). C'est "une bataille
quotidienne des idées et de l'action." (P.G.S., 23). C'est une bataille sans ennemi : on
n'y trouve, dans un ordre croissant, que "des masses indifférentes", "des foules
hostiles" ; le plus souvent, ils sont désignés comme des "adversaires" (S., 52). Le
choix des moyens est différent de celui d'un combat politique : "il y a des armes dont
ils ne peuvent user, et ces armes, c'est la haine et la violence." (D.I, 486). Il s'agit bien
"d'une bienfaisante et pacifique conquête." (D.I, 215), "d'une pacifique victoire" (S.,
131). En ce sens, on peut dire que toute la violence physique que récuse le Sillon dans
son action trouve son exutoire, son expression sublimée dans cette isotopie du
combat. En outre, cette différence dans les moyens s'applique également aux
objectifs: la victoire escomptée ne consiste pas à "détruire les aspirations de ceux qui
sont aujourd'hui non pas nos ennemis - ce mot est trop choquant - mais nos
adversaires, puisqu'après tout, nous ne combattons pas contre eux, mais pour eux,
nous voulons les réconcilier dans la grande unité nationale reconquise par l'effort de
nos bras et le dévouement de nos courages." (D.I, 152). D'ailleurs, le sacrifice exigé
est différent de celui du soldat sur le champ de bataille : "il faut combattre, non
seulement dans les ardentes mêlées qui durent quelques heures, mais dans cette
bataille de chaque jour où l'on donne sa vie non pas d'un seul coup mais comme
goutte à goutte." (D.I, 215). Enfin, Sangnier met en garde contre tout espoir d'une
victoire-éclair : si l'on espère au Sillon "remporter la victoire" (D.I, 145), on est aussi
prêt à "recevoir des blessures, essuyer des défaites." Au demeurant, il y a de fortes
chances pour que les sillonnistes n'en soient pas les témoins : "si nous devons mourir
avant le triomphe, nous serons alors semblables à ces soldats qui tombent au champ
d'honneur et dont les corps gisants servent de chemin glorieux vers la victoire." (D.I,
114). Ce sera à d'autres "soldats qui s'en vont à l'assaut de quelque forteresse", de
passer "sur les corps des premiers qui sont tués" pour achever de remporter "la
victoire que nous aurons préparée". (D.I, 145). Il est une autre métaphore dont l'usage
197

est plus restreint puisqu'il est réservé à la désignation du service d'ordre du Sillon, la
Jeune Garde : en la comparant à "une chevalerie des temps modernes" (S., 55, 170 ;
J.D., 52), c'est toute une épaisseur historique, une dignité de statut qui est conférée
aux exécutants de cette tâche, assez ordinaire pour aussi nécessaire qu'elle soit, de
maintien de l'ordre. 90
Notons enfin deux termes qui auraient pu trouver place dans les paroles de
Sangnier comme écho du discours social hégémonique et dont l'absence est indicative
de la prudence avec laquelle il entend manier cette métaphore militaire à vocation
religieuse : sous sa plume n'apparaît ni le mot de "croisade", ni celui de "guerre" 91 . Le
pacifiste de l'entre-deux guerres, le pionnier de la réconciliation franco-allemande, est
déjà en germe, dans cette réserve à employer ce mot-clé de la disposition au combat.
2.7.5 Stratégie d'acclimatation : intronisation de la démocratie
Sangnier se veut pédagogique : il veut inculquer des leçons et des notions de
démocratie à une opinion suspicieuse. Deux possibilités lui sont ouvertes : rapprocher
l'auditoire de la démocratie ou rapprocher la démocratie de son auditoire. Sangnier
opte pour la seconde approche : il lui importe avant tout que le vocable ne soit pas
rejeté, qu'il puisse être admis, prononcé même au prix d'une déformation, d'une
extension, d'une ambiguïté dans la définition. L'acclimatation porte ici sur les notions
les plus étrangères, les plus éloignées, les plus contraires au discours nationaliste,
réactionnaire et monarchiste : "démocratie", "progrès", "droit", "liberté" notamment.
Pour ouvrir une brèche et permettre l'infiltration de ce vocabulaire subversif, Sangnier
procède de la manière suivante : à rebours de leur opposition tenue pour évidence, il
rapproche deux notions tenues généralement pour antithétiques, l'une admirée, l'autre
rejetée, en vue de souligner leur parenté intrinsèque. Rompant sciemment avec une
rhétorique de gauche qui fonde son credo sur le triomphe exclusif du progrès aux
dépens de la tradition et une rhétorique de droite qui vante la solidité toute aussi
exclusive de la tradition et le respect qui lui est dû au détriment du progrès destructeur
des institutions sociales, Sangnier qui se range clairement du côté du progrès, réalise
le tour de force d'établir entre les deux notions un lien insoupçonné par une opération
90
La Jeune Garde était divisée en "escouades" et en "sections", mais l'usage, ici, du vocabulaire
militaire paraît plus conforme à la mission à remplir.
91
A l'exception d'un seul discours intitulé "La guerre religieuse". Cf. Discours vol. 1, op. cit., p. 147-
159. Précisons toutefois que cette guerre métaphorique dont il est question est celle que la République a
déclarée aux catholiques.
198

de retournement croisé : à la tautologie des uns et des autres ("on n'arrête pas le
progrès", d'un côté, "la tradition est quelque chose d'immobile et de stagnant" (D.I,
120), il propose une redéfinition du progrès grâce à laquelle il rétablit une continuité
avec son antonyme, là où le sens commun identifie généralement une contradiction
dans les termes qui empêche, théoriquement, leur combinaison : "le progrès, du reste,
n'est autre chose", écrit-il, "que l'épanouissement de la tradition", "qu'est-ce donc
sinon la tradition en marche?…" 92 (S., 18; E.D., 191; P.G.S., 200). Autrement dit,
pour faire passer l'idée de progrès à ses interlocuteurs qui ont appris à y voir une
notion dangereuse brandie par l'adversaire idéologique, Sangnier propose d'apaiser
cette inquiétude en la détournant de sa définition orthodoxe. Autrement dit, le progrès
n'est plus représenté comme l'agent corrupteur qui mine la tradition et la pulvérise
mais, par un retournement inattendu, comme un produit engendré par la tradition ellemême.
Le progrès n'est pas contraire à la tradition, comme on le croit de part et
d'autre, il est tradition elle-même, reformulée, ré-adaptée, actualisée. Essayons de
formaliser le procédé : une proposition A (le progrès, dans notre cas) est mise en
rapport avec une proposition B tenue pour contradictoire (la tradition). Mais afin que
le résultat n'apparaisse pas incongru (le progrès est tradition), pour faire sens tout en
atténuant encore un peu plus l'antagonisme, les deux propositions sont insérées dans
la structure exclusive : A n'est que B, autrement dit le progrès n'est que de la tradition
en marche. Le procédé consiste, en fait, à distinguer entre l'apparence et la réalité, la
surface des choses et leur profondeur, entre une appréhension superficielle et
extérieure qui confirme la contradiction conventionnelle et une appréhension plus
sophistiquée, subtile et profonde, qui révèle l'existence d'une continuité, de rapports et
de liens insoupçonnés entre les deux éléments : ainsi le progrès vis-à-vis de la
tradition ; la République et la démocratie vis-à-vis de la tradition monarchique. 93
Une variante de ce procédé consiste à introduire entre les deux propositions
contradictoires la préposition "comme" : pour démontrer que la République n'est pas
plus étrangère à l'histoire de France que ne l'est le principe démocratique, Sangnier
écrit : "elle [la République] devenait la forme politique de notre démocratie et
92 Nous verrons plus loin que face à un auditoire populaire, Sangnier tient le discours complémentaire,
proclamant à propos de la tradition qu'elle "est essentiellement quelque chose qui avance et se
développe et qui progresse" (D.I, 120).
93
"tout l'effort traditionnel de la France … [Sangnier énumère ici plusieurs étapes dans l'histoire
sociale de la France] … ne fut qu'une lente et sûre préparation de cette démocratie que nous rêvons"
(E.D., 193).
199

comme l'aboutissement logique du grand effort traditionnel de la France." (S., 61).
Dire que la République est l'aboutissement logique… auraît pu paraître trop gros et
contraire à l'histoire ; dire qu'elle est "comme l'aboutissement…" paraît plus crédible,
car c'est admettre qu'il existe une certaine distance, que l'on tient néanmoins pour
minime et secondaire par rapport à leur parenté.
Sangnier fait de même pour la démocratie : pour l'acclimater à un auditoire
séduit par la monarchie, ne reculant pas devant un tel obstacle, il montre que sa
conception de la démocratie et de la République peut être entendue et acceptée. La
démocratie, telle qu'il la conçoit, ne se réduit pas à l'institution du suffrage universel
et ne s'épuise pas avec le fonctionnement d'une Assemblée législative. C'est, à ses
yeux, une conception étriquée de la démocratie, superficielle, bien en-deçà de ce
qu'elle doit être. Mais ce que Sangnier aurait présenté devant un auditoire républicain
comme une imperfection de la démocratie réellement existante est décrit devant un
auditoire royaliste comme une caricature. Une telle manoeuvre suppose un détour par
l'histoire, et même parfois de réécrire l'histoire : pour réduire l'hostilité à la démocratie
d'un auditoire plutôt sensible à la monarchie, Sangnier atténue l'opposition entre les
deux régimes, entre l'autorité royale et la souveraineté nationale et soutient que
l'histoire de la royauté en France est en fait le récit de la collaboration séculaire et
intime du roi et du peuple (D.I, 203) ; qu'il y a une continuité de la France moderne
avec la France de l'Ancien Régime, que la démocratie, loin d'avoir été inventée en
1789, est, en fait, une idée qui s'enracine dans l'histoire de France et émane des
traditions nationales les plus anciennes du pays. Celles-ci "ont toujours montré, au
contraire, la démocratie comme se dégageant, petit à petit, comme par un long effort
des siècles, d'abord soutenue par l'autorité des rois, qui a affranchi le peuple des
jougs qui pesaient sur lui." (D.I, 120-121). Il fait ainsi de la démocratie une sorte de
téléologie, un fil conducteur qui passe à travers l'histoire par divers relais, les grands
(les rois ) comme les humbles (le peuple), ce qui renforce la nature précieuse de ce
qui est transmis, les responsabilités et l'engagement de ceux qui sont chargés de la
tâche. Excluant tout autre aspect institutionnel et juridique, Sangnier réduit la
démocratie à une alliance entre les élites et le peuple et se trouve ainsi amené à tenir
l'insurrection vendéenne pour une expérience démocratique puisque "nobles et
paysans combattaient fraternellement unis" contre la bourgeoisie urbaine et
l'administration étatique. Il décerne même à la noblesse bretonne la qualité d'avoir été
"bien longtemps essentiellement démocratique". (P.G.S., 201). Ainsi, ce qui est
200

considéré comme contre-révolutionnaire est récupéré de telle sorte que cela puisse
être au moins intégré dans une optique démocratique, au grand dam de ceux qui, à
gauche comme à droite, refusent une telle assimilation. Et de la même manière que la
chouannerie n'est pas anti-démocratique, que dire de la République face à la royauté ?
Qu'elle l'a abolie ? Cela n'est que purement formel, suggère Sangnier. Le changement
de régime n'introduit qu'une différence foncièrement quantitative : "nous ne
détruisons pas en politique la fonction royale, mais nous rendons capable de l'exercer
une élite de citoyens dont le nombre va chaque jour grandissant." (P.G.S., 244-245).
Sangnier ne se contente pas de réinterpréter l'histoire pour faire valoir sinon la
continuité du moins le passage de relais entre les deux régimes. Il s'acquitte également
d'une clarification conceptuelle qui va dans le même sens. Il récuse comme "peu
claire et insuffisante" la définition classique de la démocratie ("le gouvernement du
peuple par le peuple") et propose pour établir la liaison entre la démocratie et
monarchie le critère de la responsabilité tiré de sa propre définition. En fonction de ce
critère, la démocratie ne diffère plus alors de la monarchie qu'en terme de degré, non
de nature : la monarchie constitue le degré n°1 de la responsabilité, puisqu'elle repose
uniquement entre les mains du roi, tandis que la démocratie représente le degré
maximum, puisque la responsabilité y est l'affaire de tous les citoyens 94 : "C'est ainsi
qu'en politique, la république sera plus démocratique que la monarchie (…) parce
que la conscience et la responsabilité augmentent." (S.18). Sangnier ne prétend pas
ici faire oeuvre de théoricien du politique. Son propos n'est pas de dresser une
typologie des régimes politiques dans le sillage de Montesquieu qui, dans L'Esprit des
lois a construit ces catégories en fonction du nombre de gouvernants entre les mains
desquels réside la puissance. 95 Sangnier a pour objectif principal, sinon exclusif, de
montrer à tous les monarchistes, et, notamment, à ceux qui se posent des questions sur
les chances de sa restauration, que, tout compte fait, il n'y a pas entre les deux régimes
l'abîme qu'on a bien voulu y voir. 96 Outre que la démocratie est dans l'air du temps,
alors que la monarchie est une survivance surannée, les monarchistes ont intérêt à
reconsidérer leur attitude face à la démocratie.
94
Selon ce même schéma, Sangnier situerait l'oligarchie à un échelon intermédiaire, puisque la
responsabilité est alors confiée ni à un seul monarque ni à la multitude, mais à une famille ou une caste.
95
Montesquieu, L'Esprit des lois, Livre deuxième, Oeuvres complètes, Roger Caillois (dir.), Gallimard,
coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1951, p. 239-250.
96
Là aussi, il est clair que Sangnier ne se place pas en disciple de Tocqueville et sa thèse sur L'Ancien
Régime et la Révolution. Cette continuité relative, Sangngier la reprendra à des fins polémiques cette
201

Au contraste manichéen "entre "Hier" et "Aujourd'hui", entre "l'univers d'un
monde inique" et "technologiquement retardé", d'une part, et "l'univers du Progrès
technique" et de "l'Instruction", 97 d'autre part, que discernait Régine Robin dans son
analyse du discours des manuels d'Histoire de la Troisième République, Sangnier
substitue continuité, unité et harmonie entre ces temps de l'Histoire. Face à des esprits
nationalistes et contre-révolutionnaires, la démocratie ne saurait être présentée, ainsi
qu'ils le conçoivent, comme une option radicalement neuve, une rupture historique,
l'avènement de la modernité, mais comme l'expression du "tempérament de la race".
Celui-ci combiné avec "l'atavisme catholique" constituent les deux forces auxquels
nul Français ne saurait se soustraire sans nier l'âme éternelle de sa terre et patrie
natales.
Voyons également comment Sangnier traite une notion et une pratique, toutes
deux hautement chargées, hautement péjoratives mais qu'il est essentiel d'intégrer : la
liberté et le suffrage universel.
Dans la tradition légitimiste et conservatrice, la liberté est le péché originel, la
source de la décadence, l'offense suprême à l'autorité du Roi et de Dieu. Présenter la
liberté comme un droit de l'homme qui vaut pour chacun d'eux par nature ne fait
qu'aggraver le fossé. Sangnier contourne l'obstacle, réduit l'opposition en assimilant la
liberté à une notion qui, elle, est largement admise : "La liberté, remarquez-le, c'est
bien plutôt une vertu qu'un droit." (D.I, 118).
Pour ce qui est du bulletin de vote, Sangnier commence par une concession en
faveur de ceux qui s'en méfient : "il y a des problèmes moraux, sociaux et religieux
qui se posent, et ce n'est pas en jetant des bulletins dans les urnes que l'on résoudra
ces problèmes." (D.I, 117). Il relativise aussi l'impact des consultations électorales.
Non sans un certain réalisme confirmé par la science politique : les élections servent
formellement à désigner les représentants. Il se garde bien, toutefois, de dispenser qui
que ce soit d'y prendre part sous prétexte que sa propre capacité à résoudre les
problèmes est limitée. Cherchant à favoriser la participation électorale, plutôt que de
présenter le vote pour ce qu'il est - un droit dont jouit chaque citoyen - il le place sous
la catégorie du devoir. Et, subséquemment, le refus de glisser son bulletin dans l'urne
devient un acte répréhensible, car "nous pourrions bien abdiquer un droit, mais on ne
fois, en direction des Républicains, lorsqu'il comparera la République centralisatrice à une "monarchie
décapitée".
202

enonce pas à un devoir." (D.I, 111). Il n'est pas insignifiant que Sangnier qui ne
saurait envisager pour sa part le boycott des élections (même à une époque où il ne se
lance pas dans la compétition électorale) emploie ici un nous inclusif et marque une
identité de comportement en s'adressant à son auditoire à la deuxième personne du
pluriel, puis passe au "on" neutre et impératif.
Sangnier brouille habilement les codes de reconnaissance. Considérons, par
exemple, cette phrase sans prétention : "Le Sillon comprend les légitimes et nobles
aspirations de notre siècle." 98 Ainsi adresse-t-il un compliment au siècle tout en usant
de qualificatifs chers au camp si réticent à l'égard de son époque et qu'il tente de
gagner à ses vues : "légitimes" rappelle légitimiste; "noble" fait référence à la hauteur
de vue, à la grandeur des idéaux poursuivis à partir d'un mot qui désigne aussi la
classe autrefois dominante. Les termes ne sont pas neutres, leur assonnance véhicule
une ambiguité que Sangnier exploite. Il récupère ce potentiel positif pour l'arrimer à la
valorisation du siècle dont il sait à quel point il est honni par la plupart des catholiques
de son milieu. Le mérite de Sangnier est de ne pas renoncer à modifier l'état d'esprit
de son auditoire et d'user de son éloquence pour y parvenir.
2.7.6 Stratégie de démarcation : contre l'homme fort, contre la patrie sacralisée
Il est des objets incontournables, des références obligatoires, des passages
obligés, des lieux communs pour ainsi dire, que Sangnier se doit de faire figurer dans
son discours à cause de leur importance aux yeux des contemporains, a fortiori
lorsqu'il s'adresse à un auditoire nationaliste : l'armée et la patrie. Quelle place leur
accorder d'autant que les deux doivent aussi être réformées dans le cadre de son projet
de démocratie française ? L'armée, Sangnier en fait une de ses préoccupations. Son
premier discours public lui est d'ailleurs consacré. L'année et le mois ne sont pas
indifférents : le 11 mars 1898, en pleine affaire Dreyfus, dans une France en pleine
ébullition et en proie à une division depuis la célèbre apostrophe de Zola. "L'armée",
dit-il, "c'est nous-mêmes, mais épurés par l'obéissance, le dévouement et l'amour"
(D.I, 19). Mais Sangnier ne veut pas ajouter à la division et s'abstient d'en faire un
éloge qui le marquerait trop à droite : il préfère ne pas en parler et se prévaut du
mutisme de l'armée elle-même pour se conduire de la sorte. En outre, le bref éloge
97
Régine Robin, "Essai sur la stéréotypie républicaine : les manuels d'Histoire de la IIIe République
jusqu'en 1914", Littérature n°44, décembre 1981, pp. 100-101.
98 Les Affiches du Sillon, op. cit., p. 72.
203

qu'il prononce revient non à l'Etat-major dont il ne dit mot, mais au petit soldat qui a
continué sa tâche malgré les crises qui affectent l'institution militaire. Ainsi, par ce
double subterfuge, Sangnier a épuisé son sujet : "mais puisque je me tairai sur
l'armée, que vais-je donc vous dire ce soir ?" (D.I, 20) s'écrie-t-il avant de passer au
thème dominant de son discours sur le peuple, ses besoins et ses aspirations sociales
et chrétiennes. Exit l'armée.
La patrie : la patrie appelle également ce traitement complexe
d'assentiment et de réserves. Dans un discours sur l'Alsace-Lorraine, il montre bien
l'importance qu'il attache à l'intégrité territoriale, à la restitution des deux provinces
perdues. En même temps, il ne se montre jamais revanchard ni disposé à souscrire à
l'idolâtrie de la patrie :
elle "n'est pas une donnée naturelle qui impose une soumission absolue. Elle exige du
patriote non seulement effort et dévouement mais aussi la démarche consistant à lui
donner un sens qui transcende la disposition immédiate qu'elle requiert : sans cette
aspiration au dépassement non seulement de soi dans la patrie mais de la patrie dans
l'humanité, le patriotisme est un simple chauvinisme égoïste et méprisable." (D.I, 21).
Sangnier s'inscrit donc ici dans la plus pure tradition républicaine du
patriotisme universaliste: "je ne crois pas qu'il soit possible en effet de travailler pour
la France sans travailler du même coup pour l'humanité, car du jour où les Français
limiteraient leur patriotisme à un étroit égoïsme, ils ne seraient plus des Français".
(D.I, 187).
Sur quoi porte donc la rupture ? Sur deux points essentiels : le césarisme et la
sacralisation de la patrie.
Le césarisme : Sangnier rejette la perspective d'un homme fort, la nécessité d'un
sauveur. C'est en partie pour des raisons religieuses : quiconque croit au Sauveur avec
un "s" majuscule ne saurait admettre de sauveur ne fut-ce qu'avec un "s" minuscule.
C'est aussi et surtout que cette conception de l'homme fort est aux antipodes de son
idéal de la responsabilité civique qui doit être disséminée dans tout le corps social.
Sangnier maintient, certes, la nécessité des élites, à ceci près qu'il plaide pour une plus
grande hétérogénéité dans la composition sociale de ces élites, autrement dit, pour
l'intégration de membres de la classe ouvrière. Toutefois, cette nécessité d'en passer
par les élites ne modifie guère sa conception d'un citoyen actif responsable de la chose
publique à travers une action sociale à laquelle il prendrait part, en sus de ses devoirs
religieux, patriotiques, familiaux et professionnels. Ce dévouement envers les
déshérités n'est guère à sens unique. La responsabilité du déshérité lui-même consiste
204

à compléter son instruction et à se former aux questions politiques et sociales :
"L'ouvrier, après avoir accompli chaque jour le travail qui lui permet de vivre et
d'élever sa famille, doit donc se rendre compte que ce labeur ne suffit pas et que s'il a
pris soin de sa femme et de ses enfants, il faut encore qu'il prenne soin de la France."
(D.I, 118). Cet esprit civique diffusé dans tout le corps social, Sangnier y est si attaché
qu'il récuse toute valeur à l'éventualité qu'un homme fort édicte toutes les lois sociales
justes et nécessaires. C'est que la démocratie n'est pas réductible à une législation
sociale favorable aux ouvriers. Un tyran pourrait la décréter lui aussi sans pour autant
que son régime puisse être considéré comme démocratique (S., 22). Pour Sangnier, la
démocratie implique la participation de tous à la gestion du destin de la nation : il ne
suffit pas d'oeuvrer pour le peuple, il importe que l'oeuvre d'émancipation soit
accomplie par le peuple, et c'est à cette condition exclusive qu'il peut y avoir progrès
démocratique substantiel. Cette démarcation, Jacques Debout l'amplifie, "parce qu'elle
est un abîme - l'abîme qui existe entre l'esprit protectionniste et l'esprit émancipateur."
(J.D., 132). C'est sur la base de ce même principe que le Sillon optera pour les
syndicats ouvriers plutôt que pour les syndicats mixtes ("Nous voilà bien loin de
l'Ecole des Cercles" [J.D., 72]) et prendra la tête du combat contre les syndicats
jaunes.
La sacralisation de la patrie : pour être sacralisée, la patrie, telle que la conçoit
Maurras, est trop étroite dans l'esprit de Sangnier. Elle demeure une médiation
indispensable pour permettre à l'homme de dépasser ses ambitions strictement
personnelles et égoïstes, ses intérêts de classe, mais elle est une médiation insuffisante
pour réaliser "la justice et la fraternité universelle qui sont le but suprême, la fin
dernière et supérieure de l'activité humaine." (D.I, 391). Ils forment un idéal plus
large et élevé que les patries distinctes, "un idéal qu'aucune frontière ne peut détruire,
un idéal qui est aussi bien celui des Français que celui des Allemands, des Orientaux
que des Occidentaux." (D.I, 392). Sangnier estime qu'un chrétien ne peut pas dire "ma
France au-dessus de tout" sans empiéter sur sa foi et céder à une idolâtrie païenne
inadmissible de la part d'un croyant dont on attend qu'il dise Dieu au-dessus de tout."
(D.I, 392). C'est faire de la patrie une idole et du salut national la fin de tous les
efforts (S., 65) : "la patrie de nos corps peut et doit être aimée mais elle reste
inférieure à la patrie des âmes." (D.I, 394). Sangnier conclut dans sa péroraison avec
une fermeté audacieuse compte tenu du caractère tenu pour sacré de l'attachement
patriotique: "je revendique, pour nous catholiques, de faire passer notre foi religieuse
205

avant tout le reste et d'être catholiques avant même d'être Français." (D.I, 394). Il va
même jusqu'à considérer le phénomène national comme une évolution historique, un
phénomène transitoire rompant avec le discours hégémonique tant nationaliste que
républicain qui y voit une essence éternelle : "La conception de la patrie a beaucoup
changé, s'est grandement modifiée au cours des siècles, et je me demande pourquoi
vous voudriez que la patrie cessât d'évoluer aujourd'hui." (D.I, 397). Sangnier est
sensible à la question du vocabulaire : aussi forge-t-il un syntagme qui vient induire
la: c'est le concept de "patrie territoriale" qui est bien moins lyrique et bien plus
technique que celui de "patrie" tout court. C'est précisément le but qu'il poursuit,
lequel n'a pas échappé à la perspicacité de l'abbé Barbier qui le dénonce.
2.8 ADAPTATION DU DISCOURS SILLONNISTE À
L'AUDITOIRE RÉPUBLICAIN
2.8.1 Présentation de soi : un croyant tolérant
L'auditoire républicain est celui dont Sangnier cherche l'approbation, non pour
chercher à élargir le recrutement au Sillon, mais parce que ce rapprochement
conditionne le triomphe de la stratégie sillonniste. L'ambition, on l'a dit , est énorme :
côté catholique, le Sillon vise à refaire un homme catholique nouveau, qui, dans son
rapport à la cité entend prendre part à l'élaboration de son destin, renonçant à cette
position figée d'hostilité foncière aux transformations sociales et à l'esprit
démocratique dominant. Cette détermination implique pour le Sillon l'engagement à
sortir "du cercle fermé des croyants où la pensée catholique demeure sans influence et
sans rayonnement", donc, à aller à la rencontre de nouveaux milieux. Cette rencontre
est capitale : elle offre à la pensée catholique l'occasion de "la faire pénétrer dans les
milieux où elle est mal connue, mal comprise et mal traitée". Mais s'il n'avait été
question que de cela, l'action sillonniste n'aurait été qu'une oeuvre d'évangélisation.
C'est dans cette perspective que l'Eglise approuvait ses efforts. Le Sillon révélait,
notamment en milieu populaire, des capacités de pénétration bien supérieures aux
résultats obtenus par les prêtres placés à la tête des oeuvres sociales de l'Eglise.
Toutefois, dans l'esprit du Sillon, la recherche de nouveaux publics ne répondaient pas
uniquement à cette quête de diffusion unilatérale élargie. Cette recherche était tenue
206

pour une condition nécessaire au renouveau de la pensée catholique, afin de "la
rajeunir et la vivifier elle-même en essayant de la remettre en contact avec la pensée
active du siècle (…) et chercher ainsi à réconcilier, en montrant leurs mutuelles
convenances et leurs harmonies profondes, la pensée religieuse avec la pensée
philosophique et scientifique." (S.124). C'est ce second volet qui fait du Sillon un
mouvement qui souhaitait apprendre, emprunter et recevoir autant que donner,
dispenser, enseigner et instruire.
Face à ces nouveaux publics, le problème du Sillon était d'être reconnu comme
interlocuteur représentatif digne d'être écouté. Pour y parvenir, il devait pénétrer la
forteresse républicaine, ce qui impliquait de se faire connaître. C'est pourquoi
Sangnier conçut le principe de ces réunions contradictoires où, en alternance, l'une et
l'autre partie étaient invitées à prendre la parole, à manifester leurs points de
convergence et de divergence en toute liberté, sous la forme d'un débat démocratique.
Face à cet auditoire, le but de l'orateur représentant le Sillon 99 était de susciter le
trouble, de susciter une dissonance cognitive entre une vision des choses bien arrêtée
sur l'attitude de l'Eglise et des catholiques envers la démocratie et l'existence d'un
mouvement de catholiques pleinement fidèles aux dogmes et aux enseignements de
l'Eglise, et néanmoins favorable et enthousiaste envers la République. Pour parvenir à
démonter la méfiance de ses interlocuteurs républicains, l'orateur sillonniste essayait
d'établir une communication avec eux à travers une auto-présentation inattendue
consistant à contredire les stéréotypes traditionnels, ou du moins, à les relativiser : en
se construisant une image amicale et bienveillante, il créait le climat nécessaire pour
qu'une rencontre constructive puisse se produire. Il ne s'agit nullement, dans l'esprit de
Sangnier, de dissimuler son ancrage spirituel, ses espoirs religieux, ni de laisser planer
sur ces sujets une quelconque ambiguïté. La clé du dialogue repose sur l'affirmation
réitérée de sa loyauté et de sa franchise. Dans ces discours-là tenus devant des foules
républicaines, il veille particulièrement à contrôler l'image qu'elles se font de lui.
L'ethos prime, autrement dit, il sait, en bon rhétoricien qu'il doit inspirer confiance.
Aussi multiplie-t-il les paroles destinées à rassurer sur ses intentions et sur le sens de
sa présence parmi les masses ouvrières : "Vous pouvez me rendre cette justice que je
ne parle pas comme un curé en chaire pour vous dire que la religion catholique est
99
C'était le plus souvent Marc Sangnier, mais toute personne du mouvement ayant révélé quelque
talent d'orateur prit la parole au nom du Sillon dans ces réunions contradictoires (tels Jean Brunhes,
Etienne Isabelle, Léonard Constant, Champigneulle, l'abbé Desgranges, etc…)
207

divine; je pourrais peut-être vous le prouver, mais ce n'est pas mon rôle." (D.I, 358).
Cette promesse, Sangnier ne l'assume pas qu'en son nom : il engage le mouvement
tout entier, passant du "je" au "nous" incluant tous les sillonnistes : "Jamais nous
n'exigerons de vous quelque hypocrite génuflexion, quelque signe de croix offensant."
(D.I, 321). Nonobstant leur ardeur catholique, leur inclination à proclamer
publiquement que leur foi est "la meilleure énergie pour travailler à l'oeuvre
commune", ils rejettent tout prosélytisme associé à la contrainte tant ils sont dénués
"de la ridicule et blasphématoire intention de vouloir imposer jamais notre religion à
qui que ce soit" (D.I, 175). Un devoir de nuance s'impose : "Nous sommes
catholiques" est-il déclaré dans la première affiche du Sillon adressé aux jeunes
ouvriers en 1900, (A.S., 9), mais, attention, "le Sillon n'est pas une oeuvre catholique"
(P.G.S., 129. C'est Sangnier qui souligne.) Le Sillon est pleinement conscient de
l'écueil : il ne doit ni dissimuler sa foi religieuse qui l'anime afin de ne pas prêter le
flanc à une accusation d'endoctrinement subreptice ni donner l'impression d'être une
mission religieuse afin de ne pas dissuader les incroyants de venir à eux. Jacques
Debout prend très au sérieux cette dernière mise en garde : une apologie du
catholicisme risque d'éloigner du Sillon
"une masse de braves gens qui n'aiment pas qu'on voie en eux des convertissables et
qu'on ait l'air de les considérer comme un champ d'expériences apostoliques.
L'objection est grave" reconnaît-il. "Les adversaires qui liront le livre ont le droit
d'être fixés sur les intentions de ceux qu'ils appellent "mes chers camarades". Est-ce
là piperie de mots, est-ce là un appeau destiné à les prendre pour l'Eglise" ajoute-t-il
en mettant en mot les soupçons conçus envers le Sillon.
La réponse se veut tout à fait rassurante et multiplie les signes de bonne foi :
non, le Sillon ne pose pas de guet-apens. Il s'agit de "servir la démocratie, non de la
dominer." Ces rencontres favoriseront, d'abord et avant tout, "le rapprochement des
coeurs", la fin des préjugés mutuels. Tout au plus, a-t-on le droit d'espérer que
certains "viendront peu à peu à leur idéal" et "accepteront leur dogme". Debout ne va
pas jusqu'à émettre l'hypothèse que la situation inverse est tout aussi possible, mais il
admet le "choc des idées" : "Que les uns ou les autres rêvent le triomphe de leur
vérité, il n'y a là rien d'humiliant pour personne." (J.D., 203-204).
Les sillonnistes ne se présentent pas seulement comme des catholiques tolérants
et ouverts. Quand bien même leur conviction repose sur un fondement religieux, ils
tiennent à être perçus comme des humanistes que rien ne sépare de leurs homologues
athées, déclarant par voie d'affiche : "Nous voyons des frères en tous les hommes,
quelques que soient leur race, leur croyance, leurs opinions" (A.S., 9). Sangnier en
208

fait autant lorsqu'il insiste pour se présenter comme un démocrate à part entière : "Je
n'ai pas mission de vous prouver la dignité du Christ, je ne suis ni prêtre ni évêque,
mais simplement un démocrate français." (D.I, 352). Il leur parle d'égal à égal, sur la
base d'une double appartenance à une communauté idéologique et nationale à la fois,
et pas seulement nationale : il est comme eux démocrate et français. Cependant, il
dissipe toute équivoque à ce sujet : le christianisme, bien loin d'être un frein, voire un
obstacle à une conviction démocratique comme le pensent les Républicains, est, à ses
yeux, une force qui redouble son ardeur démocratique. Convaincu qu'il lui fournit une
plus profonde compréhension de la démocratie, il n'hésite pas à leur dire que "le
sillonniste comprend mieux que les autres ce qu'est la Démocratie, et qu'il est plus
que les autres capables de la réaliser" (P.G.S., 207), qu'il est "démocrate plus que
vous et mieux que vous." (P.G.S., 209). Lorsqu'il se présente devant un auditoire
républicain, Sangnier n'arrive pas vierge. Un ethos préalable le précède. Aussi avant
de décliner positivement ce qu'est le Sillon, il se doit de multiplier les dénégations
dont nous avons vu quelques exemples et qui se traduisent généralement par une
proposition négative : "je ne suis pas…, le Sillon n'est pas … "une oeuve catholique
mais une oeuvre de catholiques" écrit Georges Renard (G.R.1, 10) ; "nous ne sommes
pas des fils de servitude" (S., 3); "nous ne sommes les hommes d'aucune coterie"
(A.S., 8). De la même manière, on déclare ce que l'on ne fait pas au Sillon : "pas de
politique catholique", "pas de sociologie confessionnelle". (J.D., 214). Une fois ces
précautions et ces dénégations publiquement exprimées, il peut introduire des
déclarations assertives visant à montrer que le Sillon est un "mouvement autonome"
(S., 25), qu'il dispose d'une "indépendance civique" (S., 22), "pleine et entière"
(A.S., 8), d'une "liberté civique" (E.D., 144) en dépit de la soumission à l'Eglise en
matière religieuse ; qu'il se situe du côté de la République et de la démocratie ; qu'on
est "animé(s) de l'esprit républicain" ; qu'on a "le tempérament et l'esprit républicain"
(S., 28) ; qu'on est chrétien "pour tâcher d'être parmi les camarades et les frères de
pensée diverses "le plus camarade et le plus frère"." (J.D., 215). Il n'est pas sûr que
Sangnier soit parvenu à les persuader sur ce chapitre, mais au moins les aura-t-il
convaincus que "le Sillon se distingue des vieux partis ou même des coalitions
hybrides ou plus ou moins réactionnaires." (P.G.S., 164). En s'adressant directement
aux Républicains sans médiation aucune, il sait qu'il détient le moyen le plus efficace
pour "marquer nettement cette différence" : "présenter des catholiques au moins aussi
authentiques et d'un tout autre tempérament" que la traditionnelle clientèle
209

catholique. Sangnier incarne l'image, inédite pour la plupart d'entre eux, d'un
catholique qui se présente enfin comme démocrate et Français au même titre qu'eux.
Il établit, au demeurant, une autre similitude tant il lui tient à coeur de ne pas passer
pour un démocrate au rabais sous prétexte qu'il est croyant. Reconnaissant en
présence de Jules Guesde, après l'avoir entendu, que son discours fut la "parole libre
d'un penseur libre", il réclame pour son propre discours et pour lui-même le même
statut identique : c'est "la parole également libre d'un autre penseur libre." (D.I, 337).
Non seulement il jouit d'une égalité de statut, mais il confère à son propos une
légitimité intellectuelle identique, démentant, du même coup, l'accusation qui pèse
généralement sur un catholique, soupçonné de ne produire qu'une parole hétéronome.
Enfin, il prend soin de déclarer que la démocratie n'est pas une vitrine extérieure, mais
bien une pratique interne : "je ne suis au Sillon", dit-il, "ni un chef ni un fondateur."
(D.I, 120), pour se défendre des accusations sur son rôle dirigeant et son charisme
excessif.
2.8.2 Stratégie de concession : distinction du temporel et du spirituel
Comme pour chacun des auditoires devant lesquels il se présente, Sangnier
révèle une disposition à faire des concessions plus ou moins significatives. C'est sur
ses rapports avec elle et les conflits de l'Eglise avec la démocratie qu'il est acculé à les
faire. Pour persuader les Républicains de sa bonne foi, il est mis en demeure de
montrer jusqu'où va sa liberté de parole à l'égard de l'Eglise. Parce qu'ils se trouvent
aux prises avec des non-croyants, les sillonnistes sont mis en demeure de s'expliquer
sur les fautes et les crimes de l'Eglise dans l'histoire. Pour y répondre, les cercles
d'étude ont élaboré des argumentaires qui montrent bien le souci apologétique de
défense de l'Eglise auquel sont tenus les sillonnistes. Les Croisades (J.A., 56), la
Saint-Barthélémy (J.A., 31), l'Inquisition (J.A., 24), l'affaire Galilée, les Dragonnades,
le Syllabus sont les objets principaux des controverses. Travail d'apologétique
consistant à trouver des circontances atténuantes pour l'Eglise, ainsi, à propos du
Syllabus, on explique aux sillonnistes que son statut n'est pas celui d'un dogme ou
bien encore, par une pirouette, que le Syllabus n'a tué personne (J.D., 62). Les
responsabilités retombent sur leurs auteurs, non sur l'institution à laquelle ils
appartiennent : "Si certains hommes qui se réclamaient de l'Eglise ont commis des
crimes, cela prouve simplement qu'ils n'étaient pas réellement catholiques."
Autrement dit, l'Eglise reste indemne de ce qui a été commis en son nom, mais, au
210

moins, on n'essaie guère de les couvrir et de les excuser : "Nous n'aimons pas ces
hommes-là, parce qu'ils ont fait souffrir la masse et parce qu'ils ont déshonoré
l'Eglise." (J.D., 64).
Le Sillon, par la voix de ses porte-parole, est amené à faire plusieurs
concessions significatives censées trouver grâce aux yeux d'un public anti-clérical :
dans l'organisation même du Sillon, le rôle du prêtre est défini afin de dissiper le
soupçon de cléricalisme. On admet qu'il vaut mieux éviter qu'un prêtre soit président
d'un Cercle d'Études ou même "qu'il s'impose comme une autorité indiscutable en des
questions purement humaines qu'il connaît mal ou peu, en tout cas qu'il n'a pas plus
que les simples laïques le pouvoir de trancher sans appel." (J.D., 27). Une autre
concession consiste à refuser l'idée même d'un parti catholique pour lequel il éprouve
une "aversion profonde" (J.D., 205), à plus forte raison, le projet d'une coalition de
défense religieuse, qui serait une machine de guerre contre les sectaires. Sangnier a
des raisons politiques de s'y opposer : dans une telle structure politicienne, la
singularité du Sillon serait menacée, absorbée, étouffée. Il y va de la crédibilité du
Sillon auprès de ce public populaire de conviction républicaine qu'il a approché.
Avec les résistances et les réticences croissantes du sein de l'Eglise, renforcée
avec l'élection du pape Pie X qui se lance dans la bataille anti-moderniste, voilà que
Sangnier l'intrégraliste, Sangnier l'homme de foi doué d'une volonté de conquête -
pour toute pacifique qu'elle soit - se trouve amené à introduire dans son discours des
positions apparentées, d'une manière plus ou moins assumée, au principe de la
distinction entre les plans temporel et spirituel, qui est à l'origine de la laïcité à la
française. Ces déclarations inattendues ne sont d'ailleurs pas une initiative de Sangnier
lui-même, mais une réponse aux interrogations de ses contradicteurs. À M. Lapicque,
professeur à la Sorbonne, qui se dit étonné de le "voir parler si librement, en présence
de curés, des doctrines démocratiques que l'Eglise ne peut que combattre", Sangnier
reformule d'abord la question pour se donner un temps de réflexion supplémentaire :
"Vous voulez savoir comment je puis arriver à être démocrate avec la sympathie de
l'Eglise (…) Rien de plus simple." C'est alors qu'il répond, pour la première fois
(nous sommes en 1904), que si "sur le terrain religieux, le prêtre a pour lui l'autorité
qu'il représente à mes yeux", en matière de démocratie, "nous pouvons très bien ne
pas être d'accord et j'ai absolument le droit de discuter ses opinions." Sangnier va
plus loin et précède la question qui ne va pas manquer de lui être posée sur le Syllabus
en déclarant : "Le Pape n'est, du reste, nullement pour nous, celui qui,
211

nécessairement, connaît le mieux les intérêts temporels de l'heure présente ; il n'est
infaillible que lorsqu'il définit ex cathedra comme chef de l'Eglise." Il procède alors à
une série de distinctions, entre "dogmes" et "ce qui n'est pas article de foi", entre
"pouvoir dogmatique" et "pouvoir disciplinaire". Sangnier ne nie pas la complexité
du litige, renvoie son interlocuteur à des situations analogues, tel le conflit intérieur
d'un officier de l'armée professant des idées socialistes. Soucieux de ne pas ruiner la
sympathie que ses idées sociales et démocratiques ont pu susciter dans l'auditoire, il
va jusqu'à déclarer, à propos d'une excommunication éventuelle dont il pourrait être
l'objet :
"Le Pape et les évêques ne sont évidemment pas inffaillibles lorsqu'ils
excommunient un fidèle. On peut parfaitement concevoir qu'ils le fassent par
vengeance, par haine, et pour tout autre motif aussi inavouable. (…) [L]es papes
ne sont pas impeccables, ainsi que certains cléricaux paraissent le croire. (…) Il y a
eu autrefois, nous le reconnaissons comme vous, des papes coupables et criminels.
Qu'est-ce que cela prouve ? Les hommes passent, la religion reste." (D.I, 280-283).
Le propos n'est pas anodin : tout d'abord, Sangnier a repris a son compte le
terme de "cléricaux", admettant implicitement la connotation péjorative que les
radicaux lui ont attribuée. De plus, le rappel historique qu'il fait des erreurs de l'Eglise
(il mentionne les cas de Saint Jean-Baptiste de la Salle et, bien sûr, de Jeanne d'Arc)
laisse entendre que cela ne fut guère une exception, que ce qui fut commis une fois
peut l'être encore. Ces positions, pour inattendues qu'elles soient, correspondent en
fait à une réaction défensive qu'il est bien obligé d'adopter face aux critiques de plus
en plus explicites que des membres de la hiérachie et des cercles catholiques hostiles
au Sillon formulent à l'égard de son action. Poussé dans ses retranchements, il est
condamné à se replier sur cette position réaliste et lucide, puis finit par l'intégrer
définitivement, y compris devant un public sillonniste militant, lors du IVe Congrès
national du Sillon en 1905 :
"Cette force, camarades, nous la trouvons, nous autres, dans Jésus-Christ. Voilà
pourquoi nous avons cherché dans l'Eglise catholique, qui est la prolongation vivante
du Christ dans le monde, l'indispensable force morale dont nous avons besoin pour
réaliser la démocratie. Mais ce ne sont ni le Pape ni les évêques qui peuvent décider
que la France sera en démocratie ou en aristocratie, en monarchie ou en république.
Cela ne regarde pas le Pape, cela ne regarde pas les évêques, cela ne regarde pas du
tout les jésuites ; cela regarde uniquement chaque citoyen qui est libre, de cette belle
et pleine liberté que l'Eglise a toujours reconnue sur le terrain des réalités
économiques et des réalités politiques. Le Christ n'a-t-il pas commandé de laisser au
peuple la liberté de se gouverner, lorsqu'il a dit : "Rendez à César ce qui est à
César", puis : "Mon Royaume n'est pas de ce monde ", et lorsqu'il a brisé le vieux
cléricalisme qui unissait les deux pouvoirs dans les mains d'un seul chef (…) ?"
(D.I, 307).
212

On mesure l'évolution du fondateur du Sillon. Quitte à contredire ses propos
antérieurs recherchant une légitimité scripturaire à sa vision chrétienne de la
démocratie, il ajuste ses références au gré des nouvelles circonstances : l'heure n'est
plus à l'exégèse chrétienne de la démocratie mais, face à l'engagement explicite de la
hiérarchie contre la République, une redéfinition précise des limites de non-ingérence
de l'Eglise quant à la nature du meilleur régime politique. Sangnier appelle un chat un
chat : l'union du sabre et du goupillon, du trône et de l'autel est un "cléricalisme" dont
Jésus lui-même a contesté le principe. Il cite lui-même les références qui vont être le
fondement de la laïcité de l'Etat telle que l'Eglise peut l'admettre ; enfin, notons
l'implicite du discours : si Jésus est la force que les sillonnistes ont "trouvé" dans leur
engagement démocratique, alors que l'Eglise est celle qu'ils ont "cherché", c'est bien
le signe qu'elle s'est dérobée, qu'elle n'a pas même été au rendez-vous. Cette position
de Sangnier devient au moment de la lutte autour de la Séparation un principe
définitivement établi : désormais, il exige la neutralité du prêtre de paroisse face aux
attitudes politiques de ses ouailles : "si le prêtre n'a pas à imposer l'amour de la
République, il n'a pas non plus à imposer la haine de la démocratie." (D.I, 479). Son
devoir est de rester sur le terrain religieux. Le rapport de forces entre forces
catholiques progressistes et réactionnaires ne s'étant pas significativement modifié,
c'est le moins qu'on puisse dire, Sangnier se replie sur la position défensive : pas de
condamnation en bloc, puisqu'il ne saurait y avoir d'approbation en bloc. Face à "tel
prêtre, tel évêque, tel pape [qui] a eu sa part dans les hontes et les turpitudes qui
déshonorent le monde" il convient que soient mentionnés "les témoins authentiques
de la doctrine, les saints que l'Eglise a porté sur ses autels, les saints que l'Eglise
vénère." L'épreuve ultime n'est pas de juger tel ou tel catholique, mais le catholicisme:
"ce qu'il faudrait nous montrer, c'est que la démocratie est une doctrine hostile à la
démocratie." (D.I, 365). Cet argument n'est pas sans poser de problèmes : s'il y a
parenté entre la démocratie et la foi chrétienne, au nom de quoi la religion et le clergé
devraient-ils demeurer neutres sur la question du régime politique comme sur la
question sociale ? (cf. D.I, 352).
Ces différentes modalités de concession, dans le langage comme dans le
contenu, visent à renforcer sa légitimité aux yeux d'un public méfiant de prime abord
et dont il espère gagner la confiance. Il ne s'abstient pas de réclamer sa récompense
après avoir multiplié les garanties de sa bonne foi et de sa loyauté comme personne et
comme chef de file d'un mouvement en concluant au terme d'un discours : "Voilà
213

pourquoi le Sillon pourrait mériter la sympathie de ceux qui ne partagent pas notre
foi catholique." (D.I, 351). Pour y parvenir, on ne se contente pas, au Sillon, de définir
le plus clairement possible les rapports avec l'Eglise et de souligner l'attachement à la
démocratie. On n'omet guère de manifester admiration et reconnaissance envers ceux
avec qui on est en conflit sur la question religieuse mais qui se distinguent par leurs
actions en matière sociale : "Il faut être juste, même et surtout pour des adversaires,"
écrit Jacques Debout, "il faut donc reconnaître que cette tentative des intellectuels de
partager avec les ouvriers le pain de leur science fut une noble pensée et une
courageuse initiative." (J.D., 90).
2.8.3 Stratégie de captation : sous le signe de la liberté et de la science
Catholique fervent, Sangnier est aussi catholique de culture : ses références
témoignent de sa scolarité religieuse, de sa formation intellectuelle nourrie des
Écritures comme de la grande littérature catholique au premier, les hommes de
lettres, tels Pascal et Bossuet. Toutefois, par son milieu familial, la parenté avec le
poète Alfred de Vigny, mais aussi pour tenir compte des attentes de son auditoire
républicain, il fait en sorte d'émailler ses discours de culturismes indicatifs de de son
ouverture d'esprit et de sa familiarité avec les héros culturels de la République : pour
être catholique, on n'en est pas moins versé dans la culture de son temps, repoussant
vigoureusement ce trait dominant de la culture catholique qui, comme l'écrit Marc
Angenot, pratique délibérément un "archaïsme de combat." 100 Encore faut-il citer
comme références non seulement des poètes tombés dans le domaine public
(Lamartine, Vigny, Hugo), mais intégrer également les idoles du champ intellectuel
adverse (Michelet [A.S., 8; S., 135]) ; les figures tutélaires qui relèvent autant du
symbole que de l'histoire, tels Galilée (D.I, 358) et Kant (D.I, 432; P.G.S., 230) ; les
maîtres à penser vénérés de l'époque, tels Ernest Renan (D.I, 174; S., 20), Anatole
France (D.I, 124) et Emile Boutroux (D.I, 316). Sangnier se pique de références à la
littérature étrangère, allant même jusqu'à citer Ibsen. (D.I, 430).
Il dissémine dans ces discours publics tout un vocabulaire provenant du langage
de la science, prenant ainsi le contrepied de la connotation péjorative reliant
obscurantisme et religion. Il déclare agir "au contact des réalités", être imbu du "sens
des réalités" (E.D., 70). Il se pique de placer l'évolution du Sillon sous le signe de
100
Marc Angenot, 1889, op. cit., p. 240.
214

l'expérience et de la méthode critique (D.I., 124) et la compare à la manière dont "les
sciences progressent." (P.G.S., 181). Aucune conclusion débouchant sur l'action ne
saurait être prise sans avoir cherché préalablement à "étudier, observer, découvrir les
lois" (D.I, 262) ajoute-t-il encore. Lorsqu'il décrit comment une conviction se fixe au
Sillon, on croirait lire le témoignage d'un savant relatant les vicissitudes et les vertus
de la science expérimentale :
"Nous sommes condamnés à chercher toujours comme à tâtons. Ce n'est pas du
premier coup que nous atteignons la vérité. Nous ne pouvons que l'entourer peu à peu
comme par une méthode d'approximations successives. Qu'on respecte donc l'esprit
scientifique pour ne pas réclamer les fausses et vaines précisions où aime à se reposer
la paresse de ces hommes qui désirent, avant tout, être soulagés de l'angoisse de la
recherche." (P.G.S., 185. C'est Sangnier qui souligne).
Cet emprunt tend à montrer que, tout catholique qu'il est, Sangnier est ancré
dans le présent, et de même qu'un catholique peut être républicain, un catholique peut
être favorable à la science et même s'en inspirer. Son discours est ouvert à l'air du
temps et nul n'est tenu, en tant que catholique, de pousser l'intransigeantisme à son
extrémité au point d'exiger la censure de tout vocabulaire puisé dans l'autre bord, en
l'occurrence, du côté de la science. C'est aussi une façon de de contester en particulier
le monopole des rationalistes athées sur elle. "Méthode", "critique", "action positive",
"fait social" ou "faits sociaux" (E.D., 70, 71, 85), qui sont parmi les mots-clés de la
science expérimentale, positiviste, immanente et laïque, font leur entrée dans un
discours qui est loin de renier sa dimension religieuse. Sangnier et les sillonnistes se
déclarent ainsi "fidèles à la véritable méthode expérimentale", "accoutumés aux
bonnes méthodes scientifiques", "scrupuleusement respectueux des droits de la
science la plus sévère" (P.G.S., 41, 188, 189 et 191; E.D., 87), dotés d'un "véritable
esprit scientifique", de "sens critique" (S., 8), de "sens du réel" (E.D., 70, 87), de
"scrupule scientifique" (S. 17), "au contact des réalités" (E.D., 70). "Il n'y a rien de
plus scientifique, en somme, que notre méthode" déclare encore Sangnier qui se targue
même d'avoir fait descendre ces bonnes méthodes scientifiques employées au Sillon
"des laboratoires et des salles de cours dans les cirques et les théâtres où se pressent
les foules des meetings populaires." (E.D., 84). 101
Épris justement de science puisqu'on les accuse de vouloir l'interdire, les
sillonnistes se disent aussi épris de liberté puisqu'on les soupçonne de lui préférer la
101
Et c'est fort de toute ces précautions qu'il peut condamner le scientisme et son refus de distinguer
entre les questions scientifiques étudiées et tranchées par la science et les questions morales (telles que
"le Bien et le Mal, la Justice et l'Amour") qui doivent "échapper aux investigations de nos savants"
pour être examinées par "la conscience des hommes." (P.G.S., 188).
215

servitude cléricale. Ils en rajoutent même estimant qu"il ne suffit pas que la Liberté
soit écrite dans nos lois ; il importe qu'elle pénètre dans nos moeurs." (A.S., 7). A
l'inauguration de l'Institut populaire du Xe arrondissement de Paris, Sangnier définit
l'objectif de la nouvelle institution en des termes qui montrent bien sa capacité
d'adapter ses propos à son auditoire et de choisir les mots adéquats, au point,
d'ailleurs, que son discours semble parfois être la parodie d'une harangue
républicaine:
"nous voulons devenir des citoyens vraiment libres, c'est-à-dire conscients
d'eux-mêmes et de la tâche qui leur est imposée; les Cercle d'études et les Instituts
populaires ne serviraient à rien si leur premier résultat n'était, tout d'abord, de nous
affranchir nous-mêmes et de nous permettre, vis-à-vis de notre propre conscience, le
courage, - si rare aujourd'hui, de penser librement et de conformer toute notre vie à la
vérité découverte." 102 (D.I, 116).
Une des affiches du Sillon adressée aux "penseurs libres" (A.S., 22) se
terminent par les mots d'ordre : "Vive la Pensée libre ! Vive la Liberté !" (A.S., 23; cf.
aussi A.S., 49, 55).
Sangnier définit l'intention du Sillon à l'aide du vocabulaire libertaire et
émancipateur fondée sur l'autonomie de l'individu pensant et la sanction par la raison
d'une vérité issue, en apparence, de l'expérience, et non d'une Révélation divine.
Enfin, pour adoucir l'adversaire et ôter ses défenses, il cherche à établir une
connivence avec ses interlocuteurs. Sangnier donne du "citoyen Buisson" (D.I., 192)
et lorsqu'il parle de la cité démocratique future se réfère toujours à des "citoyens libres
et conscients." (S., 65). C'est, par excellence, le mot de passe républicain. Comme
l'écrit Marc Angenot, le citoyen n'est pas un substitut de Monsieur, c'est une marque
flagrante, une marque de reconnaissance : "celui qui parvient à dire haut et clair
"citoyen" est des nôtres, celui qui renâcle est suspect." 103 On sait que, sous la
révolution, c'est ainsi que l'on s'apostrophait dans la conversation ordinaire comme
dans l'enceinte politique. Sangnier, par le fait même d'en user, montre qu'il s'inscrit
dans cet héritage qu'il assume pleinement : il montre explicitement qu'il est de la
famille, même si c'est par adoption tardive, puisqu'il en pratique les usages et les
codes discursifs sans hésitation, avec naturel, brisant, de la sorte, le stéréotype d'après
lequel il serait tabou pour un catholique qui ne connaît que des sujets, non des
102
Marc Sangnier, "L'avenir de la démocratie", Discours vol. 1, op. cit., p. 116. Seuls les modalisateurs
"vraiment" et "si rare aujourd'hui" laissent entendre par allusion la position critique de Sangnier face à
la doxa républicaine.
103
Marc Angenot, La propagande socialiste, Longueuil, Le Préambule, coll. L'Univers des discours,
1997, p. 172.
216

citoyens. Sangnier opte volontiers dans les meetings contradictoires pour des
appellatifs plus familiers, surtout dans l'échange qui se fait à l'issue de l'exposé
magistral, tel le "mon vieux" (D.I, 503; D.I, 334), adressé à quelques-uns parmi ceux
dans le public qui lui posent des questions. On peut constater, grâce à la
retranscription du débat avec la salle, la manière dont il gère les protestations, les
provocations, les troubles que tentent de susciter quelques militants républicains
endurcis. Il veille, à cette étape du meeting, à ne pas perdre son sang-froid, à
introduire ironie, familiarité, humour, décontraction qui rompt avec la sévérité et la
gravité sombre attribuée aux catholiques. C'est en quelque sorte l'épreuve fatidique, la
sanction de son passage à la tribune. Il doit non seulement administrer la preuve qu'il
maîtrise la situation, il doit démontrer qu'un dialogue est possible, qu'un dialogue est
souhaitable, franc et constructif, digne, en tout cas, d'être poursuivi en d'autres lieux,
avec d'autres interlocuteurs.
2.8.4 Métaphore de connivence : "la marche en avant"
Ce volontarisme, Sangnier l'exprime avec une métaphore de connivence en
phase avec le discours républicain, celle-là même qui figure dans la Marseillaise :
"marchons". Elle souligne le climat de dynamisme et de volontarisme requérant effort
et durée que Sangnier entend faire régner au Sillon. Autour de la marche se constitue
une isotopie incluant les termes de "chemin", "route", "étape" et "voyage". Si le Sillon
reste flou sur les mesures concrètes qui dérivent de son projet, au moins peut-il
persuader de sa bonne volonté et montrer qu'en matière de sensibilité, de disposition
psychologique, il ne peut être assimilé à un mouvement rétrograde et conservateur,
tourné vers le passé, un mouvement passif absorbé dans la réflexion théorique. Le
Sillon par la voix de Sangnier, ne cesse, en effet, d'appeler ses militants à accomplir la
"marche en avant" (D.I, 275; P.G.S., 25, 93), "la marche vers l'avenir" (D.I, 121;
P.G.S., 35, 81; A.S., 10, 50); comme un leader à la tête de ses troupes, il réitère avec
fierté leur détermination à "se mettre en marche" (D.I, 127; E.D., 14), à "marcher
toujours droit devant soi" (D.I, 314; P.G.S., 9; E.D., 195), "marcher toujours quand
même" (D.I, 115), "marcher dans le sens de la vie nationale" (D.I, 205), à "marcher
dans le droit chemin" (L.P.G.S., 66), à "marcher vers l'avenir" (D.I, 361; S., 78), à
"faire route avec nous" (E.D., 6; P.G.S., III), à "tracer sa route" (P.G.S., 9). Sangnier
exhorte ses militants : "marchons" (D.I, 110; S., 130); le public dont il veut orienter la
volonté : "marchez avec nous" (D.I, 383). Dans cette course incessante et irrésistible,
217

il est des temps de repos provisoire durant lesquels on peut tirer gloire des acquis :
"regardez le chemin parcouru" (D.I, 143; 111), "mesurer ce qui reste à accomplir" ;
évaluer "le chemin glorieux vers la victoire" (D.I, 121), puis repartir en direction de
l'étape suivante : "continuer notre route" (D.I, 317; S., 80; A.S., 50), "continuer le
voyage" (D.I, 335), "suivre notre chemin" (S., 31, 40, 69); "aller de l'avant" (D.II,
305; P.G.S., 25).
Dans cette pérégrination épique "vers un but lointain, mais sûr", le militant du
Sillon est comme un "voyageur dans la montagne", un oeil tourné vers les
"sommets", l'autre vers les compagnons avec lesquels il partage une "communauté de
route" (D.I, 110), déterminante pour arriver au bout de cette "ascension" (D.I, 205;
205; D.II, 305). Ces métaphores, dans leurs multiples déclinaisons, ont pour effet de
dramatiser la situation et de souligner la mission de celui qui l'accomplit : qui gravit le
chemin le premier est chargé de montrer la voie aux autres. Son action doit servir à
"entraîner les coeurs" (D.I, 275), à "entraîner la masse des tièdes" (D.I,). Parfois,
l'image est destinée à suggérer la ténacité et la détermination dont il faut avoir fait
preuve : "suivons notre route, marchons droit" (P.G.S., 136); la vertu de ceux qui
accomplissent la "marche loyale en pleine lumière (P.G.S., 236), soit l'espoir au bout
du chemin : "une route élargie qui vient s'ouvrir (P.G.S., 74), "une route libre devant
nous" (P.G.S., 158). Si Sangnier est prudent face à un auditoire catholique de montrer
qu'il est novateur, il est plus à l'aise pour mettre en avant son rôle pionnier face à un
public non-religieux et déclarer : "La route est libre." (S., 190).
2.8.5 Stratégie d'acclimatation : le christianisme, fondateur de la démocratie
Le Sillon ne recule pas devant les défis : de la même manière qu'il fallait
expliquer aux catholiques que la démocratie n'est pas, par essence, anticléricale, il
doit, inversement, montrer aux Républicains que la religion n'est pas, par essence,
anti-démocratique ; la religion étant perçue en fonction de l'image que l'on se fait des
croyants, le travail du Sillon consiste à convaincre l'auditoire non-croyant de l'ineptie
de ses idées reçues et, s'il échoue dans ce but, à l'exposer, au moins, à l'existence d'un
contre-modèle incarné par le Sillon. Il s'agit de montrer, en général, "qu'on est
chrétien, non pour devenir des intolérants et des inquisiteurs" (J.D., 215) et, en
matière sociale et politique de "prouver qu'un catholique n'est pas nécessairement un
conservateur" (P.G.S., 163). Pour y parvenir, Sangnier va offrir une image de la
218

eligion catholique composée à partir de notions directement ou indirectement
républicaines.
Il s'efforce, en particulier, de construire un portrait familier du Christ conforme
à ce que son public peut admettre. Aussi le représente-t-il sous les traits d'une figure
familière, immédiate, "démocratique" pour ainsi dire, faisant commerce avec les
humains d'égal à égal : "on rencontre le Christ comme on rencontre un ami au bord du
chemin." (D.I, 280). Ni Dieu, ni fils de Dieu, ni Père ni Seigneur (la connotation est
détestable) mais ni plus ni moins qu'un ami - accessible, proche, attentif, désintéressé.
La rencontre est dénuée d'apparat, de cérémonial, de tout ce qui pourrer créer une
distance inutile et contre- productive entre lui et les hommes.
Sur l'enseignement du Christ, Sangnier procède à une révision tout à fait
surprenante : il n'est pas une préfiguration de la rédemption, le prédicateur de
l'avènement du Royaume, de l'éternité de l'âme, mais sécularisé comme "expression
de l'intérêt général." (D.I, 347; S., 19, 65, E.D, 176).
Cette immanentisation du message christique aboutit même à une
démocratisation : il ne s'agit plus seulement de montrer que le christianisme est à
l'origine de la démocratie. Par un renversment inattendu, voilà que "Le Christ", dit
Sangnier, "est au service de la démocratie" (D.I, 349) ; voilà que "la foi chrétienne"
devient "un merveilleux instrument de travail démocratique" (D.I, 268), un
"incomparable moyen d'activité démocratique" (P.G.S., 271). Sangnier ne prend guère
la peine d'ajouter que la démocratie est, à son tour, au service du Christ. Il suggère
une relation de subordination entre christianisme et démocratie qui ne correspond pas
à la hiérarchie habituelle de ses convictions. Il confirme ainsi qu'il serait extrêmement
dommage de se priver du concours qu'offre le Sillon pour renforcer la démocratie en
crise.
Sangnier ne s'arrête pas en si bon chemin : il décrit le repas du Seigneur, le
sacrement eucharistique, par lequel ceux qui y prennent part sont invités à communier
avec le corps et le sang du Christ comme "le banquet le plus démocratique que l'on
puisse imaginer", puisque tous y sont conviés, sans distinction de classe et de rang et,
parmi eux, les plus pauvres en premier. Il se réfère à la pratique de sociabilité du
banquet si fort prisée dans les milieux républicains. L'Eucharistie est, elle aussi,
démocratisée, conviviale. Ce qui pourraît apparaître pour un traditionnaliste comme
une trivialisation indécente, une désacralisation blasphématoire, une banalisation
intolérable, à plus forte raison venu d'un catholique qui n'en ignore pas la signification
219

profonde, répond chez Sangnier à la nécessité de rapprocher le Christ et la religion
des hommes dans leur vie quotidienne. Il n'y voit pas une réduction du spirituel à des
ripailles profanes, mais une tentative de dire la religion dans un langage ordinaire et
accessible au commun des mortels. La distance entre sacré et profane, pour légitime
qu'elle soit, a accentué l'écart qu'il s'agit précisément de combler. S'il s'agit de
restaurer le Christ au peuple, la manière d'en parler doit aussi être modifiée et
emprunter, si besoin est, des mots-clés du discours adverse. L'exercice est d'autant
plus admissible que le catholicisme a historiquement procédé de la sorte pour se
répandre dans le monde, impliquant adaptations et mixages du message original aux
conditions culturelles et historiques dans l'espace et le temps.
Cette acclimatation du Christ au discours démocratique s'applique aussi à la foi
elle-même. Sangnier décrit l'adhésion au catholicisme à l'envers du stéréotype
dominant : on n'est plus catholique par tradition, atavisme et inertie ou sous l'effet
d'une contrainte ; la foi n'est ni censure de la pensée ni antithèse de l'autonomie de
l'esprit mais résulte d'un "consentement libre." (D.I, 182).
Sangnier insiste sur le contenu social du christianisme confirmé même par la
liturgie. Citant un des versets les plus connus du Pater Noster : "Que votre volonté
soit faite sur la terre" (D.I., 272), (c'est lui qui souligne), il appuie le fait que la
distinction entre le temporel et le spirituel au nom de laquelle on a pu justifier
l'indifférence de la religion à l'égard des choses de ce monde ici-bas ne correspond, en
fait, pas à la volonté explicite de Dieu, qui exige de tous les croyants qu'elle soit faite
sur la terre - et non au ciel ou après la mort. Le fait que cette exigence de Dieu envers
ses créatures apparaisse dans une prière qui est une pièces de la liturgie quotidienne
est censé offrir un poids supplémentaire à l'interprétation qu'il en donne.
On notera, au demeurant, que le discours citationnel scripturaire du Sillon ne
brille pas par son originalité : Sangnier ne retient dans ses discours que les citations
usuelles qui font partie du fonds commun de tous les Français, même ceux qui sont
déchristianisés, tels "Le royaume de Dieu est en vous" (D.I, 279, 375) (indicative de la
tendance anthropocentrique, personnelle et subjective, du christianisme), "Rendez à
César ce qui appartient à César…, mon royaume n'est pas de ce monde." (D.I., 307).
Enfin, pour montrer que la religion chrétienne ne mérite pas d'être cataloguée comme
pensée archaïque mais, au contraire, d'être reconnue dans sa modernité, il se hasarde
à déclarer, sans chercher à s'expliquer plus longuement, que le catholicisme est "la
plus positive des religions." (E.D., 72).
220

Cette tentative de familiariser la religion chez les esprits laïques, sinon athées,
par des procédés qui tendent à en édulcorer le message s'applique également à des
notions contiguës. Ainsi, la tradition au sens historique et national du terme s'oppose
au progrès, pierre de touche du credo républicain. De la même manière qu'il s'était
efforcé d'expliquer aux catholiques que le progrès est de la tradition en marche,
Sangnier renverse cette fois l'image de la tradition, affirmant qu'elle est
"essentiellement quelque chose qui avance, qui se développe et qui progresse." (D.I,
119) ; une tradition que ne craindraient plus les Républicains, puisqu'elle ne serait
plus ni morte, ni immobile ni figée comme ils l'ont toujours pensé, mais justement
"vivante et toujours en marche, force évolutive et non rétrograde." (E.D., 174). 104
Du fait qu'il se situait en-dehors du champ politique, le Sillon a maintenu visvis
du suffrage universel une certaine ambiguïté. Sangnier défendait une conception
du consentement populaire qui n'équivalait pas tout à fait à ce qui est tenu par les
Républicains comme le critère démocratique par excellence de la légitimité. Ce n'est
qu'avec sa candidature aux élections que le Sillon assumera pleinement la notion du
suffrage universel. Jusque-là, celui-ci proposait un principe intermédiaire qui
témoigne de la réticence à ce principe. Sangnier en est conscient. Aussi pour rester
dans le cadre démocratique et faire accepter la variante qu'il propose devant un
auditoire attaché à cette conquête républicaine, il veille à la formuler par un syntagme
qui, par les associations d'idées qu'il réveille, atténue sa signification nondémocratique.
Il forge, à cet effet, le concept de de "majorité dynamique" (S., 19, 23,
65, 86; P.G.S., 32; E.D., 175, 180) qu'il oppose, non au suffrage universel, mais à ce
qu'il appelle la "majorité numérique". En conservant la notion de "majorité", Sangnier
montre que sa proposition demeure intégrée à cette même règle ; et, en choisissant
l'épithète "dynamique" comme correctif, il prend bien soin d'accoler un adjectif doté
d'une connotation tout à fait positive, de sorte que l'entorse qu'il fait au principe de la
majorité apparaisse mineure et tolérable dans le cadre d'une élaboration de la doctrine
démocratique. 105
104
Ou encore : "La tradition, mais qu'est-ce donc autre chose que ce que les siècles se passent de l'un
à l'autre, non comme une richesse immobile, mais comme un germe qui se développe?" (E.D., 191).
105
L'abbé Barbier s'en était pris à cette expression pour démonter le langage sillonniste. "Quand Marc
Sangnier veut sceller par une formule quelqu'un des idées maîtresses, il ne craint pas d'attacher à
certaines expressions une signification différente de celle que la langue a consacrée et même un sens
opposé au véritable sens du mot. Le nombre et l'influence ne peuvent bien se faire équilibre, mais non
se prendre l'un pour l'autre. (..) Cette majorité dynamique est ce qu'on appelle en français la force ou
l'influence d'une minorité d'élite." (cf. Abbé Barbier, Les idées du Sillon - Examen critique, Paris,
Lethielleux, 1905, p. 59.
221

2.8.6 Discours de démarcation : l'anticléricalisme comme déviation républicaine
Ce qui, pour Sangnier, est inadmissible, inacceptable, c'est, évidemment, le fond
matérialiste et athée qui sous-tend philosophiquement l'institution de la République. Il
est contre-productif et dangereux : contre-productif car il prive la démocratie du
concours de catholiques dévoués qui auraient pu être encore plus nombreux s'il n'était
pas tenu par nombre de Républicains pour une condition nécessaire à l'adhésion
républicaine ; dangereux pour les aspirations démocratiques elles-mêmes car, au nom
de la priorité du combat anti-clérical, celles-ci sont bien souvent reléguées au second
plan au détriment des intérêts des travailleurs. Sangnier reste indéfectiblement
républicain, mais venant d'un autre bord, et conservant de nombreuses traces de son
ancrage catholique, il demeure très critique à l'égard de la République telle qu'elle est
tout en continuant d'espérer qu'elle puisse, un jour être débarrassée de ces fondements
qu'il juge inutiles, sinon pernicieux, au moins en cela qu'elle prive la République d'un
soutien plus large de la part des croyants. Si, devant un auditoire catholique, il la
stigmatise principalement pour sa hargne anti-cléricale, afin d'obtenir l'acquiescement
de son auditoire républicain à ses réserves, il la compare, usant du reproche majeur
qui puisse être prononcé de la bouche d'un républicain, à une "monarchie décapitée"
(S., 28), à une "monarchie sans le roi." (D.I, 339). L'accusation est d'autant plus forte
qu'il ne vise pas seulement par là la politique anticléricale de la République, mais son
organisation intérieure effective, si éloignée de ses principes originels : "nous avons la
même concentration administrative, les mêmes tyrannies, la même organisation de
l'armée ; nous avons des préfets qui ressemblent à s'y méprendre à des gouverneurs
envoyés par le roi". (D.I, 339). Il critique la "pseudo-République", la "caricature de
République" (P.G.S., 160) de son temps, non comme un adversaire qui veut la
pulvériser, mais comme un adhérent de l'intérieur qui n'a de cesse de la perfectionner
pour qu'elle se libère de l'ébauche informe qui la caractérise encore (P.G.S., 293). Une
affiche du Sillon invoque "la République menacée…les Réformes ouvrières
ajournées" critiquant les adversaires sur leur propre terrain. Le sens de l'opération
n'échappe pas à son auteur tout en assurant que ce n'est pas là qu'une "simple
tactique": il s'agit non seulement de se placer "sur un terrain sympathique à la masse
de nos contemporains et surtout des classe ouvrières, le terrain de la défense
républicaine", mais surtout d'enlever "aux Jacobins ce monopole de défense
républicaine et d'esprit démocratique." (J.D., 57).
222

Pour marquer sa distance avec les Républicains sans rompre les liens avec la
République telle qu'elle est, Jacques Debout reprend la devise républicaine, mais lui
accole trois épithètes qui signifient bien qu'elle est lourdement trahie et compromise
par les Républicains sectaires, à savoir "la liberté bannie", "l'égalité bafouée" et "la
fraternité morte". 106 Enfin, Sangnier qualifie la lutte anticléricale de "liberticide",
signifiant par là qu'elle est tout à fait contraire à ce qui est l'essence même du combat
républicain, la liberté.
Il est assez frappant de constater que, face aux Républicains, il arrive à Sangnier
d'employer des terminologies religieuses prises dans un sens péjoratif : contestant le
droit de l'Etat d'intervenir dans le règlement intérieur de congrégations religieuses (en
matière matrimoniale, par exemple), il estime qu'une telle intervention serait ni plus ni
moins qu'un "acte inquisitorial religieux" (D.I, 194). Des mesures du même type sont
taxées de "catéchisme anticlérical" (D.I, 361), de "credo républicain laïque et athée"
décrété "comme dans des conciles." (D.I, 183). L'intention de Sangnier est ici
polémique : quitte à reprendre à son compte ces notions péjoratives, il s'agit surtout
d'exposer la République à ses contradictions, lorsqu'elle adopte des décisions
contraires, dans la forme et l'esprit, à ce que la République fait profession d'abhorrer.
Mais plus que la question de l'ingérence de l'Etat dans les affaires de l'Eglise,
dans ce même esprit consistant à attribuer ce trait même qu'ils abhorrent, Sangnier
retourne contre les Radicaux l'accusation de dogmatisme et de cléricalisme. "Les
cléricaux, aujourd'hui, ce sont tout d'abord les françs-maçons sectaires, les radicaux
hypocrites" dit une affiche du Sillon (A.S., 122) ; leur athéisme n'est rien d'autre
qu'une "irréligieuse religion" (E.D., 223) et le combat contre les soeurs chassées de
leurs couvents la négation d'une liberté qui les apparente à l'esprit du Syllabus -
horresco referens pour un athée : "ce sont ceux qui le stigmatisent comme un symbole
d'oppression qui sont les premiers à le refaire maladroitement à leur profit." (E.D.,
222). En les apparentant à ceux avec lesquels ils ne veulent rien avoir en commun et
dont ils se déclarent, de ce fait, les adversaires les plus acharnés, Sangnier espère
pouvoir les ébranler. Il va plus loin encore : il ne blâme pas les Républicains radicaux
en fonction de ses propres critères, c'est-à-dire au regard de la foi. Un argument de ce
type demeurerait sans effet : il ne sait que trop que la violation des droits sacrés de la
religion est un reproche dont ils se moquent bien. elle critique. Aussi, c'est au regard
106
Il ajoute également "la famille ruinée" et "la justice violée".
223

de leurs propres principes qu'il les jugent, ce qui est d'autant plus efficace qu'il les
partagent également : "En chassant brutalement de pauvres religieux (…), c'est la
Démocratie que l'on arrête dans son essor, c'est la République que l'on discrédite,
c'est la France que l'on déshonore." (A.S., 20). Dans une affiche datée de 1907, le
Sillon va même jusqu'à récupérer à leur détriment un argument de gauche en
expliquant que les éléments anti-cléricaux "détournent contre une Eglise dépossédée
et sans aucune puissance politique les énergies prolétariennes qu'ils redoutent de voir
diriger contre eux." (A.S., 122). Sangnier ne se contente pas de dénoncer l'attitude
des socialistes sur la question religieuse en montrant qu'elle contredit leurs propres
principes. Il fait de même en matière sociale en posant une équation entre l'esprit de
caste et de l'esprit de classe attachés tous deux à ne défendre que leurs intérêts à
l'exclusion de toute autre préoccupation plus large. De surcroît, pour charger le
portrait, il brandit une image-repoussoir - l'inepte et sentencieux personnage d'Henri
Monnier : "Rien ne ressemble plus à un bourgeois prudhommesque et d'une cruelle
inintelligence dans la sécurité de ses jugements préconçus que l'ouvrier socialiste
dont l'intransigeance est elle aussi sans nuages et le sectarisme sans remords." (E.D.,
159).
2.9 ADAPTATION DU DISCOURS SILLLONNISTE À
L'AUDITOIRE SOCIALISTE
2.9.1 Présentation de soi : au-delà du socialisme
Le rapprochement avec les socialistes présente, en apparence les mêmes
avantages et inconvénients que celui que le Sillon cherche à établir avec les
républicains de tendance radicale. C'est toujours l'impulsion pontificale qui permet à
Sangnier de procéder à une rénovation. Le Ralliement recommandé par le pape
légitimait une adhésion à la République que Sangnier souhaitait établir non par
accommodement pragmatique mais par conviction profonde. Et c'est l'encyclique
Rerum Novarum autour de la "question sociale" qui favorise la recherche d'un terrain
d'entente en dépit de la condamnation réitérée du collectivisme. Mais dans un cas
comme dans l'autre, l'obstacle principal est moins les limites posées par l'Eglise que
l'attitude de ceux dont cherche à se rapprocher sur la plan social et politique mais qui
rebuttent les bonnes volontés sillonnistes par la hargne anti-religieuse qu'ils
professent. Toute croyance religieuse n'est pour les radicaux qu'un résidu de l'ère
224

théologique révolue, et pour les marxistes un appareil idéologique d'oppression des
masses. L'instruction, la science, le socialisme en viendront à bout. Le débat n'est pas
seulement théorique : il faut éliminer l'autorité de l'Eglise dans la sphère publique, ce
que la Séparation finira par établir légalement. La position de Sangnier est ambiguë :
il souhaite le maintien d'une présence de l'Eglise dans la Cité à condition toutefois
qu'elle fasse sienne les aspirations populaires et démocratiques et populaires ; le cas
échéant, il opte pour une distinction entre le temporel et le spirituel qui seule permet
au Sillon de poursuivre son action sans craindre le désavoeu officiel de l'Eglise.
Comment établir, dans les conditions régnantes, celles de l'anticléricalisme et de
la Séparation, la bonne distance à l'égard des socialistes ? Dans la présentation de soi,
il importe à la fois d'établir la parenté d'aspiration et d'indiquer sa spécificité, de telle
sorte que le Sillon puisse affirmer qu'il récapitule tous les autres mouvements,
apportant, de surcroît, un ingrédient inédit. Le test de la comparaison ne se situe guère
au plan des idées, mais dans l'expérience concrète. A cet égard, les socialistes ne sont
guère en mesure de donner des leçons de socialisme au Sillon, fait-on savoir : les
ouvriers sillonnistes se révèlent identiques à leurs homologues socialistes ; ils
gagnent, eux aussi, leur vie à la sueur de leur front ; ils travaillent, eux aussi, pour
plus de dignité sociale ; ils souffrent, eux aussi, persécution pour la Cité future et
donnent, eux aussi, temps, effort, argent et dévouement à la Cause. (cf. P.G.S., 208-
209). Ce qui les distingue, c'est qu'ils ont quelque chose de plus : la foi, alors que
l'âme des socialistes est "vide de forces divines". Autrement dit, ils possèdent un atout
qu'ils sont les seuls à pouvoir apporter à la lutte et que Sangnier prend bien soin de
définir comme une "force", une "nourriture", comme un élément concret et solide et
non comme une piété vague et aérienne ou un supplément d'âme.
Sangnier veille donc à contrôler l'image de soi et du Sillon sur les deux fronts :
sur le terrain social, il dépasse les socialistes eux-mêmes : "nous avons déjà maintes
fois montré comment nous étions très au-delà du socialisme." (P.G.S., 207); tandis
que, sur le terrain religieux, il réitère la transparence de leur action et le refus de tout
prosélytisme sournois : "nous n'essayons pas d'introduire, comme par contrebande,
un peu de catholicisme dans le socialisme." (ibid.). On ne se méprend pas au Sillon
sur la possibilité de convaincre tout le monde : certains maintiendront leurs préjugés,
ce sont les "sectaires". Les autres qui auront révisé leur idées reçues et témoigné leur
sympathie au Sillon jouiront de son estime et de sa gratitude. On se garde de vouloir
les récupérer : ils restent toujours des "adversaires religieux", mais au moins auront-
225

ils mérité d'être encensés comme des personnes "loyales" et "sincères" et d'être
distingués des "sectaires". (A.S., 50-51)
2.9.2 Stratégie de concession : la réaction au service du capital
En dépit des apparences, il est moins malaisé de dialoguer avec les socialistes.
Non que leurs revendications syndicales n'effraient un peu les sillonnistes. Toutefois,
ils incarnent bien plus et bien mieux que les radicaux qui s'appuient sur les
compromis politiques un idéal, un absolu, une volonté de changer la société qui ne
peut qu'émouvoir quiconque conçoit des aspirations analogues. L'un peut bien
invoquer comme fondement à ses espérances la souveraineté de Dieu et l'autre s'en
passer et brandir la souveraineté de l'homme, Sangnier discerne ce qui les rapproche
profondément plutôt que les apparences qui les divisent explicitement. L'athéisme des
socialistes peut bien être aussi farouche que celui des radicaux, les premiers ont le
souci primordial de transformer la condition ouvrière. Certes, leurs méthodes
diffèrent, et lorsque Sangnier affirme que les milieux populaires ne sont pas des
troupes, ils visent les socialistes qui, selon lui, s'en servent comme d'un moyen. Et
même si les socialistes ne sauraient dire dans les termes de Sangnier qu'il faut en
extraire une élite capable de prendre sa place parmi les autres élites, sillonnistes et
socialistes se rejoignent sur l'idée commune d'une promotion de la classe ouvrière et
de sa participation nécessaires aux responsabilités économiques, civiques et
politiques.
En outre, la profession de foi démocratique des milieux socialistes n'est pas liée
à une définition exclusivement politique et réduite au fonctionnement des institutions
représentatives et exécutives et au suffrage universel. Sans être rejetée, cette
démocratie représentative et institutionnalisée par le haut ne peut être le tout de la
démocratie que Sangnier voudrait plus participative et mobilisatrice à la base :
"Il y a des gens assez naïfs pour se figurer que la démocratie consiste uniquement
dans les élections et le suffrage universel, dans le fait qu'il y a des ministres qui
passent à tour de rôle et de présidents de la République qui se remplacent de temps
en temps. Je trouve que cela est tout à fait insuffisant pour qu'il y ait démocratie."
(D.I, 411).
A cet égard, il se dessine une sympathie, une inclination pour les socialistes qui
se révèlent plus créatifs, plus inventifs en matière de mobilisation ouvrière, alors que
les radicaux se contentent de cette institutionnalisation, établissant leur assise sur les
notables de province qui occupent les postes électifs à pourvoir. Sur le plan d'une
226

disposition d'esprit, il avoue qu'il serait très fier d'être accusé de socialisme si l'on
désigne par là "toute critique de l'organisation sociale actuelle, toute tentative de
transformation, tout effort vers plus de justice et de solidarité." (S., 30).
Sangnier concède volontiers aux socialistes qu'ils ont raison sur certains points.
On tient l'égalité de tous les citoyens pour "un des sentiments les plus profonds de
l'âme contemporaine". (E.D., 236). Même la lutte de classes n'est pas disqualifiée
comme telle, mais loin d'en faire une valeur en soi et le seul instrument de combat,
Sangnier se contente de la tenir pour un "fait" : "qu'elle soit inévitable, peut-être ; en
tout cas, il apparaît bien qu'elle sera toujours insuffisante." (S., 31-32). 107 Suprême
éloge, on consent à reconnaître dans "la religiosité socialiste" une disposition "si
haute et si généreuse dans ses rêves de labeur solidaire et de fraternité humaine", tout
en soulignant que ce qui demeure à l'état d'aspiration lointaine chez les socialistes est
réalité chez les chrétiens, et notamment chez les sillonnistes. En matière religieuse, il
consent à déplorer la permanence de l'engagement catholique aux côtés de la réaction:
"vous me répondrez que l'on voit toujours les curés, les calotins, du côté des
capitalistes et des bourgeois mais camarades, je vous le dis sincèrement s'il en est
ainsi, c'est aboslument navrant ; c'est précisément aussi pourquoi le Sillon a été
fondé." (D.I, 350; cf. également D.I, 176; E.D., 12). Il dénonce vigoureusement ce qui
lui apparaît comme une falsification du message social chrétien en des termes qu'un
socialiste aurait pu reprendre à son compte :
"Il est vraiment lamentable que tant de catholiques en France veuillent faire de notre
sainte et divine religion d'amour et de solidarité humaine l'équivalent de cette
gendarmerie qui défend des coffre-forts qui feraient mieux de se vider pour le bien de
tous ceux qui n'ont pas d'argent." (D.I., 322).
Il est à noter que cette veine anticapitaliste va devenir plus franche et analogue à
la forme et au contenu de la prose socialiste au fur et à mesure que la ligne politique
l'emporte au Sillon à partir de 1906 : "Un siècle de capitalisme a déformé les esprits à
ce point que pour qu'un homme s'intéresse à quelque chose, il faut qu'il y ait enfoui de
l'argent." (B.A.P., 7/1907). Ni la nature humaine corruptible, ni la dérive de quelquesuns
mais la forme historique des rapports sociaux est tenu pour seul responsable de la
disparition du désinteressement en l'homme. Au nom de sa vision du devenir des
107
Sangnier écrit textuellement : "Quant à la tactique des socialistes, à cette fameuse lutte de classes,
nous nous refusons absolument à la considérer autrement que comme un fait." (S., 31). Notons le
passage d'un ton ferme à un contenu, en vérité, modéré : Le début de la phrase "Nous nous refusons
absolument…" laisse prévoir une attaque en règle et débouche, finalement, sur un soutien restrictif
inattendu.
227

choses, de leur nécessaire évolution (au contraire des choses divines qui restent
immuables), Sangnier en vient à poser que le capitalisme n'est pas quelque chose
d'éternel (S., 56, 63), que le salariat, au même titre que l'esclavage, sont des étapes
transitoires qui ne sauraient exclure la production de nouvelles formes de relations
sociales. (S., 57). Il ne souscrit pas cependant à la voie par laquelle les socialistes
croient devoir précipiter sa fin ; il lui suffit, à ce stade, de désenchanter le capitalisme,
de le désacraliser, de l'historiciser, à l'instar de ce qu'il a fait pour la patrie qui, elle
aussi, n'est pas une donnée éternelle mais l'une des structures léguées par l'histoire,
porteuse de longues traditions, et qui n'en est pas moins exposée à des évolutions qui
en altèreront les formes et le contenu. Ansi, capitalisme, salariat, Etat et patrie "se
modifieront nécessairement et ne seront pas affranchis de la loi d'évolution qui
entraîne tout ici-bas." (S., 63).
2.9.3 Stratégie de captation : pour un autre usage de la révolution
Sangnier multiplie à l'égard des socialistes des signaux de reconnaissance. Il
cite Maxime Gorki (D.I., 446), Gustave Hervé (D.I, 407), rencontre Jules Guesde. Il
reprend à son compte, en les manipulant quelque peu, les mots-clés du vocabulaire
socialiste : s'il nie la lutte des classes comme un idéal tout en l'admettant comme un
fait social (P.G.S., 56), il reconnaît "la lutte des tempéraments" (D.I, 360), "la lutte de
classes d'esprits" (D.I, 489), qui oppose les défenseurs des intérêts acquis, voire du
passé révolu aux forces d'avenir. Le mot "révolution", absent des premiers écrits du
Sillon, apparaît assez vite. Certes, Sangnier commence par le récupérer, par le
détacher de sa connotation violente tout en lui conservant sa dimension de chagement
profond : ce n'est pas de "révolutions sanglantes" dont le peuple a besoin mais des
"révolutions profondes dans l'âme des sociétés". Aussi ce qu'il faut "révolutionner",
dit-il, "c'est le vieil égoïsme séculaire" (D.I, 351), lequel sévit dans tous les partis et
dans toutes les classes, même parmi les socialistes. Pour décrire l'effort déployé par
"nos camarades", Sangnier le qualifie de "libérateur" (S., 35) récupérant au profit du
Sillon un des mots-clés du langage révolutionnaire. Il rapporte que, dès le départ, à
l'époque de la Crypte du collège Stanislas, "lorsque nos premiers camarades
répondaient à notre appel", avant même d'avoir une claire conscience des
instruments, des méthodes et des périls aussi de l'action, "ils se promettaient, dans
leur ardeurs d'enfants, de changer le monde". (S., 95). Pour dissiper les inquiétudes
des socialistes qui se méfient de ce que les sillonnistes veulent mobiliser dans leur
228

effort social l'énergie religieuse, Sangnier explique que ce n'est pas seulement une
méthode d'apostolat en vue du bien commun mais, pour les sillonnistes, "une
obligation, comme citoyens, de travailler au salut public". (E.D., 273). En d'autres
termes, il souhaite qu'on perçoive les sillonnistes comme les acteurs d'un travail
révolutionnaire, plutôt que comme les propagateurs d'une oeuvre strictement
religieuse. S'il consent à employer le terme d'"émancipation", il précise qu'avant d'être
économique, comme le réclament les socialistes, elle doit être intellectuelle et morale.
Ce n'est donc pas le principe que conteste Sangnier, ni la finalité, mais l'ordre des
étapes retenu. Il en est de même de la révolution : accomplie par l'élite ouvrière, celleci
doit être intérieure "avant qu'elle se répande ensuite autour d'elle." (D.I, 361). Il ne
craint pas, non plus, d'introduire le terme de "capitaliste" dans ses discours, et ce dans
un sens péjoratif et non seulement descriptif. Il dénonce ainsi les graves insuffisances
de la République en matière économique et les méfaits du "machinisme capitaliste"
(D.I, 478) : "nous sommes toujours, en quelque façon, en monarchie capitaliste."
(D.I., 190), déclare-t-il. Il reprend à son compte l'argumentation socialiste consistant à
présenter l'asservissement de toutes les fonctions sociales par une classe dominante :
"nos modernes capitalistes ne voient dans les prêtres du Christ qu'une gendarmerie
supplémentaire pour monter la garde devant une organisation sociale dont ils se
figurent bénéficier et qu'ils voudraient croire éternel". Ainsi peut-il produire une
image plus flatteuse de l'Eglise qui se retrouve, non plus complice, mais victime.
Sangnier mobilise également la thématique de l'argent présentée comme la nouvelle
"idole" de la civilisation pour mieux rehausser la valeur de la foi religieuse. Rien ne
s'oppose plus au triomphe de l'argent que la transcendance divine : "Dieu et l'argent
(..), servir l'un, c'est haïr l'autre." (P.G.S., 215). Enfin, c'est sur leur propre terrain et
avec leurs propres arguments qu'il conteste les mesures anticléricales visant les
congrégations : une solidarité étroite unit leur destin à ceux des syndicats, comme ce
fut le cas en 1789 lorsque leur fermeture avait précédé la dissolution des
organisations ouvrières. (cf. D.I, 192). Sangnier invoque également le droit des
minorités à s'associer librement pour justifier leur maintien légal. (D.I, 195).
Renonçant aux appellatifs religieux ou dérivés, comme "frères" ou
"coreligionnaires", il s'adresse à eux en employant le terme de "camarades". C'est la
notion qui revient le plus souvent. Le terme est imprimé en lettres capitales dans
toutes les affiches du Sillon à contenu programmatique et idéologique, en exergue et
229

parfois même dans le corps du texte. 108 Il est important de noter que Sangnier n'en use
pas que pour désigner les Républicains et marquer ainsi sa proximité avec eux. C'est
ainsi, également, que les sillonnistes se désignent entre eux. Le terme fonctionne dans
sa sa polysémie puisqu'il est à la fois le mot de passe, le code de reconnaissance
politiquement connoté pour l'auto-désignation des démocrates et des révolutionnaires;
un vocable de sociabilité conforme à la définition du Sillon comme amitié ; enfin, une
référence à une classe d'âge, puisqu'entre jeunes gens, on se dit volontiers
"camarades". 109
2.9.4 Métaphore de connivence : démolir l'ordre ancien, bâtir la Cité future
Deux métaphores de connivence apparaissent dans le discours du Sillon en vue
de susciter l'approbation des socialistes à la démarche du Sillon. Sensibles à la
perspective de la "table rase", à tout ce qui va dans le sens de la "démolition de l'ordre
ancien", les socialistes sont incités à voir dans le Sillon une force d'édification du
nouvel ordre social qui surgira des décombres après le grand travail de destruction
accompli. Ca et là, on trouve dans le discours silloniste ces métaphores qu'affectionne
particulièrement le mouvement socialiste sur "les restes branlants d'édifices presque
ruinés", sur la "fatale agonie d'un monde déjà mort plus qu'à moitié". (E.D., 20-21,
86). Pour ne pas être taxé de réformisme, on se garde d'ailleurs bien de proposer de
colmater "la vieille maison qui s'effondre (…) en multipliant les étais encombrants et
les soutiens maladroits." (E.D., 82). Le Sillon étant plus enclin à une disposition
d'esprit plus positive, on s'attarde moins sur les décombres que sur la reconstruction :
les sillonnistes sont présentés comme les "architectes" et les "ouvriers de la cité
future" (D.I, 350; P.G.S., 272; E.D., 82), convaincus, eux aussi, que ce n'est pas sur
les "plans anciens que la France sera faite" et que "quelque chose de nouveau doit se
bâtir" (D.I, 381). Leur oeuvre consiste à poser "la pierre d'attente de l'édifice que
l'avenir bâtira", à ériger "la cité future" (P.G.S., 6), "la cité nouvelle" (S., 46),
"l'édifice futur" (D.I, 353; 340), à "creuser les fondements d'une cité plus juste et
fraternelle" (P.G.S., 72). Dans cette entreprise d'édification où les lois ne sont tout au
plus qu'"un échafaudage pour retenir les matériaux d'édifice" (D.I, 432), il ne peut
être question de chercher à "replâtrer la vieille société qui s'écroule."
108
Cf. Les Affiches du Sillon, op. cit. Le livre est un recueil de textes regroupant un échantillon des
proclamations du Sillon imprimées par voie d'affiche entre 1900 et 1907.
230

Au plan de la sensibilité militante, les sillonnistes partagent également avec les
socialistes une quête commune de l'avenir. C'est par leur messianisme laïc et religieux
qu'ils se rejoignent profondément. On discerne dans les deux mouvements la tendance
à une parole prophétique et le souci d'une parole militante prompte à distribuer des
tâches pour une action immédiate sur le terrain. La temporalité est duelle : il y a d'un
côté "la bataille du lendemain" (D.I, 111), "l'heure des grandes luttes" (D.I, 112),
mais aussi "l'aube d'un nouveau grand siècle" (D.I, 139), "l'avenir rédempteur" (D.I,
148). Le mot-clé de cette parole prophétique est, en effet, l'avenir qui permet
l'expression de toutes les espérances. 110 Le Sillon ne demeure pas en reste : il clame
par la voix de Sangnier sa "passion de l'avenir" (D.I, 127). Il faut "crier l'avenir" (D.I,
127), "aimer l'avenir", "conquérir l'avenir" (S., 25), "croire en l'avenir" (D.I, 169),
"all[er] vers l'avenir" (D.I, 111), "prépar[er] la démocratie de l'avenir" (D.I, 127,
P.G.S, 55), "la société future" (D.I, 133; 188).
2.9.5 Stratégie d'acclimatation : le christianisme, religion de justice
Pour diminuer le fossé qui les éloigne de la foi catholique interprétée comme
une pure et simple mystification sociale bénéficiant aux nantis, Sangnier réécrit la foi
dans leur perspective, empruntant leur langage pour la dire : les apôtres deviennent
ainsi des révolutionnaires (D.I, 335).
Sans citer explicitement la fameuse accusation marxiste tendant à voir dans la
religion "l'opium du peuple", il répond à l'objection en retournant dans un sens
socialiste la signification religieuse des actes de prière : "les prières n'endorment pas
la douleur, elles prêchent la justice sociale." Dans les deux cas précités, le procédé
consiste à redéfinir l'objet redouté de la manière la plus radicalement opposée au
préjugé par lequel il est généralement appréhendé. Autrement dit, puisque les
socialistes tiennent les apôtres pour des conservateurs et les prières pour une
manoeuvre de diversion, Sangnier pose l'équation inverse : les apôtres furent en leur
temps des révolutionnaires et les prières prêchent la justice sociale. Pour caractériser
la nature des rapports entre les croyants et le Christ mal vue par les socialistes hostiles
à cette relation verticale si contradictoire avec la vision horizontale qui caractérisent
leur appréhension des rapports humains, il use de deux métaphores cumulant les
109
Dominique Larroque-Laborde, "Marc Sangnier : discours de formation", Mots n°19, juin 1989, p.
48.
110
C'est aussi, allusivement, une référence à la revue de Lamennais.
231

dimensions hiérachique et égalisatrice : "Il entend nous élever à la gloire d'être ses
coopérateurs". (E.D., 23). Quant à la fonction que pourrait jouer les catholiques dans
la société, il tente de véhiculer une autre image plus conforme à la vision du monde
socialiste : ils pourraient bien être "les ouvriers privilégiés de la tâche sociale." (E.D.,
72).
Sangnier est également conscient du reproche qu'on adresse au Sillon d'attribuer
une trop grande importance au perfectionnement moral individuel en vue de la
formation d'un esprit démocratique, au lieu de concentrer l'action sur une culture de la
lutte de classes. Pour frapper l'imagination, il justifie le point de vue sillonniste en
recourant à des images familières tirées du monde du travail :
"Quand on nous accusera de n'être pas pratiques, sous le curieux prétexte que nous
perdons trop de temps à nous occuper des conditions morales de la Démocratie, nous
répondrons qu'il n'est pas très intéressant pour des voyageurs, d'avoir, attelée à leur
train, la plus perfectionnée même des locomotives, s'il n'y a pas de charbon pour la
faire marcher." (P.G.S., 272).
Un autre aspect sur lequel les sillonnistes essaient de modifier l'attitude
socialiste a trait au rapport à la tradition (pas seulement religieuse), à la hiérachie et à
l'autorité. Or, sur toutes ces questions, la position socialiste est bien arrêtée, et dans le
sens de la contestation de ces trois notions-clés du vieux monde, puisque c'est par
elles qu'a été justifié la pérennité de leur exploitation et de leur subordination
continues : méfiance à l'égard de la tradition, refus de la hiérarchie et soupçon vis-àvis
de l'autorité. Aussi les socialistes veulent-ils faire de ces notions table rase :
renverser la tradition par la révolution, abattre le principe hiérachique pour lui
substituer le principe égalité et remettre en cause l'autorité de l'Etat capitaliste et
bourgeois pour faire valoir les droits du prolétariat. Au Sillon, au contraire, on défend
une vue bien plus nuancée, et l'on ne se défend guère de marquer du respect envers
elles. Ainsi, on tend à voir entre la modernité et la tradition non des catégories
antinomiques, mais une continuité, et ce parce que tout en ce monde est soumis à une
loi d'évolution. Ceci conduit Sangnier à "constater" que la "tradition progresse". Il en
va de même pour le reste : "la hiérarchie se modifie, l'autorité se déplace." (P.G.S.,
15). En outre, pour ce qui est de l'autorité, il estime qu'il n'y a guère antinomie entre
elle et la démocratie. Le seul critère qui la justifie est le consentement : les procédures
pour le constater peuvent varier, ce qui importe est que les personnes placées sous
ladite autorité reconnaissent sa légitimité et acceptent de s'y soumettre librement,
volontairement et consciemment. L'autorité sera d'autant plus démocratique "qu'elle
232

pourra davantage se passer de la force brutale ou même légale.", ne dépendant plus
que de cet assentiment général. C'est ce qui amène Sangnier à avancer la proposition
assez audacieuse en ces temps de lutte anticléricale d'après laquelle "l'autorité d'un
supérieur de couvent est plus démocratique que celle d'un capitaine dans sa
compagnie." (P.G.S., 30).
2.9.6 Stratégie de démarcation : facteurs moraux et changement social
Le Sillon s'oppose à la collectivisation. Non par principe, mais par déduction
logique : c'est parce qu'il est immoral d'exiger le "communisme des femmes et des
enfants" alors que la société est structurée sur le noyau familial, qu'on ne peut, du
coup, imposer le "communisme des biens". De telles prétentions rendent le socialisme
"inadmissible". (S., 31), surtout lorsqu'il cherche à usurper la fonction que remplit la
religion dans la société. En outre, sur le terrain social, les sillonnistes ne peuvent
consentir à définir la situation en terme d'intérêts seulement et à penser comme option
inévitable le recours à la violence. Ils sont trop attachés à la vertu d'un idéal, pacifique
dans ses moyens, pour pouvoir résumer l'objectif de la lutte ouvrière à la réalisation
de ses revendications matérielles et à la conquête du pouvoir politique. En revanche,
ils se retrouvent dans l'exigence de justice et dans le sentiment que c'est au profit des
classes travailleuses et avec leur concours effectif et direct que le travail éducatif,
social et politique doit s'accomplir. De plus, le Sillon revendique la primauté d'une
réforme morale qualitative antérieure ou au moins parallèle aux réformes
économiques quantitatives qui visent à améliorer les conditions matérielles de la
classe ouvrière. C'est la raison pour laquelle le Sillon ne place pas, initialement, tous
ses espoirs dans une législation qui réglemente les droits et définit les interdits.
L'établissement de bonnes moeurs publiques exige, outre de bonnes lois, le
consentement de chacun à remplir un service civique au profit de la collectivité. (S.,
22).
Sangnier reproduit à l'envi ce lieu commun à propos du socialisme qui ne serait
qu'un vulgaire égoïsme de masse. Il reprend à son compte cette division entre un
socialisme qui n'aurait pour seule préoccupation que les stimulants matériels et le
christianisme qui apporte à la question sociale le souci de la dignité morale. Mais ce
discours formulé ainsi ne peut passer aisément sans aiguiser le soupçon. Sangnier
dément que cette priorité soit un prétexte pour repousser l'échéance de la révolution
sociale : les sillonnistes "ne redoutent pas la transformation économique qu'ils
233

appellent de tous leurs voeux parce qu'ils la jugent nécessaire." De la sorte, ne
déniant pas le terrain des revendications sociales, Sangnier est à même de reprocher
aux socialistes d'avoir une conception mutilée de la vie alors que les sillonnistes, au
contraire, demeurent "obstinément résolus (…) à considérer dans l'homme non
seulement des besoins matériels à contenter, mais aussi des appétits moraux à
comprendre, à affranchir, à satisfaire." (P.G.S., 272).
234

2.10 DÉSIGNER L'ADVERSAIRE
A l'origine, Sangnier commence son action avec la bénédiction de l'Église, alors
qu'à gauche, il suscite les soupçons de ceux qui flairent un endoctrinement et une
embrigadement par la ruse. Tout entier dévoué à cette oeuvre de formation et
d'éducation sociale du peuple, soucieux d'unanimisme, Sangnier ne se connaît qu'un
ennemi. Il n'est pas identifiable par son groupe social d'appartenance ou par son
orientation religieuse ou idéologique : ce sont les sceptiques, les indifférents, qui lui
apparaissent plus redoutables que les opposants déclarés : "j'aime mieux celui qui
donne un coup de couteau que celui qui hausse les épaules." Lors du VIIe Congrès
national tenu en 1908, Jean-Sébastien Ouvret considère parmi ceux qui sont le plus
éloignés des idées du Sillon, outre "les réactionnaires" et "les sectaires", "les
égoïstes, les je m'en fichistes, les haineux et les vindicatifs de tous les partis, les
jouisseurs." (P.F., 162). L'adversaire idéologique confirme et stimule la poursuite de
l'action ; l'indifférent, lui, désarme toute bonne volonté. Sangnier enjoint ses militants
de travailler de ne pas se tromper de cible : "je vous en supplie, camarades, luttez
contre les indifférents ; allez-les réveiller, dans les bureaux, dans les ateliers, dans les
facultés, à la caserne, partout!" (D.I, 185). C'est "le véritable ennemi" (D.I, 363).
C'est une manière d'esquiver la désignation des adversaires anti-cléricaux dont, par
ailleurs, Sangnier recherche le concours sur le terrain social et politique. Il entend
pratiquer à leur égard, autant que faire se peut, un discours d'alliance. Il cherche, en
dépit de tout ce qui peut objectivement les séparer les uns des autres, à créer et
maintenir un lien à partir de ce qui peut les réunir. Sangnier cherche à creuser des
voies de rapprochement entre catholiques et républicains. Elles exigent, de part et
d'autre, des concessions tactiques, des révisions stratégiques. La création du Sillon
procède même de cette révision stratégique : elle témoigne de l'adhésion de jeunes
catholiques à la démocratie, lesquels agissent de la sorte non malgré leur appartenance
religieuse mais sous son impulsion et la signification sociale qu'il lui attribue. C'est
moins une conviction théoriquement arrêtée qu'une intuition profonde de leur parenté
fondamentale. Ce choix, Sangnier le précise maintes fois, n'est pas un choix de
convenance, un accommodement de raison, une option pragmatique prise en dernier
recours, mais bien une adhésion enthousiaste. Concernant les concessions tactiques,
on discerne dans le discours sillonniste une volonté délibérée de manier avec
prudence la désignation des Républicains radicaux et des socialistes comme
232

adversaires, en dépit de leur engagement farouchement anti-clérical, sinon antireligieux.
Sangnier limite au minimum le répertoire des expressions péjoratives pour
désigner l'adversaire et se contente de formules atténuées, ce qui, en tant que tel,
contraste déjà fortement avec la violence de la parole pamphlétaire et polémique en
vigueur à cette même époque en milieu catholique mobilisé pleinement dans la
dénonciation du "complot judéo-maçonnique". Et tout d'abord, il est remarquable que
Sangnier emploie l'expression au pluriel : "les ennemis" "les adversaires" plutôt que
"l'ennemi" ou "l'adversaire", à la fois parce qu'ils étaient d'horizons divers mais aussi
pour ne pas suggérer l'idée d'une unité de groupe que le singulier rend mieux. Georges
Renard constate qu'au Sillon la disposition d'esprit "porte à voir dans les adversaires
des trompés plutôt que des trompeurs, et à respecter la sincérité de leurs convictions
tout en combattant l'erreur de leurs doctrines." (G.R.1, 9).
Un des procédés employés par Sangnier consiste à se contenter des
dénominations officielles et usuelles, à les employer tel quel sans les rehausser de
qualificatifs qui n'auraient pu être que péjoratifs : "Francs-Maçons" (S., 24), "La
Franc-Maçonnerie", "les socialistes"; parfois, il les désigne de "Jacobins",
d'"anticléricaux" (D.I, 316; D.I, 496-497), deux termes qui, dans le vocabulaire
politique des catholiques, ont une nuance péjorative indéniable, mais qui reste
mineure, du fait que la dénotation est liée à une référence historique dans le premier
cas, et à une position qui peut être objectivement définie comme telle, dans le second.
Lorsqu'il emploie des substantifs ou des qualificatifs dévalorisants, ceux-ci
expriment une franche réprobation sans être jamais ni insultants ni diffamants. Le plus
fréquent est "sectaire" : "sectaires et brouillons" (D.I, 129; S., 24, 152), "sectaires
anticléricaux" (P.G.S., 64), "sectaires haineux" (S., 159), "théoriciens aveugles et
sectaires" (D.I, 263). Seul, "une bande de sectaires" (P.G.S., 15) rend compte du
souci de montrer qu'ils ne sont guère représentatifs de tout le camp républicain.
Sangnier récupère à son profit l'insulte majeure dans le discours contrerévolutionnaire
- celle de "Jacobins" 111 : il dénonce les "Jacobins sectaires" (P.G.S.,
103),), "l'odieux et mesquin sectarisme des Jacobins" (P.G.S., 79), "le jacobinisme
clérical" (S., 153) et "la dictature jacobine". (S., 159). Le terme véhicule bien le
reproche fait aux Républicains d'agir en fonction de considérations étroites et de
111
Sur les ingrédients du jacobinisme et l'usage laudatif et polémique du terme, on consultera
l'excellente étude de Mona Ozouf, " 'Jacobin' fortune et infortunes d'un mot", L'Ecole de la France
233

s'aliéner, par une position anti-cléricale devenue le pivot de sa politique effective, une
partie de la population catholique, laquelle aurait pu, en d'autres circonstances, élargir
l'assise du régime républicain. Sangnier retourne aux socialistes l'argument de l'utopie
et de l'intellectualisme désséché : ils sont "utopistes ou rêveurs" (D.I, 129) ou
"démocrates en chambre" (D.I, 134). Parfois, le ton monte : "faux démocrates" (D.I,
317), "Libre-Pensée boiteuse et imbécile" (D.I, 366), "hommes de désordre".
Mais du fait que ces adversaires sont destinés à évoluer grâce à l'action du
Sillon et à sa capacité de persuasion, après avoir effectué une métamorphose dans leur
rapport au catholicisme, Sangnier, en prévision de cette époque bienheureuse,
dispense ça et là quelques formules constructives qui, au demeurant, correspondent à
sa démarche délibérée d'entrisme. Au niveau des objectifs, il déclare au nom du
Sillon: "nous ne nous groupons pas pour combattre le socialisme (…). Nous ne
voulons pas détruire le socialisme, nous voulons l'assainir, le transformer, l'absorber
dans le grand mouvement de la démocratie française." (D.I, 320); au niveau des
moyens : "nous tenons à être les moins sectaires des hommes, à respecter le plus
possible les sentiments divergents, les opinions qui sont, dans bien des cas, le fruit
d'une expérience où se cachent quelques réalités que nous n'avons peut-être pas
découvertes encore nous-mêmes. Il faut enrichir nos idées et nos doctrines de
l'expérience des autres. Il est excellent de lutter avec des adversaires de toute espèce.
(…) Nous avons pu mettre à profit le travail, l'expérience intellectuelle et sociale de
nos adversaires. C'est de la sorte que nous avons vraiment une collaboration et non
pas une lutte stupide et insensée." (D.I, 322-323).
Les options philosophiques et spirituelles assumées par des forces qui se
déclarent athées ou francs-maçons, pour autant qu'elles posent problème au Sillon, ne
sauraient déterminer a priori la nature morale des actes commis par ceux qui s'en
réclament. On n'est pas mauvais par essence en fonction de ses choix spirituels. C'est
une question d'honnêteté : "Alors même qu'un Franc-Maçon ferait quelque chose de
bien, nous aurions le devoir de le proclamer" (D.I, 405), déclare Sangnier à propos
d'une initiative de paix du président américain Théodore Roosevelt dont il est
informé, grâce à une intervention surgie de la salle, qu'il est Franc-maçon. Cet effort
de Sangnier de réduire la tension est affaire de conviction : c'est agir en chrétien que
d'"aimer nos ennemis plus qu'ils ne nous détestent" (P.G.S., 69). C'est aussi chez
Essais sur la Révolution, l'utopie et l'enseignement, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des
Histoires", 1989, p. 74-90.
234

Sangnier une technique de persuasion : il s'efforce de rechercher les points de
convergence, de tirer des objections, non les arguments qui attisent le conflit et
agrandissent le fossé, mais les éléments positifs sur lesquels un consensus même ténu
peut être établi. Répondant à la thèse selon laquelle la crainte de Dieu est le moteur de
la foi, Sangnier commente : "s'il n'y a que la crainte de Dieu - je reprends les paroles
du camarade Libertad - qui nous arrête, nous sommes des hommes faibles ; il faut
que nous aimions la beauté parce que c'est beau, la justice, parce que c'est juste."
Sangnier récupère la parole de l'adversaire: "L'interrupteur de tout à l'heure devient
presque un confirmateur." (D.I., 329).
Cet adversaire dont Sangnier se garde bien de ne le jamais considérer comme un
ennemi, voilà qu'il n'est plus tout à fait l'adversaire principal. Et pour cause, c'est que
la stratégie sillonniste commence à porter ses fruits. Sangnier ne renonce pas à
désigner les socialistes de sectaires si ce n'est qu'au lieu d'être une qualification
générale, le terme finit par renvoyer à une définition restrictive : non aux socialistes
en général, mais parmi eux ceux qui ont choisi de mener le combat anticlérical
jusqu'au bout. L'emploi du vocable "anticléricaux" répond à cette même tentative de
limiter les dégâts : on les désigne pour ce qu'ils sont, sans l'associer explicitement à
leur appartenance partisane. De son côté, la réaction catholique (au double sens du
terme) ne tarde pas à se faire entendre par la voix de l'abbé Barbier chargé de réunir
contre le Sillon toutes les charges démontrant son hérésie. Au fur et à mesure que la
pression catholique se fait plus franche et insistante, que les portes des séminaires de
formation de jeunes prêtres sont fermées au Sillon et à ses publications, que les mises
en garde de l'Episcopat se multiplient, les intimidations, Sangnier accroît son action
avec des éléments non catholiques : "s'il se trouve maintenant que des protestants,
que des libres-penseurs approuvent telles de nos attitudes et jugent à propos de
travailler avec nous sur un terrain déterminé, pour une oeuvre spéciale, contre la
pornographie ou contre l'alcoolisme, nous ne refuserons pas la main qu'ils nous
tendent." (P.G.S., 89). Mais ce n'est qu'une première étape qui mène naturellement à
une suivante bien plus significative à partir de laquelle il est possible d'envisager une
formalisation des rapports entretenus "si (ces non-catholiques) conçoivent vraiment la
Démocratie comme nous, si constamment nous les retrouvons à côté de nous pour
combattre le même combat" (P.G.S., 90). L'objectif est en bonne voie d'être atteint ou
235

plus exactement rectifié : des "volontés convergentes" existent. 112 Autrement dit,
Sangnier ne parvient pas à faire basculer l'opinion radicale et socialiste et à persuader
leurs dirigeants d'apaiser leur fougue anticléricale. Mais voilà, la poursuite de cette
politique n'empêche pas par ailleurs que sur d'autres terrains essentiellement
politiques et sociaux d'oeuvrer ensemble (cf. S., 32) ; si la réconciliation espérée est
un échec, il reste cet acquis non négligeable d'une convergence relative, qui pose à
Sangnier et au Sillon un dilemme réel : continuer d'oeuvrer dans ce sens de la
convergence en transformant le Sillon en "Plus grand Sillon", ou bien renoncer à ce
fragile acquis et se replier sur une coalition catholique de défense à propos des
congrégations, des inventaires, de la Séparation. Sangnier tranche pour la première
solution. Elle présente, malgré les contradictions, des perspectives d'avenir, des voies
potentiellement créatrices et inédites, alors que la seconde est, par rapport aux
aspirations originelles de Sangnier, une régression, voire la débacle de toute sa
stratégie. Certains catholiques ne désarment pas. Il devient clair pour Sangnier que ce
sont ces "méchants exemplaires" qui sont les plus violemment hostiles au Sillon, et
portent, du même coup, le plus grand tort au Christ et à ses enseignements. (E.D.,
237). En dépit des concessions qu'il a pu faire en leur direction, Sangnier finit par
admettre qu'il y a dans leur opposition quelque chose d'irréductible qui touche à une
différence de conception en matière religieuse. Sangnier se résoud à riposter. Il
consacre, en 1905, un chapitre de son nouveau livre à dénoncer les agissements et les
doctrines des catholiques qui prennent part à cette campagne anti-sillonniste et les
désigne par une expression qui ne souffre aucune ambiguïté : "les ennemis intérieurs
du catholicisme" (E.D., 210, 214, 215, 217, 218). Sangnier n'y va pas de main-morte :
ce ne sont pas seulement des ennemis du Sillon, mais du catholicisme, ni plus ni
moins. La formule est d'autant plus significative que si elle laisse suggérer qu'il existe,
d'une manière symétrique, des "ennemis extérieurs du catholicisme", nulle part dans
l'oeuvre de Sangnier comme dans les écrits du Sillon, on ne trouve nommément cette
expression complémentaire de la première. Aux yeux de Sangnier qui doit affronter
cette hostilité déclarée surgie de l'intérieur, "les défauts et les fautes des catholiques
nous blessent bien plus gravement que ceux des libres-penseurs ou des anticléricaux."
(P.G.S., 165). Ils deviennent désormais bien plus redoutables que les ennemis de
l'extérieur. Ce n'est pas que le Sillon manque d'adversaires côté républicain et
112
Le terme est d'un pasteur protestant Edouard Soulier et figure dans un article publié dans L'Eveil
démocratique, l'hebdomadaire du Sillon. (cf. P.G.S., 90-91.)
236

socialiste, mais outre qu'on distingue entre les sectaires et "les adversaires de bonne
foi" (S., 30, P.G.S., 4) crédités, comme on voit, d'un titre flatteur et réconciliateur, on
prétend riposter à leurs attaques, même s'il est vrai qu'on ne s'y tient pas toujours, par
des paroles d'amour. En revanche, il dénonce les nationalistes comme des
"réactionnaires impénitents" (P.G.S., 64). Sangnier en fait une recension exhaustive :
"les royalistes de l'Action Française, les Jaunes, les politiciens de la Réaction, les
Nouvellistes" ; non contents de les nommer un par un, il les voit comme une "hurlante
coalition", "la troupe méchante des envieux" (P.G.S., 25) qui fait alliance avec les
catholiques du même acabit.
Sangnier découvre par la polémique engagée contre lui par les catholiques
intransigeants que la distinction croyants/non-croyants n'est plus opératoire.
2.11 DIRE LA DÉMOCRATIE
La contribution essentielle de Marc Sangnier a été de modifier la perception
négative de la démocratie et de la République en milieu catholique, à un moment où
celui-ci se crispe sur ces certitudes. Quelle que soit l'appréciation que l'on puisse avoir
du succès relatif de son entreprise et de ses limites, Sangnier se distingue par l'effort
entrepris pour socialiser la jeunese catholique dans ce nouvel esprit, et ce à l'époque la
moins propice qui puisse s'imaginer. Cette socialisation, dans l'esprit de Sangnier,
passait par plusieurs expériences et pratiques : la rencontre de jeunes bourgeois
catholiques avec de jeunes ouvriers pour aller à la découverte de leurs besoins et de
leurs aspirations; l'affrontement idéologique sur le terrain - universités, quartiers
ouvriers, meetings - avec les adversaires de droite et de gauche hostiles à cette
aventure inédite qu'ils récusaient; enfin, un travail interne de diffusion et
d'apprentissage de l'idéal sillonniste. C'est dans ce dernier type d'activités que s'est
joué cet aspect de l'oeuvre du Sillon consistant à intégrer, intérioriser le vocabulaire
politique démocratique adéquat. Le changement espéré des représentations de la
religion catholique en milieu républicain était parallèlement doublé par un travail
analogue en milieu sillonniste des représentations de la démocratie et de la
République. Le terme était un mot-repoussoir, ni plus ni moins qu'une des erreurs du
modernisme recensées par le pape Pie IX dans son Syllabus errorum. L'acclimater
signifiait donc d'abord et avant toute chose, l'employer. Or, on constate que les deux
termes, considérés isolément, ne jouissent pas du même statut, du même prestige.
237

Aussi ne sont-ils pas interchangeables : on ne se dit pas au Sillon "républicain" avec
la même aisance que l'on se dit démocrate, on n'est pas dévoué à la République
comme on l'est à la démocratie. Il semble qu'une division du sens ait été établie entre
les deux vocables : à l'un, l'idée sinon l'idéal ; à l'autre la pratique, sinon la caricature
et la déformation. Dans le cadre de cette distinction, la république se voit chargée de
tous les vices et de tous les défauts qu'en tant que catholique on est tenté de lui
imputer, eu égard à sa politique religieuse, mais aussi aux scandales et aux divisions
qui s'exhibent sur l'arène parlementaire. La république subissant les éclaboussures -
mais non les foudres - du Sillon, la démocratie peut ressortir indemne, préservée de
toute scorie et de toute dépréciation, brandie comme un idéal pur et immaculé.
Question d'histoire, question de mémoire : la république n'est pas qu'un concept
abstrait désignant une organisation des pouvoirs, un régime de gestion du politique,
elle est sous le nom de République le terme générique des revendications des
révolutionnaires et de leurs héritiers, elle est enfin, la troisième du nom, la
dénomination du régime en place. De plus, la république est pris dans un sens
exclusivement politique, d'où la tentation de ne pas se l'approprier, puisque le Sillon
prétend demeurer en dehors du terrain politique. L'emploi du terme de "république"
aurait été contre-productif puisqu'il s'agissait moins au Sillon de légitimer
religieusement un régime politique existant que de concevoir une intervention
publique en-dehors du champ politique, étatique, parlementaire et partisan. La
démocratie jouit d'une plus grande latitude définitionnelle et peut être étendue à des
domaines qui touchent à la vie publique, à la chose publique, à la res publica mais qui
ne sont pas directement institutionnels et politiciens. Sa mémoire est aussi moins
encombrée. Enfin, Sangnier s'est inscrit, au départ, dans cette nébuleuse chrétienne
qui a adopté le terme de démocratie tout en se gardant bien d'employer celui de
république, en dépit de la consigne pontificale en faveur du Ralliement. Pour toutes
ces raisons, la notion de "démocratie" est privilégiée. Elle jouit même souvent de la
majuscule (D.I, 262) pour souligner qu'elle a la grandeur de l'idéal alors que le terme
de "république" augmenté d'une majuscule n'apparaît que pour désigner le nom
officiel du pays ("République française", cf. D.I, 263). Même lorsque les deux termes
sont synonymes, une nuance indique où va la préférence la plus nette de Sangnier :
"la République n'existe pas en France ; la démocratie, elle est encore à faire." (D.I,
305). Au lieu d'une anaphore, Sangnier incline pour le terme de substitution pour
lequel il a une inclination évidente : le vocable "république" n'apparaît dans le titre
238

d'aucune publication, contrairement à celui de "démocratie". Après le choix d'une
métaphore ambiguë - Le Sillon - (sur lequel nous reviendrons à la fin de cette partie),
on est plus enclin à adopter ouvertement le terme de "démocratie" : c'est le nom du
quotidien paru entre 1911 et 1914, après avoir été celui de l'hebdomadaire L'Eveil
démocratique. Ce n'est qu'avec le passage à une orientation ouvertement politique,
consécutive à la condamnation pontificale, que Sangnier procède à une clarification
définitive du rapport à la République, l'intégrant jusque dans la dénomination de la
nouvelle mouture du Sillon baptisée "Jeune République". Le tournant s'opère déjà
quelques années avant : sans encore supplanter celui de "démocratie", il est
progressivement intégré sans connotation péjorative ou réserve d'aucune sorte, à partir
de 1905, avec la tentative du "Plus grand Sillon". Le terme apparaît couplé avec celui
de "démocratie", les deux ornés d'une majuscule : "nous aimons la République et la
Démocratie" (P.G.S., 128; 136), déclare Sangnier en toute simplicité.
On ne saurait toutefois épuiser l'analyse par la constatation de cette distinction
d'emploi quantitative inégale suivi de sa réception progressive qui se traduit
chronologiquement par le passage du "Sillon" à "La Démocratie" puis à la "Jeune
République", indicatif d'une clarification qui s'est faite par étapes, non seulement par
évolution interne, mais aussi par le fait des pressions extérieures. L'emploi du mot
"démocratie" est, en tant que tel, une percée, une pénétration d'une importance
historique indéniable par rapport à l'ostracisme et à la censure catholique résistant à
cette réception. Mais cela reste insuffisant : une analyse plus approfondie exige de
regarder du côté de l'environnement dans lequel apparaissent et sont insérées les
occurences des vocables "démocratie" et "république". Il convient donc d'étudier les
combinaisons lexicales établies à partir d'une structure récurrente fondée sur
l'association entre le terme "démocratie" et un adjectif qui suit et vient le qualifier. Ce
n'est pas seulement un problème linguistique : un enjeu idéologique se noue autour de
ces combinaisons diverses qui peuvent atténuer ou accentuer la portée de la notion
employée. S'agit-il pour Sangnier d'infléchir la "démocratie" par un qualificatif
consciencieusement pesé pour mieux faciliter son intégration en milieu catholique, d'y
introduire une nuance correctrice analogue à ce que nous véhiculons lorsque nous
employons la formule "oui, mais", en vue de rectifier la représentation préconstruite
du terme ? Ou bien s'agit-il de faire irruption, de contester le monopole radical et
socialiste en la matière, de proposer d'autres déterminatifs qui se substitueraient à
239

l'hégémonie pour faire entendre sa voix singulière, autrement dit, de prendre part à cet
enjeu symbolique autour de la dénomination de l'objet ?
Un adjectif qualificatif introduit dans l'environnement où il est placé, une
modification. Cela peut être une modification à valeur informative, à valeur
explicative ou à valeur modalisatrice. Il s'agit, dans ce dernier cas, de véhiculer par ce
biais, l'intention du scripteur. Cela peut être également une combinaison des trois. A
quel type de relation qualificative avons-nous affaire ici ? Ce sont le plus souvent des
modalisateurs qui se partagent en deux grandes catégories : la première, de nature
laudative, inclut les qualificatifs qui représentent la démocratie idéalement conçue
dans l'esprit du Sillon; la seconde, de nature péjorative, ceux qui viennent définir la
démocratie réellement existante.
Dans cette première catégorie décrivant la démocratie idéale préconisée par le
Sillon, la combinaison la plus fréquente est la plus floue : "démocratie véritable",
"véritable démocratie" (D.I, 117, 188, 354; D.II, 9; P.G.S., 8, 160). Le syntagme a une
valeur assertive forte, mais possède une valeur informative et descriptive faible sinon
nulle. Elle mobilise essentiellement un implicite qui laisse entendre que la démocratie
existante est une imposture, une mystification, une version faussée. En insistant sur
son aspect véritable, Sangnier appelle les militants à ne pas tenir compte de ce qu'elle
incarne réellement, à ne pas désespérer de son amélioration future. Sangnier invite les
catholiques à ne pas voir dans ces contrefaçons la vérité de la démocratie que son
projet seul détient. Ces implicites péjoratifs ressortent également de tous les autres
qualificatifs qui apportent une information un peu plus précise. Sangnier appelle à
l'établissement d'une démocratie consciente (D.I, 274), intégrale (D.I, 356),
fraternelle (P.G.S., 152), sincère et fraternelle (D.I, 277), libre et fraternelle (D.I,
500; E.D., 132), organisée, hiérachisée (D.I, 122; P.G.S., 193, E.D., 186) et
organique (E.D., 87, 173, 186), suggérant, de la sorte, que son référent empirique en
est aux antipodes et ne serait qu'une démocratie partielle, haineuse, hypocrite,
enchaînée, désorganisée, anarchique et artificielle. Il convient ici d'établir une
subdivision. Pour être tous laudatifs, ces qualificatifs ne visent pas les mêmes
auditoires et n'ont pas le même statut : une démocratie "consciente", "sincère", "libre"
et "fraternelle" ne peut être proposée qu'à ceux qui soutiennent la démocratie par
principe et souhaitent son perfectionnement dans la fidélité réaffirmée à ses valeurs
initiales. Il s'agit, qualitativement et quantitativement, de la vouloir plus libre, plus
fraternelle encore qu'elle ne l'est. Ces précisions qualificatives se rapportent au même
240

éférent, sans prétendre construire un autre modèle. Inversement, lorsque Sangnier
préconise une démocratie "organique", "organisée", "hiérachisée", "intégrale", il
cherche à rééquilibrer le référent "démocratie" par des déterminants correctifs dont le
vocabulaire est emprunté aux ennemis de la démocratie qui devraient y trouver de
quoi être rassuré. Ici, le supplément d'information apporté par l'adjectif altère le
référent, et "crée avec le nom-support une notion plus sélective que celle exprimée par
le nom seul." 113 Il ne s'agit pas de qualifier la démocratie mais de la re-déterminer à
partir d'autres critères qui lui sont plus ou moins étrangers. C'est une autre version de
la démocratie qui est ici suggérée : un changement de démocratie et non une
correction à son fonctionnement. Toutefois, ces associations, "démocratie intégrale",
"démocratie hiérachisée", ne sont pas devenues dans le vocabulaire du Sillon des
combinaisons durables et stables, des syntagmes de substitution destinés à une
réutilisation massive dans les rangs du Sillon, l'expression figée d'un nouveau
consensus. Elles relèvent plutôt, comme nous l'avons montré par d'autres exemples,
d'une tactique de concession contingente et transitoire.
Nous trouvons une confirmation indirecte de notre hypothèse dans le fait qu'il
est un syntagme dont l'adjectif détermine clairement le référent et auquel, de surcroît,
on tend à intégrer le Sillon de Sangnier : c'est la notion de "démocratie chrétienne". Le
paradoxe a de quoi stupéfier : Sangnier s'abstient consciencieusement de l'employer
pour qualifier le projet démocratique du Sillon. N'est-il pas hautement significatif que
lorsqu'il y consent, c'est toujours pour la récuser : "la démocratie dont le Sillon
poursuit la réalisation ne se confond pas avec la Démocratie chrétienne". (S., 26, 69)
En présence de Jules Guesde et d'un auditoire socialiste, il corrige à peine sa position :
"Démocrates chrétiens, nous le sommes comme tous les catholiques qui s'occupent
d'action populaire. Mais jeunes démocrates français du XXe siècle, nous avons une
conception très nette de la démocratie républicaine et nous voulons travailler à réaliser
l'idéal que nous avons conçu dans notre indépendance de citoyens" (D.I, 349; P.G.S.,
121-123, 287). Autrement dit, la démocratie chrétienne est devenu un concept trop
général, trop compréhensif, depuis que Léon XIII, dans son encyclique Graves de
communi de 1901 l'a définie comme "l'action bienfaisante du christianisme dans les
milieux populaires", et que Pie X l'a reprise dans son Motu Proprio en 1905. Vidée de
son sens à force d'avoir été réduite à son plus petit dénominateur commun, elle tend à
113
Marie-Anne Paveau, "Démocratie en poche", Mots n°59, juin 1999, p. 82.
241

ouiller la singularité du Sillon et la nature substantielle et distincte de son
engagement pour la démocratie et de sa quête de rapprochement avec les forces
sociales et politiques qui se déclarent démocratiques. Elle présente un caractère
limitatif perçu comme une entrave potentielle à la liberté et l'indépendance de
recherche que le Sillon revendique, rétablissant auprès des républicains le fantasme
d'une dépendance inévitable à l'égard de l'autorité religieuse. Il est à noter que pour
éviter l'ambiguïté, Sangnier se range du côté de la "jeune démocratie" plutôt que du
côté de la "démocratie chrétienne" et préfère que le Sillon soit perçu comme un
rassemblement de "jeunes démocrates français" que d'être exclusivement annexé aux
"démocrates chrétiens". Entre ces deux cercles d'appartenance, le choix du Sillon est
fait.
Sangnier retracera l'histoire de cette clarification pontificale dans un article
intitulé La "Démocratie chrétienne" (E.D., 134-145). Il y rapporte les étapes
successives, multiplie les citations tirées des sources d'époque. Il fait, une fois n'est
pas coutume, oeuvre documentaire succinte. S'il s'abstient d'exprimer ses réserves sur
la réduction de la démocratie chrétienne à son plus petit dénominateur commun, c'est
que le pape s'est prononcé en ce sens et qu'il est infaillible. Vidé de son sens, le terme
de "démocratie", tel que le pape l'a interprété, a régressé en signification politique. Il y
a gagné en diffusion, en extension et surtout en légitimité : plus personne ne peut s'y
soustraire, tout catholique est virtuellement démocrate chrétien : "Il n'est donc plus
loisible de refuser d'être démocrate chrétien." (E.D., 140-141).
La deuxième catégorie d'adjectifs ont un sens explicitement péjoratif. Sangnier
livre ses critiques à la démocratie réellement existante : démocratie incohérente et
ridicule, ballotée au vent de toute²s les passions, démocratie atténuée, édulcorée (D.I,
261). Ces qualificatifs-là ne remettent pas en cause le principe de la démocratie en
tant que tel, mais dénoncent ses lacunes. Sangnier emploie également des épithètes
péjoratives dans le cadre d'un discours rapporté : "mais on dira, camarades, vous
voulez donc faire en France une démocratie cléricale, confessionnelle, la "république
des curés", comme disent certains journaux qui se croient très malins." Sangnier
dément l'accusation vigoureusement : "J'avoue que, pour tenir un semblable langage,
il faut ne connaître ni notre esprit ni nos desseins." (D.I, 305).
On notera également des emplois qui apparaissent tautologiques : "démocratie
républicaine" (D.I, 321; 349), "république démocratique" (D.I, 189), encore qu'il ne
faut pas sous-estimer l'importance de cette combinaison, compte tenu de la réserve
242

soulignée plus haut à l'égard de la République qui se traduit par un banissement relatif
du terme, au moins dans les premières années du Sillon. Avec la conversion
progressive à l'action politique, la combinaison qui l'emporte est précisément celle de
"République démocratique" (A.S., 51; P.G.S., 134, 150, 154, 202, 271, 293, 305).
Sangnier est plus cohérent avec l'emploi de l'adjectif : il reprend les mots-clés
du Sillon déjà dotés d'une connotation positive indiscutable parmi les sillonnistes pour
en faire bénéficier l'adjectif "démocratique" qui les suit. Sangnier tend élargir, voire à
faire éclater la définition trop strictement politique du terme. Il est une "oeuvre"
(P.G.S., IV, 157, 301) une "action" (E.D., 120), un "esprit" (P.G.S., 7, 245; S., 68),
une "éducation" (D.I, 356; E.D., 150; P.G.S., 6, 7; S., 96), un "labeur" (E.D., 93;
P.G.S., 198), une "ardeur" (P.G.S., 135), une "énergie" (P.G.S., 7), un "dévouement"
(P.G.S., 7), un "effort" (E.D., 152; P.G.S., 292), un "travail" (P.G.S., 251), une
"tâche" (P.G.S., 12), une "vie" (D.I, 263), une "renaissance" (P.G.S., 96) des "vertus"
(D.I, 323) et des "rêves" (D.I, 374) démocratique(s) ; l'évolution du vocabulaire
sillonniste se traduit par des emplois qui sont déjà plus conformes, plus
conventionnels par rapport au langage politique courant : il est question d'une "élite"
(P.G.S., 14, 20), d'une "société" (P.G.S., 18), d'une "solution" (P.G.S., 241), d'une
"propagande" (P.G.S., 246), d'une "politique étrangère" (D. I, 428) et de "réformes"
(S., 153) démocratiques. Pour ce qui est de la république dont on a souligné que
l'utilisation était restreinte, notons cependant "la République large et ouverte à tous."
(D.I, 188).
Quant aux sillonnistes, Sangnier les définit comme de "vrais et ardents
démocrates" (D.I, 323) ou comme "de bons ouvriers de la démocratie" (D.I, 321). Du
fait que la démocratie est incomplète, imparfaite, lacunaire, et non à cause des aléas
de la politique, de la difficulté inhérente à l'action politique et sa capacité relative de
traduire les idées et les aspirations dans les faits, mais parce qu'elle est privée du
concours des catholiques, la démocratie n'est pas seulement dans le discours de
Sangnier le sujet généralement suivi du verbe être (la démocratie "est" ou "n'est
pas" 114 ), mais un complément d'objet direct. Le sujet de la phrase est alors "les
sillonnistes" ou le "nous" qui les désigne, investis de la responsabilité ultime : c'est à
eux qu'incombent le devoir et le pouvoir de "faire" (D.I, 321, P.G.S., 35, S. 32, 66,
114
Il y a un cas où elle est rapportée à des verbes qui la personnifient, voire la mythifient : "elle se lève
cette Démocratie, lentement, s'imposant petit à petit ; elle traverse bien des crises, bien des périls, elle
essuie bien des déboires, mais il faut qu'elle arrive." (D.I, 262).
243

193), d'"organiser" (D.I, 319, 345; S., 66), de "développer" (D.I, 321), de "préparer"
(E.D., 79), de "réaliser" la démocratie (P.G.S., 35, 207), de "faire la république" (D.I,
317). C'est l'expression la plus manifeste du trait le plus caractéristique que Sangnier
entend imprimer à son mouvement : le volontarisme. Elle dit implicitement qu'en
l'état, la démocratie existante est loin de répondre aux attentes des sillonnistes. Le
verbe est plus ferme : il faut "défendre", "sauver", "élever", "discipliner" la
République (E.D., 19, 285); ou plus nuancé, et il faut alors "la rendre bonne,
généreuse, utile et féconde." (E.D., 19). Cette distance entre l'idéal et le réel est tenue
à la fois pour une donnée inévitable qui s'impose toutes les fois que l'homme tente de
faire passer une idée du rêve à la réalité : aussi peut-elle bien être présentement
"chaotique, anarchique et tyrannique tout à la fois" pourvu qu'il soit possible de la
rendre "non certes parfaite - la perfection n'étant pas de ce monde", mais, au moins, de
la perfectionner, de la faire, grâce au concours du Sillon, "harmonieuse et fraternelle
(…) vraiment originale et forte" (P.G.S., 18) ; les sillonnistes sont, en effet,
convaincus que l'état du système ne relève pas d'un vice de forme de la démocratie en
tant que tel, mais résulte du fait que celle-ci reste encore privée de l'aliment chrétien.
Il est vrai que les circonstances politiques du moment contraignaient Sangnier à
exprimer quelque réserve, quelque nuance, même si jamais il ne s'est laissé aller à
suggérer que cet écart avec l'idéal justifie de remettre en cause l'attachement à la
démocratie. Celui-ci est acquis d'avance et pour pallier à cette réalité déceptive,
Sangnier ne manque pas à plusieurs reprises de déclarer tout net en son nom et au
nom du Sillon une inclination affective inconditionnelle : "ils aiment la Démocratie
d'un amour véritable et conscient" (P.G.S., 203), "nous aimons la Démocratie avec
prédilection" (P.G.S., 227; cf. aussi 128) ainsi que la République. (cf. E.D., 18).
2.12 VERS LA SYNTHÈSE : CATHOLIQUE ET DÉMOCRATE
Le Sillon a tenté une opération particulièrement délicate : associer les
catholiques à la démocratie, associer les démocrates au catholicisme. Cette évolution
impliquait un changement mutuel des représentations que chaque camp se faisait de
l'idéal de l'autre. Cette opération n'était pas seulement destinée aux forces publiques
existantes, lesquelles réagissaient mollement tant le refus de la religion était un dogme
244

à gauche et le refus de la démocratie un dogme à droite. Elle concernait également les
militants du Sillon qui devaient au cours de leur socialisation à l'intérieur du Sillon
coupler leur catholicisme à une idée sillonniste de la la démocratie. Or, quand bien
même Sangnier, pour défendre son autonomie, réclamait le respect de la distinction
entre le spirituel et le temporel pour légitimer son indépendance d'action, toute sa
conception reposait sur l'idée d'une fécondation mutuelle, pour reprendre un de ses
termes favoris, c'est-à-dire l'imbrication de ces principes entre lesquels Sangnier pose
une parenté. Or, cette quête de la réconciliation entre la démocratie et la foi, entre la
République et l'Eglise n'est pas seulement une finalité idéologique explicitement
revendiquée par le Sillon. Cette alliance se projette dans le langage sillonniste par
l'association des deux registres catholique et démocratique en vue de la synthèse
souhaitée. Nous avons vu qu'elle permettait, en particulier, cet effort à l'oeuvre dans la
double tentative de faire absorber un contenu problématique et controversé en
l'associant à une catégorie familière et connue (schématiquement, la démocratie,
problématique pour les chrétiens n'est rien qu'un rêve chrétien et, réciproquement, le
christianisme n'est rien qu'une force sociale démocratique). Cette recherche de
synthèse a ceci de remarquable qu'outre son aspect idéologique et programmatique,
elle s'inscrit dans la matérialité même du texte. Plusieurs procédés l'illustrent. Le
premier a pour fonction de positionner le discours du Sillon comme celui de la
"troisième voie", située entre les extrêmes. Sangnier assume volontiers cette position
intermédiaire pour situer le Sillon : "La droite l'écrase, la gauche l'étouffe". "Nous
sommes bousculés dans tous les camps" (D.I, 352; cf. aussi S., 69), reconnaît Sangnier
dans un souci évident de dramatiser la position précaire du Sillon. "[R]aillés par les
uns, conspués par les autres" (D.I, 164; cf. aussi E.D., 13; P.G.S., 64), "pressés" et
"attaqués à droite comme à gauche" (E.D., 193, 194; A.S., 151), les sillonnistes
doivent faire front entre les "haines anticléricales" et les "haines rétrogrades de
droite" (D.I, 263), "les injures grossières de gauche" et "les insinuations
malveillantes de droite" (N.S., 177), "la malice des sectaires, mais aussi les fautes de
trop de catholiques" (E.D., 230), entre "ceux qui ont peur [de la Démocratie], qui la
repoussent sans la comprendre, et ceux qui l'accaparent, l'exploitent semblant avoir à
coeur de la rendre impossible et haïssable." (A.S., 29) ; "contre nous", dit-il encore,
"les partisans de l'Ancien Régime et les socialistes théoriciens", "les hommes d'ordre"
et "les journaux anticléricaux" (S., 57, cf. aussi P.G.S., 92). Cette position l'expose
aux critiques croisées des deux extrémités : "trop mystiques pour les uns, trop positifs
245

pour les autres", les sillonnistes se voient également reprochés "d'être trop
confessionnels ou de ne pas l'être assez." (S., 69).
Le second procédé consiste à emprunter la tournure "ni A …ni B…" indicative
de la distance équivalente à l'égard des positions jugées extrémistes tenues par les
forces dominantes entre lesquelles on désire se creuser une place. En matière
politique, la démocratie, dit Sangnier, ne sera réalisée "ni par une assemblée ni par
une encyclique du pape" (D.I, 378). En matière de patriotisme, il ne veut "ni du
nationalisme intégral, ni de l'humanitarisme" (D.I, 390). En matière de salut
politique, il ne se fie ni à la révolution sociale violente ni au coup d'Etat d'un homme
fort (cf. D.II, P.G.S., 189), et congédie, du même coup, les solutions qui prétendent
offrir une rédemption instantanée : "comme certains socialistes, le paradis terrestre
pour le lendemain matin ou, comme les monarchistes, le facile salut par le rappel
d'un roi en exil." (P.G.S., 13). En matière syndicale, il rejette tant les "syndicats
rouges" que les "syndicats jaunes". (P.G.S., 254). Pour ce qui est de l'Histoire de
France, il n'est de l'avis ni de ceux qui pensent que tout a commencé en 1789 ni de
ceux qui estiment, inversement, que tout s'est arrêté à cette date (cf. D.I, 204).
Essayant d'évaluer la contribution du Sillon, Sangnier s'en remet à la bonne et féconde
humilité qui a fait des sillonnistes "non d'arrogants créateurs ou d'inintelligents
restaurateurs." (E.D., 106), "ni boudeurs, ni révoltés, ni esclaves !" (N.S., 34). Par
rapport à cette gauche et cette droite entre lesquelles le Sillon est pris, il souligne son
indépendance en cela qu'il n'est porteur "ni de creuses utopies, ni de protestations
stériles." (E.D., 126), "se gardant ainsi des utopiques enthousiasmes et des résistances
égoïstes" (N.S., 82). Enfin, l'armée telle qu'elle lui apparaît au lendemain des crises
qui l'ont affectée, n'est "ni école d'abrutissement ni l'Arche sainte." (D.I, 412).
L'importance de ce procédé rhétorique d'exclusion mutuelle des extrêmes
permet à Sangnier de contourner le problème de l'imprécision des positions
sillonnistes. Sangnier le reconnaît volontiers : le Sillon "n'a pu se définir dans ses
doctrines qu'en s'opposant à ce qui n'est pas lui." (S., 4). Autrement dit, pour pallier
au caractère vague de ses doctrines, les doctrines existantes facilitent, au moins
partiellement, le positionnement du Sillon.
Enfin, le troisième procédé auquel Sangnier a recours, et qui, des trois, est à la
fois le plus simple et le plus original, consiste à rassembler deux notions tenues
généralement pour antithétiques, non plus pour légitimer l'un par l'autre dans le cadre
de ce que nous avons appelé la stratégie d'acclimatation, mais de légitimer l'un et
246

l'autre en les juxtaposant pour faire ressortir leur combinaison originale. Conscient de
la difficulté de réaliser leur alliance compte tenu de la réalité des antagonismes en
présence, Sangnier proclame leur convergence symbolique par leur rapprochement
dans une même phrase afin de souligner leur parenté intrinsèque et leur égalité
d'importance. Grammaticalement parlant, cette convergence est manifestée dans le
discours par la présence d'une conjonction de coordination : "Combattons pour le
Christ et pour le peuple!" s'exclame Sangnier (D.I, 114; cf. aussi S., 38), "pour
l'honneur du Christ et le bien du peuple" (S., 167), "pour le Christ et la liberté" (S.,
169; N.S., 50), pour "la réconciliation du siècle et de l'Eglise" (N.S., 10), le
rapprochement de "la pensée moderne et la foi" (N.S., 87), annulant, de la sorte, leur
opposition séculaire. 115 Qu'est-ce que le Sillon ? "Un puissant mouvement
démocratique animé du plus ardent esprit chrétien" (P.G.S., avant 63) qui "rassemble
notre foi chrétienne et nos aspirations démocratiques" (P.G.S., 77). Que sont les
sillonnistes ? "Une force ardemment et hardiment républicaine et démocratique en
même temps que passionnément éprise de l'idéal chrétien" (P.G.S., 84); un esprit
"fortifié au double contact des réalités démocratiques qui nous entourent et des
réalités chrétiennes qui remplissent le monde et notre coeur…" (E.D., 79) ; ou encore
des "hommes de tradition et des hommes de progrès" (S., 18), qui prétendent être de
bons chrétiens et de bons citoyens" (S., 128) ; et Sangnier un "Evangéliste (…)
ardemment et inflexiblement républicain" (N.S., 9). Sangnier ne se contente pas de
les agencer ensemble en essayant d'atténuer leur connotation respective ; il assume
leur caractère transgressif : ainsi lorsqu'il dit des sillonnistes qu'ils sont tout à la fois
"fils amoureusement soumis de l'Eglise, ardents pionniers de la République
démocratique", (P.G.S., 109), Sangnier est conscient de braver "l'intolérable
scandale" : "qu'il y ait en France des catholiques qui soient républicains, non par
tactique et résignation, mais bien sincèrement et par goût." (P.G.S., 121). Le travail
de Sangnier, au niveau de l'individu, présente cette conjonction si difficile à faire
admettre de deux convictions dont il ressent intimement la convergence de valeurs et
115
Il n'y a guère de subordination et de hiérarchie apparente entre les deux termes réunis par la
conjonction, à moins de considérer leur ordre d'apparition dans la phrase comme significatif d'une
priorité. Ainsi, pour s'en tenir à l'exemple mentionné ci-dessus, pour autant que la cause du Christ n'est
plus opposée à celle du peuple et vice-versa, pour aut ant que les deux causes doivent être harmonisées
et poursuivies simultanément (c'est tout le sens de la démarche du Sillon), il est probable que la cause
du Christ jouit d'une priorité normative, non en termes de combat à mener, mais en termes de lien
primordial, tel qu'il le confesse lui-même avec loyauté : "nous n'avons jamais cessé d'affirmer que nous
faisions passer le lien religieux avant tous les autres liens, que nous étions chrétiens et catholiques
avant tout, avant d'être républicains et démocrates, avant même d'être Français." (P.G.S., 160).
247

d'aspirations, alors même que les dispositions de tempérament demeurent
diamétralement opposées : il faut "montr[er] à tous que l'on peut être à la fois un
catholique pratiquant, absolument respectueux de l'autorité religieuse, soumis comme
un enfant à tous les préceptes et à tous les commandements, et cependant un citoyen
courageux et hardi, à l'avant-garde de tous les généreux progrès" (P.G.S., 305).
Sangnier ne masque rien ici de la tension, pour ne pas dire de la contradiction, entre
les deux comportements : soumission et respect d'un côté, courage et hardiesse de
l'autre ; enfant ici, avant-garde là ; commandements d'une part, progrès d'autre part ;
alors que, par ailleurs, il semble la nier en évoquant un "tempérament chrétien et
démocratique" (S., 25). On pourrait souligner les divergences implicites entre le
croyant et le citoyen : obéissance et esprit critique, hiérarchie et égalité, et ce alors
même qu'il postule entre les deux éléments "cette harmonie, cette convenance
réciproque" (P.G.S., 78), au point qu'ils se confondent dans l'esprit de Sangnier, et se
révèlent si intimement et si profondément unis qu'il dit "ne plus savoir s'il est
démocrate parce que chrétien ou chrétien parce que démocrate." (P.G.S., 77). Il
déclare également, dans la même veine, oeuvrer avec les camarades du Sillon pour
réaliser le tryptique : "vie sociale, vie démocratique, vie chrétienne" (D.I, 133), et
faire advenir "un nouveau grand siècle démocratique et chrétien" (D.I, 139) ;
"accorder harmonieusement dans nos coeurs le respect de la tradition et le sens du
respect démocratique (E.D., 193), "le sens de la tradition (…) avec le respect de la
raison individuelle et des légitimes progrès" (E.D., 117) ; conjuguer "aspirations
démocratiques et compréhension des besoins du temps d'une part ; christianisme,
catholicisme intégral (…) d'autre part" (D.I, 387) ; et "tout en respectant l'autorité
(…) développer le courage de l'indépendance, le goût de l'initiative". (E.D., 117).
Sangnier se révèle, par le discours, l'avocat de la synthèse nécessaire et possible entre
"la force du passé" et "l'attirance de l'avenir" (D.I, 206; 164), "la tradition nationale"
et "le progrès démocratique" (D.I, 312), la jonction entre un "tempérament nouveau,
des méthodes nouvelles et le renouement avec les vieilles tradtions presque
définitivement brisées " (P.G.S., 98) alliant "le tempérament le plus profondément, le
plus naïvement démocratique à la discipline catholique la plus vigoureuse", "unissant
dans un harmonieux amour le respect des vieilles traditions et l'ardente passion des
temps nouveaux que l'avenir appelle." (P.G.S., 199, 200). Cette synthèse n'est pas
seulement un voeu pieux, répondant au souci de l'unité nationale; elle s'impose du fait
de la "ressemblance entre ceux qui aiment le passé et ceux qui chérissent l'avenir".
248

Dans les deux cas, constate Sangnier, "c'est toujours aimer quelque chose qu'on n'a
pas dans sa main" (D.I, 157). Cette conjonction des contraires, Sangnier ne l'établit
jamais aussi bien qu'en plaçant un mot porteur d'une connotation donnée au milieu
d'un ensemble doté de la connotation inverse : "aimer la hardiesse d'une tradition qui
s'épanouit dans l'avenir ; enraciner puissamment un rêve de progrès dans le passé
traditionnel". (E.D., 191).
L'esprit démocratique est lui aussi une opération de synthèse, conjugaison d'un
"esprit de responsabilité d'abord, de tradition ensuite et enfin de véritable progrès."
(D.I., 118). Même pour affirmer le cliché de l'unité nationale, Sangnier n'absorbe pas
les valeurs des uns au profit des autres, mais associe, dans un même élan, des valeurs
contradictoires et conflictuelles - les piliers du patrimoine révolutionnaire et ceux du
patrimoine religieux : "Est-ce donc que nous ne sommes pas peuple tous, naïvement
affamés de liberté, d'indépendance, de foi et d'amour?" (D.I, 20). Le Sillon est logé à
la même enseigne : "né d'une poussée démocratique et chrétienne" (S., 95), le Sillon
est "laïque mais profondément religieux" (P.G.S., 9), on y cultive "esprit et méthodes"
(c'est le sous-titre du livre Le Sillon), "discipline et liberté" (E.D., 257) ; on cherche à
y "réconcilier, en montrant leurs mutuelles convenances et leurs harmonies
profondes, la pensée religieuse avec la pensée philosophique et scientifique" (S.,
124); à mener "une action démocratique animée du véritable esprit chrétien" (S.,
111), à toucher "l'opinion et l'âme du peuple" (E.D., 236), "à travailler avec le passé,
pour l'avenir" (E.D., 195). La Jeune Garde est une "chevalerie des temps modernes"
(S., 55) ; l'éducation démocratique une "croisade moderne" (E.D., 237) ; "l'intérêt
général est défendu par une élite" (S., 19), qui, de ce fait, peut être dite "élite
démocratique" (S., 23), voire "l'aristocratie d'une démocratie". (N.S., 170). Le Sillon
est travaillé, animé autant par les "aspirations démocratiques du christianisme" que
par les "aspirations chrétiennes de la démocratie." (E.D., 13). Cette capacité d'être
une chose et l'autre, toutes deux souhaitables, Sangnier la repère évidemment dans
l'Eglise, à la fois "éternelle et souple" (S.21), et "merveilleusement apte à unir les
contraires dans un harmonieux accord" : "superbement individualiste" puisque "le
Royaume de Dieu doit être en chacun de nous" et "éminemment sociale" puisque "la
communion des saints fait de tous les fidèles les membres d'un même corps dont le
Christ est la tête!" (P.G.S., 232-233).
Cette alliance est particulièrement manifeste dans les titres des conférences de
Sangnier : "Christianisme et démocratie", "Démocratie et hiérachie", "Le nombre et la
249

force", "Pour la société par l'individu", "Tradition et progrès". Mais aussi dans les
deux syntagmes-clés du Sillon : "l'âme commune", "l'esprit démocratique". Comparée
à toutes les expressions recensées plus haut, celles-là se passent même de la médiation
de la conjonction de coordination. Le mixage des deux registres religieux (âme,
esprit) et démocratique (commune, démocratique) est total. Notons encore cette
brochure éditée par Georges Hoog et qui illustre pleinement cet esprit éclectique du
Sillon intitulée : Nos doctrines confirmées. Il s'agit d'une petite plaquette anthologique
qui réunit des citations numérotées de 1 à 104 d'auteurs morts ou vivants offrant sur
l'éducation morale, l'Eglise et la démocratie des opinions qui se trouvent être proches
ou similaires de celles prônées par le Sillon. Il s'agit d'une entreprise de récupération
qui permet, ainsi, au Sillon d'annexer, dans un souci délibéré d'éclectisme, outre
quelques Pères de l'Eglise, le prestige de Barrès, Berth, Biétry, Bonald, Brunetière,
Drumont, Mgr Freppel, le royaliste d'Haussonville d'un côté, Montesquieu, Rousseau,
Tocqueville, John Stuart Mill, Renan, Jaurès, Guesde, Tolstoï et Vandervelde, de
l'autre. Il fera de même pour son anthologie sur l'éloquence à travers les âges : le bienparler
ne connaît pas de frontières idéologiques, et c'est pourquoi, après les classiques
romains et chrétiens, il fait cotoyer, dans un voisinage plutôt rare à l'époque, Bossuet
et Lacordaire, tous les grands orateurs de la Révolution sans exclusive (Mirabeau,
Danton, Robespierre, Saint-Just, Marat), et pour la période contemporaine, Gambetta,
Clemenceau, Jaurès et même Waldeck-Rousseau, l'homme de la loi de 1901 sur les
associations, face à Déroulède, Brunetière et de Mun.
"Pourquoi faut-il que l'on ait eu si souvent le mauvais dessein de séparer ce qui
est fait pour demeurer, au contraire, si indissociablement uni?" (E.D., 191)
s'interroge Sangnier. Quête acharnée de l'unité des contraires ? Esprit déchiré par les
forces contradictoires?
Et si c'était plutôt l'assomption de la tension qui les oppose ; le pari toujours
tenté d'une réconciliation impossible, pourvu que l'on ne trahisse "ni nos souvenirs, ni
nos espérances." (E.D., 192) et que l'on poursuive l'aspiration à l'enracinement et le
désir de germination.
2.13 LA MÉTAPHORE EXEMPLAIRE DU SILLON
250

Pour dire métaphoriquement cette alliance du passé et de l'avenir, de la tradition
et du progrès, de la foi et de la démocratie, Sangnier mobilise une figure qui domine
toute la production discursive du Sillon puisque elle sert à désigner le mouvement luimême:
il s'agit, évidemment, de la métaphore, empruntée au monde rural, du sillon. 116
Il ne s'agit pas de juger des qualités littéraires de Sangnier, mais de comprendre
pourquoi ce "nom poétique et humble" (P.G.S., VI) est devenu aussitôt "une
dénomination symbolique, facile à retenir et qui allait faire fortune." (P.G.S., 80).
C'est qu'à l'instar de pratiques discursives repérées dans le discours sillonniste, ce
choix éminemment symbolique nous paraît confirmer cette volonté revendiquée par
Sangnier de sélectionner les termes qui se prêtent le mieux au mixage de traditions
anciennes et d'aspirations contemporaines.
Avant d'être celui du mouvement, "Le Sillon" fut d'abord le nom d'une revue.
Contrairement à un parti politique ou un mouvement social, il règne, en général, une
plus grande liberté lexicale dans le choix du titre d'une revue. Celle-ci n'est pas tenue
d'annoncer sa tendance ou la cible qu'elle vise. Du même coup, le maintien du même
vocable pour désigner le mouvement n'était pas sans comporter quelque avantage :
outre l'identification immédiate entre la revue et le groupe, cela permettait de
préserver une singularité, d'établir une distinction avec toutes les formations
politiques et syndicales, toutes les associations et ligues créées à la même époque et
dont les dénominations mettaient en avant soit une orientation idéologique, soit une
liaison institutionnelle : parti républicain et radical, parti radical-socialiste, la S.F.I.O.,
l'Action libérale populaire, l'Action française, etc… 117 Mais cela permettait surtout de
maintenir une ambiguïté conforme à la situation du mouvement. A cette phase initiale
où se trouvaient ces jeunes catholiques attirés par la démocratie, il était prématuré
d'inscrire la République comme en-tête et tout aussi dissuasif de mentionner dans leur
116
Tout écrit sillonniste comporte toujours une reprise de l'image du sillon ou d'éléments constitutifs de
son isotopie et qui fournissent au texte une homogénéité sémantique. L'exemple le plus remarquable est
un passage tiré des Nouvelles Semailles de Jacques Debout. Il offre à la seconde page un morceau
d'anthologie qui s'apparenterait presque, si l'intention n'était tout à fait sérieuse, à un pastiche de
Sangnier : "La terre des patronages et des oeuvres catholiques de jeunes gens où Marc Sangnier
entreprenait de travailler, n'était point striée des sillons aptes à la semence. Il fallait donc lentement,
avec le geste doux et régulier des grands boeufs qu'encourage François d'Assise dans le tableau de
Chartran, la préparer aux très nouvelles semailles. Il est évident que si Marc Sangnier, impatient de la
moisson se fût précipité dans le champ vierge, et courant de toute la vitesse de sa juvénilité, eût
étourdiment, à pleines mains, jeté la graine des idées neuves, la terre n'eût presque pas fécondé son
effort, et à l'aôut, il eût dû s'asseoir parmi le néant, écrasé sous le plomb d'un soleil stérile." (p. 2.)
117
L'objection est soulevée par Jacques Debout : "Puisque vous êtres des catholiques, des républicains,
des démocrates, pourquoi ne pas appliquer à l'action que vous entreprenez et au groupement que vous
entendez réaliser, un titre qui résume cette triple conviction." (J.D., p. 1)
251

intitulé la foi religieuse qui les animait. Non que les sillonnistes cachaient l'une ou
l'autre de leurs convictions, mais le Sillon était une étape de transition dans cet effort
soutenu de clarification de leur inclination démocratique conjuguée à leur engagement
catholique. A ce stade, plutôt que de se doter d'une dénomination reliée directement à
une orientation précise qui nécessitait, de toute façon, élaboration et maturation, il
importait de frapper l'imagination, de travailler les affects. Pour y parvenir, une image
riche et forte, ouvrant plusieurs perspectives et touchant à de multiples registres, était
préférable à toute désignation conventionnelle. En effet, la puissance évocatrice de
l'image du sillon tient au fait qu'il était possible avec elle de jouer sur plusieurs
tableaux et de mobiliser des réminiscences et des thématiques tout à la fois
traditionnelle et modernisatrice, catholique et républicaine, activiste et organique.
A quoi correspondent exactement le sillon, la terre labourée, la semence
enfouie? La terre marquée par le sillon, c'est la France, les Français plus exactement,
et principalement les couches populaires vers lesquelles les sillonnistes se penchent en
vue d'y implanter l'esprit moral et social du christianisme. Mais ce sont aussi bien les
catholiques qui sont le champ qu'il est impératif de labourer de la semence
démocratique, après que des siècles de semence monarchique l'aient rendu
improductif. L'image du sillon, on le voit, est souple et malléable, prête à se
conformer à la double orientation conçue par Sangnier.
A l'intention des camarades, l'image du sillon esquisse en filigrane les qualités
requises du militant : ténacité, effort, patience d'un côté, idéal, espoir et promesse
d'accomplissement dans le futur de l'autre. C'est que le sillon connote à la fois l'effort,
l'initiative immédiate qu'il convient d'entreprendre et l'attente différée des résultats
positifs escomptés. Il définit un certain ordre des choses : il faut semer d'abord
"préparer" avant de "récolter", mettre l'espoir au futur, exiger patience et confiance au
présent. Mais pour âpre, ingrate et nécessaire qu'elle soit, cette étape préliminaire
trouve sa grandeur en ce qu'elle est justement première et pionnière: "ce grand
mouvement qui emporte toutes les énergies nationales vers l'avenir ne sera pas
seulement un geste héroïque, une dernière manifestation de la vieille foi séculaire,
mais un geste de semeur qui, parmi les tempêtes de l'heure présente, prépare l'avenir
rédempteur." (D.I, 148)
Le geste est significatif : il effectue une action au présent, il débouche sur
l'avenir en même temps qu'il se relie à toute une tradition rurale ancestrale.
252

Si un sillon peut être défini comme la trace dans un champ résultant d'un effort
appliqué sur la matière par un instrument de labour, Sangnier marque bien, en
employant cette image à ses fins, que le Sillon est une action, une volonté d'action, un
désir de faire trace et de laisser trace, en vue d'un profit qui, pour ne pas être
imminent, ne saurait être vain. Il faut l'interpréter comme la négation de l'indifférence
à l'égard du "champ" social, le refus de la fatalité quant à son devenir, et la
condamnation de toute option conservatrice : le sillon est l'effet imprimé dans le sol
d'une initiative humaine qui dessine un tracé pionnier approfondi au fur et à mesure,
impliquant de remuer la terre, non de la maintenir en l'état, de passer et repasser sur
elle pour qu'elle accueille les semences qui y seront enfouies afin qu'elle devienne
utile et productive. Revendiquer la volonté de tracer un sillon peut être aussi lu
comme une disqualification sous-jacente de la tentation révolutionnaire : le sillon est à
l'origine d'un processus relativement lent, comparé à la précipitation et l'accélération
du temps révolutionnaire. Il s'agit de laisser son empreinte, non de faire table rase.
Entre une société qui est marquée par les deux tentations de la révolution ou de la
conservation, elle propose d'accompagner le changement. Au nettoyage superficiel
que réclame un boulangisme de gauche et de droite, Sangnier oppose le travail en
profondeur : "Il ne suffit pas de nettoyer les écuries d'Augias : il faut labourer les
champs de l'avenir. On ne fait pas cela avec un balai; on ne le fait qu'avec une
charrue." (D.I, 169). Sangnier joue ainsi sur les deux tableaux : à ceux qui réclament
le changement, il offre une image qui s'inscrit dans une démarche dynamique
d'orientation vers l'avenir ; tandis qu'il tempère ceux qui s'inquiètent d'une entreprise
susceptible d'échapper à la maîtrise de l'homme, par une représentation rassurante
d'un progrès contrôlé qui s'effectue, non par un bouleversement, mais par une
pénétration lente et profonde. 118 Notons également que par cette image du sillon,
l'avenir est représenté en termes d'espace : le futur se donne à voir sous forme de ligne
droite tracée dans la terre d'où ne peuvent que résulter les bienfaits espérés. Cette
conversion du temps en espace atténue ce qui est généralement ressenti comme
imprévisible et incertain, source d'inquiétude et d'angoisse - l'avenir - et l'incarne dans
quelque chose de concret, de visible, de tactile, qui conjure la crainte du néant et de
l'effacement - le sol.
118
Cette image est à rapprocher de celle, relevée plus haut, de "l'ascension" ou de "la marche lente,
mais sûre, vers la société meilleure" (D.I, 301), de même que, pour ce qui est de l'histoire ancienne, "la
France monarchique s'est élaborée petit à petit." (D.I, 203).
253

Par cette image, le passé trouve aussi de quoi s'intégrer : en privilégiant non le
secteur secondaire, mais le secteur primaire, alors même que le Sillon s'ouvre à Paris
et mène son action en milieu urbain avant d'élargir son champ d'action vers la
province, Sangnier récupère à son profit la nostalgie d'une France profonde, rurale, le
rapport à un enracinement dans le terroir désormais transposé dans le symbolique. Le
caractère factice et inauthentique de la civilisation industrielle est, pour ainsi dire,
régénéré, non par le retour au statu quo ante, mais par l'importation d'un type de
démarche, de travail emprunté aux faits et gestes paysans, qui bénéficie du prestige de
la longue durée. L'image du sillon abolit symboliquement la distinction entre urbanité
et ruralité, ainsi que la coupure entre travail intellectuel et travail physique, entre
travail social et travail manuel en établissant une analogie entre les deux formes.
Sangnier file la métaphore et, à propos des sillonnistes, évoque le "sillon que nos
mains inhabiles ont creusé" (P.G.S., 26), "l'humble sillon que creusent nos pauvres
camarades (P.G.S., 125). Elle se prête bien évidemment à une récupération et à une
interprétation religieuses. Il eut été difficile de créer autour des instruments de la
révolution industrielle des images capables d'accueillir les mythes chrétiens. Il était
bien plus aisé de relier le geste du paysan aux valeurs de simplicité et d'humilité
provenant de la culture catholique et à ses pratiques d'évangélisation: "L'Eglise entend
jeter ses semences de vie divine dans tous les sillons que l'effort humain aura creusé"
(P.G.S., 163), "on a vu de la lumière sortir du sillon." (P.G.S., 26).
Peut-on y voir également une réminiscence républicaine ? Il convient d'être plus
circonspect sur la validité de cette dernière hypothèse. Toutefois, même en l'absence
de témoignage précis en ce sens, on ne peut manquer de noter que le vocable choisi
par Sangnier est aussi, passant du pluriel au singulier, le dernier mot de la
Marseillaise. Doit-on tenir cette identité pour une pure coïncidence ? Quoi qu'il en
soit, au "sang impur" de l'hymne national adopté en 1882, l'on préfère évoquer le
"sang fécond (des sillonnistes) qui arrosa le sillon et fera pousser la semence." (D.I,
185).
Il est plus sûr de mettre en évidence la connotation sexuée de l'image : le Sillon
obéissant à la morale sexuelle de l'Eglise exige de ses militants la chasteté jusqu'au
mariage. Les appels explicites à la répression de la débauche et de la pornographie
montrent le souci de maîtriser une activité sexuelle qui s'éveille dans les corps des
militants du Sillon. Le Sillon est une démonstration de virilité sublimée : l'énergie
sexuelle est canalisée et détournée vers une action de diffusion et d'expansion, et
254

trouve son exutoire dans le sillon tracée sur une terre qui n'attend plus que d'être
fécondée par une jeunesse débordante de vitalité.
Si l'on additionne tous ces éléments qui se dégagent par analogie directe ou
contigüe de l'image du sillon, il nous semble fondé d'établir qu'elle correspond de la
manière la plus adéquate à cette quête de reterritorialisation destiné à répondre à ce
fantasme de déterritorialisation discerné par Marc Angenot comme le paradigme du
discours social de la fin du XIXe siècle. 119 Ce fantasme-là, Sangnier n'y adhère pas,
ou plus exactement, il ne cède pas à la tentation de s'y repaître. Son optimisme et sa
foi dans la mission du Sillon freinent en lui toute tentation de gloser sur l'état de crise
de la société. Il se contente d'en faire le constat, sans emphase ni hyperbole. Aussi ne
trouve-t-on guère chez lui plainte et complainte sur le siècle finissant, litanie sur
litanie sur le déclin de la France dans lesquelles il ne voit que des "protestations
stériles" (D.I, 203). Sangnier réserve ses effets de rhétorique en exclusivité pour dire
l'avenir régénéré et l'effort réclamé pour en assurer l'avènement. Mais ce laconisme
délibéré ne l'empêche guère d'identifier clairement l'inquiétude de ses contemporains.
Avec l'image du sillon, il fournit de quoi conjurer l'angoisse : le sillon est promesse de
renaissance et vient directement barrer le scénario du déclin et de la dégénérescence
inéluctable, si populaire en cette fin-de-siècle. Certes, Sangnier, fidèle à sa pratique de
la concession, admet les difficultés : "l'hiver est rude, la tempête menace les riches
moissons mais, ajoute-t-il, dans le sillon ouvert, les graines neuves sont déjà
tombées." (D.I, 297).
La métaphore rurale du sillon décrit la part d'investissement des hommes dans
ce processus rédempteur de régénération et de renaissance : il faut "labourer",
"défricher", "assainir", "semer", "arroser", "planter" et "récolter" ; pour en décrire les
effets escomptés, Sangnier convoque la métaphore végétale en complément
indispensable de celle du sillon. Il mobilise les métaphores de l'organique dont, à
l'instar de ses contemporains, il subit l'attrait : "sève", "levain", "ferment", pâte" (E.D.,
228), "semence" (E.D., 96, J.D., 58), "poussée", "éclosion", "fruits", "grain",
"rameaux", "épanouissement", "évolution", "moisson" (N.S., 159), "récolte" (E.D.,
195, 287). Son discours en regorge. Mais cette présence de l'organique dans le
discours sillonniste requiert une interprétation nuancée : elle ne vient pas fixer
chaque homme à sa place, exiger le respect des hiérarchies naturelles, désigner ceux
119
Marc Angenot, 1889, op. cit., p. 347.
255

qui dans la société sont la tête et les distinguer de ceux qui sont le corps et les
membres. Il n'y a au Sillon qu'une seule hiérarchie qui vaille, c'est celle qui résulte de
la foi catholique avec son double niveau : au sommet, le Seigneur, le Père éternel, le
Créateur et, pour le représenter sur terre, son vicaire - le souverain pontife, chef de
l'Eglise visible. En décrétant la suprématie de l'autorité de Dieu et sa délégation au
pape et à l'Eglise dans les matières spirituelles, la question de la hiérarchie est ainsi
résolue une fois pour toutes et ne doit plus être posée. Du point de vue de Sangnier, la
distinction entre le divin et l'humain étant clairement établi, toute autre hiérachie de
substitution, pour régler les rapports des hommes entre eux, est inutile et
contradictoire : les hommes sont tous enfants de Dieu et aucun d'eux ne saurait
prétendre à un statut privilégié. La métaphore organique ne sert donc point à Sangnier
de moyen discursif pour établir et légitimer des places, des rangs, des degrés. Pour
contrebalancer l'aspect catholique qui date quelque peu son discours, pour actualiser
et moderniser son propos, Sangnier l'expose aux lieux communs du langage dominant
de son temps. Il reprend ainsi à son compte la notion d'évolution, à ceci près que son
traitement est diamétralement opposé à celui qui en est fait dans le cadre du
paradigme de déterritorialisation. Sangnier donne l'exemple, tout à fait rare à cette
époque de darwinisme social, d'un bon usage de l'organique : l'évolution ne tend pas
vers la désagrégation et la déchéance ni vers la sélection naturelle des plus forts, mais,
au contraire, vers la renaissance et la régénération généralisées et perpétuelles. Si
Sangnier prétend apporter avec le Sillon "un remède organique", ce n'est pas, dans
son esprit, pour éliminer les uns et privilégier les autres, mais pour satisfaire "et la
force traditionnelle et cet incessant besoin de renouvellement et de progrès". Enfin, si
la société est perçue comme un corps, ce n'est pas pour la condamner au
vieillissement et à la putréfaction 120 . Sangnier ne retient de l'évolution que la phase
d'ascension, d'expansion et de croissance et de renaissance : soigner le mal qui ronge
la société s'impose à condition de comprendre qu'il s'agit "non d'un être inerte, mais
de quelque chose de vivant qui se développe et s'épanouit dans un rajeunissement
nécessaire et perpétuel." (D.I, 203). La nécessité, l'inéluctabilité, en un mot le
déterminisme, passe du côté du renouveau.
120
Il n'y a que ce qui est révolu qui peut être décrit de la sorte : la conception monarchique, écrit
Sangnier, représente ainsi "ce qui a existé, ce qui a grandi, ce qui a connu la décadence et la mort."
(D.I, 163).
256

Les sillonnistes sont jeunes, leur tentative est neuve et récente : l'image la plus
adéquate mobilisée par Sangnier pour décrire leur émergence et, partant, leur action et
leurs institutions, est celle du germe. Comme cette "petite masse vivante peu
organisée appelée à croître et à se différencier pour donner un être ou un organe", "le
Sillon se développe comme un germe vivant" (P.G.S., 45) (S.,95), (S.,128). Mais tout
est germe au Sillon ; pour mettre en image les oeuvres sociales : "il y a, déjà, cachés
sous le sol, les germes encore obscurs d'une société future" (P.G.S., 55), "des efforts
féconds qui ne demandent qu'à germer" (D.I, 126), "des syndicats, des coopératives,
des oeuvres sociales (…) doivent être comme des germes" (D.I, 341), "l'esprit
démocratique (est) en germe dans l'âme de chacun d'entre nous" (D.I, 122) ; ou les
oeuvres religieuses : "Dieu nous a remis comme un germe de salut" (D.I, 103), "des
germes féconds se développent sous la grâce de Dieu" (D.I, 503), "des germes de vie
évangéliques" (E.D., 228), "le catholicisme féconde le germe de justice" (D.I, 376) ;
enfin, cette conjonction de de l'action, de l'espace et du temps : "faire germer l'avenir"
(E.D., 237). Le germe appelle l'éclosion, plutôt que l'explosion d'une activité
vigoureuse : "hâtons l'éclosion d'une aube nouvelle" (D.I, 163); "puissions-nous, par
ces oeuvres sociales positives, auxquelles il convient que nous occupions notre
activité naissante, avoir déjà élaboré toute une France active, vivante, bienveillante,
accueillante, toute une démocratie, encore cachée peut-être sous les broussailles qui
déshonorent le sol de la France, mais prête à éclore à la vie…" (D.I, 141); "Certes,
camarades, nous sommes encore bien peu de choses en France. Mais il se trouve que
cette graine si humble commence à sortir de terre et percer la muraille d'indifférence
et de mépris qui devait étouffer son éclosion." (D.I, 299). Cette éclosion a pour
origine une détermination, une volonté tirée de la foi que Sangnier reformule dans le
discours sillonniste par l'image de la sève, synonyme de force motrice, d'énergie et de
poussée vitale initiale : "c'est la force que nous puisons dans la sève divine" (D.I,
143); elle peut être aussi nourrie des coups des adversaires qui "rajeunissent et
vivifient l'énergie même qui fait monter la sève dans le grand arbre de la démocratie"
(D.I, 314; " (E.D., 149, 184, 226) ; c'est enfin la conception démocratique qui "est un
être jeune et vivant n'ayant pour lui que la poussée de sève." (D.I, 163). Mentionnons
encore à l'origine le rôle prometteur de la graine (D.I, 154; D.I, 297, 299; P.G.S., 53),
du "grain qui produit l'arbre" (S.,127; E.D., 110), et à l'autre bout de cette chaîne
organique, "les premiers noyaux de la société future" (D.I, 380), "les jeunes rameaux
"(S., 45), "les rameaux de notre activité fécondée" (D.I, 163; E.D., 149), enfin "les
257

fruits" (D.I, 234, 353), "les fruits sociaux" (D.I, 104), "les frondaisons et fruits
magnifiques" (D.I, 163), "qui forcent à estimer l'arbre dont nous sommes les
rameaux" (S., 129). 121
L'image de l'arbre (D.I, 275, 314, 353) libère enfin la double connotation si
chère à Sangnier d'enracinement et d'épanouissement propre à rassurer des militants
sur le devenir de leur action et, par extension, et l'avenir d'un groupe social destabilisé
et incertain sur la place qu'il occupe dans la société, à la fois comme jeune et comme
catholique. Une société qui assume non sans crainte sa modernisation politique,
toujours en butte à des contestations (l'Affaire Boulanger, l'Affaire Dreyfus), se voit
proposer une image qui rappelle ses origines rurales, garantit l'espoir d'une évolution
maîtrisée, toujours en plein essor, toujours vers le haut, signe à la fois de mobilité
sociale, de dépassement moral et religieux.
Touters ces images contribuent à renforcer dans le discours les arguments du
dépassement définis par Chaïm Perelman et L. Olbrechts-Tyteca par cela qu'ils
"insistent sur la possibilité d'aller toujours plus loin dans un certain sens, sans que l'on
entrevoie une limite dans cette direction, et cela avec un accroissement continu de
valeur." 122 Cette posture du dépassement tient à la référence constamment maintenue
à un idéal qui permet de considérer ce qui a lieu concrètement comme des jalons, des
étapes, voire des épreuves. A cet égard, même les obstacles, les oppositions, les
haines, loin d'être enregistrées dans le discours comme des entraves à la progression
du mouvement, sont retournés et convertis en force positive, ayant eu pour effet de
stimuler, bien malgré eux, l'ardeur militante des sillonnistes.
A en juger aux apparences, cette image du Sillon pourrait être située du côté de
la réaction, ou au moins de la tradition : refus de la modernité industrielle, exaltation
de l'archaïsme des terroirs d'avant les machines, plaidoyer pour l'organique ? N'estelle
pas, à s'en tenir à son seul référent empirique, spontanément plus proche de "la
terre et les morts" de Barrès que de la triade républicaine, du côté de l'enracinement,
non des valeurs universelles ? Sangnier part de la tradition, du familier, de la source
qui fait sens et repère, pour la détourner, pour la retourner et la faire avancer à bon
port, dans un souci de synthèse.
121
On trouve également, pour décrire l'action du Sillon au sein de la société, l'image du levain mêlé à la
pâte (P.G.S., 85), et celle du ferment générateur. (D.I, 369).
122
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 388.
258

Le Sillon qui fut peu riche sur le plan iconographique avait placé en frontispice
de la revue une image de style académique émanant du peintre Chartran représentant
Saint François d'Assise labourant un champ avec le soc de la charrue tirée par deux
vaches. L'image picturale ne suggère que partiellement ce que fut la quête du Sillon.
L'image verbale du sillon, c'est L'Angélus de Millet revisité par le Germinal de
Zola.
2.14 CONCLUSION
Le Sillon crut à la vertu de la confrontation idéologique, "au corps-à-corps des
idées" (E.D., 248; P.G.S., 271), à la résolution possible de leurs contradictions. Loin
d'y voir une guerre des dieux sans compromis possible, c'est parce qu'il discernait en
chacune de ces doctrines, au-delà de leur opposition apparente et des intérêts sociaux
divergents qu'ils charriaient, une part d'idéal, qu'il chercha à dévoiler leur
convergence.
Cette position originale obligea le Sillon à affirmer constamment la réalité de
son indépendance proclamée : "Il s'est tracé sa route à lui tout seul" déclarait
fièrement Sangnier (P.G.S., 9). Le Sillon dut se défendre tout autant d'être l'otage de
sa sociologie militante du fait qu'il recrutait principalement au sein de la jeunesse
catholique. 123 Dans l'élaboration de son discours, le Sillon s'exposait au risque de voir
sa double inspiration interprétée comme l'association redoutable et trompeuse d'un
noyau dur intact enrobé d'une couche d'opportunisme, tel le quotidien L'Aurore qui
estimait que Sangnier n'était qu'un "papelard" qui avait teinté "ses discours d'une
phraséologie républicaine." (cité dans J.D., 216-217). Les sillonnistes étant accusés de
moduler leur discours en y introduisant des concessions selon la nature de l'auditoire,
Sangnier réagit avec une impatience peu coutumière : "qu'ils ne perdent même plus
leur temps à relever d'aussi stupides calomnies!" (P.G.S., 209). "Ce n'est ni avec des
moyennes d'idées, ni avec des doctrines diluées, ni avec des passions affadies que l'on
peut entraîner un peuple." (P.G.S., 47) déclare-t-il, péremptoire. Sangnier multiplie
les dénégations. Il lui importe d'affirmer l'indépendance du Sillon. S'il y a ouverture
d'esprit, il ne faut pas qu'elle puisse être interprétée comme une inclination coupable à
123
"Il ne s'agit pas, bien entendu, de fermer la porte du Sillon, à ceux qui, sortant même des milieux les
plus rétrogrades et convertis à nos idées, entendent faire route avec nous, mais il ne faut jamais se
prêter à ce que le Sillon, perdant son caractère et sa valeur propres, devienne, entre les mains même les
mieux intentionnés du monde, un simple instrument de défense sociale et de lutte contre les sectaires
que chacun aurait le droit de manier à sa guise." (P.G.S., 100).
259

l'opportunisme. Il recommande aux sillonnistes d'éviter "tout ce qui tendrait à effacer
l'effigie de leurs idées, à diluer leurs doctrines pour de peu recommandables
mélanges, à fausser leurs méthodes par de dangereuses adaptations." (E.D., 100).
C'est d'un chiasme qu'il repoussait le soupçon de subordonner les principes du Sillon à
la volonté de séduire : "nous ne faisons pas des idées pour plaire à une clientèle, mais
notre clientèle justement se forme et s'accroît de tous ceux à qui plaisent nos idées."
(P.G.S., 240).
Le langage sillonniste traduit l'interpénétration d'un discours d'identité
collective et d'un discours d'alliance. Cette double inspiration ne signifie pas qu'il y ait
apport symétrique et équivalent des deux sources : la répartition est quantitativement
inégale. Il convient de considérer qu'il s'agit, au départ, d'un discours catholique sur
lequel vient se greffer un discours démocratique. Or, dans la mesure où la stratégie est
elle-même évolutive et tient compte de la conjoncture, on constate un renversement
de tendance avec le passage du Sillon au "Plus grand Sillon" et, plus tard, à la
fondation de "Jeune République". On peut alors discerner un discours républicain sur
lequel se greffe l'ingrédient catholique. A cet égard, le vocabulaire sillonniste, du fait
même de ses variations internes, offre un bon moyen d'identifier la transition, sinon le
tournant stratégique intervenu dans l'histoire du Sillon.
C'est au niveau idéologique que l'on situe, généralement, l'originalité du
Sillon : elle tient à cette conjonction audacieuse et sincère d'une foi catholique et
d'une conviction démocratique. On y associe également une certaine dose d'héroïsme
pour avoir tenu bon tant bien que mal, pour avoir maintenu le cap au plus fort de
cette conjoncture d'affrontement entre catholiques et républicains. Chercher à
acclimater la République en milieu catholique dans cette période de grande agitation
intérieure qui va de l'Affaire Dreyfus à la Séparation de 1905, dans le contexte de
cette "guerre franco-française" marquée par la fermeture des Congrégations et la
rupture des relations diplomatiques avec le Vatican était, assurément, un pari bien
téméraire.
L'originalité du Sillon nous apparaît résider tout autant dans un trait
supplémentaire qui lui appartient aussi en propre : un mode d'engagement visant à
produire un nouveau style de vie, à modifier l'interaction sociale, à transformer la vie
quotidienne du militant. Cette conception d'un lien social de type communautaire
reliant entre eux les membres du Sillon reflète clairement l'impact de l'inspiration
260

eligieuse catholique qui pousse à ce mode d'organisation, mais aussi le dédain
fortement prononcé des formes conventionnelles de l'action politique. Le Sillon
élabore moins une doctrine qu'il ne produit une identité. Etre sillonniste, c'est, bien
sûr, se déclarer en faveur de la démocratie, élaborer des méthodes, c'est surtout, au
nom de l'idée qu'il doit y avoir cohésion entre ce que l'on est, ce que l'on fait et ce
que l'on pense, parler son langage ; se plier, volontairement et en toute liberté, à des
attitudes et normes nouvellement établies ; souscrire à un "tempérament" (P.G.S., 41)
qui entraîne un changement d'esprit, une transformation du rapport de l'individu à soi
et au monde.
C'est qu'il ne suffit pas de professer les idées du Sillon, à l'instar, par exemple,
d'un royaliste qui se contente, pour sa part, d'approuver le rétablissement de la
monarchie et oriente, en conséquence, son bulletin de vote. Ni, du fait qu'on a
délibérément évité le terrain politique, de se dévouer à une activité sociale. Soucieux
qu'on ne réduise pas son mouvement à une réplique de ce qu'a fait de Mun en son
temps, Sangnier explique que la ligne de partage n'oppose pas les esprits spéculatifs
de la théorie et les artisans de la pratique : "il est plus nécessaire encore de juger la
vie d'une certaine façon, de regarder les choses sous un certain biais, que de
s'occuper d'oeuvres sociales proprement dites." (E.D., 86). "La Cause doit passer
avant tout…", dit Sangnier. Mais il n'y pas là qu'un ordre de priorité, qu'une exigence
d'assiduité et de mobilisation prévisible et inhérente chez tout leader lorsqu'il
s'adresse aux membres du mouvement. Il ajoute encore - et la précision est capitale :
"et c'est dans notre vie quotidienne que nous devons le prouver". (E.D., 95).
Autrement dit, pour être sillonniste et pour qu'il y ait Sillon, il faut que cela s'entende
- par des mots et des tournures qui portent sa marque. Il faut aussi que cela se voit - à
certains aspects du vêtement comme la cravate lavallière et le béret ; il faut que cela
se représente - avec des chansons, des pièces de théâtre et des images ; il faut que
dans le comportement, l'attitude, la manière d'être ensemble, le Sillon s'y imprime ;
en somme, que cela se traduise - ici et maintenant - dans le discours et par des
pratiques relevant de plusieurs registres. 124
124 "Non contents de faire des discours et d'écrire des articles, nous avons essayé de réaliser en nous et
autour de nous un peu de cet idéal que nous portions au coeur. (…) Nous avons accepté de vivre seuls
dans un isolement qui paraissait rendre souvent notre tâche plus ardue. Nous nous sommes aimés les
uns les autres sans distinction de milieux sociaux, de professions, d'origines. Nous avons tâché de nous
aider les uns les autres, de nous soutenir. Nous avons créé une grande famille militante…" (P.G.S.,
23).
261

TROISIÈME PARTIE :
PRATIQUES PÉDAGOGIQUES
3.1 INTRODUCTION THÉORIQUE À L'ÉTUDE DES
PRATIQUES DU SILLON
Le Sillon est un mouvement protéiforme : religieux par sa raison d'être et la foi
catholique consciente et active de ses militants, politique par ses objectifs d'acculturer
les catholiques à la démocratie et à la République, social par ses préoccupations
concernant la nécessité de transformer l'état moral et matériel de la classe ouvrière,
éducatif par ses méthodes et sa stratégie visant à former une élite ouvrière, intellectuel
par la réflexion engagée sur l'avenir de la Cité, il défie toute perspective d'analyse qui
se vouerait à n'envisager qu'un seul de ces aspects. La juxtaposition de toutes ces
dimensions ne serait pas plus heureuse, car à privilégier les parties, elle faillirait à
présenter leur fécondation mutuelle dans l'action et la représentation adéquate du
mouvement. L'approche par la culture politique est la plus propice à rendre compte du
degré et de la nature du dynamisme introduit par le Sillon en milieu catholique, mais
aussi des limites du changement opéré, du fait des résistances internes comme des
pressions externes exercées sur lui.
A dessein, le Sillon ne fut pas, à l'origine, un mouvement politique proprement
dit avec un programme, des candidats, des objectifs politiques, électoraux,
stratégiques et tactiques précis. Parallèlement à sa disposition à aller à la découverte
du monde, à la volonté de supprimer les barrières psychologiques, sociales et
culturelles qui entravaient l'accès aux couches populaires, le Sillon s'est distingué par
une aspiration à créer un espace spécifique, une aspiration à faire communauté -
communauté sans laquelle la vie dans la société industrielle, fut-elle régie par la
démocratie, était perçue comme abstraite et désincarnée ; une sorte de foyer
réunissant de jeunes adultes désireux d'agir, de sentir en commun, de se dépasser, de
créer, de donner libre cours à des états d'âme un peu confus et balbutiants et que
précisément les structures mises en place allaient permettre de mieux articuler ; le
Sillon fut d'abord un lieu de sociabilité.
262

Cet espace social qui s'est constitué au Sillon a parmi ses principales
caractéristiques d'avoir été pris en charge par des jeunes entre 20 et 30 ans. La
jeunesse des militants du Sillon a certainement contribué à favoriser cette manière
spécifique d'opérer ce changement : parce qu'ils étaient jeunes, à peine sortis de
l'adolescence, il pouvait plus facilement, en vue de construire leur ethos mixte, révéler
souplesse et élasticité et faire que des perceptions traditionnelles et nouvelles se
conjuguent, des visions se modifient, de même, bien entendu, que des représentations
héritées de leurs parents agonisent et que de nouvelles apparaissent. Cette ardeur n'est
pas qu'une donnée déterminée par la biologie, un effet de leur jeune âge ; elle procède
du sentiment de faire génération.
Dans la difficulté intrinsèque de s'engager dans la sphère politique, à laquelle
les sillonnistes n'entendaient pas borner leurs efforts par choix et commodité, leur
aspiration allait s'étendre à d'autres domaines permettant l'expression d'une sensibilité
nouvelle visant à reconsidérer le monde réel, le monde moderne, à le revisiter, à
puiser en lui ce qui est non seulement tolérable, mais désirable pour l'élaboration
d'une cité harmonieuse, laquelle nécessitait, par ailleurs, le soutien indispensable des
fondations de la foi chrétienne. Il s'est donc agi de susciter un climat, une ambiance,
un ethos qui se sont exprimés dans un style d'engagement inédit allant bien au-delà du
simple dévouement militant. En témoigne l'aura du mouvement aux yeux de ceux qui
le rejoignent, et qui, très vite, déborde le cercle assez restreint des militants. Une
analyse du Sillon en termes de rationalité politique échouerait à prendre toute la
mesure du phénomène. Le Sillon fut aussi, bien entendu, une organisation, avec sa
hiérachie, ses ramifications en province, ses institutions, ses publications ; il fut
d'abord un lieu d'effervescence, un laboratoire d'émotion.
On a souvent souligné d'une manière un peu simplificatrice, voire avec dérision,
cet aspect enthousiaste et sentimental dans l'oeuvre du Sillon ou bien encore le
caractère empirique de leur action. Cette manière d'être dans le monde est beaucoup
plus complexe qu'on ne le croit. L'oeuvre du Sillon, impulsée par Sangnier et réélaborée
par ses compagnons renvoie à une sensibilité et un imaginaire bien plus
efficaces et structurés qu'une théorie et une doctrine étroitement articulées. C'est par
ces médiations rhétoriques et pratiques que se sont cristallisées chez ces jeunes esprits
leur aspiration démocratique et par elles qu'a pu émerger dans l'esprit des adhérents un
rapport au monde, au peuple, à la nature, à la société, à l'art, au politique,
sensiblement différent de celui qui était le leur avant d'entrer au Sillon. Loin de les
263

sous-estimer ou d'ironiser à leur propos, nous avons cherché à en interroger la
signification profonde tant elles semblent avoir joué, dans le cas du Sillon, un rôle
central dans la manière de militer en particulier, dans la manière d'être, à leurs yeux,
des démocrates. Ce micro-univers en vase clos que recréent les militants sillonnistes a
contribué à forger une culture démocratique particulière par rapport au modèle
généralement admis. A sa manière, originale, partielle, inachevée et confuse, le Sillon
fut une structure catholique de transition vers la démocratie, une école de
socialisation.
Sociabilité, génération, émotion, socialisation : c'est à l'aune de ces concepts
intégrés dans une approche relevant de la culture politique que cette thèse est placée.
Aussi il convient de clarifier le sens que nous leur donnons, tiré précisément de
l'abondante littérature théorique et empirique qu'ils ont généré et nourri depuis leur
apparition et leur usage scientifique.
3.1.1 Le Sillon comme sociabilité chrétienne et démocratique
Est-il pertinent de décrire le Sillon comme un lieu de sociabilité ? Ne pourraiton
se contenter de le définir comme une "association", une "communauté", un "club",
un "réseau" ?
L'étude de la sociabilité comme pratique et des sociabilités comme lieux et
milieux d'échange a été un des acquis les plus remarquables de l'histoire des
mentalités : entre les grands hommes et le personnel de l'appareil bureaucratique de
l'Etat, d'une part, et les forces structurelles anonymes, économiques, technologiques, il
y avait place et soif pour une recherche neuve étudiant des collectivités plus ou moins
grandes avec leurs activités, leurs aspirations et leurs besoins, et mettant à jour leurs
fonctions objectives et implicites en plus de leurs objectifs volontaristes explicites. La
recherche consacrée à ces corps intermédiaires a offert une dignité à des objets
longtemps considérés comme anecdotiques et sans grand intérêt scientifique. Elle a
coïncidé avec un certain essoufflement de l'histoire économique et de la méthodologie
statistique et le dédain continu de l'histoire politique et diplomatique envisagée
exclusivement sous l'angle des institutions officielles. Or, il s'avère que ce qui s'est
accompli dans ces réseaux inter-personnels et par ces pratiques régulières est
susceptible d'éclairer, sinon d'expliquer, certaines évolutions dans les mentalités et les
attitudes politiques, sociales et religieuses.
264

Comme c'est souvent le cas, la fortune d'une nouvelle catégorie historique,
confirmée par l'usage fécond qu'en ont fait de nombreux historiens ainsi que des
sociologues, n'est pas sans générer une certaine confusion. Celle-ci procède, entre
autres, de la polysémie initiale du terme. En effet, si son acclimation dans le champ
historiographique, qu'il faut porter au crédit de Maurice Agulhon, est relativement
récente, le substantif, en tant que tel, apparaît dans les dictionnaires dès le XVIIIe
siècle. Comme le souligne Agulhon procédant à un repérage sémantique du mot à
travers les usages et les dictionnaires, la notion de sociabilité comporte deux
acceptions : le premier sens, d'une portée générale, désigne l'aptitude spécifiquement
humaine à vivre en société, à nouer des liens et à les maintenir comme condition de la
survie et du développement de l'espèce, tandis que le second sert à distinguer parmi
les hommes ceux qui sont spécifiquement doués de ce trait de caractère
particulièrement ouvert et coopérant avec ses congénères. 1 Dans la recherche
historique proprement dite qui s'est tenue à l'écart de ces définitions usuelles
inopératoires, on a adopté, selon les cas, une définition extensive ou restrictive en
fonction du degré de formalisation de la sociabilité étudiée : la première met l'accent
sur la dimension psychologique et même anthropologique de la sociabilité au
quotidien, et discerne les structures d'adhésion, de communication et de socialisation
qui opèrent dans les interactions sociales les plus diverses, y compris les plus
élémentaires impliquant des relations régulières et des normes communes (telles les
sociabilités domestiques et professionnelles, les manières de table, les marques de
politesse, l'étiquette étudiées par Norbert Elias); tandis que la seconde, plus
restrictive, soucieuse d'éviter que tout échange soit défini comme sociabilité limite
son enquête à la vie associative, aux réseaux, aux lieux, aux institutions tels que les
associations, les confréries, les salons, les cercles, les cafés, situés entre les grands
ensembles établis (l'Etat, l'Eglise, la nation, la commune, les partis politiques) et la
cellule familiale.
Nous nous plaçerons délibérement dans cette dernière perspective d'apparence
minimaliste. S'il peut être stimulant d'envisager la sociabilité hors de ses incarnations
institutionnalisées dans des associations, deux obstacles importants importants
identifiés par le sociologue Jean-Claude Chamboredon se dressent devant le chercheur
et rendent périlleuse une telle mission exploratrice et pionnière : "le risque de l'infini
1 Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848, ?tude d'une mutation de la
265

et de l'indéterminé" et la tentation de "l'hyper-réalisme" qui consiste à donner un poids
excessif à des interactions ordinaires. 2
C'est donc à une sociabilité organisée que nous ferons référence. A cet égard,
le Sillon répond bien à la définition de la sociabilité qu'en a donné Jean-François
Sirinelli : "un groupe(ment) permanent ou temporaire, quel que soit son degré
d'institutionnalisation, auquel on choisit de participer" 3 ; encore qu'elle nous paraîsse
trop vague pour justifier l'emprunt que nous en faisons. L'étude de la sociabilité a
donné lieu à deux directions principales qu'a explorées Maurice Agulhon : l'une a
porté sur la sociabilité démocratique en Provence, relevant de l'histoire des mentalités
; l'autre sur l'essor du cercle comme lieu de rencontres et d'échanges, relevant de
l'histoire des associations. Bien que notre point de vue s'inspire principalement de la
seconde, la première n'est pas sans intérêt pour notre recherche : à l'origine de son
enquête sur La République au village, notant l'engagement massif des villes et
villages du Var en faveur de la démocratie (soutien à la révolution de 1848, vote pour
le candidat républicain, insurrection et protestation contre le coup d'Etat de Louis-
Bonaparte), Maurice Agulhon s'est en effet demandé "pourquoi la Provence
traditionnelle, même rurale, s'était précocement et facilement transformée en une terre
d'élection de la démocratie républicaine ?" 4 Pour expliquer ce revirement, Agulhon
émettait l'hypothèse du rôle déterminant joué par une sociabilité méridionale. On
mesure bien la différence avec la question que nous posons à notre tour : tout d'abord,
nous ne nous préoccupons guère de la problématique de la vitalité d'un tempérament
régional et de l'appréciation de son impact sur la modernité politique ; d'autre part, le
phénomène que nous étudions n'a pas la même netteté : royalistes en 1815, puis
républicains en 1848, pour être soudain, le passage d'une adhésion à l'autre fut net,
sans détours ni ambiguïté, là où, au contraire, pour ce qui est du Sillon, c'est un
processus qu'il s'agit de décrire ; mais, non sans une certaine analogie avec la question
posée par Maurice Agulhon, nous aimerions comprendre pourquoi et comment est née
du sein de la catholicité intransigeante cette ardeur démocratique. En outre, alors que
pour la Provence, Agulhon notait la convergence entre une opinion nouvelle et une
sociabilit?, Paris, Armand Colin, 1977, p. 8.
2 Jean-Claude Chamboredon, "Compte-rendu du livre de Maurice Agulhon et Maryvonne Bodiguel,
Les Associations au village, Le Paradou, Actes Sud, 1981", Annales E.S.C., 39e ann?e n°1, janvierf?vrier
1984, p. 53.
3 Jean-Fran?ois Sirinelli, "Le hasard ou la n?cessit? ? Une histoire en chantier : l'histoire des
intellectuels" Vingti?me si?cle Revue d'histoire n°9, janvier-mars 1986, p. 103.
4 Maurice Agulhon, "Vu des coulisses", Essais d'ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 33-34.
266

mentalité régionale de longue durée qu'il qualifie lui-même d'archaïsante, dans notre
cas, la mentalité n'est plus régionale, mais religieuse et, pour être de longue durée et
archaïsante, elle n'est pas de nature à faciliter cette convergence puisque ceux qui
l'incarnent et sont autorisés à en définir la ligne officielle sont tout à fait hostiles à la
démocratie.
Si nous avons cru bon faire usage de cette notion de sociabilité, c'est que dans
le contexte d'un catholicisme social intransigeant extrêmement suspicieux à l'égard du
libéralisme politique, ce sont les formes de sociabilité adoptée au Sillon, autant sinon
plus que les contenus idéologiques eux-mêmes, qui semblent avoir déterminé
l'amplitude de son ouverture à la démocratie. C'est précisément parce que le Sillon a
hérité de la tradition catholique une méfiance profonde du politique synonyme de
division et de chaos qu'il nous semble pertinent de faire la lumière sur l'ensemble des
dispositifs, des procédures et des supports non politiques de politisation des
sillonnistes. Distincte d'une histoire des idées comme de l'histoire politique
institutionnelle, c'est, en fait, une histoire sociale et culturelle de la politisation
qu'élabore Agulhon et c'est sous cet angle que nous entendons placer notre recherche.
Car, en effet, au coeur de son hypothèse, Agulhon place un rapport étroit entre
sociabilité et comportement politique, et plus spécifiquement entre sociabilité et
modernité politique. C'est, autrement dit, la question du passage à la démocratie qui
oriente sa recherche.
Le propos est encore plus net dans un second livre où, délaissant l'enquête sur
l'impact démocratique d'une tempérament régional, il examine un lieu de sociabilité
répandu à travers l'hexagone dans la première moitié du XIXe siècle : dans Le Cercle
dans la France bourgeoise, 1810-1848, étude d'une mutation de sociabilité", Agulhon
montre que que le cercle a constitué une sociabilité alternative à celle qui a dominé
sous l'Ancien Régime. Opposé au salon aristocratique structuré sur un modèle
hiérarchique, il s'en est précisément distingué par sa composition sociale bourgeoise
et sa pratique égalitaire. Par ce biais, il devint, selon l'hypothèse d'Agulhon, un lieu
d'émergence de la modernité démocratique, atteignant son apogée sous la Monarchie
de Juillet. Le cercle est, pour ainsi dire, bien plus qu'un cercle, bien plus qu'un lieu de
loisirs neutre et sans prétension : on peut y discerner "les conditions de constitution
d'un espace de débat public et démocratique, qui est de l'ordre du politique, sans
267

entrer dans les formes du politique, sinon pour les préparer et les préfigurer." 5
Agulhon ne cache pas la connotation implicite de l'idée du progrès, voire de la
sensibilité de gauche qu'il décèle dans la notion de sociabilité en général, et dans ce
type de sociabilité en particulier. Reconnaissant sa dette au folkoriste Fernand Benoît
qui en avait fait le premier l'usage, il adopte un point de vue qui le rapproche de
l'intuition formulée par un théoricien socialiste peu connu du début du XXe siècle,
Eugène Fournière, qui prévoyait une progression conjointe et convergente vers la
démocratie (dans l'ordre politique), le socialisme (dans l'ordre économique) et la
sociabilité ou "socialité" (dans l'ordre culturel). 6 Or, à bien des égards, le Sillon aurait
pu souscrire à cette triple évolution.
Si l'on se réfère à son étude sur Le Cercle…, les points de rencontre nous
apparaissent suffisamment solides pour nous permettre de placer notre recherche sur
le Sillon sous les auspices de la sociabilité. Agulhon note en effet comme critère
d'identification de cette structure de sociabilité démocratique :
1) un type d'association horizontale-égalitaire qui tend vers la
démocratie au détriment de l'association fondée sur un principe vertical et
hiérarchique7 ;
2) et une pratique de la vie commune : "le cercle (…) pourrait bien
être quelque chose de plus que le moyen d'une fonction spécifique, - il pourrait
être un modèle assez général de vie collective." 8
En outre, il note au XIXe siècle la propension de la jeunesse à créer ses propres
structures en vue de garantir une relative autonomie.
Enfin, conformément au sous-titre de son étude, c'est une mutation de
sociabilité que nous observerons également, puisque l'on assiste après un début qui
sans être neutre restait flou et ambigu, à un engagement politique croissant par étapes
successives : de la Crypte de l'Ecole Stanislas au Sillon comme revue intellectuelle de
"jeunes gens" ; d'une revue d'opinion à la création d'un mouvement destiné à
5Michel Trebitsch, "Avant-propos : la chapelle, le clan et le microcosme", Les cahiers de l'I.H.T.P.,
n°20, (Sociabilit?s intellectuelles - lieux, milieux, r?seaux), mars 1992, p. 18.
6Maurice Agulhon, Le Cercle…, op. cit., p. 12.
7 Ibid., p. 71.
8 Ibid., p. 63. La typographie en italiques est de l'auteur qui entend ainsi souligner l'importance
conclusive de son propos.
268

"l'Education sociale du peuple" 9 , inspiré du modèle du patronage mais conçu dans la
perspective d'une extension qualitative de ses méthodes et de ses objectifs ; d'un
mouvement d'éducation populaire à sa transformation en "Plus grand Sillon" tenté par
l'action syndicale et politique ; jusqu'à la fondation de la Jeune République en 1912. Il
y a bien là évolution et mutation d'une structure de sociabilité jusqu'à sa
métamorphose accomplie en structure politique partisane.
Dans le prolongement de cet essai de formalisation et de délimitation de
l'objet, et toujours pour mettre en garde contre le risque d'une notion "fourre-tout" (le
mot est d'Agulhon lui-même), Etienne François et Rolf Reichart ont, d'une manière
plus systématique, proposé quatre critères déterminant une sociabilité démocratique
auxquels répond le Sillon :
1) l'adhésion doit être volontaire et désintéressée (contrairement à
l'école obligatoire, par exemple) ;
2) l'exclusivisme et la fermeture sociale doivent être bannis (encore
que pour ce qui est du Sillon, l'appartenance au catholicisme est initialement une
condition préalable) ;
3) l'égalité de principe de tous les adhérents est établie ;
4) des formes communes de convivialité doivent être partagées par les
membres du groupe. 10
Suivant les recommandations mêmes formulées par Agulhon pour prolonger
son enquête, nous nous proposons de faire "l'étude concrète" d'une association (le
Sillon) et de relever ses "formes de sociabilité spécifiques" 11 qui, répondant, à
l'origine, à une demande de rencontres et d'échanges entre jeunes gens catholiques
désireux de nouer des relations en dehors des groupes primordiaux, mais aussi de la
sociabilité chrétienne prévue à cet effet - la paroisse -, ont préparé le terrain à
l'imprégnation en milieu catholique de l'idéal et des normes démocratiques. Il nous
semble juste, en effet, d'identifier dans le Sillon un lieu d'élaboration et d'exécution de
pratiques pédagogiques et culturelles, un laboratoire d'innovation sociale et
d'intégration des classes, un espace de formation, de socialisation et de mobilisation
9 Marc Sangnier, L'?ducation sociale du peuple, Paris, Rondelet, 1899. Il s'agit, en l'occurrence, du
premier livre de Marc Sangnier qui n'avait ?crit jusque l? que quelques nouvelles et chroniques sociales
publi?es dans la revue, et prononc? quelques discours publics.
10 Etienne Fran?ois et Rolf Reichardt, "Les formes de sociabilit? en France du milieu du XVIIe si?cle
au milieu du XIXe si?cle", Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, tome XXXIV, juilletseptembre
1987, p. 456.
11 Maurice Agulhon, op. cit., p. 11.
269

politique, un foyer d'évolution des attitudes religieuses ; mais il fut aussi une instance
de contrôle, un appareil d'encadrement religieux et moralisateur. A cet égard,
rapportée à cette double référence, il a été une instance de médiation tiraillée entre la
transmission d'attitudes religieuses héritées, d'une part, et la production de nouvelles
normes et pratiques protodémocratiques, d'autre part. C'est que, parallèlement et
même antérieurement à la sociabilité démocratique et libérale, une sociabilité
chrétienne opère en milieu catholique dont le Sillon est aussi le produit. Philippe
Boutry, dans son article écrit en hommage à Maurice Agulhon, oppose ces deux
conceptions de la sociabilité et leurs effets : dans le cadre d'une définition
démocratique associée aux Lumières, la sociabilité s'est incarnée dans de petites
structures auxquelles les individus se sont librement associées : les académies, la
franc-maçonnerie, les cercles et les clubs politiques, avec pour pratique dominante, la
pédagogie morale, sociale et politique et, au sommet, l'art de la conversation;
inversement, la sociabilité catholique qui ressort, elle, de la pensée contrerévolutionaire
élaborée par Joseph de Maistre, Louis de Bonald et le premier
Lamennais, est perçue sous son aspect général : c'est un attribut de l'humain dans les
rapports avec la société, "un principe d'unité de la société dans le respect du dessein
de Dieu sur l'homme" 12 détruit par la Révolution française et que seule la religion a le
pouvoir de reconstituer, en rejetant, au passage, les Lumières philosophiques, le
capitalisme économique et l'individualisme politique.
Entre ces deux types de sociabilité, "on mesure sans peine", écrit Philippe
Boutry au terme de son analyse comparée d'ordre philologique et historiographique,
"le chemin parcouru, les distorsions lexciales, les dispartiés d'intention et de sens." 13
Or, si à bien des égards, Sangnier n'est pas éloigné de cette conception par atavisme
religieux, en revanche sa pratique de la sociabilité le rapproche des structures
procédant d'une orientation démocratique.
Emettant l'hypothèse de la contribution potentielle qu'une sociabilité organisée
selon un principe égalitaire apporte au processus de socialisation démocratique,
Agulhon laisse entendre que la "démocratie structurelle" qui résulte de la sociabilité
nouvelle précède l'adoption de la démocratie politique. 14 En ce sens, la notion de
12 Philippe Boutry, "La sociabilit? chr?tienne", in Christophe Charle, Jacqueline Lalouette, Michel
Pigenet, Anne-Marie Sohn (dir.), La France d?mocratique - M?langes offerts ? Maurice Agulhon,
Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 156.
13 Ibid., p. 156.
14 Maurice Agulhon, op. cit., p. 72.
270

sociabilité est tout à fait pertinente pour l'étude du Sillon, car elle permet de relier les
conduites de sociabilité élaborées par le Sillon à l'oeuvre de socialisation
démocratique qui s'y est opérée. Le repérage et l'analyse de ces faits de sociabilité
sera, donc, au centre de notre recherche : moins l'institution en tant que telle que la
"vie intérieure" qui s'y déroule, la signification sociale et mentale que celle-ci
représente pour ceux qui y prennent part. 15
Notre programme de recherche se trouve ainsi délimité : relever et décrire, au
sein du Sillon, les manifestations indicatives et significatives de cette nouvelle
sociabilité : les réunions, les toasts, les banquets, l'uniforme, les chants et veillées
d'une part ; et, de l'autre, tournées vers l'extérieur, les actions collectives tels que les
meetings, les conférences, les représentations théâtrales, l'action de propagande et les
revues.
3.1.2 La génération du Sillon
Est-il fondé de parler d'une "génération du Sillon"? Si la notion peut paraître
trop prétentieuse, on peut, du moins, rattacher le Sillon à la génération des années
1890, à cet "esprit nouveau" marquée par la crise boulangiste, les encycliques
pontificales en matière sociale et politique et la renaissance catholique littéraire et
morale. Il faudra montrer en quoi le Sillon en procède, et dans quelle mesure, s'étant
dissout avec l'Affaire Dreyfus, il a tenté de lui donner un nouveau souffle, et essayé
de croire possible cette réconciliation de la démocratie et de religion. Mais au
préalable, le recours au concept même de "génération" est-il ici pertinent ?
C'est à François Mentré que revient le mérite d'avoir introduit dans les sciences
sociales le concept de "génération". En forgeant le syntagme de "génération sociale",
il a souhaité dépasser la notion de "génération biologique", même s'il en dérive par
extension, comme il l'a lui-même reconnu. Par ce terme, il désigne ainsi "un groupe
d'hommes, appartenant à des familles différentes, dont l'unité résulte d'une mentalité
particulière, et dont la durée embrasse une période déterminée." 16 Quelques pages
plus loin, proposant une définition supplémentaire, Mentré confirme cette idée d'un
"état d'âme collectif" inscrit dans une temporalité. 17 C'est ce qui explique peut-être la
fortune actuelle de ce concept qui articule l'histoire des mentalités (la définition de
15 Etienne Fran?ois et Rolf Reichardt, op. cit., p. 471.
16 Fran?ois Mentr?, Les G?n?rations sociales, Paris, Bossard, 1920, p. 14.
17 Ibid., p. 40.
271

Mentré reprend explicitement le terme éponyme) et l'histoire événementielle, tenues
généralement pour des approches diamétralement opposées. Relevant généralement
de la longue durée, la mentalité est ici ouverte à l'impact d'un temps court. 18
Désormais, par cette conceptualisation, la génération, comme le dira Annie Kriegel,
n'est pas seulement un moyen de repérage statistique mais un un outil propre à
décoder la réalité. 19
Si le critère de l'appartenance à une même classe d'âge est un ingrédient
nécessaire à l'identification de toute unité générationnelle, il n'en reste pas moins
insuffisant : les générations sociales ne se succèdent pas avec la régularité des
générations biologiques, mais dépendent d'une conjoncture historique qui affecte la
génération concernée. L'événement crée la génération, en même temps que celle-ci le
crée ou lui donne au moins sa signification fondamentale. Ainsi constituée et révélée
par l'événement, ladite génération prend conscience de sa singularité. C'est Karl
Mannheim qui conditionne la naissance d'une génération à l'impact décisif d'un
événement singulier fondateur. Or, dans le cas du Sillon, il n' y a pas à proprement
parler d'événement déterminant : les encycliques pontificales et "l'esprit nouveau"
peuvent-ils en tenir lieu ? Ils sont, à coup sûr, un déclencheur, un catalyseur ; ils n'ont
pas la netteté d'une révolution ou d'une guerre. En outre, quand bien même on leur
attribuerait une dignité équivalente, en sollicitant quelque peu la notion d'événement,
l'Affaire Dreyfus, surgie quelques années plus tard, est venue balayer, submerger
l'évolution pressentie. Evénement fondateur par excellence, l'Affaire Dreyfus allait
restructurer l'opposition gauche/droite, redistribuer les valeurs idéologiques et
politiques cardinales, telles que les droits de homme, la nation, l'antisémitisme,
distinctives de chacun des deux camps, incarner l'affrontement aux extrêmes entre,
d'une part, la génération dreyfusarde cristallisée autour des intellectuels et de la Ligue
des Droits de l'Homme, d'une part, et la génération anti-dreyfusarde qui s'est retrouvée
dans les rangs de l'Action française et des ligues patriotiques et antisémites, d'autre
part. Sangnier poursuivra cet effort de réconciliation entre la démocratie et la foi,
entre la République et l'Eglise, essayant tout d'abord de le faire en se tenant à l'écart
de ce clivage structurant, puis l'intégrant finalement comme une donnée intangible.
18Il n'est pas surprenant que la premi?re application de ce concept ait concern? les "g?n?rations
litt?raires".
19Annie Kriegel, "Generational Difference: The History of an Idea", Daedalus vol. 107 n°4
"Generations", Fall 1978, p. 23.
272

Ce qui nous incite néanmoins à penser le Sillon en termes de génération, à en
examiner, au moins, la pertinence, c'est que plusieurs aspects du Sillon qui y
correspondent s'y trouvent éclairés.
Annie Kriegel a fait remarquer que, vue sous l'angle de ses connotations
dérivant de son utilisation en sciences sociales, une "génération" ne regroupe et ne
désigne pas tant une classe d'âge homogène quelqu'elle, des gens ayant à peu près le
même âge, mais plus particulièrement les jeunes, entre 16 et 26 ans. 20 Lorsqu'on parle
de "la génération de 14" ou de la "génération 68", c'est à ceux qui avaient autour de 20
ans à cette époque que l'on se réfère exclusivement. Une "jeune génération" est, pour
ainsi dire, un pléonasme.
Cette restriction de la "génération" à la jeunesse, à peine sortie de l'adolecence
et faisant son apprentissage de la vie d'adulte, convient parfaitement à notre cas. De la
Crypte établie dans les sous-sols de l'Ecole Stanislas à la revue Le Sillon, l'origine du
Sillon illustre bien le phénomène de cooptation d'une élite auto-proclamée qui préside
à la fondation d'une oeuvre et d'un groupe de jeunesse : autour d'un noyau des
fondateurs du même âge, s'aggrègent condisciples et camarades, qui "se sentent liés
par la communauté de leur point de départ" : "n'ont-ils pas été témoins des mêmes
événements, n'ont-ils pas lu les mêmes livres et applaudi les mêmes pièces spectacles,
n'ont-ils pas reçu la même éducation et aperçu les mêmes lacunes dans la société ? La
force des choses leur a imposé un programme collectif qu'ils réalisent tant bien que
mal par leur association volontaire ou dispersée." 21 Certes, l'hétérogénéité sociale
souhaitée dans le recrutement du Sillon a altéré cette identité de classe et de formation
culturelle initiale, mais elle l'a remplacée par une identité, projetée vers l'avenir,
d'aspirations et de croyances communes. De même, les Sillons de province élargissent
son insertion spatiale au-delà de son ancrage parisien d'origine, et de là, son profil
culturel. Mais la jeunesse des adhérents n'est pas qu'une donnée objective et
statisitique : le jeune âge commun à tous les sillonnistes est, à leurs yeux, un facteur
significatif, porteur de sens et riche de potentiel. Les sillonnistes ont, en effet, la
conscience très aiguë d'être ni seulement catholiques, ni seulement Français, ni
seulement républicains : les sillonnistes sont aussi, pour reprendre l'expression
consacrée à l'époque, des "jeunes gens", pour autant que cette catégorie est, par
définition et par rapport aux trois autres, transitoire. Même s'il serait excessif de
20 Ibid., p. 26.
273

discerner un culte et une idéologie de la jeunesse professés au Sillon, même si en
termes de projet, les objectifs du mouvement dépassent largement les intérêts et les
besoins spécifiques des jeunes, on y retrouve tout de même, exprimée dans les
manifestes et les appels solennels et partagée par ceux qui les lisent, la conviction que
la jeunesse, en tant que telle, et celle du Sillon, en particulier, a des responsabilités,
des devoirs, une mission, un rôle à jouer dans la société ; que son inexpérience de la
vie est largement compensée par son dynamisme social, son efficacité singulière, que
sa force physique peut être canalisée et transformée en énergie morale, qu'elle peut
tirer parti de ce qu'elle n'est pas encore rangée, de ce qu'elle n'est pas encore astreinte
à la discipline d'une famille ou l'égoïsme d'une carrière d'un métier, pour déployer
pleinement une disposition désinterressée à l'action sociale. Il y a dans la jeunesse une
plasticité, une énergie qu'elle peut injecter dans le corps social usé, une vitalité qui fait
défaut à ce dernier, mais aussi une naïveté, une candeur qui permet de tenter tous les
paris et de faire montre de toutes les audaces. Aussi ne dédaigne-t-on pas au Sillon
apparaître, du sein de cette "génération montante", de "cette génération qui se lève"
(pour reprendre des expressions-clés de Sangnier) comme l'avant-garde, de même
que, par rapport aux générations qui précèdent, on n'hésite guère à prétendre assumer
et assurer la relève. Enfin, leur jeunesse et les traits qu'ils lui confèrent se retrouvent
dans la représentation même qu'ils se font de leur apport à la société française, à
l'Eglise et à la République : ne font-ils pas oeuvre de "renouveau" social, de
"renaissance" morale et religieuse ? Ne s'appliquent-ils pas à "rénover", "vivifier",
"rajeunir" tout ce qui doit l'être : les moeurs, les arts, les idées ? Et s'ils ont une
confiance optimiste dans l'avenir, c'est qu'ils croient l'incarner.
Que toute la jeunesse n'ait pas été sillonniste n'est pas un argument pour
invalider l'emploi de cette notion. Comme l'a si justement noté Annie Kriegel,
qualifier une génération par tel ou tel label est fondamentalement élitiste22 : et pour
déterminer si l'usage est conforme, il importe non de réunir tout le monde sous la
bannière proposée, mais de repérer si le mouvement qui va lui donner son nom a
rayonné bien au-dela de ce qu'il représente réellement, s'il a joui effectivement d'une
reconnaissance sociale qui en grossit l'impact, voire jusqu'à le mythifier, s'il a acquis
une visibilité et une publicité, s'il s'est imposé de telle sorte que le choix n'est plus que
d'en être ou de s'y opposer. Il y a génération, explique Annie Kriegel, lorsqu'un
21Fran?ois Mentr?, op. cit., p. 47-48. Les italiques sont de l'auteur.
274

système de référence a été élaboré et accepté rétrospectivement comme un système
d'identification collective. Parler de la "génération surréaliste" ou encore de la
génération de la Résistance", ce n'est ni dire que tout le monde a été surréaliste ou
résistant, ou que seuls l'ont été ceux qui en ont fait formellement et officiellement
partie; c'est dire qu'une élite a proposé un modèle qui a collé à son temps et a fini par
imposer son hégémonie. La légitimité de la représentation paradigmatique n'a pas de
base quantitative, dit-elle encore, mais c'est de cette capacité à représenter
qualitativement, quand bien n'est-on, en apparence, qu'une minorité active, que se
détermine le caractère d'une génération et son existence aux yeux des contemporains.
Le Sillon n'a guère atteint ces sommets, mais il faudra se demander s'il n'est pas
parvenu à constituer un pôle de référence en milieu catholique, et principalement, au
sein de la jeunesse catholique dont il constitue un sous-groupe. Il est indéniable qu'au
niveau des intentions, il a explicitement cherché à entraîner derrière lui toute une
génération catholique.
Nous verrons comment s'est organisée sur la base d'une classe d'âge, à partir de
l'adhésion formelle au catholicisme et l'aspiration à être démocrates et Républicains,
une organisation sociale qui a réuni des gens du même âge inventant et partageant un
vocabulaire, des comportements et des pratiques spécifiques, lesquelles ont cristallisé,
à l'intérieur, l'identité sillonniste, tandis qu'à l'extérieur, elle a joui d'un rayonnement
qui s'est traduit en influence et en reconnaissance sociale sur une partie de la
génération dont elle magnifiait et récapitulait l'expérience historique qu'elle vivait. Il
est particulièrement éloquent de noter que si l'impact du Sillon n'a pas atteint la
jeunesse laïque (mis à part quelques hommes mûrs qui lui ont tendu la main), en
revanche, en milieu catholique, ce sont principalement des jeunes qui ont été touchés.
Non que tous les jeunes catholiques aient été sillonnistes, tant s'en faut. Le Sillon a
passionné ou troublé ; il n'a pas laissé indifférent - qu'il ait été perçu comme une force
magnétique ou comme un repoussoir. En ce sens, si le Sillon a recruté parmi les
jeunes, s'étant défini comme un mouvement de jeunes, un groupe de jeunesse, la
classe d'âge est apparue aussi comme un clivage dans le rapport au Sillon. A cet
égard, pour être une '"chose vue", une expérience unique, le témoignage rapporté par
l'éminent critique littéraire Albert Thibaudet est significatif : "Il me souvient qu'en
pleine époque de Pie X, en 1911, voyageant dans un compartiment de séminaristes
22Annie Kriegel, op. cit., p. 29.
275

qui partaient en vacances (et qui appartenaient au diocèse de Julien Sorel), je fus
surpris, en voyant cette jeunesse, libérée de l'oeil des supérieurs, tirer des poches
l'organe du Sillon, comme les soldats de 1815 la cocarde tricolore cachée au fond des
sacs." 23
Quoi qu'il en soit, le Sillon apparaît au moment même où la jeunesse se
constitue en groupe social distinct". 24 A-t-il joué réellement un rôle historique ou bien
n'en a-t-il eu que la prétention ? Ceci reste à éclairer. Le Sillon n'est guère le premier
mouvement catholique à s'adresser aux jeunes. Depuis la Révolution française,
l'Eglise a mis sur pied toute une tradition d'encadrement pour lutter contre la
déchristianisation et favoriser alors la re-christianisation du pays. Elle a conçu, à cet
effet, des institutions privées pour les rejetons des élites sociales, et, à l'intention des
enfants des couches populaires, le patronage. Sangnier ne fut pas non plus le premier
laïc à travailler dans cette direction. Son oeuvre s'inscrit dans ce que l'on appelle la
"seconde Démocratie chrétienne", si ce n'est que Sangnier va récuser le terme : il lui
importe de cultiver sa différence, de montrer en quoi le Sillon s'en démarque. Il
manifestera gratitude et reconnaissance à ses prédécesseurs comme à ses
contemporains tout en ayant à coeur de montrer en quoi le Sillon s'en démarque,
même si la démonstration ne sera pas toujours convaincante.
C'est Albert de Mun qui donna le premier coup d'envoi à cette orientation
éducative avec la fondation en 1886 de L'Association catholique de la jeunesse
française (l'A.C.J.F.) Mais Albert de Mun a déjà quarante-cinq ans lorsqu'il la crée ;
en revanche, Sangnier, qui a été de la Crypte et de la revue dès la fin de l'adolescence,
prend la tête du Sillon et le transforme en mouvement d'éducation populaire à l'âge de
26 ans. La différence n'est pas qu'un fait biographique et biologique, visant à
souligner la précocité de Sangnier. C'est ce qui distingue une instance de contrôle qui
supplée à l'autorité familiale et sociale d'une structure autonome établie par des jeunes
23 Albert Thibaudet, Les Id?es politiques de la France, Paris, Stock, 1932, p. 89. Le commentaire qui
fait suite montre que l'opposition entre l'Action fran?aise et le Sillon au sein du clerg? traduit un conflit
de g?n?rations : "Au contraire [du Sillon], le mouvement r?actionnaire de l'Action fran?aise, plut?t que
dans le jeune clerg?, avait trouv? de l'?cho dans certains " gros " de la hi?rachie, tant fran?aise que
romaine."
Si la date mentionn?e par Thibaudet est exacte (1911), l'id?e que la lecture de la revue est subversive -
ce que Thibaudet sugg?re par la comparaison avec la cocarde tricolore sous l'Empire - est d'autant plus
juste que cette lecture a lieu apr?s la condamnation pontificale qui date du 25 ao?t 1910. Il s'agit donc
alors soit de vieux num?ros du Sillon, soit du dernier paru le 10 septembre. La revue (comme
l'organisation du m?me nom) a ?t? supprim?e, seul le quotidien La D?mocratie a pu continuer sa
parution avec l'accord du pape.
276

pour des jeunes. Certes, Sangnier a largement intériorisé la morale sociale et
religieuse de sa classe et de son milieu, mais la reproduction n'est pas complète, n'est
pas parfaite, elle appelle des aménagements, elle pratiques des ouvertures, elle creuse
des percées, et finit par révéler des failles et des ruptures. En se réunissant comme ils
le font, en consacrant leur temps à l'oeuvre de leurs mains, ils prennent distance avec
la famille, avec leur milieu, et même, sans le vouloir, vis-à-vis de l'Eglise telle qu'elle
est. Certes, ils se déclarent soumis à ses enseignements, ils en cherchent la protection
bienveillante. En dépit de l'autorité librement consentie qu'elle exerce par
l'intermédiaire des prêtres qui assistent le Sillon, ils n'en développent pas moins,
excepté le champ des dogmes, une relative autonomie de pratique, sinon de doctrine.
C'est que désireux de travailler pour la foi pour en montrer la vérité et la beauté,
soucieux de répandre une autre image de l'Eglise que celle que la tradition
voltairienne a légué, ils le font avec leurs moyens et leurs inclinations, leurs méthodes
et leurs préférences, leurs modes d'expression et de comportements. Ils se font les
artisans et les partisans d'un projet spécifique à l'avènement duquel ils oeuvrent : un
sang neuf injecté dans la vie sociale et dans la République, et inévitablement, dans la
vie religieuse et dans l'Eglise. Échec ou succès, le Sillon travaille au perfectionnement
de l'organisation sociale. Or, comme le souligne Karl Mannheim, cette tension vers le
changement est aussi l'un des signes distinctifs d'une génération.
Lieu privilégié d'apprentissage de la vie publique, le Sillon a-t-il joué un rôle de
catalyseur dans l'évolution sinon dans la transformation des mentalités ? Ou bien ne
faut-il s'en tenir qu'à la personnalité de son fondateur dont René Rémond admet
qu'elle "marquera de son empreinte toute une génération et dont le nom est
aujourd'hui encore une référence". 25 L'alternative devra être examinée.
3.1.3 Le registre de l'émotion politique
Pour produire un tel effet en son temps et après, il nous semble essentiel de
reconnaître que le vecteur principal par lequel on a entraîné et soutenu l'adhésion au
Sillon et l'engagement pour la démocratie fut celui de l'émotion. Cet aspect dont nous
relèverons les expressions multiples est en général peu traité, voire sous-estimé. Il est
assurément plus commode de rester sur le terrain de l'histoire des idées, autrement dit
24Yolande Cohen, Les Jeunes, le socialisme et la guerre - Histoire des mouvements de jeunesse en
France, Paris, L'Harmattan, coll. "Chemins de la m?moire", 1989, p. 19.
277

de n'envisager que l'aspect rationnel et cohérent de l'idéologie ; ou bien encore de
suivre le point de vue marxiste et de se mettre en quête des intérêts réels et matériels -
des intérêts de classe, il va sans dire - masqués par ladite idéologie fonctionnant
comme superstructure dépendante et pré-déterminée. Ces approches, toutes légitimes
qu'elles soient, et en dépit des vues éclairantes qu'elles apportent, écartent de leur
champ de vision la charge affective et les projections qui sont pourtant inséparables
de l'engagement militant. Philippe Braud, qui est un des premiers à avoir pris
conscience de l'importance de cette dimension affective en politique, attribue cette
disqualification à l'héritage cartésien concernant le dualisme entre l'âme et le corps,
méfiant à l'égard des passions incontrôlables pour mieux valoriser l'intelligence
rationnelle "maîtrisable et maîtrisante". 26 Il émet également une autre hypothèse qui
explique le dédain de l'émotionnel par une confusion regrettable entre le social et le
scientifique : or, ce n'est pas parce qu'elles sont potentiellement dangereuses pour
l'ordre public que la science historique (politique ou sociologique) doit persister dans
cette mise à l'écart des affects.
Pour le cas du Sillon, l'éclairage des "passions", nous semble, en tout cas,
plus fécond que l'attention exclusivement concentrée sur les "intérêts". 27 Toutefois, un
malentendu doit être soigneusement évité : en soulignant cette dimension dans notre
recherche, il ne s'agit pas de détacher les comportements individuels de leur
environnement social, de nous tourner vers le psychisme personnel et d'adopter une
approche relevant de la psychologie politique, à plus forte raison de la psychohistoire.
L'erreur du psychologisme, c'est d'ignorer le contexte historique et celle de
l'histoire, d'ignorer la dimension affective. Certes, il n'est pas sans intérêt de se poser
la question - essentielle en psychologie politique - de la motivation personnelle de
l'adhérent ; d'autant que dans le cas du Sillon, il est plus qu'évident que ce ne sont ni
les rétributions matérielles ni les récompenses en termes de postes et de fonctions de
pouvoir qui ont pu jouer un rôle, compte tenu du recours au bénévolat pratiqué par le
Sillon et de sa position instutionnellement marginale dans le champ politique et
religieux. Autrement dit, si gratifications il y a, elles ne peuvent être que symboliques.
25 Ren? R?mond, "Le cas de la France", Concilium Revue internationale de Th?ologie, n°213, 1987,
("L'Eglise et la d?mocratie chr?tienne"), p. 92.
26 Philippe Braud, L'?motion en politique - Probl?mes d'analyse, Paris, Presses de la Fondation
nationale des Sciences Politiques, 1996, p. 48.
27 Nous nous inspirons ici de la distinction ?tudi?e par Albert Hirschmann dans son livre Les passions
et les int?r?ts, Paris, PUF, 1980.
278

Les motivations pouvaient être d'ordre individuelle : reconnaissance sociale émanant
du don de soi, affirmation de la personnalité, estime de soi, volonté de puissance,
désir de sécurité intellectuelle et affective, etc.
Mais c'est du côté du collectif qu'il convient de porter l'attention pour se
demander comment s'est construit l'identification à une grande cause, l'expression
fervente d'une solidarité, la production d'un sentiment identitaire.
Cet impact de l'émotion dans l'action et sur l'action qui se traduit par
l'allégeance et la fusion entre les membres du groupe sera étudié à deux niveaux :
1) celui du charisme de Sangnier, étudié non en termes de
psychologie de l'acteur, du côte de Sangnier lui-même, mais du côté des militants
qui reconnaissent son autorité et son magnétisme ;
2) et celui de la "communauté émotionnelle", qui émerge des
interactions et des pratiques internes au mouvement et externes.
Toutefois, si le matériel émotionel fut requis et si largement convoqué, c'est
qu'il ne fut pas seulement un moyen de garantir une mobilisation intensive et de
maintenir une tension militante, il a été un levier pour l'enjeu principal du Sillon :
s'introduire dans l'espace religieux et social et imposer de nouvelles significations
dans les luttes idéologiques en cours. Or, une telle vocation réveillant inévitablement
des antagonismes et des contestations, les affects ont été, de ce fait, un ingrédient
essentiel dans la gestion de ces luttes de sens autour d'un réaménagement catholique
de la démocratie et d'un réaménagement démocratique du catholicisme.
3.1.4. Le Sillon comme agent de socialisation politique
Il peut paraître étonnant de recourir à cette notion de socialisation politique,
alors même que l'on a souligné maintes fois que les études qui lui étaient consacrées
avaient pour défaut majeur de nier le poids du contexte historique spécifique au sein
duquel ces processus de socialisation prennent place. Le behaviorisme dominant en
sociologie politique a contribué, en effet, à négliger l'épaisseur historique, à
privilégier l'attention à ce qui se passe, non à ce qui est passé. 28 Cependant, l'approche
dite de la culture politique en a fait grand usage dans ses enquêtes pour mesurer
28 Cf. Robert Dahl : "in his concern for analysing what is, the behavioral political scientist has found it
difficult to make use of what has been, i.e., with history… despite disclaimers and intentions to the
contrary" in Robert Dahl, "The behavioral approach in political science : Epitaph for a monument to a
successful protest", American Political Science Review, vol. 55, 1961, p. 771.
279

parmi les membres d'une collectivité donnée l'intégration des normes et des
connaissances ainsi que les affects ressentis à l'égard du système politique.
Les recherches sociologiques portant sur les facteurs d'influence en matière de
socialisation politique soulignent, généralement, le rôle premier et déterminant de la
famille qui se charge de transmettre et transmet effectivement normes, valeurs et
comportements politiques. Toutefois, ces derniers ne se reproduisent pas parfaitement
et complètement d'une génération sur l'autre. Cet écart signifie que d'autres agents de
socialisation entrent en ligne de compte et déterminent de nouvelles orientations, tels
tels l'école, la classe d'âge (peer group) et des institutions dotées d'une grande
capacité d'influence en particulier les Eglises et les mouvements de jeunesse.
Il nous apparaît que le Sillon peut être tenu pour un agent de socialisation de
ce type. Ciblant la jeunesse catholique étudiante, il intervient à un moment critique de
la socialisation politique, puisque c'est surtout dans cette période de transition de
l'adolescence à la vie adulte qu'elle présente un caractère souple et dynamique. Il s'y
opère de nombreux changements d'orientation et de valeurs, lesquelles apparaissent
comme une des modalités d'expression de la volonté d'autonomie que le jeune désire
renvoyer à son environnement familial et social.
Par le truchement de l'idée démocratique, le Sillon a rempli vis-à-vis de la
République une fonction intégratrice, réduisant le degré d'aliénation d'une partie de la
jeunesse catholique à l'égard d'un système politique tenu en grande suspicion jusqu'à
son entrée au Sillon, du fait d'une éducation politique au sein de la famille, plutôt
méfiante, voire hostile, inspirée des enseignements traditionnels de l'Eglise.
S'il y a bien eu donc apprentissage de la démocratie, transmission de ses
normes et de ses pratiques, l'intégration, l'absorption ne fut jamais complète. Le
patriotisme républicain, la sensibilité ouvrière, le discours de tolérance, le
dévouement à la collectivité, la valorisation d'un idéal altruiste, enfin l'activisme et le
volontarisme dans la mobilisation sur le terrain témoignent de l'acculturation à la
démocratie. Cependant, il faut bien voir que cette socialisation démocratique, aussi
soutenue et efficace qu'elle ait pu être, s'est déroulée dans un cadre de référence précis
auquel le jeune sillonniste continue de s'identifier, susceptible de contredire
l'engagement démocratique - celui de la foi intégraliste. Le Sillon opère
simultanément sur deux fronts : il sert les intérêts immédiats de la République en se
préoccupant de recueillir de la part des jeunes autour de l'idée démocratique un
soutien diffus au système ; et il sert également les intérêts de l'Eglise se faisant le
280

médiateur capable de rapprocher de la foi chrétienne des brebis ouvrières égarées. La
difficulté pour le Sillon, c'est que, confronté à deux cultures politiques - celle de la
République et celle de l'Eglise - il s'est trouvé dans une attitude d'ambivalence vis-àvis
d'elles, dans la mesure où il a aspiré non à les maintenir comme telles, mais à les
modifier de l'intérieur. Or, dans les deux cas, la modification n'est pas mineure,
puisqu'il s'agit de supprimer l'athéisme, la laïcité et le culte exclusif de la Science et
de la Raison de la culture républicaine, et de retrancher la contre-révolution, la
légitimité monarchique et le culte exclusif de l'autorité et de la hiérarchie de la culture
catholique. De plus, en tant qu'agent de socialisation démocratique, le Sillon courait le
risque objectif d'entrer en conflit avec la famille et l'Eglise qui, pour être des agents de
socialisation non-directement politiques, n'en ont pas moins un rôle essentiel dans la
formation des représentations, des orientations et des attitudes politiques. La nonidentité
de forme et de contenu entre les deux cultures créait une inévitable
dissonance dans l'esprit du sillonniste et l'exposait, ainsi que le mouvement lui-même,
à être l'objet de pressions croisées et d'influences contraires. Cette situation de conflit
endémique normatif, affectif et mental, avant d'aboutir à l'éclatement du Sillon sous
cette forme, conduisit les sillonnistes et Sangnier, au premier chef, à envisager de
multiples voies et moyens pour tenter, sinon de pouvoir l'éviter et le résoudre, au
moins de l'atténuer. Or, c'est par l'adoption de positions modérées, et non par la baisse
des pratiques d'engagement, que le Sillon pensait réduire la pression.
Si le recours à ce concept nous paraît utile, c'est que la théorie de la
socialisation politique montre bien que cet objectif consistant à éveiller des
orientations, des attitudes et des comportements politiques n'implique pas que les
instruments et les moyens mobilisés à cet effet soient explicitement politiques : la
socialisation politique laisse une grande place à l'informel et à l'implicite ; l'exposition
peut être directe ou indirecte, intensive ou non-intensive, personnelle ou générale. Il y
a un apprentissage non-politique d'attitudes sociales, qui entraîne la formation et
l'adoption d'orientations politiques. Ainsi, l'adhésion à la démocratie peut être
favorisée par une disposition inculquée envers l'autorité, le pragmatisme, le rapport à
autrui, etc. Autrement dit, les messages peuvent bien ne pas avoir de contenu politique
lisible et immédiat, et cependant orienter les conduites politiques dans un sens précis.
Etudier le Sillon dans cette perspective de la socialisation politique implique
de le considérer comme un agent socialisateur ; puis de relever les formes et les
contenus de cet apprentissage démocratique nécessairement altérés par la culture
281

politique de l'Eglise à laquelle les sillonnistes entendaient demeurer conformes ; et
autant que ce que l'on y a appris, à décrire le comment de cet apprentissage.
3.2 D'UNE REVUE INTELLECTUELLE À UN MOUVEMENT
D'ÉDUCATION POPULAIRE
Le paradoxe - et la caractéristique - du Sillon fut, on l'a vu, de promouvoir un
idéal politique tout en refusant concrètement de faire de la politique : si le discours
fait l'éloge des vertus de la démocratie, il n'a jamais été envisagé, de la base au
sommet, de se lancer dans l'arène politique, soit par le ralliement à un parti déjà
existant, soit par la création d'une organisation neuve dotée des structures adéquates.
L'entrée dans la course électorale en 1909 et, après la dissolution du Sillon, la
fondation, en 1912, de la Ligue de la Jeune République eurent pour effet
d'interrompre cette expérience inédite de socialisation démocratique entreprise par
Sangnier en direction de la jeunesse catholique et des ouvriers. Ce fut pourtant là le
grand projet du Sillon. Cette palette de moyens, d'institutions, de pratiques des plus
divers découlent de la conception même du citoyen que se fait Sangnier : l'éducation à
la responsabilité nécessite une sorte de formation permanente sociale, culturelle et,
bien évidemment, religieuse, ainsi que la création d'une communauté dotée d'une forte
identité mêlant toutes les classes. Tout y passe - les loisirs, l'éducation populaire, le
théâtre, les chansons, les affiches, la littérature, la culture technique et scientifique, la
création d'une revue mensuelle et d'un hebdomadaire, la fondation d'Instituts
populaires et de Cercles d'études, de coopératives et de restaurants, sans oublier une
action syndicale et religieuse. Parmi ces instruments, ces institutions et ces pratiques
par lesquelles s'est opérée cette socialisation politique et religieuse - démocratique et
chrétienne -, l'action pédagogique fut le premier d'entre eux. Au-delà d'une démarche
qui sera inévitablement descriptive et qui impose de relever et de répertorier ces
différentes activités, nous nous interrogerons sur les intentions qui ont présidé à cette
orientation et nous tenterons d'apprécier son efficacité et ses limites.
Au commencement étaient un lieu de rencontre - la Crypte - et une revue - Le
Sillon. Il s'agit d'un noyau de camarades, élèves de l'école Stanislas, qui, au temps de
leur scolarité finissante, se réunissaient dans le local que la direction de
l'établissement leur avait affecté pour discuter de questions religieuses, culturelles et
sociales à raison d'une séance hebdomadaire. Les conférences de la Crypte fondées en
282

1893 rencontrent un certain écho et se poursuivent en dehors du collège sous la forme
de réunions à caractère et contenu religieux ou bien de rencontres ouvertes
interconfessionnelles sur des thèmes d'actualité et de société. En outre, des premiers
contacts sont noués, d'une part, avec des ouvriers, d'autre part, avec des associations
catholiques à orientation démocratique. De ces rencontres naquit, à partir de décembre
1897, un bulletin - Le Bulletin de la Crypte. Parallèlement, une nouvelle publication
mensuelle paraît en janvier 1894 : Le Sillon. Il s'agit d'une revue catholique,
intellectuelle et littéraire, écrite par des jeunes gens pour des jeunes gens. Excepté la
différence de méthode, la proximité d'aspiration et de ton entre la Crypte et Le Sillon
était très grande. L'une et l'autre tenaient à contribuer à cette voie nouvelle tracée dans
le sillage des évolutions adoptées par l'Eglise sous le pontificat de Léon XIII. La
publication de la revue et la tenue de ces conférences peuvent bien apparaître comme
l'émanation spontanée de jeunes gens de bonne volonté, avides de dévouer leur vie à
quelque chose de grand, de noble et d'idéal, elles n'étaient pas fortuites : elles
s'inscrivent dans le contexte propice de "l'esprit nouveau" inauguré par le
gouvernement républicain, depuis que l'Eglise s'était montrée tolérante et
bienveillante envers la République. Sangnier, qui était un des organisateurs de la
Crypte, fut un des collaborateurs attitrés de la revue que dirigeait son condisciple et
ami Paul Renaudin. Durant les quatre premières années, s'y côtoyaient des enquêtes
sociales sur l'instruction, la législation ouvrière et l'art social et des saynètes
littéraires, des essais poétiques, des réflexions d'inspiration morale et religieuse, des
chroniques théâtrales, musicales et artistiques. 29 C'est en janvier 1899 que le Bulletin
de la Crypte, Le Sillon et La Revue, petit organe de démocrates catholiques unissent
leurs efforts, leurs moyens et leurs publications pour n'en plus faire qu'une ; elle
s'appelle toujours Le Sillon, mais elle est désormais bi-mensuelle. Sangnier en prend
le contrôle et il n'entend guère la diriger dans le même esprit que Renaudin. Il veut lui
insuffler une orientation nouvelle : ce ne sera plus une revue mi-littéraire, miintellectuelle,
agrémentée d'informations et d'enquêtes sociales. Outre la modification
de sa composition thématique dans le dosage des articles, le changement le plus
significatif qu'il introduit tient à sa finalité : elle sera désormais un instrument placé
au service d'un mouvement d'éducation populaire qui prend le même nom : le Sillon.
29 Sur les premières années de la revue, on consultera avec intérêt l'article de Jérôme Grondeux, "La
revue Le Sillon de 1894 à 1899, in Institut Marc Sangnier, Marc Sangnier et les débuts du Sillon 1894,
op. cit., p. 61-85.
283

Celui-ci se donne pour mission de regrouper des jeunes issus des écoles catholiques,
désireux d'accomplir une action sociale et pédagogique en direction des ouvriers dont
ils veulent assurer la promotion. L'esprit de la Crypte se poursuit.
3.2.1 Entre le patronage et l'Université populaire
En apparence, à lire le témoignage de Sangnier lui-même, tout en étant
résolument catholique et fidèle à l'Eglise, la transformation de la revue en mouvement
d'éducation populaire répond à une volonté ferme de rajeunir et de rénover les
méthodes traditionnelles et dépassées employées par l'Eglise. À la différence des
oeuvres catholiques et des patronages, la perspective qui anime le Sillon ne consiste
plus à exercer un contrôle sur les ouvriers afin de canaliser l'ardeur révolutionnaire
qui règne parmi les "classes dangereuses" pour endiguer la déchristianisation qui
l'inquiète également. Sangnier ne conteste pas la fonction indispensable que
remplissent ces patronages : les enfants y sont imprégnés de morale religieuse, tandis
que les moniteurs y expérimentent la vertu du dévouement. Toutefois, cette action sur
le terrain des oeuvres sociales n'est pas sans présenter de graves défauts et lacunes :
s'ils sont pour les enfants de parents ouvriers un lieu et un temps de garderie dans et
durant lesquels on leur dispense un catéchisme minimum, les patronages se sont
avérés inefficaces, sinon désastreux, pour les adolescents. Sangnier se révèle d'une
franchise peu commune lorsque, surmontant la déférence obligée envers une oeuvre
de l'Eglise, il décrit sans ambages, et avec le sens de l'image, l'ambiance typique des
patronages : "il n'est pas étonnant que les jeunes gens s'ennuient dans la plupart des
"petits cercles" : je dirai même qu'ils ont, en vérité, raison de s'ennuyer" (E.S.P.,18-
19). Ils n'ont le choix qu'entre l'anarchie ou l'ennui. Sangnier, dont le style est
excessivement classique et emphatique, se livre à une description assez pitoyable -
que nous reproduisons in extenso malgré sa longueur - de l'état des lieux et d'esprit :
"on se lasse de jouer toujours au billard, il est quelquefois plus divertissant de se
livrer à des luttes épiques, les queues servant de lances ; alors, c'est un vacarme
infernal, ce sont des éclats, des cris ; les vitres volent en morceaux ; le mobilier
lui-même est blessé dans la bagarre ; l'autorité accourt épouvantée : promesse
d'exclusion, ordre au coupable de se dénoncer, menace de payer la note, amers
reproches, sermons, toute une scène très dramatique... et un peu ridicule. Puis tout
rentre dans le calme. Certains "petits cercles" plus sages, mieux disciplinés, ne
connaissent d'ailleurs jamais autre chose que ce calme plat qui fait couler les heures
monotones et grises autour de la silencieuse table de jeux ou auprès des vieux livres
d'images jamais renouvelés et que feuillettent les doigts sages de quelques rares "bons
jeunes gens" dont la docile régularité ferait l'admiration de tous, si leur présence au
patronage n'avait fini par sembler si nécessaire qu'on ne la remarque pas plus que
celle des tables et des bancs qui garnissent la salle presque vide".(E.S.P., 17-18).
284

Le personnel chargé de les surveiller n'est pas moins indifférent ou las de la
tâche à remplir : "Le directeur se contente de venir indiquer les heures des offices et
des exercices de piété, se plaindre qu'ils ne sont pas assidûment suivis, et parfois lire
ou débiter brièvement quelques "avis" au milieu de l'indifférence de tous". (E.S.P.,
17). Le grand défaut des patronages, c'est d'avoir été conçu comme une oeuvre close.
Or, c'est par une oeuvre ouverte sur la société Sangnier entend transformer de fond en
comble l'esprit et la pratique du "petit cercle". Les intentions et les mots qui les
expriment comptent autant sinon plus que ce qu'il en va réellement. L'institution paraît
rabougrie et dépourvue d'ambition lorsqu'elle est dénommée "petit cercle" et, au
contraire, intègre des perspectives élargies lorsqu'elle prend le nom de "Cercle
d'Etudes sociales". En insistant explicitement sur l'ouverture sur le monde qu'il
convient de proposer à ces oeuvres comme source de rénovation, Sangnier se
démarque de leur démarche frileuse obnubilée par leur objectif traditionnel de
"préservation". Même si les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur des intentions,
ce qui compte, quand on dresse le bilan des cercles d'études, c'est qu'ils ont été les
premières institutions catholiques pour la jeunesse où l'on a commencé à cesser de
juger l'environnement comme irrémédiablement hostile. Le processus ne fut pas
linéaire et symétrique, et une ouverture ici peut accompagner une fermeture
persistante dans un autre domaine. Il eut été étonnant qu'il le fut : ces révolutions
mentales nécessitent quelque temps d'apprentissage et d'acclimatation, des
négociations permanentes entre l'ancien et le neuf. En outre, il faut bien voir que cette
vision plus constructive sur la société française, son histoire et son régime n'affaiblit
guère la volonté missionnaire. Au contraire, elle l'encourage, du fait qu'on ne tient
plus le monde pour définitivement perdu à la cause religieuse. Mais au moins les
méthodes diffèrent : à cette position d'extériorité radicale d'une Eglise qui la conduit à
pratiquer l'anathème systématique, le Sillon choisit une stratégie d'approche pacifique,
de pénétration et d'intégration ; à ce refus du monde présent des catholiques, le Sillon,
qui n'est pas sans critique à son égard, travaille au monde futur en commençant son
édification avec ceux-là même qui n'ont pas obtenu dans le monde passé et
contemporain la place qu'il leur revient : les ouvriers. Sangnier entend pleinement
servir l'institution religieuse en difficulté, mais non sans introduire des dispositions et
des finalités et des acteurs nouveaux.
285

Aussi l'originalité première des cercles d'études préconisés par le Sillon est de
rassembler jeunes croyants et jeunes ouvriers censés opérer une métamorphose
symétrique par les contacts et les actions accomplis ensemble. En ce sens,
l'apprentissage à faire n'est pas unilatéral. Si les ouvriers doivent approfondir leur
socialisation religieuse, les jeunes catholiques sont tenus, eux aussi, par cette
coopération avec des travailleurs, d'acquérir quelque chose dont ils étaient dénués :
une conscience sociale. Même si une certaine ambiguïté demeure dans les rapports
entre les jeunes catholiques issus de la bourgeoisie et les jeunes ouvriers, il se crée de
facto un espace d'interaction sociale entre ces deux éléments tenus l'un à l'écart de
l'autre par ignorance et méfiance mutuelles.
Le Sillon s'inscrit donc au coeur d'un large mouvement de rénovation des
oeuvres post-scolaires et se situe, délibérément, au carrefour des oeuvres religieuses et
laïques : car s'il entend bien dépasser l'objectif négatif de préservation religieuse que
les premières se sont fixées, il ne craint pas de se référer, pour élargir son champ de
vision, aux institutions toutes récentes fondées par les courants laïques et socialistes
en milieu ouvrier : les Universités populaires. 30 Elles ont à peine un an d'existence, et
déjà il leur porte un intérêt soutenu. Pour Sangnier, les patronages sont un creuset, les
Universités populaires un défi ; entre ces deux pôles, le Sillon se construit sa place.
Mais somme toute, est-il plus proche d'un patronage ou d'une Université Populaire ?
Est-il plutôt dans la continuité avec le premier ou dans le mimétisme par rapport au
second ? La réponse à cette question détermine le degré d'innovation du Sillon. En
apparence, celui-ci approuve et perpétue le message religieux transmis par le
patronage, et s'oppose vivement à la morale sans Dieu dispensée par l'Université
populaire. Cela est-il suffisant pour faire pencher le Sillon du côté de la continuité ?
Non, du fait de ce souci d'ouverture évoqué ci-dessus. C'est là une des constantes dans
la pensée de Sangnier, et qu'il tente d'imprimer au Sillon : ne pas se tenir à l'écart de la
modernité politique, artistique et intellectuelle ; remplacer par la confiance et
l'examen la méfiance automatique envers tout ce qui vient de l'extérieur et se présente
comme une innovation ; rompre avec le splendide isolement dans lequel les
catholiques, dans leur majorité, se sont enfermés depuis la révolution française ; avec
le manichéisme triomphant qui sévit de part et d'autre et au nom duquel toute la Vérité
est dans un camp et l'Erreur tout entière dans l'autre : "gardons-nous de ne voir
286

partout que pièges tendus, ne prêtons pas volontiers aux autres de méchantes
intentions ; croyons le bien plutôt que le mal ; marchons devant nous sincèrement,
loyalement." (E.S.P., 19-20). Sangnier condamne "cette attitude hostile et hargneuse
de trop de catholiques qui semblent n'avoir jamais qu'antipathie et rancune contre
tout ce qui ne vient pas directement de leur initiative." (E.S.P., 18). Les mouvements
sociaux, pour être nouveaux et extérieurs à l'Eglise, sont loin d'être toujours
condamnables en eux-mêmes et ne méritent ni l'opposition systématique ni
"l'abstention malveillante et boudeuse" dit-il encore. Si l'on est assuré de sa foi, il n'y
a rien à craindre du monde : "Que l'on essaye de faire sortir les jeunes gens au lieu de
n'avoir d'autre idéal que leur assiduité au patronage", s'exclame-t-il. (E.S.P, 43).
Sangnier est convaincu de l'importance de l'éducation populaire. Celle-ci repose
sur l'idée que chaque individu, quelle que soit sa classe sociale, a le droit d'accéder à
l'éducation et à la culture. L'éducation populaire permet aux ouvriers d'exploiter leur
potentiel intellectuel et aux jeunes catholiques de témoigner en acte de leur bonne
volonté et de leur bonne disposition envers les premiers en prenant part à cette
formation. Or si la première forme de l'éducation populaire fut le patronage
d'inspiration catholique encadré par des curés, voilà qu'apparaît son pendant laïque,
l'Université populaire, avec une forte dimension de renouvellement dans l'esprit et les
méthodes. Sangnier reprend à son compte la ligne des fondateurs des Universités
Populaires dont il suit les réalisations de très près, lorsqu'il précise que ces institutions
n'ont pour objet ni d'assurer un enseignement complémentaire à une instruction
obligatoire défaillante ni d'offrir une formation initiale aux illettrés ou bien encore
d'élargir le champ des connaissances aux esprits curieux. Ce mimétisme est important
et même déterminant. Sangnier va être souvent tenté de refaire ce que les socialistes
ont initié, en y introduisant la référence religieuse qui lui tient à coeur. Même s'il
estime que l'affaire Dreyfus ne fut pas la cause directe, mais seulement le catalyseur
de leur fondation, il n'en admet pas moins que ce sont bien les intellectuels qui en sont
à l'origine. Pour les qualifier, Sangnier emploie la notion barrésienne de "déracinés,
hautement chargée, si ce n'est que loin d'en faire une propriété définitive et
intrinsèque de l'intellectuel, il reconnaît la sincérité de leur autocritique qui débouche
sur la création des universités populaires. Autrement dit, s'ils ont pu être des
"déracinés", ils ne veulent plus l'être et ne le sont effectivement plus, aux yeux de
30 Sur les Universités populaires, cf. Lucien Dintzer, "Le Mouvement des Universités populaires", Le
287

Sangnier. Tout au plus sont-ils dans l'erreur pour mêler leur option philosophique
matérialiste et athée à leur cause éducative. Quoi qu'il en soit, Sangnier apprécie le
fait qu'après s'être longtemps coupés des masses, égarés par les effets d'un
dilettantisme esthétique, voilà qu'ils cherchent à renouer avec elles. Même si les
contextes historiques sont tout à fait différents, Sangnier ne peut pas ne pas être
sensible à l'analogie qui se dessine entre cette élite intellectuelle et l'élite catholique
dont il est un des représentants : les catholiques, eux aussi, se sont écartés du peuple
pour s'enchaîner aux destinées de la réaction contre-révolutionnaire et des nantis, et à
l'instar des intellectuels qui ont rompu leur isolement, certains d'entre eux, comme lui
et ses amis du Sillon, ont éprouvé le même souci, ressenti la même urgence et ont
trouvé comme eux, après eux, les voies adéquates pour se retremper dans les masses.
Bien sûr, les objectifs ne sont pas identiques : les intellectuels se donnent pour
mission de former les ouvriers à l'esprit critique, afin qu'ils puissent à l'avenir
surmonter la manipulation et l'endoctrinement de l'armée et de l'Eglise auxquels ils
avaient succombé lors des premières phases de l'affaire Dreyfus. Ce n'est pas là, on
s'en doute, ce qui motive le Sillon. Toutefois, au-delà des différences indéniables,
Sangnier perçoit quelque similitude : non seulement l'engagement des intellectuels
dans les Universités populaires, comme celui des catholiques, procède du constat de la
misère sociale et morale des masses et du souci de contribuer à leur affranchissement,
mais, de plus, ce contact, sinon ce contrat, avec le peuple est perçu, par les
intellectuels comme par les sillonnistes, comme une condition nécessaire à leur
régénération respective.
3.2.2 L'Affaire Dreyfus et son impact latent sur l'évolution du Sillon
On sait que Sangnier ne s'est pas engagé dans l'affaire Dreyfus pour l'un ou
l'autre des camps en présence. Timidité ? Prudence ? Volonté illusoire de ne pas
ajouter à la division ? Sa seule intervention sur les affaires publiques en 1898 porte
sur l'armée et le peuple. En apparence, Sangnier a choisi son camp, si ce n'est qu'il ne
dit pas un mot de l'État-major et n'en a que pour le simple soldat dont il fait l'éloge
pour être parvenu, en ces temps difficiles, à remplir fidèlement ses devoirs militaires.
Ce silence sur les chefs n'équivaut pas à une condamnation explicite de leur forfaiture
mais, au moins, se garde-t-il bien de les défendre envers et contre tout - contre la
Mouvement social n°35, avril-juin 1961, p. 3-29.
288

justice et la vérité. Ce mutisme est aussi celui de la revue qui, dix ans plus tard, se
livrera à un premier essai d'explication. Se réfugier dans le silence alors même que
l'affrontement atteint son paroxysme - entre le manifeste de Zola et le suicide du
colonel Henry - viendrait du fait que l'Affaire a été perçue alors comme "la soupape
par où les passions violentes de droite et de gauche, comprimées pendant plus de cinq
ans par la politique de l'esprit nouveau, allaient exploser." 31 Or, face à ces passions
partisanes qui placent en porte-à-faux quiconque se déclare sincèrement catholique et
démocrate, Sangnier préfère se tenir à l'écart. 32 Compte tenu du poids de son milieu
sociologique comparé à la fragilité relative de ses convictions démocratiques toutes
fraîches, cette abstention n'est pas négligeable : c'est une manière de résister à la
pression ambiante et dominante que de ne pas joindre sa voix au tintamarre antisémite
et anti-maçonnique auquel se rallient l'Eglise et toute la démocratie chrétienne dont il
est proche. Pour un orateur loquace et sûr de son verbe, pour un amateur de longues
envolées, cette parole laconique, retenue, à l'opposé de la logorrhée délirante de ses
amis catholiques, n'est pas sans mérite.
S'il ne s'est donc pas prononcé, il est, toutefois, un rapprochement
chronologique entre le Sillon et l'Affaire Dreyfus qui mérite réflexion. L'année 1898
signe, en effet, l'échec du Ralliement, la fin de "l'esprit nouveau" sur lequel Sangnier
avait fondé ses espoirs. La situation est grave : avec l'affaire Dreyfus, jamais les
Républicains n'ont été aussi méfiants à l'égard de l'Eglise, jamais les catholiques n'ont
autant haï la République et souhaité son renversement. Les nationalistes et les
défenseurs excités de l'armée et de la patrie n'ont pas encore dit leur dernier mot,
même après le suicide du colonel Henry qui révèle aux yeux de tous l'imposture
commis en haut lieu. Or, c'est à ce moment précis que Sangnier s'empare de la revue
pour lui donner ce nouveau souffle. Peut-on penser que celui-ci est totalement
étranger à la conjoncture établie avec le début du long dénouement de l'Affaire
Dreyfus ? Le point de vue de Sangnier est assurément celui d'un catholique soucieux
de la pérénnité de sa foi. Or, estime-t-il, dans le contexte qui se dessine d'une victoire
républicaine, le peuple ne peut renouer avec l'Eglise qu'à la seule condition que les
31 Le Sillon, 10/9/1909, p. 178.
32 Ce silence a visiblement gêné Sangnier rétrospectivement. Lors de son intervention dans un meeting
de protestation contre la persécution des Juifs en Russie en 1906, en présence d'orateurs membres de la
Ligue des droits de l'homme, il fut pris à partie à propos de son silence lors de l'affaire Dreyfus. Misant
sur l'ignorance du public, Sangnier se défila en prétextant, au mépris de la vérité, qu'il était, à cette
époque, "encore assis sur les bancs de l'école" (il avait 25 ans en 1898) pour pouvoir "parler dans les
meetings publics". (D.I, 445).
289

catholiques assument la République de bonne foi et sans arrière-pensées, et non
comme un ralliement stratégique conditionnel et interéssé. Il leur incombe d'ouvrir les
yeux sur la vertu contenue dans la démocratie, de la reconnaître pour ce qu'elle est :
un idéal, non un pis-aller. Ce qui apparaît clairement à Sangnier, c'est l'inanité d'un
ralliement exclusivement établi au niveau politique. On a cru ainsi pouvoir se
dispenser de tout effort d'intériorisation et de maturation sans lequel l'acculturation
des catholiques à la démocratie est vouée à l'échec. Il préconise, de ce fait, de
contourner soigneusement la voie politique, désormais bouchée, et de proposer une
action menée d'en bas, de la base, et non, d'en haut, par décret provenant des étatsmajors
des partis au prix de compromis provisoires et bancals, sinon de
compromissions. L'espace politique n'est pas mauvais en soi, mais livré aux passions
comme il l'est à ce moment précis, il ne répond ni au tempérament sillonniste ni aux
attentes et, en conséquence, se révèle, pour l'heure, prématuré. Par cette éducation
sociale et démocratique à laquelle il convie la jeunesse ouvrière et la jeunesse
catholique, Sangnier croit détenir le moyen adéquat, plus authentique et profond que
celui de la politique, de ressouder ces deux composantes de la population française,
ouvrière et catholique, opposée par les circonstances. N'en sont exclus que les ultraconservateurs
et les monarchistes, d'un côté, et les anticléricaux forcenés, de l'autre,
dont il espère, toutefois, par cette démonstration de bonne volonté républicaine,
dissiper la méfiance.
Aussi quand bien même Sangnier n'a pas directement relié la naissance du
Sillon comme mouvement à la conjoncture politique, la proximité chronologique
entre cette évolution donnée au Sillon et la fin de l'Affaire Dreyfus ne peut être réduit
à une coïncidence (à moins d'envisager que l'Affaire n'ait pas eu les répercussions
immédiates que l'historiographie lui attribue), d'autant que le premier de ses centres
d'intérêt va justement à cette innovation institutionnelle mise en oeuvre par les
intellectuels : les universités populaires. Malgré maintes précautions et réserves,
Sangnier admire la clairvoyance et l'activité des intellectuels et s'identifie à ce
sentiment intérieur qui les a motivés dans leur vocation en faveur du peuple : "le
devoir d'aînesse". (E.S.P., 13). Il se refuse d'autant plus à les mépriser et les dédaigner
qu'il est conscient du rôle décisif des élites intellectuelles dans l'histoire, depuis les
scolastiques du XIIIe siècle, en passant par les humanistes de la Réforme et les
artistes de la Renaissance et jusqu'aux philosophes des Lumières. (M.E.D., 38).
290

Cette posture constante d'ouverture et d'accueil ne signifie pas qu'il est vierge de
toute critique à leur égard. Il reproche, notamment, aux promoteurs des Universités
populaires de violer les principes de tolérance et de liberté d'opinion qu'ils prétendent
professer et garantir. (M.E.D., 22). Le choix des thèmes et des conférenciers révèle
clairement, selon lui, le monopole intellectuel exercé par les écoles de pensée
anticatholiques. L'esprit critique et le libre-examen qu'elles prétendent dispenser
consiste, au mieux, à imposer un silence forcé sur les questions de foi au nom de la
neutralité confessionnelle ; au pire, à répandre la vulgate antireligieuse la plus
élémentaire. Il les accuse de rallumer les haines et de faire dévier le projet de sa
vocation originelle en contradiction flagrante avec le message humaniste et tolérant
qui les animent. Prenant acte de l'autonomie réclamée par Georges Deherme, le
fondateur de la première Université populaire du faubourg Saint-Antoine, à l'égard de
toute captation partisane, Sangnier répond à son invitation pour une série de trois
conférences sur "la certitude mathématique", "la certitude morale" et "la certitude
religieuse", qui eurent lieu en avril et mai 1900. Sangnier ne dédaigne pas une
stratégie d'entrisme idéologique. Ce n'est pas qu'il entende renoncer à l'action
indépendante qu'il mène de son côté dans les cercles d'études sociales qu'il a fondé
dans le cadre du Sillon ; il demeure essentiel d'attirer ouvriers et catholiques dans ses
propres institutions pour favoriser leur réconciliation et leur fécondation réciproque,
mais il refuse de déserter les terrains détenus par d'autres forces sociales et politiques,
surtout si celles-ci véhiculent et entretiennent les préjugés à l'égard de l'Eglise. C'est
précisément parce qu'on l'a cataloguée comme une force obscurantiste qu'il faut se
rendre sans hésiter dans les bastions où une telle identification est largement admise
pour en démentir la validité et en prendre le contrepied. C'est que, pour Sangnier, la
réalisation du projet sillonniste exige non seulement la régénération intérieure opérée
au sein du mouvement par les catholiques, mais aussi la reconnaissance extérieure du
changement accompli. Même si les intellectuels ne partagent pas les opinions du
Sillon, il est du plus grand intérêt qu'ils en prennent connaissance, les respectent pour
le moins et aboutissent progressivement à modifier leur perception stéréotypée sur
l'Eglise et la foi. C'est une affaire d'efficacité : en s'adressant directement aux
intellectuels sur leur propre terrain, peut-être est-il possible d'obtenir quelque
modération et quelque respect de la part des fougueux partisans de l'esprit laïc. C'est
aussi pour démentir parmi eux et leur auditoire l'idée que Foi et Lumières sont
incompatibles. C'est enfin, à long terme, le combat qu'il voudrait gagner : en se
291

endant parmi eux, Sangnier saisit l'occasion d'informer les plus sceptiques parmi les
intellectuels et les ouvriers, - ceux qui ne se rendront jamais au Sillon -, qu'il est des
catholiques convaincus de la concordance profonde entre la démocratie et la religion ;
il cherche à les déstabiliser dans leurs certitudes dogmatiques en les prévenant que
l'obstruction acharnée qu'ils font à la religion prive la démocratie pour lequel ils
luttent d'un concours indispensable à son perfectionnement et à sa victoire. Sangnier
n'exclut pas, en outre, que quelques personnes de son auditoire en soient édifiées au
point de plier armes et bagages et de rejoindre, séance tenante, le Sillon. 33 Il est
indéfectiblement sensible à la vertu de l'argumentation et du dialogue et convaincu,
surtout, de la puissance du verbe.
3.3 INSTRUMENTS ET INSTITUTIONS :
3.3.1 Le Cercle d'Études
Parmi les institutions auxquelles le Sillon a lié son nom, la plus importante
est le Cercle d'études sociales. Qu'est-ce qu'un Cercle d'études ? C'est la réunion dans
les locaux d'un patronage d'une quinzaine de jeunes gens - des jeunes ouvriers ou
apprentis de 15 à 20 ans et des jeunes catholiques d'origine bourgeoise - en vue
d'étudier des questions religieuses, historiques ou sociales. Ces rencontres formelles
sont accompagnées par le directeur du patronage, dont la présence est indispensable
pour rappeler et asséner la doctrine de l'Eglise dans les matières débattues, "surtout
quand celle-ci ne ressort pas clairement de l'exposé ou de la discussion." 34
Le Cercle connaîtra deux phases : dans un premier temps, n'ayant aucun lieu
qui lui appartienne, l'idée du cercle d'études et son exécution sont proposés par le
Sillon aux patronages déjà existants. Ce n'est qu'à partir de 1902, fort du succès de
l'entreprise, que le Sillon récupère son autonomie et crée ses propres lieux, au point
qu'ensuite les cercles d'études deviennent une émanation du Sillon. Ces changements
institutionnels ne sont pas superficiels, car ils vont de pair avec l'approfondissement
de leur engagement démocratique. Non pas que dans la dernière phase, la démocratie
enseignée au Sillon soit identique à la vision libérale, mais, au moins, le
questionnement, la réflexion, la recherche sur sa signification, ses orientations
possibles, ne fut-ce que le mot lui-même, ne sont plus tabous.
33 Sangnier rapporte, en de multiples occasions, ces conversions spontanées. (E.S.P., 29-31).
34 Ibid., p. 9
292

La consultation des compte-rendus de congrès est très éclairante : d'une
assemblée à l'autre, l'évolution démocratique se dessine. En 1901, l'action menée par
Sangnier et ses amis en est à sa première année. Une réunion des oeuvres d'éducation
populaire tenue au Sillon sous la présidence de l'abbé Odelin montre à quel point le
changement se limite à la rénovation des patronages, et encore, non dans un souci
d'amélioration pédagogique per se, mais dans une perspective explicite de reconquête
religieuse. C'est que, dans l'éventualité d'une inévitable Séparation de l'Eglise et de
l'Etat, l'enjeu scolaire est plus que jamais capital : avec les lois Ferry, la République a
concrétisé son projet éducatif. "La catho" cède la première place à l'école républicaine
obligatoire et gratuite, "la laïque". Privée de cette emprise sur la jeunesse par le biais
de l'école religieuse, l'Eglise ne peut plus déployer sa présence que dans le champ
extra-scolaire pour conserver ce terrain qui échappe encore à la maîtrise de la
République. D'où l'importance fondamentale du réseau de patronages : c'est,
désormais, à partir des oeuvres de jeunesse qu'elle peut concevoir de repartir à la
reconquête des âmes. C'est dire comme l'initiative sillonniste vient à point nommé,
mais, on l'aura compris, non pour son orientation démocratique négligée et passée
sous silence, mais parce qu'en cherchant à nouer contact avec la jeunesse ouvrière,
elle peut directement contribuer à l'objectif recherché de rechristianisation. Le but est
un apostolat individuel : "transformer les indifférents en zélés et de faire d'un chrétien
tiède un apôtre" ; une mission protectrice : "faire croître la foi chrétienne dans des
jeunes âmes dont les sectaires voudraient l'arracher" ; un salut à l'échelle national :
"transformer un catholicisme de fait en un catholicisme agissant, en une force qui,
unie à d'autres semblables, finira, n'en doutons pas, par venir à bout du mal et
ramener notre pays tout entier à la foi catholique." 35 Le rôle du Sillon consiste
essentiellement à fournir l'aide pratique nécessaire pour faire fonctionner les cercles et
assurer leur progression. Il suffit d'étudier la composition de la présidence d'honneur
pour se rendre compte que l'objectif recherché est purement et exclusivement pastoral.
Y figurent le recteur de l'Institut catholique et toutes les personnalités qui ont en
charge tout ce qui est oeuvres catholiques, patronages, associations charitables. Si l'on
ne cache pas vouloir mettre un peu de sang neuf dans les patronages, on se garde bien
de critiquer l'oeuvre accomplie. D'entrée de jeu, on fait en sorte de redorer le blason
de l'oeuvre accomplie: "il n'existe certainement pas, à l'heure actuelle, d'oeuvre de
35 Henry du Roure, Réunion des Oeuvres d'éducation populaire, 13/12/ 1901, Paris, Le Sillon, 1901, p.
293

jeunesse, d'oeuvre de préservation qui ne soit en même temps une oeuvre
d'éducation." 36
L'Eglise, d'une part, mais aussi tout ce que Paris compte de notables bienpensants
applaudissent à cette initiative, convaincus que la dimension religieuse
constitue l'essentiel du projet, acquiesçant par intérêt à sa dimension sociale. La
démocratie, ou quelque idée qui s'en rapproche, n'est jamais explicitement
mentionnée. Est-ce à dire qu'il y a eu malentendu ? Avec le temps, Sangnier en sera
persuadé, bien que les camarades du Sillon souscrivaient pleinement à la finalité
religieuse déclarée. 37 En vérité, alors que pour les premiers, le lien entre les deux
objectifs était un rapport de fin à moyen (la rechristianisation de la France par la
mobilisation ouvrière), pour le Sillon, ils avaient tous deux valeur de but en soi.
Aucun n'était prioritaire : ils étaient perçus comme interdépendants. L'un travaille
pour l'autre, et vice-versa, sans jamais envisager qu'il puisse y avoir décalage entre
eux et dissociation.
Quelques mois plus tard, toujours dans les locaux du Sillon, se réunit le premier
Congrès national des Cercles d'études avec la participation de délégués représentant
trois cent cercles inscrits. Déjà, l'ambiance était moins solennelle, et il s'agissait moins
de traiter du projet et de ses objectifs poursuivis que d'examiner l'acquis proprement
dit pour tenter dans une perspective concrète, voire terre-à-terre, de remédier aux
difficultés réelles apparues après deux années d'expérimentation. Les délégués
exposent le bilan de leurs cercles respectifs dans la discussion qui suivent les rapports,
proposent des conseils pratiques pour maintenir l'intérêt et l'assiduité aux réunions, tel
le délégué du Pas-de-Calais qui a divisé à son cercle le temps de séance en deux : "la
première heure se passe à travailler sérieusement, la seconde à boire de la bière." 38
Déjà dans la pratique, apparaissent des évolutions imprévisibles sur le papier, comme
dans le cas de certains cercles d'études, qui, contrairement aux instructions, ne
fonctionnent pas sur une base strictement confessionnelle. On commence à mieux
clarifier ce que la pédagogie sillonniste entend faire : "développer l'aptitude à
10.
36 Ibid., p.7.
37 Dans les colonnes du Sillon, paraissent des articles destinés à repousser vivement l'idée que le Sillon
cherche à faire oeuvre de rénovation radicale : "Bien loin en effet de nous prétendre révolutionnaires,
ou même simplement de viser à l'originalité, nous avons la conviction profonde que nous sommes dans
la tradition de l'Eglise et que nous ne faisons que suivre la voie que nous ont tracées les disciples du
Christ, depuis dix-huit cents ans." A.de Ribes, "Les premiers apôtres de l'éducation populaire", Le
Sillon, n°1, 10/1/1902.
294

l'éducation mutuelle". 39 En termes d'objectifs, c'est au tour de la visée religieuse, cette
fois, de passer sous silence. L'objectif du cercle est défini dans une perspective
nettement plus sociale : il "doit viser à préparer ses membres à la vie sociale,
professionnelle et civique." 40 Les épithètes "professionnelle" et "civique" ne sont-ils
pas les substituts provisoires de "syndicale" et "démocratique" ? Ce dernier y apparaît
une seule fois pour justifier une meilleure coordination entre les différents cercles :
"Dans un mouvement à tendances démocratiques, (…) le fondement de toute autorité
au sens politique et social, doit résider dans l'exercice de la fonction sociale, dans les
services rendus à ses concitoyens." La démocratie sillonniste est, depuis le début, liée
au dévouement en faveur de la collectivité, non à une revendication de droits détenus
par l'individu face à la société et à l'Etat.
Comment Sangnier et ses compagnons s'y retrouvent-ils ? En fait, ils assument
pleinement l'objectif religieux, tout en mettant en place un dispositif pédagogique qui
va avoir son propre dynamisme. Il est exclu, dans la logique de la division du travail
établie entre le clergé et les laïcs, que ces derniers prennent en charge les matières
religieuses. Ce serait empiéter sur l'autorité du prêtre de la paroisse, dont c'est la
charge de droit et la responsabilité de fait. Ceci a pour conséquence l'ouverture à la
discussion de tout le champ extra-religieux. Il convient d'insister sur le fait que cette
ouverture d'esprit procède, à l'origine, du respect des prérogatives sacerdotales en
matière dogmatique qui demeure domaine réservé. On traite ainsi de la question
sociale ou de l'engagement civique, qui, en pleine conjoncture du vote de la la loi de
1901 sur les associations, est une manière indirecte de parler démocratie et république
devant les jeunes gens du cercle.
En pleine liaison avec ce ressourcement religieux, la vocation du cercle est
d'assurer la promotion d'une élite ouvrière consciente de ses droits et de ses
revendications, qu'elle fonde sur des principes évangéliques, non sur une philsophie
matérialiste. Durant leur apprentissage, ils doivent faire oeuvre de travail personnel :
préparer une conférence, à tour de rôle, sur un thème qu'ils ont choisi en fonction de
leur curiosité et de leur intérêt ; puis, une fois qu'ils maîtrisent leur sujet, la présenter
devant leurs camarades et répondre à d'éventuelles objections. Certains cercles
38Premier Congrès national des Cercles d'Études de France, 23/2/1902, Le Sillon, 1902, p. 14.
39 Rapport de M. Gonin, (Lyon), ibid., p. 19.
40 Ibid., p. 21.
295

èglementent avec précision jusque dans leurs statuts officiels des cercles ces
techniques de discussion :
Article 9 2) "La discussion est ouverte par deux membres spécialement désignés
à cet effet, l'un défendant la doctrine exposée, le second exposant ou défendant les
idées contraires à l'aide de toute autre doctrine à son choix.
3) Ces deux membres étant entendus, la discussion générale est ouverte, et tous y
devront prendre part."
La fonction de contrôle est déjà plus atténuée :
4) Si des éclaircissements sont nécessaires sur des points de doctrine n'étaient pas
compris ou étaient dans un mauvais sens, le membre du Conseil donnerait les
explications nécessaires." 41
Les discussions ne doivent pas être théoriques, à vocation encyclopédique. Il
s'agit de poser les problèmes plus que de les régler, d'orienter les études vers un but
pratique, d'examiner les questions sociales à l'ordre du jour sans être excessivement
technique et abstrait et d'analyser les différentes solutions qui se présentent pour
améliorer la situation. Sangnier ne voit pas dans la transmission du savoir dispensé
dans les Cercles une tâche ne visant qu'à favoriser l'intégration sociale de l'individu.
Elle a aussi une fonction civique : assurer la formation du citoyen et, par là, le
fonctionnement de la démocratie définie par un type de relations sociales plutôt que
par l'exercice rationnel du suffrage universel. L'objectif en direction des ouvriers est
de créer une élite éclairée et agissante capable d'étudier et de discuter "les questions
auxquelles il est absolument indispensable que soient initiés les citoyens d'une libre
démocratie", à quoi s'ajoute, résultant du contact avec des catholiques, la capacité de
"répondre à ce qui se débite contre la religion dans les ateliers et les différents
milieux qu'il fréquente." (E.S.P, 22). À la différence des socialistes, il ne s'agit pas
d'accompagner par ce biais les revendications de la classe ouvrière mais, en affichant
des préoccupations pédagogiques, de former les éléments les plus doués à prendre des
responsabilités et à les assumer, pourvu que s'élève du sein de cette classe une élite
qui la représente.
Ils ont à leur disposition une salle de travail et une bibliothèque de prêt pour
faciliter la préparation des conférences. Celle-ci est plus fournie en ouvrages de
psychologie, de sociologie, d'histoire et de religion qu'en livres de fiction, en romans
d'évasion et autres oeuvres de divertissement. La Salle de Travail, située au siège du
Sillon, fonctionne du lundi au vendredi, de 20h30 à 22h30 - ces heures d'ouverture
étant adaptées aux horaires des travailleurs ouvriers. Ce n'est pas exactement une
bibliothèque, même si elle procure l'agrément d'une salle tranquille et recueillie, outre
296

les livres et les revues mis à la disposition des visiteurs. Ces derniers sont, pour la
plupart, membres de cercles d'études et viennent y chercher des orientations
bibliographiques en vue de leur conférence. Mais l'originalité principale de cette salle
de travail est d'en faire autre chose qu'un bureau de renseignements. Elle est conçue
pour être un lieu vivant de coopération intellectuelle. (M.E.D., 104). L'encadrement
est constitué, en effet, par des camarades du même âge, mais de niveau social et
éducatif plus élevé, qui servent de conseillers, autrement dit d'interlocuteurs capables,
non seulement capables de leur indiquer les ouvrages à consulter, de répondre à leurs
questions, mais d'entamer avec eux une discussion libre sur le thème à traiter et de
livrer à un véritable compagonnage intellectuel. Un tract du Sillon le précise
formellement : les conseillers ne doivent pas "enseigner comme des professeurs et
commander comme des maîtres mais guider comme des frères aînés, et d'éclairer
comme des amis plus expérimentés." Ce n'est pas encore l'égalité, mais c'est déjà la
fraternité Cette pratique correspond au voeu initial du Sillon : "Nous voudrions qu'une
coopération véritable, intellectuelle et morale, put s'établir entre les jeunes et les
étudiants." (Le Sillon, 25/8/1899). C'est, en quelque sorte, une maïeutique propice à
susciter l'appétit de connaissances et la confiance en vue de favoriser également
l'échange entre jeunes gens de classes différentes dans un climat d'intimité. 42 Ainsi, le
siège du Sillon devient, sans se substituer aux cercles d'études, un centre de vie, un
lieu de parole et de discussion favorisant l'approfondissement de la réflexion et
l'implication personnelle.
Les cercles d'études réunissent, sous la houlette du Sillon, des personnes
d'origine sociale distincte - des étudiants bourgeois catholiques et des ouvriers laïcs -
lesquels viennent chacun avec leur déficit propre - déficit démocratique ou déficit
religieux - qu'il s'agit de combler par des pratiques et des institutions multiples de telle
sorte qu'au terme de la socialisation accomplie ensemble au sein du mouvement, les
différences de classe et les préjugés politiques et religieux réciproques s'estompent au
profit d'un idéal commun. Chacune des deux composantes du mouvement s'engage à
accomplir par son adhésion au Sillon la métamorphose qui le concerne - les premiers
à constituer une élite ouvrière instruite et formée à la responsabilité et au leadership
sans emprunter le passage obligé de l'athéisme et de l'hostilité à l'Eglise ; les seconds,
41Statuts du Cercle d'études "Saint-Paul", ibid., p. 54.
297

à briser leur isolement social de bourgeois catholiques vis-à-vis de la classe ouvrière,
puis, au fur et à mesure que le Sillon s'affranchit de la tutelle des patronages, à
rompre avec la méfiance séculaire avec la démocratie et la république. Pour les jeunes
gens catholiques, cette expérience est la consécration de leur aspiration dans la
mesure où ils sont parvenus, - ils en sont convaincus - à dépasser le stade de la
compassion charitable qui n'efface pas les distances, les préjugés et la bonne
conscience : "Il faut pénétrer dans le peuple pour y apprendre à vivre sa vie, à sentir
comme lui, à mêler notre âme à la sienne. Il faut être des démocrates véritables, et
non des ralliés à la démocratie. Aimer le peuple autrement que par philantropie ou
par opportunisme." 43 Si cette expérience est possible, si elle s'imprime durablement
dans la conscience de ceux qui la vivent, c'est qu'elle se déroule lorsqu'ils sont encore
jeunes : "À l'âge où les uns comme les autres apparemment ne sont pas encore casés
et parqués dans la vie, chacun de leur côté n'ont pas encore pris les conventions et les
préjugés de leur milieu, de tels liens subsisteront plus tard et permettra à des
relations de justice et de fraternité de s'établir naturellement." (Le Sillon, 10/9/1899).
Le passage par le Sillon est destiné à assurer simultanément la prise de
conscience sociale des jeunes catholiques d'extraction bourgeoise et la socialisation
culturelle et religieuse des camarades ouvriers. Comment dans un même mouvement
une métamorphose distincte peut-elle se réaliser sans que cela mène à séparer les
activités en fonction du manque que chacun doit combler ? C'est à la fois la force et la
fragilité du mouvement : c'est parce qu'il présente à chacun des deux éléments sociaux
qui le composent une exigence de rénovation et de changement que le mouvement
peut prétendre briser les préjugés, les dogmes et les pesanteurs propres à chaque
camp; mais c'est aussi le risque d'une asymétrie dans le cas où les deux socialisations,
sur le terrain, n'avancent pas au même pas et au même rythme - comme ce sera le cas
finalement, puisqu'il y aura, à l'arrivée, plus de jeunes catholiques réceptifs à la
démocratie que d'ouvriers ouverts au christianisme.
Cette simultanéité de mission ne peut occulter le fait qu'à l'origine, l'initiative
est catholique: ces jeunes adolescents issus de la bourgeoisie catholique bien-pensante
expriment le voeu d'aller à la rencontre des ouvriers et d'oeuvrer pour leur intégration
sociale, "de travailler avec le peuple et pour le peuple". (E.S.P., 7). En agissant ainsi,
42Ces conseillers permanents, outre des assistances orales personnalisées, répondaient aussi à des
demandes écrites, publiaient des tracts et rédigaient des synthèses sur des sujets de société envoyés aux
cercles d'études sur demande.
298

ils sont intimement convaincus de la motivation religieuse de leur aspiration. C'est
plus qu'une compatibilité, c'est un devoir qui découle naturellement de leur foi. Il est
indéniable qu'il entre dans leur engouement une part d'enthousiasme de type
romantique : la conviction qu'un élan généreux est de nature à transformer les rigidités
du corps social, que la distance entre les classes et entre les êtres est aisément
surmontable par l'immédiateté, la spontanéité, la transparence et la communauté
d'échanges et de but qu'ils entendent instaurer. Ils éprouvent une fascination pour
l'homme laborieux qu'ils auréolent de multiples vertus, telles la franchise, la vigueur,
le naturel, le franc-parler et le courage physique. Un certain paternalisme les anime
également qui les conduit à être pénétré de l'importance de leur mission de passeurs
d'un modèle culturel qu'il s'agit d'inculquer aux éléments ouvriers les plus avancés
pour favoriser leur rôle de leader au-delà des limites de leur classe. En outre, entre les
intentions et le résultat, la distance est souvent plus grande que prévue : c'est qu'il
n'est pas toujours aisé de se défaire, malgré la bonne volonté, de l'orgueil teinté de
supériorité qu'éprouve le rejeton de la classe dominante, pénétré de l'ethos familial
d'un rang à garder, d'une autorité à maintenir, envers le représentant de la classe
subalterne.
Mais au-delà de cette formation, il apparaît clairement que ce n'est pas
uniquement sur cet intérêt livresque que repose, en définitive, l'intériorisation des
valeurs de la démocratie. C'est, en premier lieu, le fait même de réunir des jeunes
venus de classes différentes qui constitue un élargissement significatif de la
démocratie. Celle-ci n'est plus strictement limitée à la seule procédure par laquelle les
représentants - députés et gouvernants - sont désignés. La participation électorale,
autour de laquelle s'est focalisée la démocratie, crée une communauté politique
éphémère, une unité factice qui dure un jour et se dissout aussitôt après l'élection. Une
démocratie repérable à ce seul critère est coupable, selon Sangnier, de passivité et
d'indifférence devant l'aliénation grandissante entre les classes. Or, c'est précisément
parce que Sangnier s'interdit de toucher à la propriété privée et donc admet une
relative inégalité des fortunes et des salaires qu'il lui apparaît essentiel de trouver des
moyens de renouer le lien social autrement que par le suffrage universel : "Ouvriers,
étudiants, nous appartenons à tous les milieux. Nous voulons nous connaître, nous
aimer et marcher ensemble." (E.S.P., 28). L'existence d'un lieu de rencontre en propre
43 A nos amis, Le Sillon, janvier 1895, p. 7.
299

destiné à des jeunes issus de classes sociales distinctes réunis par un idéal commun
contribue à réduire l'étanchéité qui règnent entre elles. Il ne s'agit pas en proposant
une convergence morale, intellectuelle et religieuse transcendant l'hétérogénéité des
classes sociales de préfigurer l'abolition des différences entre bourgeoisie et
prolétariat et la dissolution des distinctions entre travail manuel et intellectuel, mais
de signifier la possibilité d'une collaboration de classes à condition pour le prolétariat
d'admettre la stratification sociale et pour la bourgeoisie de placer la question sociale
au centre de ses préoccupations au détriment de ses intérêts immédiats. Détenteur d'un
capital culturel, il a pour mission de le partager avec l'ouvrier qui en a été privé. Les
rapports immédiats et la jeunesse des adhérents facilitent l'établissement d'une
réciprocité en lieu et place d'une gratitude unilatérale. La clé de la réussite est dans
l'adhésion à une cause commune : "on peut se comprendre et s'aimer malgré la nature
différente du travail quotidien, pourvu qu'on poursuive le même but, qu'on ait la
même ardeur au coeur."
La démocratie est une technique désséchée, un corps privé d'âme, si elle reste
uniquement une affaire de textes et de règles : "il ne suffit pas que la Liberté soit
écrite dans nos lois ; il importe qu'elle pénètre dans nos moeurs" est-il dit dans la
première affiche du Sillon. (A.S., 5). Dans le langage qu'affectionne particulièrement
Sangnier, il faut qu'elle soit inscrite dans les coeurs, et donc qu'elle s'incarne dans des
pratiques de don et de contre-don symbolique. Quand, par exemple, un ouvrier
désemparé devant son sujet ou devant la masse de livres qu'il doit ouvrir sollicite
l'aide de son camarade, on devine bien ce que cet échange apporte au jeune
catholique: le sentiment de son utilité. Pour des jeunes gens très instruits et qui
désirent se dévouer au bien du peuple, mais qui, par tempérament, se sentent inhabiles
à l'action ou la parole publique, voilà un moyen non seulement de se rendre utile mais
de se rapprocher d'eux. Cette inclination pour les gens du peuple, surtout quand ils
cherchent à se cultiver, trouve son apothéose dans cet exercice concret d'altruisme. Se
sentir utile et bon, accomplir sa bonne action, certes! Mais cela ne favorise pas
expressément la démocratie, puisque le sentiment d'égalité est susceptible d'être
dissipé au profit de la réalité d'une hiérachie fondée sur la maîtrise de la connaissance.
Mais le but n'est pas d'assurer une prestation de services. Ce n'est qu'un moyen - un
moyen de susciter des rencontres. Au-delà du service rendu, de la fonction explicite
du cercle d'études, il s'agit de créer une ambiance, un climat, une atmosphère de
fraternité active et pratique qui passe par un travail réalisé en commun. Pour les
300

cadres catholiques, le travail en commun avec de jeunes ouvriers doit mener à la
suppression des préjugés de classe, et contribuer à développer en eux "le sens de la
tolérance, le respect de la bonne foi, l'horreur de l'hypocrisie, le goût de l'initiative,
de l'action libre et indépendante." 44 Pour les ouvriers, le langage est plus
démocratique et politique que moral : il s'agit de former "des citoyens libres,
conscients et éclairés." (M.E.D., 93). C'est le fondement de l'organisation sociale tel
que le conçoit le Sillon, l'embryon - le sillon - constitutif des premiers éléments de la
société future.
Mais cela ne recrée-t-il pas une situation asymétrique définie par une inégalité
dans le don. N'est-ce pas une phrase creuse que de dire que les jeunes catholiques
s'instruisent en instruisant les autres ? Est-ce que cela ne recrée pas une hiérarchie en
posant une distinction entre ceux qui savent et ceux qui apprennent ? Comment
empêcher la reproduction d'un rapport hiérachique qui serait fatal à l'idéal du Sillon?
Suffit-il d'avoir le même âge pour le pulvériser puisque, finalement, ce sont toujours
les jeunes bourgeois qui sont en position d'enseigner et les jeunes ouvriers qui sont
enseignés. "Ce serait en vérité une mauvaise pensée de ne pas nous sentir tous
égaux." écrit Sangnier sous forme de mise en garde. Pour contourner cet écueil dont il
est pleinement conscient, il met au point une série de procédés et de dispositions
destinés à empêcher la résurgence, à partir de cette distribution inégale du savoir et
de la connaissance, d'un relation d'autorité. A la différence d'un rapport maître/élève
qui met en présence dans un rapport hiérarchique explicite un adulte et des jeunes, le
compagnonnage entre gens du même âge doit pouvoir établir un état de confiance et
de proximité qui atténue la différence en termes de savoir, lequel est lui-même relatif,
compte tenu du jeune âge et de l'inexpérience de l'enfant socialement plus privilégié.
Aussi, est-il possible de concevoir qu'en dépit des différences de niveau d'instruction,
il n'y aurait plus "ni maîtres ni élèves". (E.S.P., 116). Alors que le titre même de son
ouvrage est L'éducation sociale du peuple, Sangnier récuse cependant l'expression
dérivée d'"éducateurs du peuple" : ils sont, dit-il, les "amis" ou les "conseillers" du
"camarade" ouvrier. De la régularité du contact intime avec l'âme populaire, de la
collaboration active qui s'instaure entre catholiques et travailleurs, naîtra cette
situation idéale où "chacun en vient à ignorer ce qu'il donne et ce qu'il reçoit". "Le
rôle (du confrère) ne devrait pas être précisément d'enseigner", écrit-il (E.S.P., 65).
44 Marc Sangnier, "Les jeunes catholiques et l'action sociale", Le mouvement socialiste, 15/11/1899.
301

En outre, la méthode de formation, si elle n'est pas autodidacte, doit tendre à l'être ;
quant au but, il importe que l'ouvrier fasse "l'apprentissage de sa liberté, qu'il
s'habitue à penser, parler, agir pour lui-même." (M.E.D., 97). La valeur et la
nécessité de l'enseignement proprement dit est subordonnée ou plutôt concourt à la
tâche de citoyen et au devoir de chrétien qui sont les deux orientations principales du
sillonniste envers la société. Sangnier brandit la référence auguste qui supprimait, d'un
trait de plume, l'association automatique entre la notion d'enseignement et celle de
hiérarchie - la fameuse conviction de Michelet : "L'enseignement, c'est une amitié".
Voeu pieux, utopie, certes. Et qu'on rééquilibre, au demeurant, par une fonction
de contrôle explicitement affectée aux jeunes bourgeois : s'ils ne doivent pas
enseigner, ils sont priés, vis-à-vis du camarade ouvrier, de "redresser certains de ses
désirs et éclairer certaines de ses aspirations." La recommandation reste floue et peut
tolérer de graves atteintes à l'autonomie qui reste pourtant l'objectif principal de
l'éducation sociale. Il est clair, en dépit des appels réitérés à l'autonomie que la vision
défendue par Sangnier ne s'inscrit pas dans le cadre d'une pédagogie non-directive.
Mais concernant le changement des mentalités envers la démocratie qu'il s'agit
d'opérer, ce que le Sillon veut être a autant de poids que ce que le Sillon fut
effectivement. Même si la réalité est nécessairement moins reluisante, les militants en
conservent cette idée que l'idéal est bien dans cette dissipation des différences et dans
l'érosion des hiérarchies sociales dont on pose la nécessaire transcendance - par le
travail en commun autant que par la foi commune.
Pour parvenir à instiller l'idéal démocratique alors même que règnent encore
quelques ambiguïtés sur son sens en matière de régime politique principalement,
Sangnier conçoit plusieurs types de pédagogie :
- une pédagogie d'encouragement soutenu ; lorsqu'un ouvrier intervient en
public pour la première fois, les participants, étant informés a priori ou conscients a
posteriori que c'est un novice qui s'exprime, applaudissent à tout rompre et multiplient
les expressions d'encouragement et de stimulation morale, animés d'un
attendrissement protecteur ;
- une pédagogie de la complémentarité ; les ouvriers apportent leur
connaissance expérimentale et vécue tandis que les étudiants offrent leurs
connaissances livresques ;
- une pédagogie de l'authenticité ; Sangnier recommande de se présenter tel
quel, sans déguisement, ce qui renvoie à la transparence de l'idéal démocratique ;
302

- et une pédagogie active de formation à l'autonomie ; former des orateurs
ouvriers est une tâche d'une importance capitale. Mais plutôt que de considérer que la
personne en apprentissage absorbe ce qu'on lui présente, le leadership est un potentiel
déjà là en puissance, prêt à s'épanouïr pour le bien de la communauté. Cela suppose,
un rôle actif à jouer au cours de la formation : "nous voulons penser par nous-mêmes
pour pouvoir plus tard agir par nous mêmes." Sangnier multiplie les mises en garde
contre le "paternalisme" dont pourraient se rendre coupables les jeunes bourgeois
envers les travailleurs qui ont rejoint le Sillon : "Que les confrères se gardent bien de
confisquer à leur profit la liberté des ouvriers, qu'ils se défient d'être des donneurs de
conseils trop autoritaires et se contentent d'éveiller puis de soutenir les initiatives."
(E.S.P., 30). Aussi leur recommande-t-il la prudence, la modestie, voire le retrait de
leurs propres initiatives, estimant que pour respecter l'autonomie de décision du jeune
ouvrier, il faut, dans certains cas, "savoir préferer parfois une idée moins bonne venue
d'un autre à une idée meilleure venue de soi." (E.S.P., 32).
Si l'intégration d'ouvriers dans le mouvement est l'objectif primordial du Sillon,
l'efficacité majeure de son action est repérable du côté des éléments catholiques qui en
font partie : leur socialisation politique. Car, c'est bien d'une socialisation qu'il s'agit -
et non d'une sécularisation ou d'une laïcisation. L'objectif n'est pas de substituer un
discours démocratique et laïque au discours religieux mais d'explorer les voies de leur
réconciliation, de faire ressortir leurs affinités électives au-delà des circonstances
historiques de leur affrontement, de penser leur intégration et leur fécondation
mutuelle. Contrairement au principe de la séparation entre le théologique et le
politique, qui requiert une division artificielle entre la conscience privée et la
conscience publique et de surcroît, avalise la supériorité de l'un sur l'autre, Sangnier
est en quête d'une formule qui permettrait aux catholiques d'associer les deux plans au
lieu d'avoir à trancher entre deux fidélités. Toutefois, sur le terrain, il n'a pas affaire
avec des adhérents pour qui cette double fidélité est équivalente. La foi est un acquis
intangible, tandis que la culture démocratique est un potentiel que l'on cherche à
intérioriser. Aussi les stratégies politiques et religieuses ne peuvent que différer :
concernant la foi, il faut, pour l'entretenir parmi les croyants, une pédagogie de
maintien, tandis que, pour les ouvriers, on se contente principalement de montrer une
image progressiste de la religion en vue de les débarrasser des prurits
d'anticléricalisme qu'ils charrient avec eux. Pour la diffusion de l'idéal démocratique,
c'est une pédagogie de soutien qui s'impose. Elle vise à favoriser cette socialisation
303

politique à la démocratie, de telle sorte que celle-ci n'apparaisse plus comme une
doctrine hérétique, comme un cheval de Troie en milieu catholique, mais comme un
complément harmonieux, une conséquence naturelle, juste et justifiée de la foi, aussi
légitime, en tout cas, que le choix traditionnel de la réaction politique et de la
monarchie.
Cette pédagogie de soutien consiste à multiplier les interventions orales qui
mettent en relief l'engagement nouveau vers la démocratie. Il est regrettable qu'on ne
possède qu'une très infime partie des conférences prononcées par les nombreux
orateurs qui ont pris part aux conférences organisées par le Sillon - mises à part celles
de Sangnier, qui ont été, pour la plupart, retranscrites et imprimées. Mais l'examen des
titres montre bien l'orientation générale : on remarquera en particulier la déclinaison
systématique du vocable "démocratie" et de ses dérivés : "Un programme
démocratique", "Les exigences de la démocratie", "le quotidien de la démocratie",
"L'avenir de la démocratie", "La vie démocratique", "Le Sillon et la démocratie", "La
lutte pour la démocratie", "Qui fera la démocratie?" "Les syndicats et la démocratie",
"Cléricalisme et démocratie", "Les paysans démocrates", "La République
démocratique". Quel que soit ce qu'on y met, le terme agit comme un sésame qui
ouvre toutes les portes : sa récurrence vise à favoriser l'appropriation de l'idée par les
militants du Sillon. Par cette insistance, si on la recoupe avec la déclaration que le
Sillon n'a pas de programme défini, on devine que ce n'est pas sur la contribution
théorique que le Sillon entend mener sa cause : qu'importent les nuances, les
différences, les contradictions, les ambiguïtés, elles sont non seulement permises,
mais exigées par la manière même d'envisager la chose publique. Il y a une latitude,
une liberté de manoeuvre, un volant normatif toléré tant que demeure la référence à la
démocratie comme leitmotiv sur lequel on ne transige pas.
Sangnier a soin cependant de montrer les connivences et les différences par
rapport à ce nouveau champ social et politique dans lequel il entend se faire sa place :
d'où les interventions multiples sur le "Sillon et le socialisme", "Christianisme et
socialisme", "Le Sillon et l'action syndicale". Certaines intitulés marquent aussi
l'appropriation des mots-clés de la gauche : "L'idéalisme républicain", "Les droits de
la conscience", "La France et la République".
La pratique du Sillon est ce qui donne à Sangnier le sentiment que la lutte dans
l'arène politique n'est pas décisive : le spectacle des ouvriers venus après le travail
étudier, écrire ou prendre la parole le réjouit de même que celui des prêtres et des
304

catholiques qui découvrent le peuple et découvrent les aspirations démocratiques du
christianisme.
Aspirer à établir de fréquentes et actives relations entre ouvriers et bourgeois
est tout à fait louable mais peut-on l'instituer par simple déclaration ? Tel est le tendon
d'Achille du projet, et dont Sangnier est conscient : "L'union des coeurs et des âmes
ne peut pas se décréter : elle ne peut que se constater quand elle existe."
Initialement conçus comme complément du patronage, les cercles s'avèrent
pouvoir exister en dehors de lui. Le fait est admis dès le Congrès de 1902 : "il n'est
pas absolument nécessaire que la création du patronage précède celle du cercle." 45
Le succès de la formule du Cercle d'études est quantitativement indéniable : à la fin de
l'année 1902, plus de quatre cent cercles fonctionnent régulièrement sur toute la
France. Une publication informe des activités : L'Écho des Cercles d'Études. On
institutionnalise les Congrès pour faciliter l'échange entre les cercles et le bureau du
Sillon : un Congrès national annuel, un Congrès régional trimestriel. Finalement,
devant l'extension du réseau et les liens qui se nouent entre les Cercles, c'est, à
l'occasion du Congrès national des Cercles d'études de l'année 1905 qu'il vote sa
propre transformation en Conrès national du Sillon. Cette décision entraîne un
changement considérable pour le Sillon : désormais, il consacre toute son activité à
son propre développement. C'est alors qu'il va devoir affronter les critiques du camp
catholique qui se méfie de cette indépendance nouvellement acquise.
Devant le succès des cercles, Sangnier prend conscience qu'un apprentissage
sans prolongement ni application extérieure est susceptible d'apparaître trop abstrait
aux impétrants eux-mêmes. Il faut trouver un débouché aux cercles d'études qui
confirmeraient justement leur vocation pratique. C'est ainsi que les limites et les
contraintes imparties aux cercles d'études dans le cadre du patronage amènent
Sangnier à concevoir la création d'Instituts populaires sur le modèle révisé des
Universités populaires. C'est ainsi qu'une fois que les membres des cercles ont appris
à dominer un sujet et à le présenter devant un parterre de camarades, au cours de leur
formation, ils sont conviés alors à s'exprimer en public devant des auditoires plus
nombreux composés de personnes d'obédience et d'options politiques et religieuses
diverses rassemblés dans un local appelé Institut populaire.
305

3.3.2 Les Instituts Populaires : l'expérience du terrain
La formation est, en soi, un objectif important. Elle n'en reste pas moins une
étape dans le cadre de cette stratégie de rechristianisation et de démocratisation. Il est
bien évident que ce ne sont pas les milliers de personnes passés par les cercles et
"récupérés" à l'Eglise qui suffisent. Il faut, avec leur aide précieuse, faire oeuvre de
pénétration, oeuvre de conquête. Cercles d'études et Instituts populaires se
complètent. Ils sont, déclare Sangnier, "comme les deux pôles de l'éducation
démocratique." (M.E.D., 99). L'Institut populaire est très précisément défini, dans le
style du Sillon, comme "le rayonnement du cercle d'études", comme "une oeuvre
véritable d'expansion intellectuelle et morale." 46 Un Institut qui n'attirerait que des
catholiques n'aurait aucune valeur apostolique : il prêcherait les convaincus. L'Institut
populaire est le lieu public offrant les moyens au cercle d'attirer ces auditoires
éloignés, en masse, de l'Eglise. Puisqu'ils ne vont plus à l'Eglise, ce sont les fidèles de
cette Eglise qui vont aller vers eux. La hiérarchie approuve cette initiative émanant de
laïcs. Mais comme pour toute rencontre, elle peut déboucher sur la conquête des âmes
ou bien l'échange. L'Institut est "un moyen de mettre en contact ces noyaux
d'auditeurs d'esprit opposé." 47 La formulation est troublante : à première vue, s'il
s'agit d'esprits opposés, n'est-il pas inutile, voire dangereux de les "mettre en contact"?
Telle eût du être l'attitude d'une Eglise en situation défensive. Si elle se sentait en
position de conquête, ce n'est pas le rapprochement qu'elle eût dû souhaiter, mais
l'affrontement. C'est là que le Sillon tout en assumant pleinement cet objectif
missionnaire l'interprète dans une perspective de réconciliation pacifique, plaçant sa
confiance dans l'actualisation de la parole évangélique dans une direction sociale.
Mettre en contact croyants et incroyants, c'est exposer les premiers qui tendent à vivre
le catholicisme plus qu'à le professer à se rendre compte que l'idéal humaniste et
socialiste, en dépit de la différence de ses soubassements philosophiques, n'est pas
aussi éloigné du leur, au moins dans ses finalités générales de justice et de fraternité,
qu'un terreau commun les inspire, qu'un terrain commun d'action peut les réunir. Il ne
suffit pas de "bien penser", estime-t-on : on reconnaît la légitimité du "bien observer".
45 Rapport de M. Perrot (Brest), Premier Congrès national des Cercles d'Études de France, 23/2/1902,
Le Sillon, 1902, p. 39.
46Marc Sangnier, Premier Congrès national des Cercles d'Études de France, 23/2/1902, Le Sillon,
1902, p. 31.
47 Louis Rolland, Réunion des Oeuvres d'éducation populaire, 13/12/ 1901, Paris, Le Sillon, 1901, p.
19.
306

Comme pour le cercle d'études, c'est parce qu'il ne conteste pas le monopole du clergé
sur l'enseignement des dogmes qu'il peut réclamer la liberté de discuter publiquement
de toute autre matière. En ce sens, que le mot y figure ou non, il y a démocratie, si on
y inclut l'idée du pluralisme, la vertu de l'échange et du dialogue, la disposition au
débat. Il importe de préciser qu'il ne s'agit nullement de professer un quelconque
relativisme envers toutes les idées. En aucune manière, le Sillon et ses oeuvres ne sont
neutres. (M.E.D., 120). Affaire de conviction associée à des dogmes, affaire de
loyauté aussi, qui exige qu'on le déclare à l'adversaire. Sangnier dénonce
vigoureusement l'imposture que recèle toute prétension à la neutralité : sous le
prétexte que ses dogmes ne sont pas aussi explicites et apparents que les siens, un
athée n'est pas plus neutre qu'un catholique. Toutefois - et l'on touche là une des
convictions profondes du Sillon, une dimension qui lui appartient en propre dans cette
nébuleuse de la démocratie chrétienne - le fait de ne pas être neutre n'exclut pas, loin
de là, le pressentiment qu'il y a entre les idéaux non identité - chacun revendique ses
sources, sa tradition, sa voie de salut - mais, au moins, une certaine parenté qui
permet, sans ôter ou nier ce qui les distingue, de rapprocher les idées et les personnes
qui les professent : "Nous considérons ce qui se passe en dehors du catholicisme, non
point pour y faire de piquantes enquêtes, ni soutenir de stériles polémiques, mais dans
l'espoir, dans la certitude d'y trouver quelque christianisme latent, inconscient peutêtre
ou démarqué, mais vivant encore." 48 Cette parenté, on le voit, doit être comprise
au sens littéral du terme : non seulement comme une affinité mais comme un rapport
de descendance unilatérale. La référence première est toujours le christianisme. C'est
toujours à lui que démocratie ou socialisme, par exemple, peuvent être rapportés, la
réciproque n'est jamais envisagée.
L'Institut Populaire est ouvert à tous. Il vise le grand public et propose aux
sympathisants non formellement engagés dans le Sillon, des grandes conférences qui
n'esquivent pas les controverses présentes ou passées : "La Séparation de l'Eglise et de
l'Etat", "Le parti catholique", "Le patriotisme", "L'Inquisition", "La Saint
Barthélémy". Des personnalités royalistes (Gaston D'Haussonville), des représentants
du catholicisme social (Georges Goyau) et des anarchistes se succèdent, même si les
apparitions de ces derniers sont plus tardives et plus rares.
48 Etienne Isabelle, ibid., p. 30. Une réserve toutefois - ce beau principe souffre une exception qui
confirme la règle : la franc-maçonnerie. Le Sillon ne fulmine pas contre elle, mais il la juge
pernicieuse.
307

Son succès, l'Institut l'acquiert en invitant des personnalités de grand renom.
La présence régulière de ces orateurs offre au lieu une notoriété de prestige. Le choix
des intervenants témoigne alors des pesanteurs culturelles des gens du Sillon : on y
invite, tout naturellement, des auteurs académiques prestigieux, tels René Bazin et
Paul Bourget49 ; des critiques littéraires de l'Académie française, tels Émile Faguet,
Ferdinand Brunetière ou René Doumic ; Melchior de Voguë est un habitué ; des
peintres officiels, des polytechniciens, des hommes de science et des médecins
hygiénistes s'y retrouvent. On y invite des professeurs de faculté, des avocats. Les
sujets relèvent de la pure culture générale artistique et littéraire ou de la vulgarisation
scientifique : de l'art gothique à Pierre Corneille, de la télégraphie à l'hypnose.
Edouard Le Roy y vient présenter la théorie de l'évolution. Edouard Branly répond
favorablement à une invitation.
Par rapport à la mission de démocratisation que le Sillon s'est attaché à
réaliser, l'Institut assure un programme de conférences consacré à l'information et à la
discussion de questions et de thèmes sociaux et économiques les plus adéquats à la
conception du Sillon qui relève de la démocratie sociale bien plus que de la
démocratie politique : "Les coopératives de production", "Les coopératives de
consommation", "Les coopératives de crédit", "L'esprit coopératif", "Les syndicats
patronaux", "Les syndicats ouvriers", "Les mutualités et les retraites", "L'assistance
publique", "L'alcoolisme", "Le rôle des syndicats". Il s'agit, souvent d'ailleurs, de
cycles, car on estime, à juste titre, que la matière exige d'être étudiée sur plusieurs
semaines ou mois, voire sur une année entière. L'importance de l'université est dans
son existence même ; dans la régularité de ses activités (une à deux fois par semaine) ;
dans sa dissémination (dans le IVe, Ve et Xe arrondissement) ; dans le fait que
sillonnistes et non-sillonnistes, catholiques et athées, socialistes et monarchistes s'y
côtoient ; dans la révision du stéréotype associant foi et obscurantisme. Tirant parti
d'une forte émigration intérieure de la province vers Paris et de l'isolement social et du
déracinement culturel consécutif, certains Instituts offrent aux ressortissants des
provinces des soirées régionalistes, bretonnes et limousines, où l'on y chante en
patois, tout en se gardant bien de donner prise à des accusations de sécessionisme : "il
n'est pas question là de politique mais uniquement de la Bretagne, de ses gracieuses
49 L'idylle avec Paul Bourget sera de courte durée : l'auteur fait le procès, avec L'Étape, de la
démocratisation et de l'égalitarisme. Dans ce roman à thèse et à clef paru en 1902, l'Institut Tolstoï est
la représentation fictive du Sillon.
308

légendes avec des artistes bretons." Pour être républicain, on ne défend pas, au Sillon,
une conception culturelle jacobine intransigeante.
En quoi ces institutions et les pratiques qui y règnent favorisent-elles la
diffusion de l'idéal démocratique tel qu'on le définit au Sillon ? Plus concrètement,
comment la démocratie pénètre-t-elle ans le cadre de l'Institut populaire ? Elle
consiste à "donner libre accès à qui veut entendre un conférencier" et à "admettre les
contradictions et les objections". Le conférencier devra expressémment inviter ses
adversaires à l'attaquer et à contre-attaquer. On est moins enclin à laisser la tribune à
des adversaires, même si, avec les années, la politique sera plus libérale. Pour accuser
son caractère démocratique, Sangnier recommande les responsables chargés d'établir
les programmes de ne pas en faire qu'un lieu pour grandes conférences que
donneraient des personnalités de prestige, fussent-elles sympathisantes du Sillon et de
sa cause. Sangnier tient à favoriser l'initiative des ouvriers eux-mêmes et à laisser au
cercle d'études la prépondérance. (M.E.D., 118). C'est là qu'ils font leurs premières
armes d'animateurs. Mais outre cette fonction qui répond au besoin d'expérimenter en
public les compétences acquises par l'élite ouvrière en formation au sein des Cercles
d'Études, l'Institut Populaire, ouverte à tous les publics, sert aussi de lieu de
recrutement. C'est le lieu privilégié pour confronter le catholicisme aux aspirations
contemporaines afin qu'il en ressorte, ainsi qu'on l'espère au Sillon, "la merveilleuse
opportunité du catholicisme" (M.E.D., 123). On veille surtout à faire en sorte que le
lieu soit ouvert sur le quartier ou l'arrondissement où il est implanté : le but est qu'il
devienne le centre de toutes les activités locales, qu'il accueille et suive toutes les
oeuvres sociales qui sont situées dans son aire géographique : sections syndicales,
coopératives de consommation etc… Le Sillon découvre l'importance de ce que l'on
pourrait appeler la politique de proximité ou encore la politique locale hors des
institutions représentatives élues.
3.3.3 Les Promenades artistiques, scientifiques et sociales
La question pédagogique est première dans le projet de Sangnier. C'est par
l'attention portée à la question de "l'éducation sociale du peuple" qu'il intervient dans
l'espace public en publiant, pour la première fois, un essai en dehors de la revue où il
s'exprimait jusque là. Cet intérêt spécifique est ce par quoi il se distingue des courants
socialistes dominants qui considèrent l'inégalité sociale comme la donnée
fondamentale et le front principal de lutte et de revendication auxquels tous les autres
309

problèmes sont subordonnés. Tout en étant proche d'eux par leur combat contre
l'injustice et la misère, Sangnier leur reproche de n'avoir qu'une conception matérielle
des revendications ouvrières visant à procurer aisance et confort sans tenir compte
d'autres préoccupations d'ordre culturel et spirituel qui ne sauraient être négligées,
dénigrées et rabaissées au rang de luxe gratuit ou d'ornement secondaire. (cf. E.S.P.,
99). Culture et morale constituent, à ses yeux, un équipement essentiel, même s'il n'est
pas suffisant, pour assurer à l'individu son épanouissement dans la société. Elle se
situe à l'articulation entre la promotion individuelle et la libération sociale, entre le
destin individuel et l'émancipation collective.
Qu'est-ce que la culture? Aucune définition précise n'apparaît dans les
publications du Sillon pas plus que dans les textes de Sangnier. Toutefois, on peut en
dégager une à partir des allusions à des idéaux et des pratiques de consommation
culturelle : la culture est envisagée sous l'angle des beaux-arts et des belles-lettres, à la
fois comme activité créatrice et comme patrimoine national. Cependant, elle désigne
aussi un ensemble de valeurs partagés par une collectivité. C'est en référence à cette
définition-là qu'il faut examiner s'il existe un goût sillonniste.
Les loisirs ne sont pas exclus du Sillon, encore faut-il qu'ils présentent une
utilité quelconque dans la formation. Tout ce qui peut être assimilé à la gratuité, au
quant-à-soi, au dilettantisme est banni. Aussi les loisirs sont-ils, le plus souvent,
sérieux, nobles, à l'inverse de ce que l'on stigmatise comme lieux de corruption de
l'âme populaire : les cafés, le caf'conc, les cabarets. On se méfie du loisir individuel :
il isole alors que l'art et la culture ont vocation à rassembler. L'homme sillonniste ne
peut se contenter d'avoir sa foi toujours en éveil, de posséder la maîtrise de
l'expression orale et la capacité de comprendre une question économique ou sociale. Il
faut lui fournir un supplément d'âme qui est un supplément d'art. C'est un
complément, un adjuvant, mais il n'est pas importé tel quel ; il passe, lui aussi, au
moule de l'esprit du Sillon. L'éducation de l'esprit est une éducation du goût. Aussi le
Sillon inscrit-il à ses oeuvres les Promenades artistiques.
Les promenades répondent à plusieurs fonctions. Sa fonction latente est de
permettre aux camarades des cercles d'études de sortir de l'atmosphère calfeutrée du
patronage, de renforcer les liens entre les différents cercles, et pas seulement à
l'occasion des Congrès pour discuter de leurs activités, mais en vue d'y favoriser
l'esprit de camaraderie d'où naîtra l'esprit du Sillon.
310

L'objet des visites est soit artistique et historique, soit scientifique et sociale.
Dans le premier cas, on se rend au musée, notamment au Louvre, ou en des lieux
chargés d'histoire tels la Sorbonne ou encore des églises. 50 Dans le souci de
rapprocher le peuple de l'art, on souscrit aux principes de la démocratisation culturelle
consistant à favoriser l'accès des masses aux chefs-d'oeuvre dans un culte expressif de
la vénération. Ce n'est pas la rencontre individuelle entre une oeuvre et l'individu
unique touché dans sa sensibilité en la contemplant, qui est recherchée. On communie
dans l'expression d'une admiration collectivement ressentie.
Comme son nom l'indique, avant d'être une activité artistique, celle-ci est
conçue d'abord comme une "promenade". C'est une manière de joindre divertissement
et connaissance, loisir et instruction. Mais cela ne signifie nullement qu'on les
considère comme une simple distraction, futile et gratuite, une récréation, une plage
de détente planifiée entre deux activités sillonnistes intenses. Les promenades sont
conçues dans une conformité directe avec l'objectif global des cercles et s'y intègrent
sous le chapitre de la démocratisation culturelle : "Les promenades artistiques
tendront à créer dans la classe ouvrière une élite qui goûte les oeuvres d'art, de même
que dans la démocratie dite intellectuelle, une élite goûte ces oeuvres." 51 Aussi sontelles
étudiées selon les mêmes critères d'efficacité. Rien n'est laissé au hasard. Cette
vigilance explique que l'on examine très sérieusement la "philosophie des
promenades" et qu'un débat à ce sujet a lieu dans les colonnes du Sillon. Ce n'est pas
que l'on conteste l'idée d'éveiller le sentiment esthétique et la curiosité historique visà-vis
des oeuvres : on est convaincu de la vertu formatrice de l'art et de l'histoire pour
les ouvriers des cercles. En revanche, l'encadrement est mis en cause, du fait qu'il jure
avec la méthode d'éducation populaire en vigueur dans les cercles : chaque visite est
guidée par un spécialiste qui délivre, dit-on, une érudition jugée excessive. Cette
attitude est qualifiée de "baroque" : "ils apprennent qu'une oeuvre est belle, ils ne la
sentent pas." C'est que la place de l'émotion, à plus forte raison dans l'art, mais
également lorsqu'il s'agit d'études sociales, la place de l'émotion ne doit jamais être
négligée au Sillon : elle doit être toujours fortement ressentie, explicitement ou en
filigrane ; elle est une condition essentielle pour que la connaissance s'imprime, car
elle transforme l'acquisition d'une matière brut et abstraite en expérience. Il faut
50 Il n'est pas anodin que celles-ci soient considérées sous l'angle du patrimoine, et pas uniquement du
culte.
51 "Un art pour le peuple ou une élite pour l'art", Le Sillon, n°11, 10/6/1901, p. 345-348.
311

"répondre à l'appel de l'esprit et du coeur avec des spécialistes, pas faire des
savants" 52 , écrit l'un de ces promeneurs visiblement rebuté par des méthodes si
contraires aux siennes. Le ton magistral d'un discours académique prononcé dans le
silence des auditeurs recueillis est totalement déplacé : "il faut causer, converser, les
faire parler" 53 , ce qui implique pour le guide de s'adapter à la pédagogie
d'enseignement mutuel appréciée des promeneurs. Ces visites culturelles ne valent pas
tant pour la connaissance dispensée que pour la pratique de sociabilité qu'elle
représente, formelle et informelle. Elles valent aussi par le fait qu'elle crée une
communauté symbolique d'appartenance à un patrimoine intégrateur qui peut inclure
aussi bien les églises que les universités, les oeuvres d'art d'inspiration autant profane
que religieuse.
Une deuxième destination de ces promenades concerne les sciences et les
techniques. Ces visites au muséum d'histoire naturelle, à l'Observatoire, etc…
constituent un moyen éducatif et convivial d'exposer les catholiques à la modernité et
ses bienfaits, tout en laissant de côté les aspects philosophiques controversés. Plutôt
que les débats sans fin entre science et foi qui poussent nombre de catholiques à
rejeter la première pour consacrer la primauté exclusive de la seconde science, les
visites scientifiques contribuent à modifier le stéréotype d'une opposition irréductible.
C'est de la science en action, de la science appliquée vouée à la connaissance et au
progrès de tous, manière d'affirmer que l'on est résolument de son temps, sans
équivoque, et que cette participation n'implique pas de nier la sphère du spirituel.
Mieux et plus directement qu'un discours didactique, la visite scientifique contribue à
familiariser les sillonnistes à une culture technique, complément indispensable de la
culture de l'honnête homme de ce XXe siècle commençant.
Enfin, l'innovation la plus intéressante, et qui relève plus directement de la
vocation du Sillon, concerne les promenades à caractère social : le Sillon organise des
visites en usine, à la mine ou bien encore dans des institutions socio-économiques
pour lesquelles il marque un intérêt spécial : habitations ouvrières et jardins ouvriers,
coopératives. On y associe connaissance du lieu de travail, enquête sur les conditions
de travail, et rencontres informelles et directes, sans médiation entre jeunes bourgeois,
ouvriers des cercles et ouvriers locaux, autour d'un banquet.
3.4 ÉVALUATION ET LIMITES DES PRATIQUES PÉDAGOGIQUES
52 Gabriel Laurentie, "Quelques mots sur les promenades", Le Sillon, n°18, 25/9/1903.
312

Sangnier ne nie pas le rapport qui existe entre la marginalisation sociale et la
marginalisation culturelle. Il ne suffit pas pour autant de résoudre l'inégalité sociale
pour vaincre l'inégalité culturelle. Mais plutôt qu'un rapport de cause à effet, il
discerne une interdépendance, une complémentarité entre les deux handicaps. De
même que l'élévation sociale entraîne l'élévation culturelle, il estime que la formation
culturelle peut avoir des effets sur la réduction de l'inégalité sociale. Sangnier constate
sans peine que l'apprentissage de la culture ne s'effectue pas de manière égale et
homogène pour tous les membres d'une société. Il sait aussi que les variations
culturelles entre les divers groupes sociaux tiennent à la distance plus ou moins
grande qui sépare chacun d'eux des institutions chargées de l'éducation et de
l'instruction et que ses disparités sont en rapport direct avec le type d'organisation
sociale établie.
Le défi que Sangnier voudrait relever concerne précisément la suppression des
obstacles objectifs externes et des résistances subjectives internes qui maintiennent
toute une partie du peuple à l'écart du développement économique, culturel et social,
et entravent le contact des groupes défavorisés avec les oeuvres de la société à
laquelles ils appartiennent, et d'une manière plus générale, le contact entre les groupes
sociaux eux-mêmes. Cette volonté de démocratisation culturelle est renforcée par la
conviction que les barrières mentales entre les classes sociales aggravent les
déséquilibres et les inégalités dans la participation à la vie sociale. L'habitat séparé
des travailleurs, leur niveau de vie, l'échec scolaire, leur éloignement des institutions
et organes de transmission confortent leur isolement et leur différence vis-à-vis de la
société et réduit considérablement leur capacité de participer à la culture dominante,
ce qui se traduit par une infériorité et une pauvreté culturelles par rapport au système
de références et d'expression élaborées par la classe dominante quand bien même
cette extériorité favorise néanmoins la constitution d'une subculture ouvrière.
Pourquoi cette importance accordée à la culture ? C'est une question de
tempérament et d'inclination : travailler directement et exclusivement à l'amélioration,
et à plus forte raison, à la transformation radicale des conditions d'existence des
travailleurs sur le seul terrain social et économique requiert une lutte susceptible de
déboucher sur la violence qui répugne à l'esprit de Sangnier. De plus, Sangnier est
conscient de l'importance symbolique d'une intervention catholique dans le champ de
53"Philosophie des promenades", Le Sillon, n°16, 25/8/1901, pp. 114-120.
313

la diffusion des lumières de l'esprit et de la culture. C'est faire acte de
l'accomplissement d'une transformation identitaire : "nous sommes des enfants de
lumière". Cela implique que l'on s'y tienne : "nous ne devons fournir à personne
aucune occasion de proclamer ou même d'insinuer que nous avons peur de la
lumière." (E.S.P., 115).
Pour la mission éducative et culturelle qu'il entend mener, il peut compter sur
l'esprit d'initiative et la bonne volonté de ceux qui répondent à son appel et partagent
cette soif identique d'action analogue à un apostolat laïc. Si le champ de l'éducation et
de la culture l'attire, c'est qu'il y voit une correspondance métaphorique avec le travail
de la terre proprement dit, c'est-à-dire, avec un développement organique, qui lui
semble plus crédible et plus durable qu'un changement soudain et brutal. De même
qu'il faut travailler la terre pour en tirer les substances végétales répondant aux
besoins des hommes, une personne doit être "cultivée" pour en tirer les substances
esthétiques et intellectuelles qui répondent à ses besoins spirituels.
Cette culture promue par Sangnier ne passe pas uniquement par le tête-à-tête
avec le livre et les oeuvres reconnues comme "cultivantes". Certes, il marque, à
plusieurs reprises, de la déférence et de la vénération à l'égard des chefs-d'oeuvre. Il
demeure, néanmoins, assez sceptique sur la vertu civique d'une culture livresque
réduite aux belles-lettres. Par rapport à un projet encyclopédique, il est tout à fait clair
que le Sillon n'a pas non plus le culte de l'acquisition systématique de connaissances,
encore moins celui de la spécialisation. Les priorités du Sillon, ses affinités électives
sont claires : l'émotion vient avant la science, la joie d'admirer avant l'esprit critique,
l'expérience collective avant la rencontre individuelle, l'oral avant l'écrit, l'échange
mutuel avant le livre, un thème social avant une recherche esthétique. Redoutant une
culture qui serait exclusivement érudite, théorique et hyper-spécialisée, autrement dit
d'un encyclopédisme sans âme et stérile, on développe au Sillon une conception qui se
rapproche, en vérité, d'une définition anthropologique de la culture, dans la mesure où
on y inclut tout ce qui a trait à des manières d'être, des façons communes de vivre, de
parler, de penser et de se maintenir, à l'éducation des sentiments et de l'affectivité, qui
ont reçu une validation par le groupe qui les a adoptées ou ressenties : en ce sens, il y
a bien eu un projet de culture sillonniste. C'est plus l'éducation que l'instruction qu'il
recherche - la fixation du caractère plus que l'accumulation de connaissances.
La culture fait l'objet d'une sollicitation directe par le Sillon ; il est nécessaire
de faire partager par tout le peuple l'héritage et les valeurs nationales et chrétiennes. Il
314

y a reconnaissance de l'obligation démocratique d'assurer l'éducation des citoyens
pour leur permettre d'assumer leur rôle en matière de biens symboliques. La culture
n'est pas un substitut du politique, mais elle en forme les bases nécessaires. Elle n'est
pas seulement un contenu prédeterminé, mais bien un rapport vivant de l'homme au
monde. Sans se référer directement aux Lumières et à l'événement-avènement de la
Révolution française, l'apprentissage culturel recouvre, dans l'esprit de Sangnier, une
volonté politique : former le citoyen. Et c'est justement parce que la participation
civique telle que la conçoit le Sillon ne passe par un engagement partisan, par une
implication dans la vie parlementaire, et parce qu'elle ne tient guère l'exercice du
suffrage universel pour la quintessence de la démocratie qu'elle exige une maîtrise des
références, des codes et des capacités d'expression dominants.
Tout en cherchant à faire oeuvre démocratique et chrétienne, Sangnier se trouve
amené à rompre l'isolement social et culturel des ouvriers à l'intérieur de la
collectivité nationale. Il n'est pas révolutionnaire en ce sens qu'il ne propose pas la
substitution de la culture bourgeoise par une culture prolétarienne, mais l'acquisition
de la culture dominante. Aussi, lui est-il essentiel de faciliter à la classe ouvrière
l'accès à ces codes d'expression et la connaissance des oeuvres produites par la société
dans laquelle elle vit, précisément puisqu'elle est, de toutes les classes, la plus
éloignée de la culture officielle et que cette distance pèse dans son intégration à la
société et dans la formation de sa personnalité individuelle et collective. Ces oeuvres
étant reconnues comme excellentes par une classe dominante qui les impose comme
référence et modèle de bon goût, le Sillon apparaît comme une entreprise d'adaptation
culturelle et se situe dans une perspective de redressement social plutôt que de
changement social. Toutefois, il est aussi une entreprise de démocratisation culturelle
en ce sens que la formation qui y est dispensée tend à favoriser l'accès de la classe
ouvrière aux oeuvres constitutives du patrimoine national et universel.
L'oeuvre pédagogique du Sillon suppose une conception dynamique de la
culture : celle-ci n'est pas seulement innée, mais apprise ; elle n'est pas fixe, mais
évolutive. Elle est à la fois un édifice de rassemblement pour une collectivité
nationale et un organisme vivant ; le produit d'une évolution à la fois organisée et
spontanée ; enfin, un processus de perfectionnement autonome qui compte autant que
la fin recherchée. La culture peut et doit être partagée : elle transmet, avant-tout, un
savoir-faire et un savoir-être. Aussi Sangnier met-il l'accent sur les aptitudes sociales :
l'aisance verbale et sociale, les qualités personnelles et l'expérience de la vie. Pour
315

accroître la capacité d'exprimer en société les valeurs et les connaissances acquises,
les intégrer dans son propre itinéraire, Sangnier encourage l'auto-formation et la prise
de parole parmi les ouvriers. Parler et être cultivé serait presque tautologique. Il
insiste, en particulier, parmi les techniques de formation dispensées, sur la préparation
de conférences par les ouvriers eux-mêmes, ce qui leur permet de manier la rhétorique
de l'argumentation et de s'exercer à la répartie, l'objection et la contre-argumentation.
La conquête de la parole est une étape décisive dans la formation : la parole est à
prendre pour exister et manifester que le monopole des classes supérieures est fini.
Sangnier tient sa maîtrise publique pour un pouvoir. Parler, c'est se donner les moyens
de tenir un discours autonome sur ses propres pratiques, et c'est se donner les moyens
de persuader autrui. Dans l'esprit du Silon, la conquête de la parole a une incidence
sur l'état des rapports sociaux : elle permet d'en finir avec l'intimidation
caractéristique des couches populaires à l'égard des couches supérieures, en général,
et de leurs représentants en particulier.
Est-ce à dire que l'on nie l'idée d'une culture ouvrière au Sillon ? Sangnier
n'ignore pas que l'apprentissage culturel dans la classe ouvrière s'effectue dans des
conditions propres, que son contenu est lié à leur situation et à leur fonction dans
l'ensemble social, à leur activité, à leurs rapports particuliers avec les autres groupes
sociaux. En tant qu'ils constituent un groupe social propre, les ouvriers élaborent une
subculture qui reflète leur mode de vie et leur relation avec leur environnement. Elle
véhicule des valeurs de référence pour l'action et le jugement et des sentiments, des
attitudes et des représentations qui déterminent leur rapport au monde.
Toutefois, si la démarche culturelle du Sillon à leur égard est orientée vers la
reconnaissance sociale de leur existence, Sangnier n'associe pas cette promotion à la
mise en avant d'une culture spécifiquement ouvrière, d'une culture de classe, ou toute
autre forme de culture spécifique qui les cantonnerait, selon lui, dans une situation
marginale et resterait limitée aux faits et gestes des ouvriers. Il peut d'autant moins
s'en tenir à l'exaltation de cette subculture ouvrière qu'il la juge partielle au regard de
la culture humaine. S'il y a culture ouvrière, elle est une donnée de fait, non un projet
totalisateur, une fin en soi. Ce n'est pas la conscience d'une spécificité culturelle
radicale qu'il s'agit d'entretenir parmi les ouvriers, mais une orientation vers la culture
générale du corps social, laquelle sera réévaluée, réinterprétée, modifiée tant par cet
apport critique et positif d'une classe ignorée, écartée et méprisée, que par un apport
renouvelé et mieux intégré de la culture chrétienne.
316

Il faut aspirer pour les ouvriers à ne pas les séparer des autres groupes sociaux,
à ne pas les cloisonner dans une culture qui entretiendrait leur particularisme, d'autant,
qu'en l'état des choses, Sangnier constate que l'ouvrier est un être culturellement sousdéveloppé
auquel il importe d'apporter les connaissances élémentaires qui lui
permettront de participer à la culture générale. Il est plus sensible aux carences
culturelles qu'au bagage dont l'ouvrier est porteur. Cette perception d'une carence
ouvrière en la matière laisse entendre implicitement que la culture est située hors des
limites du groupe et que c'est donc celle-ci qu'il faut acquérir. La situation culturelle
du groupe est définie en termes de niveau de participation à la culture sociale de
l'ensemble : la participation à la société globale est d'autant plus élevée que les traits
subculturels sont moins dominants.
Cependant, il ne s'agit pas non plus, dans l'esprit de Sangnier, de liquider tous
les traits subcuturels qui proviennent de son isolement social. A cet égard, la culture
dominante doit être adaptée aux besoins et aux inclinations des ouvriers, en vue de
leur donner le goût d'une culture plus vaste et favoriser, à long terme, leur
participation à son élaboration future. Si l'on souhaite réellement faciliter leur
intégration sociale, il importe de reconnaître, de l'extérieur, leur dignité sociale et
culturelle. S'il y a, d'un côté, la culture de l'élite rationnelle et discursive qui, formée
par les humanités, possède une culture fondée sur la rhétorique et dit sa relation aux
choses et au monde par le langage en même temps, avant, aprèset même parfois au
lieu de la vivre, l'homme du peuple est représenté au Sillon comme enraciné dans sa
culture collective, qui privilégie l'expérience. Des échanges s'opèrent, des
modifications s'exécutent, des transferts se négocient et le Sillon tente d'être ce lieu où
se pratiquent ces échanges asymétriques : ainsi, les jeunes bourgeois envient cette
approche concrète des choses, cette vitalité et cette franchise qui caractérisent pour
eux la culture ouvrière. Leur engagement est une forme de proéltarisation de leur
culture bourgeoise.
Sangnier est conscient du risque qu'il y a à nier la différence. Si c'était le cas, la
communauté de références n'exprimerait qu'un rapport de forces où le dominant
impose à l'autre un sens qui, par artifice, deviendrait commun. L'ajustement
pédagogique qu'il élabore devait faciliter l'ouverture d'une brèche dans l'isolement
social qui les entoure, ce qui n'exclut pas nécessairement une perspective
ouvriérocentriste. Le progrès culturel, c'est d'abord de mieux communiquer avec
l'environnement. La familiarisation entre catholiques bourgeois et ouvriers ne se
317

comprend qu'en rapport avec cet espoir de rompre avec cette situation d'isolement
respectif.
Sangnier n'est pas ignorant du dilemme typique de tout projet de ce genre :
comment identifier ce qui est propre et le conserver pour préserver la dignité du sujet,
tout en se conformant à un modèle extérieur à soi qu'il tient pour enviable ? En
invitant les déshérités à partager la culture dominante dont ils sont exclus, n'est-ce pas
pas, au Sillon, une manière commode de donner le change ? Mais comment devenir
autre sans devenir un autre? Ne pas renier ni dévaloriser ses origines ouvrières est un
pas accompli vers l'autonomie ; la culture dominante que Sangnier présente comme
voie d'accès à l'émancipation sociale n'est pas une culture "étrangère", "aliénée", mais
une formation dont il a été exclu et privé. Toutefois, il est bien conscient qu'il ne suffit
pas d'accummuler les signes extérieurs de la richesse intellectuelle et de croire ainsi
la liberté acquise.
Les deux piliers fondamentaux de cette culture sillonniste étaient la foi et la
démocratie, c'est-à-dire un mouvement d'équilibre entre la stabilité et le mouvement,
l'ordre et le changement, le passé ancien (la foi) et la modernité politique et culturelle
depuis 1789 (la démocratie). Le contrepoids catholique fournit à la effervescence
démocratique un fonds de permanence. C'est grâce à ce double apport, estime-t-on au
Sillon, que la culture peut à la fois reposer sur des bases sûres qui l'empêchent d'errer
au gré des modes et se donner les moyens de la rénovation. Mais au lieu que ceux-ci
soient exclusivement déterminés par le groupe replié sur lui-même, Sangnier vise à
mettre en rapport cette sub-culture avec celle d'un autre groupe : les jeunes
catholiques. En intégrant ces deux subcultures, il entend ainsi faire place à
l'innovation et au changement, accueille, intègre et dépasse toute révolution, d'autant
que malgré leurs différences, elles ont en commun d'être toutes deux marginalisées.
Cet échange entre travailleurs manuels et intellectuels peut être assimilé à la
rencontre de l'aveugle et du paralytique : chacun veut posséder ce que l'autre détient ;
chacun vient offrir ce qu'il a le plus de coeur à partager. Chacun des deux groupes
d'appartenance considère son alter ego comme un groupe de référence. De la
communication sociale établie peut résulter un objectif de transformation des
mentalités, prélude au changement social. Mais alors que les socialistes inscrivaient
leur action dans une perspective de changement social, il s'agit plutôt, dans l'esprit du
Sillon, de travailler à une oeuvre de redressement social et de communication entre
des univers qui s'ignorent largement. Toutefois, l'éducation n'est pas non plus réduite
318

au rang de prothèse sociale palliant aux carences du système. Cette coopération qui
vise à la justice sociale permet dans l'immédiat la connaissance réciproque de deux
univers sociaux que tout sépare.
L'oeuvre du Sillon procède de la tension entre un système global de sens et de
valeurs incarné dans des croyances et des institutions religieuses, d'une part, et un
nouveau credo politique démocratique, d'autre part, encore jeune, encore frais, qui
travaille le vieux code en y introduisant des germes de nouveauté qui remettent en
cause la rigidité du système.
Y a-t-il une culture sillonniste ? Elle n'existe pas en elle-même, mais par
distinction avec deux systèmes de référence : la culture ouvrière et la culture
catholique vis-à-vis desquels elle cultive un ensemble d'écarts significatifs. La culture
catholique traditionnelle subit pression et érosion. Sa capacité de résistance est mise à
l'épreuve, mais Sangnier ne doute pas que, dans ce processus, elle manifestera sa
puissance d'absorption. Face à l'uniformisation démocratique, seul le catholicisme est
en mesure d'orienter, d'une part, ce qu'elle contient de destruction légitime de la
culture traditionnelle, d'autre part, ce qu'elle a aussi comme potentiel de création d'une
grande culture. Sangnier est prêt à ce défi de faire tenir un ensemble hérité du passé et
d'y introduire des éléments de transformation.
L'oeuvre du Sillon était le fait d'une minorité consciente et agissante nouant un
projet avec une élite ouvrière conçu par un quasi-prophète religieux. Cet ensemble
culturel recélait des tensions qui étaient des menaces de dissolution, mais aussi des
ferments, des gages de transformation.
Cette conviction pédagogique, Sangnier y restera fidèle. Toutefois, la constance
des principes s'accompagne toujours chez lui d'une souplesse énorme sur les moyens
et institutions qu'il met en place pour les réaliser. Ces moyens n'ont qu'un temps et
leur capcité d'érosion est très grande. Il faut se résoudre sinon à les abandonner, du
moins à ne pas se focalisser sur eux, pour tenter d'autres forlumes, propositions qui
correspondent mieux à ce qu'exige le temps. Ainsi, à partir de 1905, ayant la
conviction que le Sillon peut avoir de plus hautes ambitions encore et travailler à sa
propre croissance, il commence à dresser un bilan plus critique des Universités
populaires.
Sangnier estime, d'abord, que la pénétration ne peut être pratiquée en un seul
lieu. On ne fait pas oeuvre de rayonnement en la décrétant "dans telle salle, à telle
319

heure". à telle Maintenant qu'il lui semble avoir à sa disposition un groupe nombreux
et soudé de militants dévoués, il entend accomplir cette même action dans les lieux
qui comptent le plus dans la vie quotidienne : "dans les ateliers, dans les bureaux,
dans les cabarets de village, dans les chambrées des casernes". (M.E.D., 157). Enfin,
Sangnier se montre sévère et mordant sur les activités des Instituts qui, de plus en
plus, cherchaient à fidéliser un public, à répondre, voire à se plier à sa demande,
renonçant, de lasorte, à son devoir et sa responsabilité d'initiation : "Comment
n'avions-nous donc pas compris dès l'abord qu'une conférence sur la Chine et le
Japon, les ballons dirigeables ou la télégraphie sans fil peut indifféremment être faite
n'importe où, que l'on n'a pas besoin de nous pour cela, tandis qu'au contraire nous
seuls pouvons rendre compte des points de vue qui nous sont propres, des aspirations
particulières et des tendances originales qui nous caractérisent." (M.E.D., 159-160).
Le Sillon, parallèlement à sa phase militante vers laquelle il est poussé, va
devoir construire sa propre identité "propre", "originale et "particulière". Ce sera la
vocation des pratiques artistiques et conviviales que d'y contribuer.
320

QUATRIÈME PARTIE :
PRATIQUES ARTISTIQUES
4.1 JUGEMENTS DU SILLON SUR L'ART ET LA LITTÉRATURE
Souhaitant dépasser une fonction d'auxiliaire à la démocratisation et à la
confessionnalisation des ouvriers, Sangnier perçoit par tempérament et par l'expérience
même des Cercles d'études et des Instituts populaires du potentiel du Sillon. Il veut
construire un militant qui serait le produit de cette interaction entre catholiques et
ouvriers travaillant à leur regénération mutuelle. Ce projet-là qu'il imprime au
mouvement tout entier doit être doté non seulement d'instruments de diffusion (bulletins,
journaux), d'un réseau de camarades disséminé à travers la France, mais aussi de
productions artistiques. Pour ne pas être centrales, ces pratiques artistiques et théâtrales
jouent un rôle indéniable dans la conscience du groupe de former un noyau singulier dans
la société frnaçaise. Aussi n'est-il pas étonnant de lire, dans les pages du Sillon et ses
diverses publications, de nombreux débats qui portent sur ce que devrait être, à défaut
d'exister encore, l'art du Sillon, et bien plus encore de jugements critique sur ce que
valent la littérature et l'art de leur temps. L'intérêt se situe à un double niveau :
- un niveau utilitaire et immédiat : l'intérêt qu'il y aurait pour le Sillon de
mobiliser à son oeuvre de propagande tout ce qui sait dessiner et écrire: "Il n'est
pas temps assurément d'ouvrir un salon des artistes du Sillon. Mais ne serait-il
pas intéressant que ceux des nôtres qui tiennent le crayon ou le pinceau nous
envoient quelque échantillon de leurs travaux, un croquis, une étude - et sans
s'astreindre, bien entendu, à reproduire des scènes proprement sillonnistes" 1
demande Henry du Roure.
- un niveau projectif à moyen et long terme : "Du mouvement sillonniste, ou plus
généralement, du mouvement démocratique, sortira-t-il un art renouvelé,
populaire, au sens vrai du mot? " 2
1 Henry du Roure, "Les artistes dans le Sillon", Bulletin d'Action et de propagande", septembre 1907 n°9,
p. 2
2 Henry du Roure, "Le Sillon, l'art et les artistes", B.A.C., n°10 octobre 1907.

Pour ce qui est du premier niveau, il est clair que cette préoccupation exprimée dans un
bulletin de propagande répond, sans se vouloir trop directif, à un souci de mobiliser et de
persuader par l'image. Roure se préoccupe de savoir s'il y a au Sillon "beaucoup de
peintres, de sculpteurs, de poètes - et j'entends non des êtres de chimère et de rêve - mais
des peintres qui fassent des tableaux dans le but de mobiliser et qui se préoccupent de
traduire nos idées par les lignes et par la couleur." On estime que la littérature peut être
"un moyen, analogue au journal et à la réunion publique, de nous exprimer,
merveilleusement opportun pour la conquête de certaines âmes." On estime néanmoins
qu'art et littérature demeurent des voies lentes de pénétration.
En vérité, il règne au Sillon une certaine ambivalence vis-à-vis de l'art. D'un côté,
l'art peut être un excellent moyen d'action et de persuasion. D'un autre côté, le poids de la
représentation péjorative que l'on se fait des artistes explique les nombreux préjugés. On
se méfie de l'esthétisme comme vision du monde et de l'esthète comme type social.
L'artiste, au sens noble du terme, n'est pas toujours celui qu'on croit : "il y a plus de
poésie dans l'âme du paysan qui guide en chantant sa charrue que dans le sec et adroit
chercheur de ruines." 3 Le dilettantisme en art comme en littérature ne convient ni au
tempérament ouvrier ni au tempérament catholique, pas plus qu'à l'ordre du jour
extrêmement chargé du sillonniste qui tend, du coup, à assimiler art et oisiveté : "notre
activité est trop immédiate et trop précise pour que nous ayons le loisir d'être des
artistes".
Le leitmotiv des jugements littéraires et artistiques du Sillon porte sur une
condamnation de l'esthétisme gratuit en art. On préfère nettement Lamartine à
Baudelaire: "du premier s'exhale l'enthousiasme d'hommes épris d'idéal, du second se
dégage toute l'amère désespérance d'hommes vieillis et dégoûtés avant que d'avoir agi." 4
On oppose l'optimisme et la confiance au pessimisme et au raffinement, la volonté d'agir
au dilettantisme, les beautés et harmonies au dégoût, à l'ennui et l'ironie. On voit dans les
poètes contemporains l'expression de la futilité et de l'inutilité, le "néant de la pensée et
du sentiment" : "Ils travaillent sur des riens avec une adresse qu'on voudrait voir mieux
employer. L'originalité est dans la forme, ne pouvant la trouver dans le fond. Ils ont
3 Ibid.,
4 Emile Bany, "Esthétisme et anarchie", Le Sillon, n°9 10/9/1898, p. 598.
322

merveilleusement ciselé le vase, mais ils l'ont laissé vide. Qu'ils aillent l'offrir au curieux
désintéressé mais non pas à qui a soif d'espérance et de consolation." En outre, en
écrivant de la sorte, "ils ont fait de l'art une côterie bien fermée." 5
Entre les adeptes de la forme et ceux des idées et des sentiments, le Sillon a choisi
son camp. On conçoit bien que l'esprit créateur réclame son autonomie, mais on ne peut
pour autant lui interdire la défense d'une cause ou d'une idée, et décréter l'art
incompatible avec toute idée religieuse, morale, sociale : "À le dépouiller
systématiquement de toute signification sous prétexte de ne pas l'avilir au service d'un
parti, on l'abaisse au niveau des plus misérables futilités." 6 La subordination de l'art à
une cause morale compatible avec la religion est nettement assumée: "Bien qu'il ne la
faille humilier au sacrifice d'aucune cause humaine, l'activité esthétique reste soumise
aux lois supérieures de la morale."
Qu'est-ce qu'ajoute ou modifie la perspective du Sillon par rapport à ces
jugements conventionnels de leur milieu ? Essentiellement, l'orientation vers l'art
populaire. L'art peut être populaire, puisqu'il l'a été dans le passé, au temps de Dante et
Shakespeare. L'artiste doit devenir l'éducateur des foules, mais cette fonction a une
exigence : il doit conserver constamment sa préoccupation morale, se souvenir qu'il a
charge d'âme, modifier sa thématique et peindre ces milieux qui n'ont pas eu la chance de
l'être assez :
"qu'elle (la jeune littérature) aille frapper à la demeure de l'ouvrier, du pauvre, qu'elle
aille écouter les pulsations de cette vie obscure des masses qui souffrent de leur misère
matérielle ou encore de leur misère morale ; qu'elle nous donne enfin cet art
profondément humain où s'exprimera l'âme de nos démocraties modernes. (…) Le jour où
nous aurons des poètes, des romanciers, des artistes "sociaux" au lieu d'avoir des esthètes
anarchistes, ce jour-là notre démocratie aura retrouvé des maîtres et des guides, notre
littérature aura retrouvé de la sève et de l'avenir." 7
Et comme on est porté au Sillon à l'optimisme, "l'espérance des âmes
prolétariennes, voilà ce qu'un auteur de génie devrait rendre palpable, bien vivant." C'est
un type littéraire que l'on réclame pour que le Sillon obtienne sa consécration dans la
5 Ibid., p. 587.
6 "Le procès de l'art", Le Sillon, 25/9/1899.p. 29.
7 Emile Bany, art. cit., p. 592.
323

République des Lettres : "Incarnons le mouvement social actuel dans un des nôtres, dans
un travailleur jeune, ardent, habillé de bleu, aux forces robustes." 8
Question de priorité : s'il est une qualité à acquérir au Sillon, elle va à l'ordre
intellectuel, moral ou directement sentimental, beaucoup plus qu'à l'ordre esthétique :
"Chez nous, c'est bien plutôt l'éducation morale qui précède l'éducation artistique. La
vraie beauté du Sillon, c'est sa beauté morale." 9
En matière d'art plastique, tant que les artistes du Sillon n'auront pas émergé, il
reste la possibilité d'encenser ou de blâmer leurs contemporains. Mais la critique d'art
cherche moins à dresser un palmarès de la bonne ou mauvaise peinture qu'à éduquer le
goût en indiquant ce qu'il convient de rejeter, nottament tout ce qui prétend être de l'art
religieux :
"Nos églises en sont restées, pour la peinture, aux copies de Raphaël et de
Murillo, et pour la statuaire, aux bons saints de pierre peinturlurés de rose tendre et
dorés sur toutes les coutures comme des animaux ou des sous-préfets. (…) Toutefois,
quelques-uns avaient entrepris de traiter l'Evangile par une transposition et, en plaçant
le Christ des apôtres et ses amis dans nos habits, dans nos maisons, de nous donner la
notion précise de sa vie terrestre humble et pénible." 10
On délivre quelques exemples de ce qui sera les canons esthétiques du futur art du
Sillon. Sa raison d'être étant la démocratie, on recommande de démocratiser la
représentation des personnages religieux : ainsi, la Marie-Magdeleine ne saurait être
peinte comme un personnage mythologique à la façon d'Hébé ou d'Aphrodite mais ayant
été en son temps une femme de chair comme nous en croisons sur les boulevards, elle
doit être montrée comme "une dame-aux-camélias". 11 Pour ce qui est de la représentation
de la société, on opte aussi, malgré qu'on se montre touché par le climat mystique de la
peinture pré-raphaélites, à un art réaliste, même avec quelques décennies de retard. C'est
qu'on le tient pour le plus proche du peuple étant le plus lisible, le plus authentique :
8 André Lamande, "Un type à créer", Le Sillon, n°10, 25/5/1909, p. 369-371. LeSillon aura droit à trois
incarnations littéraires prestigieuses : la première, critique, fut celle de Paul Bourget dans L'Etape ; la
seconde, un peu ironique dans la description faite de Sangnier déguisé sous les traits de Jérôme Servet, est
celle de François Mauriac, L'enfant chargé de chaînes ; enfin, la troisième, bienveillante, apparut dans
Jean-Christophe de Romain Rolland.
9 Henry du Roure, "Sur la beauté morale du Sillon", B.A.C. n°12, décembre 1908.
10 Edouard Fournier, "Sur les Salons", Le Sillon, n°6, juin 1895, p. 320.
324

"c'est du plein air que nous donne M. Foucault. Non un plein air de convention et d'école
sentant le renfermé, mais du vrai plein air sentant bon les champs. Les paysans sont
aussi des paysans pour de bon. Une certaine dose de réalisme n'exclut pas la poésie." 12
Une image pourtant est associée au Sillon, celle qui constitue le frontispice de la
revue dans ses premières années de parution : "Saint-François au labour" de Chatran. Le
laboureur d'Assise guide le soc de la charrue que mènent de grands boeufs. Le tableau,
pour apparaître académique et sans émotion, touchait les sillonnistes : "il n'est pas
indifférent que nos camarades contemplent la grande affiche du Sillon et qu'ils en
reçoivent une leçon d'art, cependant que les marchands de chromos pieux s'efforcent à
déformer le goût des catholiques."
Parmi les débats esthétiques inclus dans les pages du Sillon, le plus important a
trait à la question de l'existence ou non d'un art catholique. Pour y répondre, plutôt que de
chercher à définir une position non encore arrêtée, on a procédé à une enquête publié à
partir du numéro du Sillon en date du 10 janvier 1899 (et jusqu'au numéro 5). Il n'y a
donc naturellement pas de position officielle ou dominante. Tous les avis s'y trouvent, ce
qui, indirectement, entretient l'idée d'un pluralisme d'opinion. Huysmans soupçonne un
vague déisme dans la renaissance idéaliste, une littérature catholique est composée
"d'écrivains timorés et pâlichons", il dénonce "une tourbe de catholiques ignares et
bégueules" qu'il oppose à une minorité de lettrés, intelligents et épris de mystique.
François Coppée doute, quant à lui, d'un effet de la renaissacne de l'art religieux sur une
renaissance de la foi. Bazin, fort prisé au Sillon, réprouve le terme de littérature
catholique : il n'y a pas d'écrivains catholiques mais "des catholiques qui s'occupent de
littérature". Pour Henri Mazel, il ne s'agit pas d'une école à constituer ; il suffirait d'un
poète mystique pour rendre à la dévotion catholique toute sa force rayonnante. Il
dénonce, à son tour, l'absence de souci du beau en milieu catholique, le philistinisme et la
propension au poncif du public catholique : "L'art doit être artistique et non catholique."
Fonsegrive voit dans cette renaissance idéaliste une réaction contre le positivisme
matérialiste, un dégoût du naturalisme, qui va de Puvis de Chavannes à Maurice Denis,
de Vincent d'Indy à César Franck, de Maeterlinck à Mallarmé. Rémy de Gourmont, quant
11 Ibid., p. 323
12 Ibid., p. 326.
325

à lui, déclare que l'antinomie est totale entre l'art à finalité esthétique et le christianisme à
finalité moralisatrice qui est la négation de tout art. L'abbé Klein estime qu'il n'y a jamais
eu d'architecture catholique, de rococo ou de flamboyant catholique, et qu'il n'y a pas en
conséquence, d'art catholique. Il prône la distinction simpliste frappé au bon sens : "il y a
des capables et des incapables", "soyez d'excellents écrivains et d'excellents catholiques".
Pour Pol Demade (n°2), l'art catholique existe déjà : c'est la Bible, les Pères de l'Eglise,
les cathédrales. Louis Tercelin (n°3) le réduit aux exégèses, aux oeuvres hagiographiques
et aux pensums théologiques. Gaston Méry (n°3) s'en prend à la littérature édifiante : "je
refuse la qualité de belle oeuvre chrétienne à une oeuvre où je sentirais l'arrière-désir de
me catéchiser. C'est parce qu'elle est belle qu'elle édifie, et non parce qu'elle édifie qu'elle
est belle." Edmond Trogan (n°3) dénonce le "praliné de la ferveur, le frelatement de la
prière, le dévotisme en toc". Pour L. Cloquet, cette discussion est stérile car la littérature
a perdu définitivement son pouvoir apostolique ; elle n'a plus d'influence, elle reflète les
tendances sans les produire. C'est l'hérésie de l'art pour l'art qui l'emporte. Yves Berthou
(n°2) : le troupeau catholique sera le dernier à comprendre toute manifestation littéraire
ou artistique. 99% des curés sont les dignes pasteurs d'un tel troupeau. Le recueil de
Verlaine, Sagesse a fait plus que tous les prêches. S'il y a des artistes catholiques dignes
de ce nom, ses admirateurs se recrutent exclusivement en-dehors des croyants. Emile
Trolliet (n°3) plaide pour une littérature catholique qui se traduirait non par ce qu'elle a
d'exclusif que la littérature ne saurait exprimer tels les dogmes mais par ce qu'elle a de
social et de fraternel (charité, communion des saints).
4.2 LA PLACE DU THÉÂTRE DANS LA CULTURE SILLONNISTE
De tous les mouvements appartenant à la mouvance large de la démocratie
chrétienne apparue dans le dernier quart du 19ème siècle, le Sillon fut le seul
groupe à avoir développé une attention spécifique pour le théâtre. Cet intérêt a pu
être intermittent et ne jamais dépasser un certain seuil en termes qualitatifs et
quantitatifs, il est toutefois perceptible sous au moins trois formes :
326

- au plan théorique, une réflexion sur le théâtre est engagée dès la première année
de parution de la revue en 1894. 13 Elle se poursuit dans les années suivantes et témoigne
d'un sort particulier réservé à cette forme artistique qui ne se réduit pas au suivi de la vie
théâtrale qu'assure la chronique théâtrale régulière publiée dans les colonnes du Sillon.
Deux thèmes forment le coeur de ces débats collectifs : l'utilité sociale de l'art
dramatique, d'une part, et une interrogation sur ce que pourrait bien être un théâtre
catholique, d'autre part ;
- au plan pédagogique, l'inclusion de représentations théâtrales parmi les activités
du mouvement destinées à la formation culturelle des jeunes ouvriers ;
- et enfin, au plan pratique, la constitution d'un répertoire de pièces de théâtre
originales conçues comme un outil de propagande, de communion et de diffusion de
l'idée sillonniste.
Même s'il n' a pas cherché à élaborer une doctrine esthétique, encore moins une
forme d'art ou de théâtre nouveau, pourquoi le Sillon comme revue et comme association
a-t-il manifesté une curiosité aussi remarquable pour le théâtre?
4.2.1 Les raisons d'une prédilection
En tant que mouvement d'éducation populaire, le Sillon devait nécessairement
inclure au chapitre culturel une réflexion sur le théâtre. On peut penser que cet intérêt
particulier résulte de l'émulation suscitée par des cercles animés de préoccupations
similaires à vocation populaire. La question est abondamment traitée dans les milieux
intellectuels socialistes et mobilise les théoriciens du théâtre qui publient dans la Revue
d'art dramatique ou dans la Revue Blanche leurs opinions tout à fait originales en la
matière. Au Sillon, l'ouverture et la curiosité envers ce qui se pratique dans ces lieux dont
il est proche par la démarche en dépit de leur farouche combat athéiste et anticlérical se
traduit par une volonté d'apporter sa propre contribution au débat. Il ne suffit pas
d'acquiescer, il faut intégrer l'approche existante et s'y intégrer en prenant la parole à son
tour sur ces mêmes thèmes.
13 cf. "Le théâtre a-t-il une influence sur les moeurs ?" Le Sillon n°7, juillet 1894, p. 337 et "L'influence
sociale du théâtre", Le Sillon n°10, octobre 1894, p. 433-437.
327

A l'instar, donc, de ce qui a cours dans d'autres mouvements, on procède, en
premier lieu, à une évaluation de "l'utilité sociale" du théâtre en général. Le théâtre n'est
pas envisagé en tant que tel comme sphère artistique autonome avec ses codes d'écriture,
sa dimension esthétique intrinsèque, mais par rapport à une utilité sociale, autrement dit à
une finalité extérieure à l'oeuvre. En vérité, cette fonction sociale du théâtre s'impose
naturellement du fait des conditions collectives propres à la représentation théâtrale : il y
a, en amont, un travail en commun (direction d'acteurs, travail de collaboration entre le
régisseur, le décorateur, le musicien, l'éclairagiste, etc...) et en aval, outre le jeu des
comédiens, la réaction du public, l'échange entre la salle et la scène. Mais il y a plus d'une
convergence entre le théâtre et les aspirations du Sillon qui explique cet engouement : de
tous les arts, le théâtre est, objectivement, le plus réticent à la tendance de "l'art pour l'art"
et au dilettantisme qui répugne au Sillon; il est le plus éloigné des pratiques culturelles
d'une élite raffinée qui cultive son isolement et n'aime, pour ainsi dire, que ce que les
masses dédaignent. C'est que la représentation d'une oeuvre théâtrale exige le
rassemblement d'un collectif volontaire, tandis que la lecture de l'oeuvre littéraire et
poétique demeure, nonobstant les veillées et tout ce qui relève de l'oralité, une activité
solitaire. C'est aussi qu'elle agit sur les sens, la vue et l'ouïe avant la raison et donc peut
toucher un large public. Le théâtre est sinon un art pour le peuple, du moins un art de la
collectivité, inconcevable sans la présence indispensable d'un auditoire, le public. Parce
qu'il est inséparable de la représentation, le théâtre cherche nécessairement à susciter
parmi les spectateurs une émotion collective. Le temps d'une représentation, peut naître
un sentiment de communion qui transcende les divisions de classe, de qualification et de
talent. Pour éphémère que soit l'épreuve, elle peut marquer durablement les consciences
et apparaître comme la préfiguration d'un ordre social dominé par l'expérience de la
participation et de la communion.
Et cependant, tant pour les ouvriers que pour les catholiques, le théâtre demeure un
loisir relativement désaffecté. Certes, les raisons de cette distance commune sont tout à
fait différentes : les ouvriers ont peu accès au théâtre pour un ensemble de raisons
matérielles et psychologiques, tandis que pour les catholiques, c'est l'effet d'un préjugé
tenace à l'égard d'une pratique condamnée par l'Eglise. Initier à l'art dramatique les
ouvriers et les catholiques permettrait, en quelque sorte, de faire une pierre deux coups.
328

Ce serait, en direction des ouvriers, un signe probant de la démocratisation de la culture à
laquelle le mouvement aspire et pour les catholiques, l'expression de leur
affranchissement par rapport à des parti-pris obsolètes.
Enfin, les gens du Sillon sont d'autant plus sensibles au théâtre que celui-ci
demeure, par ses origines, le plus proche de la spiritualité religieuse, le plus analogue aux
rites et aux cérémonies, le plus apte à reproduire les grands mythes et les grands
symboles. Même s'il est laïcisé, même si l'Eglise fut longtemps hostile à l'art dramatique,
le théâtre retient en lui quelque chose du sacré. Il peut édifier, émouvoir, rassembler,
recréer une extase de type religieux même si ses contenus s'en éloignent explicitement.
Mais simultanément, le théâtre est aussi l'art le plus intimement lié à la démocratie
grecque par ses représentations en plein air rassemblant les citoyens. Comment le Sillon
n'aurait-il pas été ouvert et réceptif à un art qui scelle, par le déroulement d'une
cérémonie et la présence d'un auditoire attentif, la liaison entre la foi et la démocratie, qui
est leur idéal même ?
4.2.2 Critique d'une tradition
En s'intéressant au théâtre, le Sillon affirme son audace par rapport au monde
catholique dont il est lui-même issu et dont il se réclame pleinement. Il y a là un terrain
propice à propos duquel le mouvement peut démontrer son sens de la modernité, sa
sensibilité originale, sa différence ; une matière qui offre l'occasion de rompre avec éclat
avec une tradition d'indifférence, de suspicion et de mépris, voire d'hostilité en vogue
dans les milieux catholiques. Augustin Léger, collaborateur de la revue, n'hésite pas, dans
un article publié en tête d'un numéro de la revue daté du 10 janvier 1897, à dénoncer ce
dédain systématique des catholiques à l'égard des arts en général, dès lors que ceux-ci ne
servent pas directement l'Eglise : "Toutes (les formes artistiques) les remplissent de
défiance : ils les jugent futiles." 14 La réflexion du Sillon s'avère d'autant plus audacieuse
que l'on se rend bien compte que cette hostilité envers le théâtre n'est pas l'effet d'un
préjugé superficiel, mais résulte d'une antipathie instinctive dont l'auteur sillonniste se
demande si elle ne plonge pas "au coeur de nos croyances". En outre, nulle référence
prestigieuse ne peut être invoquée pour faire contrepoids à cette tradition du mépris :
14 Augustin Léger, "Les catholiques et le théâtre", Le Sillon, n°1, 10 janvier 1897, p. 3.
329

Léger relate sans s'émouvoir et sans en être intimidé, la longue chaîne des Pères de
l'Eglise - les saints Jean Chrysostome, Basile, Jérôme et Ambroise - qui ont cherché à
mettre en évidence la contradiction entre l'art du théâtre qui vise à émouvoir les passions
et la religion qui exige qu'on les mortifie ; soulignant le danger de représentations
théâtrales où tous les sens sont sollicités, ils notent tous la corruption générale qui habite
l'auteur, l'acteur ainsi que le spectateur qui succombe à la tentation d'aller y voir de plus
près malgré la censure explicite de l'Eglise formulée par ses représentants en chaire. En
France, les porte-parole de cette condamnation sans appel sont d'éminentes figures, et
c'est là aussi un certain courage intellectuel dont le Sillon fait preuve de les citer d'abord
pour adopter ensuite, malgré leur grand prestige, l'attitude diamétralement opposée : il
cite, pêle-mêle, Bossuet, qui dénonce la nature pernicieuse du plaisir dramatique luimême
; Pascal, qui voit un danger pour la vie chrétienne dans tous ces divertissements et
proclame qu'"entre tous ceux que le monde a inventé il n'y en a point qui soit plus à
craindre que la comédie" ; enfin, Nicole, qui considère que le théâtre est "l'empoisonneur
public, non des corps mais des âmes des fidèles". Léger ne mâche pas ses mots pour
réfuter et délégitimer cette réaction globale de rejet. En dépit du caractère vénérable des
penseurs dénoncés, il déclare leur incompétence pour juger de sujets temporels : "dès
qu'il s'agit de ces phénomènes muables et changeants, la tradition, pour respectable
qu'elle soit, perd tout son poids." 15
Il n'est pas rare que l'on aborde ainsi les questions au Sillon : après avoir défini la
doxa catholique dominante établie par les siècles, on examine s'il y a lieu de changer, de
bouleverser, voire de pulvériser de fond en comble les idées reçues unanimement
partagées en milieu catholique. Bien au-delà de la controverse en elle-même limitée au
théâtre, l'occasion est saisie pour instruire, avec autant de fermeté que ne l'aurait fait un
laïc, le procès de tout ce courant de pensée né de la Contre-Réforme, qui a fait, selon
Léger, du catholicisme une "caste morose et isolée" et de leurs adeptes des "chrétiens
rigides".
Catholiques sans réserves, les membres du Sillon revendiquent le droit à la
critique de l'intérieur, distinguant entre un catholicisme de conviction et de foi et un
15 Ibid., p. 6.
330

catholicisme sociologique qui a bien souvent pétrifié la fraîcheur et l'optimisme du regard
à porter sur le monde.
Le nouveau regard sur le théâtre illustre, d'une manière exemplaire, ce
mouvement général, profond dont se réjouit le Sillon, consistant à redonner au temporel
sa dignité. Aller au théâtre, c'est sortir du cocon, sinon du carcan social imposé par la
religion et affirmer par sa présence dans des salles de spectacle qu'il est "licite et bon de
vivre, côte à côte, avec nos semblables." 16 Pour légitimer l'ouverture d'esprit et la
tolérance qu'il appelle de ses voeux, le collaborateur du Sillon déclare vouloir faire
preuve d'empirisme : cela consiste à séparer le bon grain de l'ivraie, à reconnaître que s'il
est un théâtre qui, de tout temps, a corrompu les moeurs, il n'est pas à lui seul
l'incarnation définitive de cet art. Léger plaide pour l'examen au cas par cas, pour la
nuance, jugeant insupportable de maintenir l'idée d'une essence malsaine que diffuserait
le théâtre par nature, tout en se gardant bien, par prudence et honnêteté, d'encenser a
priori tout ce qui fait en son nom. En lieu et place d'une acception du théâtre "en bloc", il
plaide pour une approche vigilante, et plutôt que la tentation de l'anathème ou de
l'absolution, il faut, dit-il, avoir pour la production artistique le souci "d'en tirer parti, de
l'améliorer, de la perfectionner sans cesse, par toutes nos ressources." 17 Léger condamne
les généralisations abusives : "que des agioteurs d'ineptie et de luxure publique s'intitule
dramatistes, la faute n'en rejaillit point sur qui honore ce nom et seul le mérite." 18 Le
théâtre n'est pas corrompu sous prétexte qu'il est des auteurs qui le corrompent. Enfin,
Léger, pour relativiser la position des Pères de l'Eglise, invalide la pertinence de leurs
propos : les Pères de l'Eglise s'en prenaient à une forme de théâtre qui a disparu. Leur
anathème est daté, surranné, relatif au temps de leur rédaction, et il est déplacé de lui
donner une portée universelle et transhistorique. De même, l'attitude des penseurs
catholiques du XVIIe siècle consistant à se retrancher du monde pouvait avoir un sens
après le bouleversement de la Réforme qui incitait à plus de rigueur dans l'Eglise et,
donc, au repli. Une telle attitude est jugée inopportune par le collaborateur du Sillon : car
contrairement à la période de contraction de la foi, l'époque actuelle va, selon Léger, dans
le sens de la dilatation et l'expansion : "se sentant robuste, le christianisme renonce à se
16 Ibid., p. 2.
17 Ibid., p. 5
331

arricader derrière la sécurité des cloîtres et des sacristies, juge que mieux vaut
s'élancer en pleine vie, nous conseille de nous mêler à ceux qui tous sont nos semblables
en effet, d'adopter bravement les conditions de la lutte, et d'en accepter tous les
risques." 19
Au travers du jugement porté sur le théâtre, on discerne assez bien la démarche
du Sillon : opter pour le monde, discerner les tendances positives, se démarquer des
inclinations négatives éprouvées comme tel par le sens commun, et tenter alors d'infléchir
ou d'accentuer le trait observé. Avant d'exprimer l'idéal puis de l'imprimer dans les
institutions, les membres du Sillon sont tenus de considérer le monde tel qu'il se présente
à l'observateur objectif : "l'envisager tel que nous le trouvons effectivement, sans lui
demander raison de ce dont il n'a point à répondre ; il faut partir de ce qui est et penser
alors le parti que nous pouvons en tirer." 20 Ainsi, pour ce qui est du théâtre, Léger
constate la fréquentation en hausse, la multiplication des salles de spectacle, le rythme
accru des représentations, la diversité du répertoire ; il note encore que le changement
n'est pas seulement quantitatif ; il touche à l'auditoire qui, socialement, n'est plus aussi
homogène que par le passé : le théâtre est un genre qui attire, désormais, toutes les classes
et auquel les travailleurs revendiquent l'accès. Ne perdant pas de vue l'idéal du Sillon, il
note la démocratisation du fait théâtral. La littérature dramatique "se fait de plus en plus
populaire , - démocratique, si l'on entend par là clair pour tous et accessible à tous." 21
L'engagement du sillonniste prend le pas sur l'observateur : il forme le souhait que le
théâtre devienne une "littérature de vie par le peuple et pour le peuple". Il est vrai que
Léger n'est pas tendre pour le théâtre de son temps : il n'a aucune indulgence pour "le
pathétique niais du roman judiciaire ou l'ahurissement du vaudeville". Il rejette Dumas
père et Scribe, ainsi que leurs héritiers qui ne sont que des "mécaniciens d'intrigue, des
tisseurs de ficelles bigarrées." 22 Il admire, inversement Alexandre Dumas fils, Emile
Augier, mais aussi Wagner et les dramaturges scandinaves - Ibsen et Björnson.
Il est aussi pugnace à l'égard d'un certain public bourgeois qui souhaite "rire à
panse rebondie au sortir de leurs occupations sérieuses". Certes, il ne réclame ni la
18Ibid., p. 4.
19 Ibid., p. 9.
20 Ibid., p. 7.
21 Ibid., p. 7.
332

condamnation ni l'interdiction de ce théâtre sans prétension, mais se contente de le ranger
au rang des basses nécessités, le comparant à un "besoin naturel, comme tous les autres,
à satisfaire." 23
Il n'est pas inutile de considérer l'argument par lequel il justifie l'intérêt à porter
pour le théâtre : c'est parce que la nature humaine est imparfaite, qu'elle est dotée
globalement d' "une sorte d'égoïsme rationnel qui nous empêche de nous représenter
concrètement nos semblables, ceux-mêmes que nous aimons et pour qui nous nous
sacrifions, comme des êtres identiques à nous avec leurs pensées, leurs désirs, leurs
souffrances analogues aux nôtres", que le théâtre, en s'adressant à l'imagination, arrive à
point pour suppléer à cette défaillance et aider l'homme à surmonter ce déplorable
penchant au repli sur ses intérêts particuliers. À cet égard, le théâtre lui semble être "la
meilleure école de sympathie intellectuelle, le plus efficace auxiliaire de la charité
intime" dans la mesure où la fiction dramatique stimule notre capacité atrophiée
d'identification à autrui, éduque notre sensibilité et aiguise notre responsabilité. Même s'il
s'adresse à nos sens, le théâtre les transcende. Il participe, au même titre que les
institutions, les traditions et les usages, à la formation du climat moral régnant dans une
société. Toutefois, Léger ne se limite pas à faire du théâtre un reflet de l'état social :
"l'oeuvre d'art est tout ensemble un accumulateur qui condense toutes les forces éparses
de la société ambiante et un accélérateur qui les lui rend élaborées, multipliées,
transformées en une originale et puissante synthèse." 24
Léger aborde également de front la question de l'autonomie du théâtre par rapport
à la religion en particulier, et la morale en général, et le type d'intervention souhaitable
pour les catholiques dans le champ théâtral. Pour ce qui est de la religion, il reprend à son
compte le principe de la distinction entre les plans : le surnaturel et l'ordre naturel. Il y a,
d'un côté, l'infini qui constitue la perspective exacte sur le monde et la condition
humaine; sa révélation est l'affaire de l'Eglise ; celle-ci a pour mission de garder ce dépôt
intact, d'en assurer la diffusion et le respect, par la prière, les sacrements et la
connaissance théologique. Léger met en garde contre toute intervention de la religion audelà
de cet espace imparti : "ses fonctions ne vont pas plus loin ; et le catholicisme tient
22Ibid., p. 10.
23 Ibid., p. 9.
333

tout entier dans ces limites." 25 De l'autre côté, explique-t-il, on tombe dans l'ordre naturel,
patrimoine collectif de tous les êtres raisonnables, dans le cercle des phénomènes relatifs
et contingents accessible à tous les esprits. C'est pourquoi, excepté une morale qui
pourrait à bon droit être qualifiée de chrétienne, Léger déclare dans la revue du Sillon
qu'il n'y a ni science ni philosophie, ni politique, ni art qui puisse être appelé chrétien ou
catholique ; ou alors c'en est une caricature : en politique, cela s'appelle le cléricalisme ;
en art, cela consiste à produire des objets de piété dont la valeur esthétique est nulle.
Augustin Léger, qui s'inscrit dans la perspective du catholicisme libéral, se méfie
de cet esprit de conquête et de croisade, comme de cette méfiance obsessive à l'égard de
tout ce qui ne porte pas l'imprimatur de l'Eglise. Il appelle de ses voeux une attitude plus
souple, plus confiante envers les hommes et ses créations. Mieux vaudrait apporter à la
science et à l'art "un plein amour et désintéressement, que de traîner partout cet instinct
combatif et soupçonneux, fécond sûrement en entreprises négatives, antisémitisme ou
antimaçonnisme, qui fait aborder tous les terrains avec des préoccupations
d'apologétique et dédaigner un peu la pacifique et loyale recherche du vrai ou du
beau." 26
Léger fait part aussi de ses vues sur le type d'oeuvres dramatiques souhaitables et
conformes aux aspirations des catholiques. Il prône un théâtre tourné vers les grandes
questions concernant la destinée humaine. Penche-t-il pour des oeuvres préoccupées de
moralité ? Oui, mais à condition de ne pas céder à la sensiblerie, ou pire, à la niaiserie.
Conscient de l'écueil, il explique que montrer le vice tel quel est aussi puissant que
prêcher contre lui, à condition de ne pas louer ouvertement l'acte répréhensible. Il donne
l'exemple de Tartuffe qu'il juge aussi percutant qu'un sermon de Bossuet flétrissant
l'hypocrisie sous le masque de la piété. Il récuse, en tout cas, un théâtre catholique ou un
théâtre de catholiques. Il redoute particulièrement sous ce nom un enseignement
dogmatique dialogué, une soutenance de thèse en situation. L'oeuvre dramatique doit
n'avoir de catholique que l'expression d'une morale identique à la morale naturelle jusqu'à
s'y confondre. Il s'oppose à la création d'un théâtre à thématique catholique dont il
pressent le ridicule : les auteurs seraient, à coup sûr, des "boulevardiers mystiques qui
24Ibid., p. 12.
25 Ibid., p. 14.
334

découperaient les scènes touchantes de l'Evangile et l'Ancien Testament" ; les oeuvres -
des Vies de Saints pour des solennités de collèges ; les spectacles tout justes bons à
"défrayer les loisirs des pensionnats de demoiselles." 27 De tels propos ne sont pas si
éloignés, somme toute, de la condamnation d'un Fontenelle au siècle précédent, qui
estimait que le théâtre perdrait tout son agrément dans la représentation des choses
saintes, de même que les choses saintes perdraient de la religieuse opinion qu'on leur doit
quand on les représente sur le théâtre.
Le collaborateur du Sillon se sert de la question du rapport des catholiques au
théâtre pour illustrer l'absurdité et l'inadéquation d'un préjugé hérité par automatisme par
des générations de catholiques, aggravant ainsi le fossé entre eux et le reste du corps
social. En ce sens, c'est moins la question du théâtre proprement dit et des réformes à y
apporter qui est au centre de l'essai que la fermeture des catholiques à l'égard de la
création culturelle profane. C'est donc bien par le biais du théâtre une quête de
réintégration sociale qui est visée, laquelle est un préalable pour prétendre convertir la
société à ses vues. Cela suppose non de juger la société de l'extérieur, d'en-haut, à partir
d'un point de vue prétentieux et hostile, mais de l'apprécier telle qu'elle est, de la juger ni
plus ni moins digne que soi, et alors de concevoir pour elle des évolutions qui la
rendraient plus conforme à un idéal légitime.
Le Sillon est, on l'a dit, porteur de deux ambitions distinctes, l'une adressée aux
catholiques, l'autres aux incroyants. Concernant les premiers, il s'agit de les convaincre
d'accepter l'évolution politique, sociale et artistique de la société française grâce à un
travail de pédagogie et de socialisation politique conduit par le Sillon pour rompre enfin
avec un siècle de retrait volontaire et de nostalgie passéiste ; envers les seconds qui ont
embrassé la religion démocratique et républicaine, et principalement, les travailleurs, il
s'agit de les persuader qu'il existe une parenté profonde entre le message chrétien et la
démocratie politique et sociale et dès lors, de les convaincre de cesser d'identifier la
religion à l'obscurantisme et de la combattre avec autant de véhémence. Une des
questions qui se posent en permanence au Sillon est la priorité à établir entre ces deux
objectifs. De fait, on discerne une simultanéité des combats. Au sein du Sillon, il était
26Ibid., p. 14-15.
27 Ibid., p. 15.
335

plus concret, compte tenu du recrutement des militants essentiellement venus de milieux
catholiques, d'entreprendre le premier travail de purification de la conscience catholique,
comme l'illustre pleinement cet article essentiel et emblématique de la démarche des
militants les plus radicaux du Sillon. Certes, il était possible avec les ouvriers qui avaient
rejoint le mouvement de les amener à poser un autre regard sur la religion et le rôle
qu'elle peut jouer dans une démocratie rénovée. Mais même à leur égard, l'urgence était
plutôt à la nécessité de les former afin qu'ils deviennent les éléments constitutifs des
élites nouvelles que Sangnier voulait établir comme alternance à la reproduction sociale
excessivement homogène. Augustin Léger est sensible, lui aussi, à la nécessité de cette
double démarche en art : toutefois, entre le "réveil des littérateurs au sentiment religieux"
et la nécessité d'anticiper le moment où "les catholiques viendront à la littérature",
l'auteur a choisi sans hésiter le deuxième combat.
L'article est indicatif de la franchise de ton et de la capacité d'autocritique dont
étaient capables des membres du Sillon, ce qui ne signifie pas naturellement que les
comportements se transformaient à la lecture de ces essais décapants. Ils balisent
toutefois les changements à opérer, signalent la voie qu'il convient d'abandonner et le
parcours qui reste à tracer. Certes, tous les articles publiés sur ce sujet dans le Sillon ne
sont pas de cette teneur. S'il est assurément le plus audacieux, il ne fait pas figure
d'exception. Sangnier va reprendre à son compte ce regard neuf en axant sa critique sur
les représentations théâtrales au patronage. Le fondateur du Sillon n'y va pas de mainmorte
: elles sont, dit-il, "une tare évidente et funeste" :
"rien de plus sot, de plus insipide ; de plus évidemment étranger à
toute préoccupation morale ou artistique, que tout ce répertoire cher à nos
oeuvres catholiques. C'est absolument de la même école que l'imagerie
religieuse du quartier Saint-Sulpice. Que dis-je ? C'est peut-être bien
souvent, d'un goût mille fois plus détestable encore, et nous sommes
vraiment forcés, pour dépeindre le caractère spécial de toute une série de
productions qui font florès dans les milieux qui nous occupent, d'employer
l'expression, parfois trop indulgente encore, de cochonneries honnêtes." 28
Sangnier, dans ce même article, s'inscrit dans la lignée du "théâtre du peuple" cher
à Romain Rolland. Il rêve que l'époque, avec ses crises et ses sources de salut, puisse
inspirer "des oeuvres vraiment populaires, non pas conçues dans le cerveau exquis de
336

quelque rare intellectuel, mais élaborées, comme au jour le jour, par la puissante
collaboration de l'auteur, du public et des acteurs. (…) Quand donc nos patronages
catholiques auront-ils la gloire d'inaugurer le véritable théâtre du peuple ?" 29
Il faut admettre qu'en dépit de ses essais d'art dramatique, Sangnier n'est pas
l'homme que l'on attend. Il est vrai que le directeur du Sillon se voue à forger le
sillonniste dans son nouveau rôle militant après l'avoir cantonné dans un rôle
pédagogique. Aussi conçoit-il, à défaut d'inaugurer le théâtre qu'il appelle de ses voeux,
un répertoire dramatique destiné à construire l'identité sillonniste.
4.2.3 Communion, instruction et propagande
Quel type de théâtre le Sillon prône-t-il ? Quelle conception dominante se dégage à
la fois des quelques articles qui lui sont consacrés et des chroniques d'actualité théâtrale
qui paraissent dans chaque numéro ?
Un petit poème décrit, avec humour, ce répertoire dont le Sillon ne veut plus et
celui qu'il espère :
"Labiche est bienvenu mais quand on veut songer et lire,
Et même écrire, à la longue vraiment, c'est fatiguant de rire :
Nous autres nous avons un autre idéal
qu'un Labiche au Palais Royal
Notre estomac est plus robuste
Il veut des mets que Labiche ne sert jamais.
C'est un art pur, c'est la vie
Qui charment notre âme ravie.
Hugo, Musset et Richepin
Voilà notre pain quotidien
Et pour dessert, quiconque pense et sert
Aux misères compatissant,
Qu'il soit Français ou Norvégien.
La forme sculpturale et la beauté plastique
Sont aussi dans notre esthétique
Le second rang, nous leur donnons.
Voilà pourquoi nous pardonnons
Au réaliste un peu brutal,
Martelant lourdement sa phrase de métal
Pourvu que du moins il pénètre
L'âme du peuple ami que nous voulons connaître.
Nous voulons d'autres comédies que des parodies.
Nous voulons d'autres mélodies que la chansonnette d'Yvette.
Nous voulons d'autres poésies que des fantaisies transies." 30
28Marc Sangnier, "Le théâtre au patronage", Bulletin du Cercle d'Etudes Jeanne d'Arc, n°7, Mai 1905, p.
52. (C'est Sangnier qui souligne.)
29 Ibid., p. 53-54.
337

Des hommes de bonne volonté, pour la plupart dotés d'une conscience politique
socialisante, vont tenter de mener à bien des tentatives le plus souvent éphémères, à Paris
et en province, visant à démocratiser et rénover le théâtre. Les appellations sont
multiples: théâtre du peuple, théâtre de masses ou théâtre populaire, théâtre social ou
théâtre politique. Les ambitions sociales du Sillon expliquent que l'on soit très attaché à
l'idée d'un théâtre accessible au plus grand nombre, clair dans ses intentions et ses
réalisations. La participation de la classe ouvrière au devenir de la société exige, sur le
plan culturel, que tout soit fait pour initier les couches sociales défavorisées à l'art et à la
culture dominante. On appuie, en ce sens, les projets de réforme qui permettraient de
faciliter sur le plan matériel l'accès d'un public populaire au théâtre. Toute l'activité du
Sillon en milieu ouvrier montre que l'on est effectivement préoccupé de fournir des
activités culturelles aux couches populaires, d'autant que pour atténuer les rigueurs d'un
métier dans lequel leur personnalité est trop peu mobilisée, voire aliénée, le théâtre peut
être reçu en milieu ouvrier comme une activité de compensation.
Mais tout autant que l'identité des destinataires, comptent les finalités poursuivies.
Car il ne peut être question, pour le Sillon, d'entraîner les recrues ouvrières vers n'importe
quel type de théâtre. Aussi conçoit-on un répertoire qui répondrait à trois vocations
complémentaires : un théâtre de communion comme idéal, un théâtre didactique comme
outil de formation, et un théâtre militant comme outil de propagande.
Il est tout à fait clair que par rapport à l'aspiration à créer un "théâtre du peuple",
dont Romain Rolland est le promoteur le plus actif tant par la production d'un répertoire
adéquat que par l'élaboration théorique, les gens du Sillon excluent totalement l'idée d'un
théâtre de classe, fut-elle la classe ouvrière vers laquelle ils portent l'essentiel de leurs
efforts. La société divise, le théâtre doit rassembler. Il doit être celui de la nation au sens
large. La situation régnante leur semble terrible précisément parce que chaque classe
prise une forme spécifique de divertissement : le caf'conc' pour les couches populaires, le
boulevard pour la moyenne bourgeoisie et le théâtre classique pour les classes
supérieures, de telle sorte que le théâtre perpétue la division sociale. Aussi faut-il mêler
les goûts et le mélange des classes contribuera à conjuguer l'enthousiasme populaire et la
30 Edouard Fournier, "R?ponse ? Pailleron", Le Sillon, n°7 10/7/1895, p. 565.
338

culture de l'élite. Le théâtre présente cette qualité rare de pouvoir réveiller un sentiment
collectif émanant du public et de rendre possible par la participation à un même effort
spirituel la conciliation des intérêts divergents.
La quête d'un théâtre populaire, tel qu'on l'imagine au Sillon, a des accents d'attente
messianique, celle des retrouvailles d'un peuple avec lui-même, réuni de coeur et d'esprit
avec l'ensemble du corps social. L'aspect majeur qui attire l'attention du Sillon sur le
phénomène théâtral comme art idéal est précisément ce qui le rapproche de l'expérience
religieuse : la communion. Cette communion est à la fois verticale et horizontale : il y a, à
la fois, ascension spirituelle et expérience collective synchronisée ; une représentation,
lorsqu'elle atteint son but, élève les spectateurs vers le haut, vers une expérience de la
vérité et de la beauté, et fait naître entre eux un lien fraternel du fait de la communauté
d'émotions éprouvée. Cette communion unit les acteurs et le public dans une croyance
partagée le temps d'une représentation. Ainsi, le théâtre peut offrir à l'individu le plaisir
de la quête spirituelle et, parce que cette expérience n'est pas vécue dans la réclusion
solitaire, le goût de la collectivité, qui n'est plus synonyme d'aliénation ou d'oppression.
Le théâtre recrée les liens perdus de la communauté que le Sillon cherche tant à
reconstruire en dehors de la salle de spectacle. En ce sens, l'expérience de la
représentation théâtrale préfigure l'unité de la société projetée pour l'avenir. Elle dévoile,
en acte, la perspective d'une harmonie sociale transcendant la réalité d'une société
divisée, l'image d'une communauté et d'une communion à réaliser au dehors du théâtre
bien que tout se passe dans l'enceinte d'une salle de théâtre. La pièce se joue devant un
public d'hommes et de femmes, des fidèles constitutifs d'une communauté, certes
éphémère et provisoire mais bien réelle, compacte, soudée. Ils partagent ensemble un
moment qui leur fait éprouver, par la grâce de la chose jouée sur la scène, leur commune
condition humaine. Le théâtre se mue en mystique dès lors que le public ne forme plus
qu'un seul être uni par ses sentiments, ses émotions. On devine ce qui attire Sangnier : il y
a partage et élévation, lien d'un homme à son voisin par le truchement d'une expérience
qui elle-même relie les spectateurs à leurs prochains dans le monde. Sangnier admire ce
type de théâtre qui offre au spectateur la faculté d'éprouver le sentiment de l'oubli de son
quotidien, la possibilité de dépasser les frontières étroites du moi et ses préoccupations
immédiates. Par le mouvement qui va de la mimésis et aboutit à une catharsis, de
339

l'imitation du réel et sa transposition à la purgation des passions, le spectateur participe au
drame représenté comme s'il en était lui-même un des acteurs. Il en tire les bénéfices
moraux, aussi pleinement que s'il l'avait vécu ; la puissance du théâtre est dans cette
expérience du spectateur vécue conjointement avec le public tout entier dans une sorte de
fusion imprévisible au départ et spontanément surgie par la magie de l'art.
La conception du théâtre, tel qu'elle ressort des écrits du Sillon, vise à
respiritualiser ce qui est défini généralement comme un simple loisir. Les oeuvres
représentées sont de grandes oeuvres lorsqu'elles contiennent cet ingrédient d'élévation et
répondent à ce besoin de verticale, à ce sens de la verticale fut-il totalement sécularisé
mais qui correspond, dans l'esprit de Sangnier, à ce qu'en termes religieux, on nomme la
transcendance.
Si la communion est la fin ultime, le théâtre peut avoir également des fins plus
immédiates, correspondant à un état de la société qui n'est pas encore gouvernée par
l'harmonie sociale. S'impose alors l'idée d'un répertoire doté d'une intention didactique.
Le théâtre est conçu, dans cette perspective, comme un outil d'éducation ; il doit exposer
au spectateur des problèmes de la vie sociale, des dilemmes de la vie morale, susciter une
réflexion sur les valeurs adéquates à une vie sociale régénérée, éveiller l'intelligence,
élargir la connaissance de l'homme par l'homme, réveiller des volontés d'action.
Pour atteindre cet objectif, le souci d'un répertoire et d'une esthétique originale est
secondaire. Contrairement à Romain Rolland qui, à la même époque, rédige son Théâtre
du peuple, les sillonnistes n'expriment pas la volonté d'établir une dramaturgie nouvelle
conforme à leur ambition. C'est sur ce point, entre autres, que l'attitude du Sillon se
démarque de celle des autres mouvements d'éducation populaire d'inspiration socialiste
qui estiment que le théâtre populaire ne peut être limité à la seule volonté de
démocratiser la culture et d'instruire; dans leur esprit, il importe de présenter à un public
populaire des pièces qui ont directement été écrites pour lui et qui parlent de lui, avec
l'espoir qu'un jour, le spectacle réellement populaire conçu pour des ouvriers, sur des
ouvriers, soit l'oeuvre d'un ouvrier. Un tel souhait n'est pas exprimé dans les colonnes du
Sillon. Pour cette tâche éducative, il suffit de se reporter à un certain nombre de
productions françaises et étrangères montées à Paris dont Le Sillon fait l'éloge dans sa
rubrique théâtrale. Il est fait preuve d'un éclectisme indéniable, ce qui traduit bien la
340

persistance au Sillon d'un goût conventionnel parallèlement à l'éclosion d'une sensibilité
nouvelle aiguisée par les préoccupations sociales qui l'animent. Ainsi, à côté des
productions sans grande originalité de Maurice Donnay ou de François de Curel, on
manifeste une ouverture d'esprit pour le théâtre social européen : Les Tisserands de
Gerhardt Hauptmann, Une faillite de Björnson, La puissance des ténèbres de Tolstoï.
Comme le Sillon n'a pas les moyens de mobiliser une troupe d'acteurs, on se
contente de procéder à des lectures dramatiques assurées par des conférenciers qui
agrémentent leur lecture d'un commentaire. C'est avec l'essor du mouvement que les
pièces du Sillon sont montées sur scène par des acteurs professionnels, notamment Par la
mort.
Outre les fonctions didactique et communielle attribuées au théâtre, Sangnier
développe un théâtre de propagande, de type apologétique. Le théâtre est un moyen de se
faire connaître, et parallèlement à des brochures d'information, Sangnier écrit de courtes
pièces, à la limite du théâtre édifiant, qui visent, par un détour dramatique, à susciter
l'adhésion ou à exalter les militants, à renforcer leur identité spécifique par rapport aux
forces hostiles ou concurrentes à gauche et à droite. L'émotion dramatique peut, mieux
qu'un livre ou un journal, inspirer un entraînement vers l'action, raviver l'espoir du
militant absorbé par des tâches souvent ingrates et routinières. Dans ces oeuvres,
Sangnier ne cherche pas à opposer équitablement les deux parties d'un débat. C'est du
théâtre à thèse où la partie est gagnée d'avance ; des oeuvres de propagande d'où peut
surgir une communion esthétique et dramatique résultant de la confusion volontaire entre
le plaisir du théâtre et l'unité idéologique préalable des militants rassemblés dans la salle.
Ce théâtre d'agit-prop avant la lettre, respectueux des formes traditionnelles du
genre dramatique témoigne d'une réflexion sur le théâtre comme moyen d'éducation
politique et instrument de critique sociale est une invitation au public à se retrouver dans
l'action du drame. En mettant en scène des militants du Sillon plongés dans le feu de
l'action, confrontés à des situations périlleuses et héroïques, ce type d'oeuvre stimule,
selon Sangnier, une culture de la volonté, une culture du dynamisme qui nourrit la vie
intérieure du militant et constitue la base de son engagement. Par sa structure dramatique,
elle est à même de jouer du mode réaliste et utopique à la fois : décrire les vicissitudes de
l'engagement et faire rêver sur les lendemains qui chantent. Les saynètes en question
341

montrent sinon la récompense finale de la lutte à mener, du moins les raisons d'espérer
malgré l'adversité. Pour le nouvel adhérent, la représentation présente un aspect ludique
et émotif qui peut mieux galvaniser ses nouvelles convictions que ne le ferait une simple
conférence. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas une communion d'ordre dramatique qui est
recherchée mais une sorte d'unanimisme extra-théâtral. Il y a, bien entendu, dans ce type
d'intervention théâtrale, une sensibilité prédisposée à un idéal collectif, une unité préétablie
par l'idéologie partagée en commun ; au demeurant, c'est plus plus l'intention qui
préside à la pièce que la réalisation pétrie d'amateurisme, qui détermine la satisfaction des
militants venus assister à la représentation, tandis que l'auteur de la pièce elle-même est
moins un artiste dramatique que l'avocat d'une cause noble usant, à cette fin, de tous les
moyens de persuasion dont il dispose.
Parmi ces oeuvres, nous étudierons Par la mort (1905) et Devant l'affiche (1908) de
Marc Sangnier.
4.2.4 Par la mort
De toutes les pièces de Sangnier, Par la mort est la plus longue et assurément, la
plus ambitieuse : drame en deux actes, elle porte en dédicace un verset de l'Evangile
selon Saint-Jean associant à la mort l'idée de fécondité, et plus généralement le credo si
éminemment chrétien que les souffrances ne sont jamais vaines : "si le grain de froment
tombé en terre, ne vient à mourir, il demeure seul ; mais quand il est mort, il porte
beaucoup de fruit (Jean, XII, 24). C'est une oeuvre qui n'est pas sans intérêt, car tout en
étant une oeuvre édifiante, elle ne pousse guère à l'optimisme. Elle est, à bien des égards,
oeuvre de lucidité, sinon de désillusion, même si le héros demeure envers et contre tout
dévoué à la Cause malgré les obstacles de taille qu'il rencontre sur son chemin.
Le drame relate la rupture d'un fils avec son père qui est maître de forges, suite au
comportement de ce dernier envers ses ouvriers qu'il exploite honteusement au mépris de
la parole donnée. Possesseur d'une fortune que lui avait léguée sa mère, le jeune homme
acquiert une forge mitoyenne qu'il offre aux ouvriers en grève, par conviction sillonniste,
mais aussi pour racheter sa conscience. Le deuxième acte se situe deux ans plus tard,
alors que l'enthousiasme des premiers mois s'est dissipé et que l'ambition, la cupidité et le
soupçon des fondateurs de la coopérative, excités par un libre-penseur, dominent les
342

esprits. Le héros, Jean Mascurel, constate amèrement l'échec, sur le plan humain (mais
non économique), de son rêve pionnier qui a débouché sur une réalité peu différente de ce
qui existait auparavant. Des tumultes ouvriers causent la mort du plus fidèle compagnon
de Jean. Il quitte la forge et reprend sa part pour sauver l'honneur de son père qui a
trompé la confiance d'un de ses amis. Mais alors que le docteur semble tirer les leçons de
l'histoire : "Il n'y a pas de cité fraternelle, il faut se résigner à habiter dans l'égoïsme et
les ténèbres. (...) Vous n'avez pas suivi les conseils de ma triste expérience, hélas!...", à
son ultime question : "Si tout était à recommencer..?", il entend Jean lui répondre : "Je
recommencerais" 31 , autrement dit, malgré la débâcle provisoire et la perte de son ami
ouvrier, il ne se résigne pas.
Ce drame est riche de leçons pour le militant du Sillon auquel la pièce est
destinée. A ceux qui reprochaient au mouvement de livrer une image trop idéaliste des
choses, de nourrir les adhérents d'aspirations mièvres et naïves coupées des réalités, la
pièce vient illustrer justement la dureté du sort qui est faite aux âmes dévouées à une
cause généreuse. Or, la cruauté de ce monde n'est pas que le fait de l'organisation sociale
dominée par le capital. Le premier acte qui se termine par un happy end - la fraternisation
entre des ouvriers et un catholique aux idées sillonnistes et la détermination à réaliser hic
et nunc la cité idéale - laisse espérer un dernier acte optimiste et bon enfant sur une utopie
qui s'est concrétisée. Seulement, voilà, ce n'est pas la fin de l'histoire : la coopérative
baptisée "Bois-de-Rêve" a tourné court ; c'est l'échec de la "Cité harmonieuse". La leçon
est rude pour des militants de bonne foi. Elle vient rappeler à ceux des Sillonnistes qui
seraient tentés par le socialisme laïque qu'il ne suffit pas de transformer le régime de
propriété, de mettre fin à la domination du capital sur le travail, de transférer aux
ouvriers le contrôle des moyens de production pour changer la société et instaurer
durablement la logique du don et du partage au lieu de la loi du profit. En ayant offert
aux ouvriers l'outil de travail, il sait bien qu'il a remis entre leurs mains "l'instrument de la
victoire" mais non la victoire elle-même. Lorsque Jean déclare : "L'avenir sera,
camarades, ce que vous le ferez" 32 , ce n'est pas une simple proclamation solennelle
empruntée au discours socialiste de l'auto-émancipation des travailleurs, mais une mise
31 Marc Sangnier, Par la mort, Au Sillon, 1905, p. 91 et 92.
32 Ibid., p. 50.
343

en garde sur leur responsabilité dans le maintien des valeurs qui président à la création de
la communauté de gestion. C'est que même en coopérative - infiniment plus souhaitable
que la structure capitaliste, puisqu'elle abolit la puissance d'une poignée sur la masse - les
défauts de la nature humaine finissent par rejaillir. La révolution ne peut s'en tenir à la
seule modification des rapports entre le capital et le travail au sein de l'entreprise : la
révolution sera morale ou ne sera pas ; c'est la leçon à tirer de l'échec du Bois-de-Rêve.
Elle justifie le combat du Sillon qui déclare aller bien au-delà d'une réforme de structure
pour changer la vie. Car c'est toute une mentalité qui doit être abolie. Or, celle-ci n'est pas
l'apanage d'une classe, même si elle pourrait bien avoir affaire avec la libre-pensée qui
apparaît, au deuxième acte, comme l'agent de la corruption des ouvriers et instille en eux
son penchant fatal : l'égoïsme individuel. En fait, c'est la nature de l'homme qui est en
cause. Mais pour la transformer, il n'y a rien à inventer de neuf, ex nihilo ; il suffit de se
retourner vers ce message chrétien qui est à la portée de tous - celui de l'Evangile, certes,
mais qui, sous la plume de Sangnier, apparaît dans sa version la plus radicale, la plus
égalitaire, la plus immanente, la moins théocentrique, celle qui proclame l'impératif de
l'Amour désintéréssé de la créature humaine pour son prochain. Loin d'être une foi qui n'a
que mépris et dédain pour le monde, l'avènement du règne du Christ tel que Sangnier
l'interprète exige un engagement terrestre et concret : "c'est dans ce monde que nous
devons travailler pour que sa justice vienne." 33 Dans le combat mené contre les
privilèges, ce message social du Christ, aussi ancien soit-il, demeure toujours et encore
pertinent et tout aussi révolutionnaire : ainsi, Jean rappelle aux ouvriers fondateurs de la
coopérative qui refusent de partager avec les nouveaux employés les bénéfices de la
société la parabole des ouvriers de la onzième heure qui touchèrent le même salaire que
ceux de la première. 34
Sans bornes, le message d'Amour réactualisé par le Sillon est aussi un amour sans
frontières. Un autre idéal, outre le socialisme, qui fait, lui aussi, concurrence à celui du
Sillon, (et qui constituait également une tentation pour nombre de militants catholiques)
apparaît dans la pièce, incarné par le grand-père du héros, un soldat de Napoléon qui a
gardé la nostalgie de l'Empire et perdu un peu ses esprits : c'est l'amour de la patrie.
33 Ibid., p. 44.
34 Ibid, p. 78.
344

Sangnier place cette ambition nationale très nettement au-dessus du cynisme du maître de
forges dont la seule passion est l'argent, au mépris même de l'honneur national ("vous ne
pensez qu'à vos usines, qu'à votre industrie" 35). Toutefois, parce que cet idéal implique
la guerre contre l'Allemagne afin de récupérer les provinces perdues, parce qu'il n'a
d'autre ambition que de placer la France au premier rang, dominant de sa puissance les
autres nations, il est, lui aussi, entaché et partiel. La cause patriotique, aussi légitime soitelle,
réclame la haine et fait de la patrie une fin en soi. Jean lui oppose un patriotisme
universel (qui se distingue bien évidemment du patriotisme internationaliste) : "nous te la
ferons, belle et sainte, ta France bien-aimée, nous te la ferons libre et fière, et l'Europe
encore suivra sa loi car la France travaillera pour le monde, et deviendra l'humanité." 36
Le projet de revanche et de récupération territoriale est trop limité pour un esprit aussi
élevé que celui de Jean. Pour être une cause assurément plus noble que le capitalisme qui
érige l'égoïsme individuel en valeur suprême, l'amour de la patrie n'est, somme toute
qu'un égoïsme collectif, à l'échelle de la nation. C'est pourquoi cet idéal doit être
nécessairement articulé à un projet plus vaste qui le dépasse et touche à l'humanité :
- (...) Vive l'Alsace ! vous allez la reprendre...
- Nous ferons mieux que de reprendre un peu de terre, nous délivrerons la justice.
- (...) Et la revanche, la veux-tu ?
-Oui, la revanche sainte de la fraternité contre l'esclavage, de la justice contre
l'oppression, de l'amour contre la haine !
- Quoi ! qu'est-ce que tu dis ? Tu ne hais pas le Prussien?
-Je ne peux pas haïr. 37
Ainsi, l'amour d'inspiration chrétienne véhiculé par le Sillon est présenté aux
spectateurs-militants comme le message le plus complet, le plus parfait, supérieur à
l'idéal socialiste superficiel et de courte durée s'il s'en tient à de simples réformes
matérielles et juridiques, et à l'amour de la patrie qui est partiel et ambigu, à l'image de
cet aigle napoléonien aux ailes cassés que le grand-père promène avec lui. En vérité,
l'oiseau paralysé n'est pas que la métaphore d'un idéal terre-à-terre incapable de s'envoler
et de planer au-dessus des contingences ; elle sert également à rendre compte des
35 Ibid., p. 17.
36 Ibid., p. 18.
37 Ibid., p. 19. On peut voir dans ce fragment le germe du pacifisme de Sangnier qui a été, dans la période
de l'entre-deux guerres, le front principal où il s'est engagé, au détriment de son action concernant la
345

obstacles que rencontre l'idéal du Sillon et qui l'empêchent de triompher. C'est là une des
leçons édifiantes de la pièce qui enjoint les militants à comprendre que la nature
généreuse de l'idéal, empreint de bonne volonté et de désinterressement n'implique pas
qu'il sera au moins respecté par ceux qui ne le partageraient pas, ni même maintenu par
ceux qui l'ont initialement accepté. Que l'ordre en place s'y opposent par tous les moyens,
ce n'est guère étonnant, somme toute. En revanche, ce qui est plus désolant est de
constater la fragilité, la versatilité des engagements les plus solennels, de voir que ceux
qui ont élaboré un nouveau modèle s'en détachent peu à peu, pour agir, peu ou prou,
comme ceux qu'ils venaient de combattre. L'observation est amère : "L'enthousiasme
dure un instant et soulève les coeurs ; puis ceux-ci retombent impuissants ."38 Et
l'indignation profonde : "Que m'importe à moi que 25 ouvriers, favorisés de la fortune,
actionnaires nouveaux d'une hypocrite démocratie, timides et hésitants, veules et lâches,
refassent piteusement en petit ce que fit en grand le capitalisme. Patrons au petit pied,
honteuses caricatures (...) Ah! misérables tueurs de rêves !" 39 Il a quitté la maison de son
père, et voilà qu'il doit quitter, malgré lui, la maison de son rêve. Le retour au statu quo
ante est une ironie de l'histoire : "Il y a deux ans, ils ne rêvaient que sacrifice, ils se
seraient offerts, s'il l'eût fallu, en holocauste, pour la cité Future : ils en ont déja assez.
Ah ! comme le vieux monde se venge, comme il les reprend vite !..." 40 Leur défaut sinon
leur faute, c'est le souci égoïste qu'ils ont d'eux-mêmes : "Ils ne donnent pas leur vie. Ils
la gardent". Que ce soit l'ancien monde ou même le premier ilôt préfigurant le nouveau,
il existe une coalition de cyniques et de pense-petit mûs par leurs seuls intérêts qui luttent
contre la cause sillonniste ou bien la trahissent. C'est pourquoi elle nécessite, pour
accomplir sa destinée, de faire l'expérience du martyr et du sacrifice, à l'image de la
Passion du Christ. C'est là que la pièce, prétendant faire oeuvre de lucidité, dérive vers le
mythe, sinon la mystification. Sangnier pêche ici par inflation et emphase du verbe :
"L'avenir exige que nous soyons meurtris, brisés, broyés. (...) Notre rôle est de nous
ensanglanter les mains et le coeur à en creuser les fondements (il s'agit de la Cité
situation intérieure de la France, et dont le fleuron fut la réunion internationale annuelle du "Camp de la
Paix" à Bierville dès 1926.
38 Ibid., p. 62.
39 Ibid., p. 78-79.
40 Ibid., p. 63.
346

fraternelle). 41 Sangnier insiste auprès de ses lecteurs ou spectateurs sur le caractère
précurseur de leur engagement, ce qui explique, à l'image des premiers chrétiens, que l'on
se retourne contre eux. Pour surmonter les vicissitudes et plus encore les résistances à
l'idéal, chaque militant doit saisir qu'il est encore bien trop tôt pour voir le rêve réalisé.
Leur vocation est d'être des pionniers en route vers la Terre promise mais encore loin du
but : "Enfants que nous étions, nous voulions habiter nous-mêmes la Cité fraternelle". Or,
la leçon de l'histoire, et celle du christianisme, en premier lieu, lorsqu'on porte sur soi la
responsabilité de faire advenir un idéal, c'est qu' "il faut bien de la douleur pour enfanter
l'avenir." 42 Ce type de propos témoigne de la forte propension romantique à l'héroïsme
dans l'imaginaire du militant sillonniste désireux d'action et surtout de combat, et voyant
dans la défaite, source de rebondissement. Or, la réalité du Sillon est toute autre : le
Sillon n'eut pas de martyrs ; elle eût peut-être préféré en avoir, reprenant à son compte
cette conviction largement partagée, et dans le christianisme en particulier, que la justesse
d'une cause se mesure au nombre de ses martyrs. De fait, le Sillon exige tout au plus - et
ce n'est pas rien, au demeurant, - abnégation, dévouement, patience. La difficulté au
Sillon n'est pas d'assumer une cause qui peut exiger le sacrifice de sa vie, mais de
persévérer dans la rencontre entre milieux culturels différents, de consentir à intégrer
dans son quotidien une part d'engagement dont le résultat est, souvent, douteux et
incertain, de se soumettre à ce commandement unilatéral : "donner sans espoir de
récompense et aimer sans espoir de retour". Sangnier distille à ses compagnons la
mystique d'un combat qu'ils n'auront pas, somme toute, de multiples occasions, de mener.
Mais l'imaginaire de Sangnier formé par la sédimentation du souvenir de la persécution
des premiers chrétiens, de la morale des chevaliers du Moyen-Age et de l'épopée
romantique des soldats de l'An II aux grenadiers de l'Empire opèrent ensemble pour
imposer cette image d'un dévouement qui va jusqu'à la mort, d'une grandeur d'âme en
vertu de laquelle "il est peut-être plus noble, allez, d'être le vaincu que le vainqueur." 43
Mourir pour la Cause est présenté comme le point culminant du don de soi, alors qu'il est
déjà bien assez difficile de vivre pour elle. La pièce crée artificiellement un climat où la
vertu de sacrifice est exaltée alors que la réalité du mouvement est loin d'impliquer un
41 Ibid., p. 88.
42 Ibid., p. 41.
347

sacrifice analogue, d'où un décalage qui a contribué à affaiblir le mouvement en le
coupant des réalités quotidiennes autrement plus prosaïques. Sangnier a pour objectif de
consolider l'esprit du jeune sillonniste. Il l'expose à une morale du devoir, un sacerdoce
de l'effort, un baptême de l'épreuve - une disposition au sacrifice plutôt qu'à
l'affrontement, afin de rester cohérent avec un message qui prêche, en bon chrétien, la
réconciliation finale, l'Amour et le Pardon. Mais, semble-t-il, pour ne pas démobiliser,
voilà que Sangnier contrebalance les couplets sirupeux et les appels au don de soi jusqu'à
la mort par une mise en garde peu commune sur le combat à mener et qu'il faut gagner,
en citant - et c'est la reproduction la plus longue d'un passage du Nouveau Testament - le
fameux monologue : "Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive".
Mais quand bien même le sacrifice constitue le paroxysme de la pièce, la leçon
principale que le titre indique on ne peut plus explicitement, en fait, le coeur de la
représentation, sur le plan dramatique, tient à la rencontre fondatrice entre Jean
Mascurel, le fils du patron et l'ouvrier Jacques Mercoeur. 44 Cette scène est exemplaire, à
plus d'un titre ; tout d'abord, elle est la transposition même de ce qui, pour le militant
catholique du Sillon est le couronnement de son action : la transgression des barrières qui
séparent les classes, la révélation de la fraternité et de la communauté d'idéal entre
ouvriers et catholiques. Le jeune idéaliste, un peu hésitant, y trouve sa vocation et puise
dans cette rencontre la confiance qui lui manquait, ce qui lui permet alors d'aiguiller la
conscience de l'ouvrier : "vous êtes des naïfs si vous croyez qu'on vous donnera la justice
; il faut que vous soyez assez forts pour la faire, la justice." C'est lui qui dessille les yeux
des ouvriers sur la solution souhaitable pour mettre fin à l'exploitation ouvrière : "vous
devriez avoir le courage de ne plus avoir de patron." Ce projet coopératif, qui est en soi
une bonne chose pour les travailleurs qui prennent en charge leur destin, permet aussi de
contourner la lutte classes épuisante et de ne pas ajouter la haine à la haine : "Mes amis,
mes camarades, ne criez pas : "Vive la grève!", Non, criez plutôt : "Vive la forge aux
forgerons! 45 " Au lieu d'être encore des prolétaires salariés, exploités, ils s'organisent
43Ibid., p. 37.
44 Il est à noter que ce personnage revient à plusieurs reprises dans l'oeuvre fictive de Sangnier. C'est la
figure emblématique de l'ouvrier sincère qui, par l'intermédiaire d'un catholique, découvre la foi, et ce
faisant, des raisons d'espérer.
45 Ibid., p. 46.
348

désormais en coopérative. L'initiative a été rendu possible par la solidarité inédite entre
les ouvriers, d'une part, qui "n'ont pas d'argent et peut-être bientôt pas de pain (mais) ont
la conscience en repos" et, d'autre part, les bourgeois. Pas n'importe lesquels : ceux qui
ont mauvaise conscience, tel Jean qui déclare devoir "expier, racheter pour les autres" 46
et trouvent dans leur foi chrétienne le ciment le plus solide - éternel - pour permettre la
refondation du lien social. La scène est un modèle qui montre la voie menant à cette
pratique répandue dans le Sillon: signe de leur complicité, Jean demande à Jacques de le
tutoyer, de l'appeler par son prénom au lieu de lui donner du "Monsieur", comme il le
faisait par déférence en tant que représentant de la classe subalterne envers celui qu'il
tenait pour un supérieur hiérarchique par sa naissance, sa fortune et sa position sociale.
C'est par cette fraternité établie que les mots prennent une signification nouvelle
diamétralement opposée à leur sens commun. Ainsi, les notions de richesse et pauvreté ne
se mesurent plus aux biens qu'on possède ou dont on est privé mais au degré de
participation à une aventure commune :
- "Tu es riche, toi.
- Oui maintenant. J'étais pauvre, tout à l'heure ; je suis riche, si tu m'as donné un
peu de ta confiance et de ton coeur." 47
La pièce, de par son intention militante explicite, vaut aussi par ce qu'elle
véhicule comme critique sociale. Outre la remise en cause de l'idéal socialiste et de la
cause patriotique qui furent les deux tentations pesant sur les membres du Sillon, la
charge contre le patronat et la bourgeoisie mérite qu'on s'y arrête. On peut y lire une
contestation du système d'exploitation capitaliste (on y travaille "comme une machine")
et surtout une expression du dédain et du mépris dans lequel les patrons tiennent leurs
employés ("vos moutons deviennent enragés", "Les ouvriers ! les ouvriers ! mais ce sont
des enfants et des malades. (...) Ce sont des brutes. Les meilleurs ne valent rien. (...) la
bête brutale demeure toujours en eux et elle se réveille tôt ou tard." 48 Sangnier récuse ici,
pour son compte, l'image traditionnelle du prolétariat comme "classe laborieuse, classe
dangereuse" qui est le fait du patronat industriel qui ne présente rien ici de ce
paternalisme qu'on lui attribue et que Sangnier ignore souverainement. Sangnier dénonce
46 Ibid., p. 41.
47 Ibid., p. 43.
349

par la dérision la suffisance et la bonne conscience insolente des patrons qui se plaignent
de l'ingratitude à leur endroit : "C'est un rude métier que d'être riche Il n'y a ni femme ni
enfant qui causent plus de soucis et qu'il soit plus difficile de garder que ses capitaux.
(...) Ils ne se rendent pas compte que la foule des prolétaires et des pauvres ne peut vivre
que parce que notre incessant labeur les empêche de mourir de faim." 49 Il s'en prend
également à leur cynisme envers l'Église qu'ils ne respectent que si elle est servile et
soumise aveuglément à leurs intérêts de classe : "je lui ai dit (au curé) que son rôle était
de défendre l'ordre, le bon esprit et l'autorité (...), que c'était le devoir et l'honneur de son
sacerdoce de s'opposer à l'horrible courant des idées subversives...(...) A quoi ça peut
bien servir les curés et les bonnes soeurs si ça ne ne sert pas à nous défendre ?" 50 Le rôle
de la religion consiste pour Mascurel père à "essayer de les dresser (il s'agit des ouvriers)
en les menant à l'Eglise et de les domestiquer avec toutes les mômeries qu'on y fait ."51 Le
cas échéant, il faut tenter de la soudoyer, de la corrompre pour la faire plier, et si elle
résiste, si elle prétend se mêler de la cause ouvrière, reléguer le prêtre à ses tâches
cultuelles : "Qu'il reste dans son église à confesser son monde et à leur donner son bon
Dieu ! Qu'a-t-il à faire autre chose." 52 On notera, au passage, l'interprétation
tendancieuse que donne Sangnier de la revendication laïque de distinguer les fonctions
spirituelles des responsabilités temporelles, et, par extension, de la Séparation de l'Église
et de l'État votée la même année. S'il est vrai que la Séparation a été promulguée, entre
autres, pour que l'Eglise se cantonne aux affaires cultuelles et se garde d'outrepasser ses
limites, en revanche, l'interventionnisme excessif que les laïcs lui reprochaient et la
raison pour laquelle ils réclamaient ladite Séparation étaient son alliance intime avec la
réaction anti-républicaine - et non, comme Sangnier le laisse entendre, par ce qu'elle se
serait mêlée de la question sociale et aurait pris le parti des ouvriers contre la bourgeoisie
possédante. Il ne fait pas de doute qu'il y eût des prêtres de paroisse professant le
catholicisme social en général ou les idées du Sillon en particulier, mais ce fut une infime
minorité dont les patrons eurent à se plaindre. Il est encore moins contestable que nombre
48Ibid., p. 3 et 29-30.
49 Ibid., p. 10.
50 Ibid., p. 4 et 15.
51 Ibid., p. 16.
52 Ibid., p. 13-14.
350

de patrons ne tenaient à l'Église que parce qu'elle était, à leurs yeux, une force de
discipline et de domestication de la classe ouvrière, qui devait être du côté des nantis ou
disparaître. Sangnier fustige enfin, avec férocité, la mentalité bourgeoise. Celle-ci
apparaît dans toute la médiocrité de ses pseudo-valeurs et de ses comportements dès la
scène d'exposition qui réunit le père de Jean et un de ses amis, lui aussi propriétaire d'une
forge dans la région. Pour bien montrer l'abîme de coeur et d'esprit qui sépare un
sillonniste de son milieu et de sa mentalité d'origine, rien de tel que de mettre en relief le
mépris et l'incompréhension totale jusqu'à la bêtise manifestés par le père à l'égard des
idées du Sillon. Le curé lui a remis un livre de Sangnier lui-même : "Ca s'appelle
"l'Effort démocratique" et c'est fait par une espèce de fou (il s'agit de Marc Sangnier). Il
paraît pourtant que c'est riche, que ça a été à Polytechnique, que c'est d'une bonne
famille, (...) mais c'est devenu tout à fait maboule." 53 Par ses données sommaires sur ses
origines de classe, l'auteur souligne a contrario la suprématie de la vocation sur le
déterminisme social: il aurait dû, avec de tels antécédents, être imperméable à de
pareiilles idées, et bien non, comme nombre de ses compagnons, il a voulu et su échapper
au destin qui lui était fixé par un système conformiste qui s'auto-reproduit. En plaçant
dans l'oeuvre, et dès le début, une référence explicite à lui-même, (par un procédé
récuurent qui manque quelque peu de finesse et de modestie, même si elle se veut être un
clin d'oeil de complicité et d'auto-dérisison), Sangnier réitère son leadership auprès des
militants. En passant, il suggère, pour renforcer la légitimité du mouvement que les relais
pour la diffusion des idées du Sillon sont les curés eux-mêmes. Non que l'Église soit
toute entière passée du côté du Sillon : Sangnier évoque, au deuxième acte, en pointillé,
la réaction de la hiérarchie qui entend agir avec prudence, à l'instar de l'évêque du diocèse
qui décide de la mutation du curé aux idées sillonnistes trop voyantes tout en lui donnant
sa bénédiction et le fait remplacer par un curé excessivement pusillanime et timoré.
On remarquera, enfin, l'inversion inattendue : c'est le maître de forges, censé être
un homme cultivé et bien pensant, qui s'exprime le plus familièrement. Il s'avère borné,
de surcroît puisqu'il s'est contenté, selon son propre aveu, de ne consulter du livre que le
sommaire. La platitude ses pensées et l'étroitesse de son esprit explique son insensibilité à
la métaphore typiquement sillonniste : "je n'ai pas compris un mot de toutes ces blagues-
53 ibid., p. 5
351

là... Par exemple : "La vie qui monte". Comment qu'ça fait pour monter, la vie ? Moi, je
sens plutôt que ça descend avec ma goutte et mes rhumatismes." 54 Les deux patrons ne
sont capables d'aucun sentiment authentique et désintéressé : même l'amour n'est qu'une
opération marchande de plus. Après avoir manigancé ensemble le mariage de leurs deux
enfants, sans les avoir, bien entendu, consultés, ils en viennent tout naturellement à
parler, ensuite, affaires et investissements sur le même ton. Parce qu'ils sont dépourvus
d'idéal, étrangers à toute idée un peu plus élevée que le souci de leur portefeuille, parce
qu'ils ont le culte de l'efficacité, et, qu'a contrario, ils ne sont porteurs ni de rêve, ni
d'utopie, ni d'aucune action désintéressé, ils incarnent l'antithèse du camarade du Sillon.
Jean est plus proche, à cet égard, de son grand-père qui cultive une nostalgie dépassée
que des bourgeois bien calés et bien carrés. Son grain de folie vaut mieux que leur sens
commun rationaliste. Jean, qui s'inscrit dans la continuité par rapport à l'action menée par
sa mère (décédée), prend aussi, en quelque sorte, le relais de son grand-père et ses
compagnons, à ceci près qu'il entend le dépasser : "Ils firent l'épopée française ; nous
ferons l'épopée humaine." Notons55 que Sangnier n'écrit pas "chrétienne" pour mieux
faire ressortir le caractère universel et neutre de sa cause. Quoiqu'il en soit, il contribue à
déconsidérer une classe et les valeurs qu'elle prétend honorer et ébranle auprès des
militants les certitudes d'une société qui reste confiante en ses valeurs et fait de la stabilité
le principe même de sa conduite politique et sociale.
Notre analyse serait incomplète sans un coup d'oeil sur le portrait de Jean
Mascurel, le héros principal du drame, le sillonniste de coeur et d'esprit, celui avec lequel
les spectateurs engagés sont appelés à s'identifer pleinement. Il a atteint sa majorité, et
comme Abraham, il va briser les idoles paternelles et quitter la maison de son père. Il
convient de mesurer la hardiesse de Sangnier qui a bâti un personnage qu'il érige en
modèle, alors même que son premier geste d'adulte frais émoulu est de fouler aux pieds le
commandement divin qui lui ordonne de respecter son père, de se soumettre à sa loi, de
partager ses valeurs. Pour des jeunes gens qui avaient, par tradition idéologique et
religieuse, coutume de considérer la famille comme l'institution-clé de la société, le geste
de Jean n'est pas anodin. Il fait partie, en fait, de ce que peut impliquer potentiellement le
54 Ibid., p. 6.
55 Ibid., p. 18.
352

dévouement à la cause : une épreuve. Certes, pour atténuer la violence du geste, nous
apprenons, une fois la rupture consommée, que sa mère fut une bonne âme également
dévouée aux pauvres, étouffant dans son milieu, "tant elle détestait l'opulence méchante
et les dures conventions dont les hommes abritent leur argent et leurs titres" 56 et, de
surcroît, trompée par son mari. Alors qu'il semblait aussi marginal que son père était, lui,
bien assis sur son argent et ses intérêts de classe, voilà que malgré son air falot et timide,
il n'hésite pas à le défier, dévoilant avec fermeté les pratiques fourbes et malhonnêtes
dont il usait pour manipuler ses ouvriers. Entre la Justice et son père, son choix est fait,
puisque ce dernier s'est rangé du côté de l'Injustice devant laquelle Jean ne peut consentir
à s'incliner, tandis que la justice est incarnée par les ouvriers : "la justice est avec eux. Je
dois être avec eux", explique-t-il avec la simplicité de l'évidence C'est, en fait, dans le
défi, dans l'adversité, qu'il prend conscience de sa détermination et de ses capacités : "je
sens en moi des forces infinies. Je n'accepte pas l'injustice et le mal." Sa vocation en
puissance peut passer à l'acte : "Je ne veux pas ramper dans la nuit : je veux la
lumière . " 57
La pièce de Sangnier est symptômatique de l'ambiguïté, sinon du tiraillemment
qui traverse tout le mouvement : d'un côté, une franche camaraderie, une simplicité de
ton, entre cet ouvrier et ce jeune bourgeois, même si elle procède, au départ, d'une
convivialité par décret ; de l'autre, une grandiloquence, une enflure qui sonne faux, censé
traduire la noblesse des sentiments et la grandeur du dévouement. Or, pour qu'elle soit
authentique, cette grandeur doit surprendre ; elle doit apparaître lorsqu'on ne l'attend pas
au lieu d'être commandée. De plus, la situation dramatique est bâclée et lorsque dans des
circonstances à peine élucidées, Jacques est assassiné au cours d'une émeute pour
combler le vide, la réaction de Jean est l'expression d'un sentiment de convention tout à
fait artificiel dont le schématisme symbolique tue la crédibilité. On retrouve ainsi dans la
pièce cette contradiction repérable dans le mouvement entre l'effervescence et la
spontanéité de cette jeunesse et une solennité gauche et empruntée qui relève de
l'imitation de modèles inadéquats par rapport à l'idéal même que ces jeunes gens
poursuivent.
56 Ibid., p. 34.
57 Ibid., p. 33 et 32.
353

Cependant, en dépit des défauts relevés, Sangnier a le mérite d'introduire des
personnages largement absents de la scène théâtrale, alors qu'ils occupent le devant de la
scène sociale : les ouvriers. Sangnier va à l'encontre de la tendance dominante dans la
dramaturgie française à la fin du siècle, laquelle privilégie la grande bourgeoisie
parisienne au détriment du monde du travail. Dans les années qui précèdent la rédaction
de la pièce, il n'y a guère que le drame psychologique de François de Curel (Le Repas du
Lion - 1896), la tragédie prolétarienne d'Octave Mirbeau (Les Mauvais Bergers - 1897)
qui ont relevé le défi et traité de la question sociale, La Barricade de Paul Bourget et
L'Embuscade d'Henri Kistemaeckers pour rendre compte avec des degrés de réussite
divers les mutations sociales et les inquiétudes qui en résultent. Dans la pièce de
Sangnier, le père et le fils Macurel apparaissent, il est vrai, plus travaillés, plus typés que
Jacques Mercoeur, de telle sorte qu'il a l'air d'être un faire-valoir taillé sur mesure pour
déclencher la vocation de Jean, qui va payer de sa vie cet engagement pour permettre à
son aîné de tirer la leçon du drame. Toutefois, d'autres ouvriers entrent en scène au
deuxième acte, lesquels ne présentent pas cette homogénéité de trait et de caractère,
d'expression et de comportement par lesquels on les peint trop souvent sous prétexte
qu'ils appartiennent à la même classe au point de les rendre indistincts et compacts, d'en
faire, c'est le cas de le dire, une masse. Sangnier a le mérite de les montrer différents,
divisés, opposés les uns aux autres. Aussi peu dense que soit la pièce sur le plan
dramatique, elle représente cependant sur la scène les tensions sociales, évoque les
grèves, oppose les tenants du passé à celles de l'avenir. Sans verser dans la caricature
naturaliste, il donne à voir derrière le masque bien-pensant la cupidité, la bêtise la dureté
et la fourberie de ceux dont on vante les mérites sur scène : les patrons d'industrie.
Sangnier n'est pas le premier à se servir du théâtre comme d'une tribune morale pour être
donneur de leçons. Il écrit à l'instar des dramaturges professionnnels de son temps qui "se
veulent les éducateurs de leurs contemporains et s'érigent en redresseurs de torts".
4.2.5 Devant l'Affiche
354

Devant l'Affiche n'est pas une pièce mais un "à-propos en un acte" comme l'indique
Sangnier en sous-titre. Alors que dans l'oeuvre précédente, l'intention didactique
nécessitait le détour et la transposition propre au théâtre avec des personnages, une
intrigue, un développement, un dénouement, incluant, tout au plus, quelques allusions au
Sillon, il s'agit ici d'un canevas qui traite ouvertement des réactions d'hostilité que sucite
le Sillon. Le prétexte est une affiche du Sillon accroché dans un jardin public annonçant
la représentation de Chez les Fous et Par la Mort. Deux de ses réactions sont politiques et
émanent, sans qu'ils soient explicitement nommés - de l'Action Française et du parti de
Jules Guesde. La troisième - qui n'est pas la moins intéressante - émane d'un esthète
avide de Mallarmé et indifférent aux combats politiques et sociaux. Ces trois personnages
vont réagir, en fonction de leur identité, à la vente à la criée de l'hebdomadaire accomplie
par un camarade du Sillon. Surgit un homme du peuple, pâtissier de son métier, qui va
arbitrer entre les quatre et exprimer son soutien...au vendeur dévoué et à ses idées
généreuses, bien entendu. Les trois personnages hostiles au Sillon ne sont pas identifiés
par un nom propre mais par un trait symbolique ; Monsieur Rouge incarne, bien sûr, le
révolutionnaire marxiste ; le Monsieur Pâle, l'artiste bohème et dilettante ; le Monsieur
Grincheux, le réactionnaire maurrassien qui voit partout la décadence.
La nouveauté, ici, c'est d'avoir intégré le personnage de l'artiste féru de poésie et
dont l'entrée en scène commence avec la lecture, en deux parties, du sonnet de Mallarmé
commençant par le vers : "Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui". 58 Sangnier reprend,
à son compte, l'interprétation usuelle qui identifie le cygne au poète aliéné du reste de ses
contemporains. A l'issue de sa lecture, il tombe sur l'affiche du Sillon qu'il disqualifie
bien évidemment, pour des raisons uniquement esthétiques. Quand il passe de la critique
à des propositions plus constrcutives, ce sont encore des considérations de même nature
qui l'emportent, cette fois à propos du drapeau français, qui, selon lui, devrait avoir les
couleurs disposées à l'horizontale et non à la verticale. Habitué à la thébaïde des
chambres d'artiste, il s'étonne que l'on puisse être "orateur public". Ce que le personnage
vient reprocher au théâtre du Sillon, c'est que son auteur (Marc Sangnier) fait du théâtre
58Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, collection "Encyclopédie de la Pléiade", 1951 ,
p. 67.
355

alors qu'il n'est pas du métier. Sangnier revendique cet amateurisme : "nous, on n'est pas
des auteurs dramatiques, on n'est pas des acteurs. On travaille comme on peut."
Il le soupçonne d'intégrer dans ses oeuvres dramatiques des idées, des sentiments,
de la passion, donc une visibilité et une lisibilité tout à fait opposée à sa conception
hermétique de l'art réservé à quelques happy few pour une délectation purement arbitraire
et textuelle. Si le personnage est caricatural, au moins Sangnier fait-il l'effort de le laisser
exprimer son credo artistique aussi honnêtement que possible : "moi, j'estime que le
premier devoir d'un artiste c'est de ne pas profaner un art en étant compris de tout le
monde ; c'est de ne pas le disqualifier en le faisant servir à une Cause, quelle qu'elle
soit." Sangnier reste sans merci à l'égard de ce type de poésie résultant d'une déclaration
de fermeture préalable au grand public en plaçant dans la bouche de l'esthète la réflexion
suivante : "ce qui me console, c'est que ces gens-là ne me trouveront jamais de talent, à
moi!" Il y a donc réciprocité dans l'incompréhension mutuelle. Ils ne sont pas du même
monde ; ce sont deux voies parallèles qui ne peuvent pas se rencontrer mais seulement
s'exclure ou, tout au moins, s'ignorer. Le Monsieur Grincheux est aussi caricatural :
respirant à pleins poumons l'air du jardin, il ne peut s'empêcher de s'écrier : "ce serait si
bon de respirer tranquillement le frais ...sous un autre régime", ce qui correspond assez
bien au "politique d'abord!" de Maurras. Aussitôt après, il éructe sa haine instinctive
envers le jeune homme pâle et le catalogue comme "intellectuel, Dreyfusard, Youpin". Il
réserve le même sort à la pièce de Sangnier dont il voit l'affiche qu'il soupçonne d'être
une insulte pour "l'armée, les pères de famille, les bourgeois, les braves gens où l'on
blasphème le drapeau." 59 Le petit pâtissier exprime, quant à lui, l'envie d'aller voir les
pièces du Sillon lesquelles, pour des raisons esthétiques et idéologiques exaspèrent les
autres. C'est l'interdiction de son patron qu'il craint et non le prix modique pour y assister;
La scène principale tourne autour de la vente à la criée de la presse du Sillon : le nom de
Sangnier cité par le vendeur comme chroniqueur vaut à chacun de faire son commentaire
particulier qui, collés bout à bout, montre que Sangnier est finalement inclassable : n'estil
pas pour le rouge "un calotin payé par les curés et un millionnaire qui trompe le
peuple", tandis que pour l'esthète, il est "un béotien qui ne respecte pas l'art". La presse
du Sillon jouit du même traitement : c'est un torchon de sacristie ou bien, à l'opposé, "une
59 Ibid., p. 6.
356

feuille hérétique, moderniste, internationaliste, dreyfusarde et anarchiste", tandis que le
poète ne déclare plus que lire Mallarmé (orthographié systématiquement avec un seul l).
Le pâtissier clôt la querelle en payant de sa poche un journal dont il apprécie et le titre et
le côté "peuple" du vendeur. Le vendeur saisit l'occasion pour faire valoir la spécificité du
journal et du mouvement fondé sur l'autogestion : "c'est nous qui le faisons, c'est nous qui
le vendons et pas pour gagner de l'argent, tu sais, rien que pour servir la Cause!" 60 Il
insiste sur l'appartenance populaire dans le mouvement : "on a confiance dans le peuple.
On en est. On donne tous à la cause et on est tous égaux." Le Sillon a évolué : sa
pédagogie égalitaire est plus présente que son aspect catholique qui ne ressort que dans
les invectives du Monsieur Rouge. Pour l'extrême-droite, c'est un "anarchiste payé par
Clemenceau". Le vendeur tire la leçon et définit le programme du Sillon : "des lois pour
protéger le travailleur", mais surtout "des oeuvres pour émanciper le prolétariat" - ce qui
laisse entendre la part égale attribuée à l'amélioration des conditions de travail à celle
visant son bien-être. Si Sangnier ne cache pas son dédain pour la poésie d'avant-garde, il
accepte, venu du public, une exigence de savoir-faire. Un jeune homme, de la salle, veut
bien assister à la représentation annoncée par l'affiche, mais pose des conditions
réciproques : "je tâcherai de comprendre, mais tâchez de bien jouer". En outre, il ne
renonce pas à l'oeuvre de changement culturel et mental à exécuter : pour un programme
social qu'on apporte, le Sillon travaille à changer les mentalités : "les conventions qu'on
fait craquer, des préjugés qu'on balaie, des idées qu'on remue." Mais quand le jeune
homme réclame la censure pour faire taire l'esthète et sa suffisance, le vendeur du Sillon,
pourtant fort peu ouvert à cet esthétisme gratuit est très net : "Non, s'exclame-t-il, car au
Sillon, la contradiction est toujours libre." 61
4.3 UN INSTRUMENT DE PROPAGANDE INTERNE : LA
CHANSON SILLONNISTE
La chanson est un instrument non négligeable de la culture sillonniste. Jeanne
Caron, l'historienne du Sillon, reconnaît, même si elle exprime d'une manière un peu trop
vague que sans cet apport '"une dimension eût manqué au paysage intérieur des
60 Ibid., p. 12.
61 Ibid., p. 18.
357

Sillonnistes et une touche à leur sensibilité62 ". La chanson a pour fonction de souder les
coeurs, de favoriser une ambiance de complicité et d'unisson. Cette fonction devient
encore plus explicite lorsque Sangnier et le secrétaire du Sillon, Henry du Roure, propose
à un des fondateurs de la Jeune Garde, Henri Colas, qui a quelque compétence musicale,
de devenir le chansonnier du Sillon et de créer des couplets qui refléteraient l'esprit
général du mouvement et renforceraient l'unité des camarades. En ce sens, le répertoire
de Colas relève de la chanson-programme plus que de la chanson engagée proprement
dite. Le premier récital eut lieu le 2 janvier 1905, point de départ d'une série de tournées
en province dans les cercles sillonnistes pour favoriser leur diffusion : Lons-Le-Saulnier,
Nice, Avignon, Romans, Valence, Tournon, Chalons-sur-Saône, Fontainebleau. C'est
principalement à l'ouverture ou à la clôture de veillées sillonnistes que ces chants étaient
repris en choeur.
Henri Colas ne fut pas un parolier original, ce qui explique peut-être pourquoi il ne
figure pas dans les dictionnaires de la chanson française au XXème siècle63 . L'étude de
ses textes à laquelle nous allons procéder dans ce chapitre est, au demeurant, moins une
tentative de dégager son inspiration artistique en vue de la recouper avec sa biographie
qu'un moyen de rendre compte, par l'exemple de la chanson, des processus de diffusion et
d'intégration directs et indirects des idées du mouvement. C'est qu'en effet, les chansons,
parce qu'elles sont chantées et répétées en public pour signifier la chaleur régnant entre
les adhérents, doivent, par nécessité, être la médiation la plus fidèle, la plus consensuelle
de l'ethos général. Il n'y a pas de place pour le débat ou la controverse qui sied mieux à la
revue de réflexion, au journal ou aux conférences publiques. En ce sens, on peut émettre
l'hypothèse que les chansons du Sillon reflètent le dénominateur commun le plus large, le
plus traditionnel de la jeunesse catholique de la fin du siècle dernier, à l'intérieur duquel
sont instillées les innovations apportées par le Sillon face aux autres mouvements
catholiques. C'est ce dosage entre tradition et innovation qui, reproduisant la démarche du
mouvement, fait l'intérêt de ces chansons. En outre, en tant que telles, elles signifient
l'adhésion, en matière culturelle, à une création populaire plus qu'à un art raffiné, assez
proche du folklore, de la France traditionnelle. Là aussi, il faut souligner la conjonction
62 Jeanne Caron, Un apôtre par la chanson : Henri Colas (1879-1968), sans mention d'éditeur, 1972, p. 43.
63 Jacques Charpentrau, Dictionnaire de la chanson française, Paris, Larousse, 1969.
358

d'un souci de continuité avec la mise en avant d'une production principalement
préoccupée de sa réception populaire.
Le répertoire d'Henri Colas exprime parfaitement les représentations et les
convictions des jeunes catholiques qui en sont les interprètes amateurs : d'une chanson à
l'autre, on y retrouve, condensé, les qualités attendues du Sillonniste et les valeurs
profondes qui l'animent - lesquelles sont tirées tout droit de l'ethos catholique : la
disposition à souffrir et la détermination à ne pas haïr l'adversaire - qui ne sont pas
coupables de leur hostilité ou de leur indifférence envers l'Eglise; celle-ci relève de
l'ignorance ou de l'endoctrinement anti-clérical. Cette insistance sur le courage physique
et moral s'explique, en partie, par le fait qu'une partie du répertoire est particulièrement
destinée au service d'ordre du Sillon, la Jeune Garde. Les titres des chansons témoignent
de cette abnégation sans limite dont il doit faire preuve: Jeune Garde, Toujours, La Mort
du Jeune Garde, Prière du Jeune Garde, Le Testament du Jeune Garde.
Ces deux ingrédients du sacrifice et de l'amour sont déclinés simultanément, non
sans grandiloquence et emphase pour une action qui n'en exige pas tant. Il n'y a rien là en
apparence de très neuf, compte tenu de la force de l'imaginaire chevaleresque qui anime
ces jeunes adultes à peine sortis de l'enfance, si ce n'est que la propension au sacrifice
consentie pour la grâce et le service du Christ est, à plusieurs reprises, associée non
directement à la Foi, mais à la Cause. Or, la Cause dont il est question est celle du Sillon.
Certes, son objectif est bien une mission catholique dont l'originalité est qu'elle est prise
en charge par des laïcs : la re-christianisation de la classe ouvrière. Toutefois, parce
qu'elle passe de manière exclusive par une organisation non-écclésiale qui requiert le
dévouement total, cette cause, qui dans les publications du Sillon prend toujours une
majuscule, laisse entrevoir sinon une certaine autonomie (qui n'est absoluement pas
envisagée tant on entend agir en conformité avec l'Église), du moins, une valorisation du
mouvement et de la Cause comme fin en soi. Le soupçon sera d'autant plus fondé pour
Rome que, somme toute, le Sillon ne se cache pas d'adjoindre à cet objectif de type
évangélique un credo politique dont la nature, aussi confuse soit-elle, est néanmoins
résumée par le terme, ô combien chargé et problématique pour des oreilles catholiques,
de démocratique.
359

La souffrance relative à l'expérience du sillonniste est parfois invoquée comme le
lot inévitable de la condition humaine imparfaite et finie : "Et puisqu'il faut toujours
souffrir, Quoi que l'on fasse sur la terre64 "; le plus souvent, elle résulte potentiellement
de la consécration de son existence au Sillon : "Notre vie est toute à la Cause Pour
qu'elle triomphe au grand jour Souffrance ou mort sont peu de chose ."65 Cet
engagement pour le Sillon est représenté en des termes identiques à une vocation totale, à
l'égal d'une vocation chevaleresque ou sacerdotale. En vérité, comme les conflits entre les
Sillonnistes membres du service d'ordre de la Jeune Garde et leurs adversaires se
réduisent à quelques incidents violents, et qu'il est, en conséquence, plus probable
d'encaisser des coups que d'y laisser sa peau, la souffrance est survalorisée comparée à la
mort exceptionnelle, théoriquement consentie pour le bien de la Cause :
"Mais mourir, c'est trop peu; ce qu'il faut c'est souffrir!
Heureux le chevalier qui tombe sur la route,
Mais plus heureux celui qui verse goutte à goutte,
A chaque heure du jour, et sa vie et son sang
Pour la Cause et pour Dieu : son martyre est plus lent,
Souvent plus douloureux et plus humble que l'autre,
Mais plus on sait souffrir et plus on est apôtre!" 66
Cette souffrance a pour modèle tutélaire celle du Christ sur la croix :
"Si nous souffrons parmi les nôtres
Songeons que Jésus autrefois
Souffrit ; pour être ses apôtres
Il faut savoir porter sa croix." 67
ou encore, plus laconique et péremptoire :
"De Bethléem au Calvaire
Jésus souffrit : nous souffrirons." 68
Ce qui fait également qu'elle est envisagée sans effroi, c'est qu'aucune souffrance
n'est vaine tant elle est nécessaire à la production d'un avenir meilleur qui fait déboucher
la foi personnelle et la fidélité au Christ sur une perspective universelle et collective : la
64 Henri Colas, Les Chansons du Sillon, "Aux pauvres", Le Sillon, p. 23.
65 Ibid., "Chant de la Jeune Garde", p. 49.
66 Ibid., "Veillées d'Armes", p. 71.
67 Ibid., "Réconfort", p. 59.
360

souffrance, écrit Colas, "Est le garant d'un lendemain De justice et d'espérance69 "; elle
n'est pas une fatalité imprévue mais une quête volontaire : "Nous avons cherché la
souffrance Notre triomphe est à ce prix." 70
Cette souffrance est accompagnée d'un plaidoyer constant pour l'Amour, lequel doit
habiter le sillonniste même quand il doit faire face à la haine de ses adversaires : "Inspire-
moi les cris puissants De l'amour plus fort que la haine ."71 Cet amour est, au demeurant,
de l'ordre de l'agapé, expression spirituelle de l'accueil de l'autre, distinct de l'éros
charnel conçu comme appropriation d'autrui. L'amour charnel est tentation et illusion :
"Plaisir des sens, cruel mensonge,
J'ai vidé ton calice amer :
Il n'a fait que souiller ma chair
Et mon bonheur ne fut qu'un songe." 72
En invoquant ce couple de la souffrance et de l'amour qui résiste à la haine
environnante, Colas reste dans la ligne droite d'une thématique catholique fondée sur
l'épreuve que les hommes doivent expérimenter pour s'élever à la hauteur de Jésus dont
tout le parcours terrestre est une suite d'épreuves culminant avec celle du Calvaire et qui,
envers et contre tout a maintenu intact son amour pour l'humanité. Les chansons du Sillon
reprennent à leur compte cet enseignement de la théologie la plus traditionnelle qui pense
la souffrance d'autant plus féconde qu'elle est partagée. Lorsque la souffrance est source
de solidarité, elle unit plus qu'elle n'isole ; d'obstacle suscitant le doute et
l'incompréhension, elle devient passage obligé vers le salut.
Pour rendre compte de cet hiatus dans le temps entre la souffrance et le salut, entre
la promesse et son accomplissement, entre la souffrance vécue et le bonheur futur, entre
la peine et le salaire, Sangnier, Colas et tous ceux qui écrivent dans l'esprit du
mouvement file une métaphore exclusive qui est leur signature, le mot de passe qui les
identifie et qui apparaît dans l'intitulé même du mouvement : le Sillon, et tout le champ
lexical dérivé. Les chansons de Colas abondent - jusqu'à l'excès, il faut bien le dire, - de
68Ibid., "Noël au Sillon", p. 31.
69 Ibid., "Chanson rustique", p. 19.
70 Ibid., "Réconfort", p. 59.
71 Ibid., "Prière matinale", p. 27. Ou encore, dans le même esprit, tiré de la chanson "Tout à la Cause",
"Mais, par Moi, vous vaincrez la haine : Votre Amour sera le plus fort" (p. 17).
72 Ibid., "Le Vrai Bonheur", p. 79.
361

ces références au travail agricole. Toutes les variations possibles y passent : semer, le
semeur, la semence, les semailles, moissonner, le moissonneur, la moisson, le soc, la
charrue, le grain, la graine, le levain, la sève, l'épi, la gerbe, le labour, germer, cueillir,
glaner, féconder. Il n'est pas de chanson qui ne décline l'une de ces occurrences qui
renvoient, toutes, implicitement, au Sillon. A cet égard, ces chansons sont bien un
instrument de propagande intérieure. Le sommet est atteint avec quelques chansons qui
mettent en scène le Semeur (avec un S majuscule) qui n'est autre que Jésus lui-même.
Jésus Semeur n'est-il pas en quelque sorte Jésus sillonniste ?
Quel sens faut-il attribuer à cette reprise systématique de notions tirées de
l'agriculture? Quelle fonction idéologique ces métaphores remplissent-elles ? Dans un
article publié récemment consacré au rôle de la métaphore dans la pensée, Judith
Schlanger s'interroge sur les raisons de la fréquence de l'investissement métaphorique :
"sans doute", dit-elle, "faut-il parler avec du même pour pouvoir penser du neuf et du
différent73 ". S'agit-il d'un simple ornement littéraire ? Il nous apparaît que ce
déplacement destiné à faire sens répond au souci de produire une représentation efficace
et pertinente de l'action éducative et politique nouvellement initiée à partir de repères
culturels familiers qui en atténuent la radicalité. Ces notions empruntées à ce domaine
lexical coutumier pour décrire leur pratique correspondent le mieux à l'univers culturel
des jeunes catholiques qui sont, à l'origine, radicalement étrangers à toute forme d'action
publique, à la fois du fait de leur jeune âge et de la réticence traditionnelle de leur milieu,
hostile à ces pratiques. Les connotations qui se dégagent de ce stock de notions et
d'images relevant du même domaine servent plusieurs objectifs : si l'action menée avait
été strictement définie comme une intervention politique dans la cité, elle aurait été
stigmatisée comme problématique et dangereuse. Aussi la métaphore agricole vient à
point pour naturaliser le politique et l'associer à une activité noble afin d'en retirer tout le
prestige et la légitimation dont la vie agricole est porteuse. Elle archaïse volontairement
une activité qui aurait été dissuasive si elle était représentée en des termes plus
modernisés. Elle renvoie à la simplicité, à la rusticité des moeurs paysannes, et souligne
la volonté de "faire peuple" : l'image du paysan est la plus éloignée de l'univers bourgeois
73Judith Schlanger, Connaissance et métaphore, Revue de synthèse, 4e s?rie, n°4, octobre-décembre 1995,
p. 589.
362

qui est le leur, la plus protégée du dilettantisme, de l'oisiveté et de la décadence. En outre,
comparé à l'ouvrier, le paysan est resté, dans la population française, l'élément le plus
profondément croyant et religieux, le moins gâté, le moins corrompu par les artifices de
la ville, le moins déchrisitianisé, le plus authentique. La métaphore agricole convoque
aussi une morale de l'effort et du devoir, et correspond le mieux également à la
représentation virile et sacrificielle qu'ils se font de leur action : à l'image du paysan, le
sillonniste doit déployer santé, vigueur et énergie pour récolter, grâce à son effort, les
meilleurs fruits. Enfin, elle inscrit les résultats de l'action entreprise dans une temporalité
longue : il ne s'agit pas d'en attendre des résultats immédiats mais au contraire de
s'acclimater à une longue patience pour espérer entrevoir les effets fructueux de l'action
menée parmi les ouvriers. L'image du sillon symbolise effort, persévérance, longue durée
et continuité.
Ce n'est pas un mince paradoxe que de baptiser du nom de "Sillon" un mouvement
qui oeuvre essentiellement dans un cadre urbain et touche simultanément jeunes ouvriers
et bourgeois catholiques assez éloignés de la campagne. Le succès relatif des "Sillons de
province" confirmera l'adéquation du vocable à la sensibilité des adhérents ruraux. La
représentation du mouvement et de son action est constituée par un répertoire d'images
emprunté à un système culturel encore prédominant dans les mentalités malgré les effets
de la révolution industrielle. Si la culture désigne le travail de la terre, l'ensemble des
soins destinés à la rendre fertile et le résultat de ce travail sur le terrain, le sillon est la
trace inscrite dans le sol de ce travail fourni : il est le signe premier de l'effort entrepris.
Qui dit "sillon" dit renvoie à un travail d'exploitation et de perfectionnement, à des soins
apportés sur des données naturelles. Un sillon présuppose que la matière terrestre n'est
pas laissée en friche, livrée à la nature stérile pas plus qu'au foisonnement indiscipliné et
anarchique. L'image du sillon s'oppose à l'idée de naturel, de friche, d'état sauvage, de
grossièreté, d'ignorance, de barbarie. Même si le terme semble convoquer un répertoire
traditionnel d'activités, derrière cet archaïsme apparent, se profile l'idée de
développement, de progrès et d'amélioration, de soin et d'entretien opéré par l'effort d'une
détermination personnelle. Le sens figuré permet d'étendre à l'homme ce qui vaut pour la
terre modifiée par l'action volontaire. La où il y a sillon, il y a production, valorisation et
par extension, l'image de la récolte, de l'extraction, de la consommation, de l'assimilation
363

et de l'accumulation. En prenant comme repère la réalité agricole plutôt que l'industrie
pour se dire et se définir, le Sillon se situe en marge d'une définition capitaliste qui aurait
emprunté à son propre système et à ses valeurs de référence pour penser en termes
d'héritage et de patrimoine ou bien en termes de promotion et d'investissement une
organisation du type du Sillon.
Mais qui trace le sillon dont il est question et quel est ce champ demeuré en friche,
ouvert à l'activité des sillonnistes ? Il s'agit principalement de ces croyants qui font
irruption, dans l'espace social, en terre ouvrière, et dans l'espace politique, en terre
démocratique, voués à la tâche de répandre le message du Christ. En contrepartie, ils
tiennent compte de ce que cette terre - c'est-à-dire le peuple - réclame : la démocratie.
L'image n'est pas sans ambiguïté : la réciprocité entre deux groupes sociaux est ici
imparfaitement reproduite par deux objets qui ne sont pas de même nature : au couple
étudiants-ouvriers, catholiques-incroyants, se susbstitue la liaison asymétrique : l'homme
et la terre. De plus, celle-ci n'offre ses richesses qu'à la mesure de ce qu'y dépose celui qui
la travaille. En même temps, elle ne peut donner que ce dont elle est capable. C'est elle
qui sanctionne le résultat. Enfin, cette interaction reste dépendante de la variable
extérieure : le climat. Or, c'est précisément, le climat adéquat qui fera défaut pour assurer
le triomphe du Sillon.
Avant d'indiquer ce par quoi les chansons d'Henri Colas véhicule le message
sillonniste dans un cadre en apparence traditionnel, il importe de constater que de
nombreux éléments constitutifs de la pensée réactionnaire et conservatrice sont
totalement absents ou bien n'apparaissent qu'épisodiquement. Il n'y a pas la moindre
expression de pessimisme et de mépris à l'égard du monde moderne. La chanson intitulée
"Découragement" est aussitôt suivie d'une réponse intitulé "Réconfort". La décadence, le
déclin sont ignorés. Tout au plus, à trois reprises, l'auteur dénonce l'incroyance :
"Préservez-nous du Doute impie et de l'Erreur. "74 Si le doute est ainsi disqualifié, en
revanche les incroyants qui y cèdent jouissent d'un autre qualificatif bien plus indulgent :
ils sont des "incroyants malheureux que l'erreur enchaîne75 ". Le sillonniste a le devoir de
les "convaincre" pour les ramener à la vérité, et non la liberté de fulminer contre eux
74 Henri Colas, op. cit., "Prière du Soir", p. 29.
75 Ibid., "Prière matinale", p. 27.
364

toute sorte d'anathèmes. Deux vers d'une chanson de Colas reproduisent l'attitude
réactionnaire intransigeante : "Autour de nous, c'est l'angoisse mortelle, Le siècle impie a
renié Jésus." 76
Notons, çà et là, une charge contre la science et les scientifiques : "Aux pauvres
savants, fiers de leur science Je leur laisse leur gloire et leur sot dédain, Pour me délecter
dans mon ignorance77 ". C'est moins une attaque contre la science qu'une mise en garde
sur ses limites:
"Faux dieu, trop longtemps poursuivi (...)
J'ai vu que la Science est vaine,
Qu'on n'en retire qu'un seul bien,
C'est d'apprendre qu'on ne sait rien." 78
Cette ignorance a trait au monde moral sur laquelle la science ne peut être que
muette. Même s'il est de nature théologique, le Savoir est tout aussi relativisé à côté de la
valeur suprême de l'Amour :
"Qu'apprendras-tu ? Bien peu! quelque philosophie
Pour calmer ton esprit, quelque théologie
Pour exposer ta foi : c'est tout, or ce n'est rien." 79
Colas ne fait ici que reproduire un trait de la doctrine sillonniste. Ce n'est pas un
hommage à l'obscurantisme mais l'expression d'une résistance à la tentation moderne de
concevoir la science comme critère exclusif auquel référer tout système normatif. Que la
science soit porteuse d'une fonction sociale, que son efficacité permette, à bon escient, de
servir le bien commun, qu'elle manifeste un caractère de bienfaisance pour l'humanité
toute entière, comme l'a montré le cas emblématiquede Louis Pasteur, Sangnier est
suffisamment sensible à l'air du temps pour applaudir à ce type d'application du savoir
scientifique. Il se garde bien toutefois de tomber dans la célébration de la Science - au
singulier avec majuscule - et d'affirmer à l'égal de ses contemporains intellectuels et
politiques qui en ont fait la référence absolue qu'elle pourrait réaliser le projet de
maîtriser rationnellement l'ensemble des phénomènes sociaux. La reconnaissance de ses
vertus ne doit pas déboucher sur la prétention scientiste qui confère à la science la
76 Ibid.,"In cruce salus" p. 39.
77 Ibid., "Le Testament du Jeune Garde", p. 63.
78 Ibid., "Le Vrai Bonheur", p. 79 et 80.
365

mission d'"organiser scientifiquement l'humanité", (Renan, L'Avenir de la science). On
sait que l'une des accusations lancées contre l'Eglise du côté anticlérical est son
obscurantisme, son refus de l'étude, des Lumières de l'Esprit. Sangnier rejette
formellement l'accusation. Pour bien montrer que la question de l'ignorance le préoccupe,
il insiste sur la valeur de l'instruction dont on trouve l'écho dans les chansons du Sillon :
c'est de la bouche du Semeur (qui désigne Jésus dans les chansons du Sillon) que sort
l'injonction suivante :
"Je veux que votre esprit s'éclaire
Malgré le rude labeur ; (...)
Vous vous livrerez à 'étude ,
Avec courage et passion." 80
C'est dire à quel point l'on tient au Sillon la quête du savoir pour un bien essentiel.
Même une vie de travail difficile doit être dépassée par un devoir d'instruction. La
conception du citoyen ici rejoint le modèle des Lumières qui associe la connaissance du
monde à la participation civique.
On voit, par cet exemple, la manière de procéder à l'acclimatation de valeurs encore
tenues en suspicion dans les milieux catholiques. Derrière les titres des chansons qui, en
partie, reproduisent des références familières à tout catholique ("Chanson rustique",
"Prière matinale", "Prière du Soir", "Le Noël du Semeur", "Noël au Sillon"), derrière un
clacissisme formel (les vers sont rimés), derrière une expression fidèle de la foi
catholique, des voies subtiles sont tracées (des sillons!) par lesquelles sont introduits les
nouveaux contenus. Car c'est bien d'instillation ou d'imprégnation qu'il faut parler. Les
références innovatrices sont parfois explicites, elles sont le plus souvent allusives. Elles
illustrent le choix d'un processus lent et mûri d'acclimatation d'une sensibilité nouvelle.
C'est moins un message neuf qu'une attitude, une manière de s'exprimer, de dire le neuf
avec l'ancien.
Ainsi, le trait peut-être le plus saillant de ce nouvel ethos concerne le rapport à la
transcendence. Des trois éléments de la Trinité, c'est Jésus qui est au centre. Ni Dieu le
Père ni le Saint-Esprit ne sont convoqués. Fils de Dieu, Jésus a en commun avec les
membres du Sillon sa position de fils et son jeune âge. Ce qui frappe est la familiarité, la
79Ibid., "Futur Prêtre", p. 92.
80 Ibid., "Tout à la Cause", p.17.
366

complicité avec laquelle il est appréhendé : il est ni plus ni moins que l'Ami des hommes,
"notre Ami divin " . 81 Certes, Colas prend bien soin d'accoler une majuscule, mais la
solennité, la majesté qu'elle confère atténue à peine l'audace de l'image. Elle est d'autant
plus significative qu'il est fréquent de lire sous la plume des sillonnistes une définition de
leur mouvement en termes d'amitié justement. En décrivant Jésus comme ami, c'est toute
une conception de la hiérarchie qui est pulvérisée et l'idée de la démocratie qui se trouve
propulsée. Celle-ci est encore infra-politique, mais elle n'en a que plus de valeur
puisqu'en n'étant pas réduite à une technique du pouvoir, elle est identifiable, à des degrés
divers, dans toutes les sphères, y compris dans la perception des rapports avec le divin.
La démocratie est ainsi liée à une affirmation de la communauté et de la fraternité. Si
l'expression peut paraître audacieuse, rien de tel que de la placer dans la bouche d'un
prêtre qui lui accorde une caution exemplaire :
"Le Prêtre du Seigneur fait entendre sa voix :
"Votre ami vous attend, approchez de sa table;
"Venez ; nourrissez-vous de sa chair adorable,
Il vous attend" Venez!" 82
Contrairement à la figure d'un Dieu écrasant, la production sillonniste participe d'un
nouveau discours qui célèbre Dieu en tant qu'il est en relation avec l'homme. Dieu n'est
plus défini en terme d'être : Dieu est tout-puissant, infini, Dieu au-dessus des hommes.
Sans nier, pour autant, sa souveraineté, son incommensurabilité, il n'est plus le tout
lointain, l'écrasant, parce que c'est celui qui, en déléguant son fils Jésus-Christ, a accepté
d'établir une relation avec l'homme qui, pour n'être pas encore dialogique, est déjà
amicale:
"Oh! oui parlons du Christ, à toute heure, en tous lieux
Comme on parle, entre amis, de quelqu'un que l'on aime
Il nous a tant aimés, nous a tant gâtés, même,
Puisqu'il a fait de nous ses plus tendres amis." 83
De tous les thèmes nouveaux introduits par le Sillon et reproduits dans les
chansons du mouvement, c'est, évidement, celui de la compassion pour les pauvres qui
81Ibid., "Prière du Soir", p. 29.
82Ibid., "Veillée d'Armes", p. 71. On aura noté la disparition de la majuscule lorsque c'est le prêtre qui
s'exprime.
83Ibid., "Parlons du Christ", p. 73.
367

s'impose, quantitativement et qualitativement, à la première place. Il est vrai qu'étant le
plus proche d'une des valeurs-clés du christianisme - la charité -, il peut être plus
facilement manié. Le répertoire du Sillon est tout à fait conforme au message du
catholicisme social. Mais l'acquis est non seulement confirmé, il est élargi. La
permanence du thème à travers le répertoire montre que la chanson est un vecteur non
négligeable par lequel il est possible, à partir de sa réitération, de passer à l'étape
supérieure pour s'ouvrir à l'idée démocratique. Celle-ci n'est pas envisagée en termes de
pouvoir (kratos) à conquérir mais dans l'objet qu'elle désigne : le peuple (démos), et plus
précisément, les plus démunis. Cette attention à la misère matérielle est le test de la
réalisation de la foi autant que de l'accomplissement de la Cause. C'est toute la cause
concrètement appliquée :
"Vous assurerez le mieux-être
De vos frères dans la douleur
A leurs foyers vous ferez naître
Quelques rayons de vrai bonheur." 84
La tâche à accomplir est une oeuvre sociale de soutien et de réconfort qui exige le
dévouement de l'individu, et pas seulement celui d'une organisation, d'une société ou de
l'Etat. Elle doit toucher tous ceux dont le destin est affecté par des conditions d'existence
difficiles sans distinction de foi et de pratique religieuses. Les chansons se font l'écho de
ces exigences : aussi les paroles sont le plus souvent une injonction adressée aux
camarades sillonnistes dont on requiert la collaboration pour mener à bien cette mission
de réhabilitation sociale. Elles peuvent être aussi directement destinées aux exclus
comme dans la chanson intitulée "Aux pauvres" 85 :
"Pauvre qui t'en vas altéré (...)
Pauvre qui t'en vas grelottant (...)
Pauvre qui souffres sans espoir
Tout le jour courbé sous la peine
Viens à moi : mon foyer t'attend (...)
Viens à moi, car j'ai le devoir
De rendre moins lourde ta chaîne:
Tout mon esprit et tout mon coeur,
Je les consacre à ton service,
Rêvant pour toi plus de bonheur,
84 Ibid., "Tout à la Cause", p. 16.
85 Ibid., "Aux pauvres", p. 22-23.
368

Et réclamant plus de justice."
Il est tout à fait clair que le devoir répond à un commandement d'ordre religieux.
De fait, on peut constater une distinction avec l'engagement militant au sein d'un
mouvement socialiste. D'une part, la finalité est, littéralement, progressiste : ce n'est pas
le bonheur ou la justice qui seront atteints, mais plus de bonheur et plus de justice. On
n'espère guère libérer les damnés de la terre de leur chaîne; on se contente de souhaiter la
rendre moins lourde. D'autre part, et la distinction est essentielle, l'implication est ici et
avant tout, personnelle : pas de réformes de structure, mais une présence active aux côtés
des pauvres. L'action telle qu'elle est ici formulée se situe entre les deux pôles de
l'engagement : elle va bien au-delà du témoignage, l'attitude de base du chrétien impliqué
dans une oeuvre sociale, mais se trouve en-deçà de la mobilisation et de l'agit-prop pour
inciter les pauvres à la lutte contre les acteurs politiques et sociaux responsables de la
situation. Enfin, on reste encore dans l'orbite du discours chrétien qui hésite encore à
désigner les ouvriers par leur nom ou par leur condition - des exploités - et s'en tient au
vocabulaire évangélique : les pauvres.
Une autre chanson vient compléter celle-ci, adressée, cette fois, aux riches et dans
laquelle le destinateur reprend à son compte les récriminations (non les revendications)
des pauvres :
"Riche qui te gorges de vin (...)
Songe au pauvre, que ton festin
Irrite avec quelque justice (...)
Songe au pauvre sans vêtement,
Qui, d'un oeil jaloux, te regarde; (...)
Songe au pauvre, et rends tes loisirs
Plus féconds : Jésus t'en supplie." 86
Ce n'est pas en terme de droits que la prise de conscience du sillonniste s'effectue,
par l'affirmation explicite des droits inaliénables d'autrui, mais par son envers :
l'implication effective du droit des pauvres au sein d'un corps social se traduit encore par
les devoirs des riches envers eux. Les pauvres sont enore des objets passifs. Ils ne se
prennent pas en charge, mais sont pris en charge. Cela peut encore sembler paternaliste,
86 Ibid., "Aux riches", p. 24-25.
369

mais c'est tout de même l'affirmation d'une égalité à venir qu'il est plus aisé de formuler
en terme de fraternité :
"Pour toi c'est un devoir sacré
D'apaiser sa fièvre brûlante.(...)
Fils de famille, ou parvenu,
Tu dois secourir sa misère,
Et vêtir son corps demi-nu;
En Jésus, cet homme est ton frère.(...)
Le bonheur des gueux te réclame :
Y travailler est une loi,
Si tu ne veux perdre ton âme."
Certes, la récompense de cet engagement réside encore dans la sphère de l'au-delà :
"Joyeux, tu quitteras la terre :
Des frères dans la pauvreté
Ayant allégé la souffrance,
Tu vivras dans l'Eternité."
Mais le changement n'est pas moins significatif. Il y a là une indéniable rupture
avec le discours apaisant et consolateur adressée traditionnellement aux pauvres
consistant à les convaincre de dédaigner la vie en ce monde et de transférer leurs espoirs
sur la vie éternelle que leur promet l'Evangile : "Plus de justice sur terre Plus de bonheur
pour les petits", 87 écrit explicitement Henri Colas.
La chanson "Mon crucifix" illustre assez nettement ce dosage entre tradition et
progrès, continuité et innovation. Dans le premier couplet, tout à fait conforme à la
convention religieuse, une prière est adressée à Jésus pour qu'il apaise la souffrance des
pauvres :
"Je songe à ceux que la misère
Jette sur des grabats maudits
Et je dis au Christ : Toi qui pleures
Sur la croix, ah! pitié pour eux.
Répands la joie en leurs demeures.
Et fait qu'ils soient moins malheureux." 88
Puis, peu à peu, un message plus radical est exprimé ("Tu veux leur bonheur dès la
terre") suivi d'un appel à l'action hic et nunc :
"Qu'importerait de toujours dire :
"O mon Dieu, fais qu'ils soient heureux!"
87 Ibid., "Noël au Sillon", p. 30.
88 Ibid., "Mon crucifix", p. 82.
370

Si nous voulons les voir sourire,
C'est à nous de peiner pour eux."
La parole - fût-elle la prière - est insuffisante. Il faut agir, ce qui dans le langage
sillonniste pénétré de religion se dit : peiner. Ainsi d'une confiance en Dieu qui reste au
demeurant inaltérée, le défi repose entre les mains des militants et leur détermination à
accomplir leur tâche en attendant que Jésus y pourvoie à son tour par les moyens de la
Grâce. Chacun a son propre registre. Les bienfaits consentis par la Providence ne
dispensent pas les hommes d'agir avec leur foi et leur savoir-faire.
Rien n'est dit, bien sûr, des conséquences qu'entraînerait le refus des riches à
répondre à leur devoir. Pas de menaces terrestres (la révolution), ni supraterrestres
(l'Enfer et la damnation), mais la récompense pour ceux qui agissent dans le bon sens : la
vie éternelle dans l'au-delà. Ceci ne veut pas dire qu'on ne désigne pas explicitement les
adversaires en procédant là aussi d'une manière progressive, désignant d'abord des types,
des personnages, des figures concrètes plutôt que des classes sociales : il y a les vieilles
bigottes (sic!) "susceptibles à l'excès", les "gros messieurs très drôles, barbe grise et
ventre rond", les "matrones plus farouches que des nonnes", le jeune homme à quatre
épingles affublé du nom de "Monsieur de la haute gomme" et c'est seulement à la fin de
cette énumération inoffensive que le parolier désigne : "les yeux haineux que roulent
Certains réacs dépités ."89
Il est un thème qui revient assez souvent et qui, pour n'être pas directement lié à la
démocratie, est indicatif des effets concrets de l'engagement sillonniste. C'est la nécessité
de convaincre les parents des militants de consentir à la Cause le sacrifice légitime de
leur présence continue au sein du foyer familial. Implicitement, on peut lire dans
l'affirmation de l'action militante soutenue envers et contre toutes les pressions familiales
affectives l'expression d'une autonomie de décision assumée, la mise en cause implicite
d'une obéissance à la hiérarchie naturelle, à l'autorité familaile. C'est peut-être pour
rendre le dilemme moins troublant que seules des mères apparaissent dans les chansons
pour signifier leur consentement ultime qui leur est arraché malgré leurs réticences
spontanées. Pour les convaincre de l'importance de prêcher au-dehors la parole
89 Ibid., "Les camelots du bon Dieu", p. 64-65.
371

sillonniste, en dépit des absences répétées qui en résultent, la référence convoquée est ni
plus ni moins que celle de Jésus :
"Le Christ nous a choisis pour être ses apôtres,
Rappeler son amour et restaurer sa loi
Il faut que nous, vos fils, soient d'autres lui-même,
Que nous vivions en saints dans un monde méchant,
Que nous allions parler d'amour où l'on blasphème." 90
Le modèle du Christ ("Pour nous sauver, le Christ a fait pleurer sa Mère") est
censé assagir toute vélléité de résistance aux exigences de dévouement militant. L'attitude
du sillonniste est donc conforme à celle du Fils lui-même qui, "semblant abandonner sa
mère, partit seul avec ceux qu'il avait choisis". La référence est poussée jusqu'à son
extrémité : alors que Marie demande à le voir pour lui témoigner de son affection
maternelle, "le Maître fit comprendre Que Dieu passe avant tout, même avant la caresse
d'une mère". Les règles sont clairement établies : les devoirs familiaux restent
secondaires. La famille est potentiellement une structure plus étroite et égoïste que
l'apostolat social des sillonnistes : elle peut bien être sacrifiée. Si les militants conforment
leurs pas à la vocation de Jésus, les mères doivent s'inspirer, à leur tour, de la réaction de
la Vierge à la détermination de son fils : "jamais de son coeur ne sortit une plainte: Elle
acceptait pour nous que Jésus la quittât". Il n'est donc pas incongru d'attendre des mères
un comportement semblable à celui de la Vierge en son temps :
"Si nous vous délaissons pour la bataille
Loin de nous retenir, secondant nos efforts,
Vous nous consolerez du monde qui nous raille." 91
Au terme de cette étude des paroles des chansons sillonnistes, peut-on conclure que la
démocratie s'y avance masquée ? Qu'elle est réduite à des périphrases, des références
indirectes destinées à préparer le terrain ? Que la métaphore du sillon en tient lieu ? Pour
être effectivement peu nombreuses, les mentions explictes de la démocratie n'en sont pas
moins remarquables. Dans "Réconfort", la dernière strophe confère à la démocratie une
place éminente dans la mobilisation du militant :
"Oh! ne quitte pas notre armée
90 Ibid., "A nos mères", p. 77.
91 Ibid., "A nos mères", p. 78.
372

Ce serait être un déserteur (...)
Le Christ et la Démocratie
Ont fait appel à ton concours
Tu t'es donné, c'est pour la vie,
On est jeune garde toujours!"
La démocratie qui, au passage, gagne une majuscule, est placée sur le même pied
d'égalité que Jésus. Ils sont les deux piliers, les deux forces qui déterminent l'engagement
vis-à-vis desquelles le militant doit rendre des comptes. Le titre d'un autre chant "Les
camelots du bon Dieu", repris à la fin de chacune des douze strophes qui le compose, est
évidemment forgé en concurrence et en opposition avec les "camelots du roi" de l'Action
Française. Ainsi affirment-ils le caractère supérieur de leur référence à la transcendance
comparée à celle des militants maurrassiens. Dans l'une des strophes, les sillonnistes se
déclarent également "les Démocrates de France". On notera ici la disparition de toute
mention confessionnelle. Dans cette même chanson, le propos d'un adversaire
monarchiste lançant aux sillonnistes "Votre sale République!" n'est suivie d'aucune
marque de dénégation ou de réticence à l'égard de ladite République. Une autre chanson,
dédiée au plus illustre des prêtres démocrates, l'abbé Lemire, célèbre tout spécialement le
fondateur des jardins ouvriers. Dans ces jardins, poussent trois fleurs auxquelles on prête
une voix. Outre que par leur couleur respective, elles forment ensemble une variation du
drapeau tricolore, elles sont également référées aux valeurs constitutives de la devise
républicaine. "l'élégant bleuet" est associé à la liberté, "la blanche et gracile ombelle" à
l'égalité et "un oeillet si pourpre" à la fraternité. Toutefois, l'adoption de la triade
révolutionnaire n'est pas sans subir une adaptation conforme à la sensibilité encore peu
politisée dans ce sens des jeunes du Sillon. Qu'on en juge : "Vers la LIBERTE ce parfum
si pur" ; l'égalité n'est pas mentionnée dans une perspective sociale, politique ou
religieuse mais existentielle ; "C'est l'EGALITE devant la douleur"; enfin, la fraternité est
suivie d'un appel à Dieu92 . Il y a là un détournement de sens consistant à privilégier le
signifiant sur le signifié. L'important n'est pas encore d'être en phase avec le contenu
précis et exact des valeurs républicaines et leur cortège d'associations historiques, mais
d'intégrer, dans un premier temps, les notions fondamentales de la République, telles
quelles, celles-là même que la pensée contre-révolutionnaire voue aux gémonies. Ce qui
92 Ibid., "Dans ton jardinet", p.15.
373

montre la relativité de la compréhension du modèle démocratique au Sillon, toujours dans
le domaine de la chanson, peut être illustré par le chant intitulé : "La ruche". Le royaume
des abeilles cher à Maeterlinck est, certes, défini comme une "vaillante république". Et
s'il n'y a pas de roi et de reine, c'est que la paix sociale rend leur présence superflue
comme garant de l'ordre :
"C'est l'instant où l'on travaille
En paix, dans ces ateliers
Où ni grève, ni bataille
N'arrête les ouvriers." 93
D'une manière habile, la grève est supprimée non parce qu'elle est tenue pour une
arme illégale, un surcroît de puissance entre les mains des travailleurs mais parce que
l'harmonie sociale qui règne dans la ruche rend tout à fait inutile le recours à la lutte
ouvrière. La clé de cet ordre social pacifié, c'est qu'à la tête des abeilles se trouve "un
chef obéi", qui plus est, il est une "sorte de cerveau qui pense". La hiérarchie retrouve ici
ses préorogatives : le chef pense à la place de tous, à ceci près qu'il a été "librement
consenti". Du peuple des abeilles, il est dit qu'il est "libre mais plein d'ardeur" mais aussi
qu'il agit "sous ses ordres, sans réplique". D'où il ressort que la liberté d'opposition, de
contestation ne va pas encore de soi dans l'esprit du Sillon. Cette image du chef qui
dirige non sans consentement populaire est explicitement reprise dans la "Veillée
d'armes", long poème de 130 vers qui décrit avec pathos une cérémonie d'initiation et de
serment qui a lieu à la basilique du Sacré-Coeur et à laquelle participent les membres de
la Jeune Garde. Le chef est, bien évidemment, Sangnier lui-même :
"Ils allaient dans la nuit : Marc était à leur tête.
Comme un chef qui conduit sa troupe à la conquête,
Il conduisait les siens ; ses soldats, ses amis.
Le plus près de son coeur, eux le suivaient soumis." 94
Son ascendant est illimité :
"Heureux et fier, il prie, il offre ces soldats
Il les consacre au Christ, il les jette à ses pieds"
93 Ibid., "La ruche", p. 37.
94 Ibid., "Veillée d'Armes", p.68.
374

Et cependant, dans cette confusion qui entoure la définition de la démocratie, le
poète exhorte ses camarades à faire les premiers pas et à éprouver les premières joies de
l'action militante qui mérite qu'on lui sacrifie l'hédonisme et l'oisiveté :
"Eh bien volontiers j'abandonne aux riches
Festins prolongés, stériles repos
Pour aller la nuit coller des affiches
Et parfois, le jour, crier nos journaux." 95
Une fois de plus, l'action elle-même précède la clarté de la doctrine. La
participation de la base à une des pratiques les plus élémentaires de la vie politique en
fera plus pour l'acculturation démocratique que des traités de philosophie politique. Cela
suppose une acceptation des moyens légitimes de l'action politique en démocratie et la
reconnaissance implicite du pluralisme de même que cela exerce le sillonniste à l'épreuve
des difficultés du travail militant (l'indifférence des passants, l'hostilité potentielle des
rivaux) tout en favorisant la solidarité interne des camarades partageant ensemble les
affres et les bonheurs du combat politique. Combat d'une autre nature que la guerre,
reconnaît-on, et subséquemment, l'emploi d'armes d'un autre type pour les sillonnistes :
"Ah! ceux-là ne rêvaient, pour se couvrir de gloire,
Ni de feu, ni de sang : étrange bataillon.
Pour combattre, ils avaient les armes du Sillon :
L'enthousiasme brûlant, la gaieté, la jeunesse." 96
La joie même de participer à l'action transcende les difficultés qui en sont pourtant
le lot inévitable.
L'amour du peuple est d'autant plus présent dans les chansons du Sillon que les
porte-parole sont des sillonnistes dont on devine qu'ils sont d'extraction bourgeoise. De
tout le recueil, "Histoire de Gosse" est le seul poème dans lequel l'auteur essaie non de
parler du peuple mais de "faire peuple". Il s'agit du monologue tenu par un jeune enfant,
"un' canaill' de banlieu'", reproduisant les tics de langage populaire, calqué sur "Le
Soliloque du pauve" de Jehan Rictus. C'est, en quelque sorte, le Sillon vu de l'autre côté,
du côté de ceux à qui le message est adressé. Le narrateur raconte sa "conversion" aux
idées du mouvement grâce à l'action d'un militant dévoué :
95 iIbid., "Le testament du jeune garde", p. 63.
96 Ibid., "Veillée d'Armes", p. 68.
375

"C'était drôle ; il m'parlait de la Cause :
Les premiers jours j'comprenais rien!
Puis v'là que j'étais plus du tout l'même ; (...)
J'sentais qu'c'est lui qu'avait raison ;
Il n' faisait pas d'fanfaronnade,
J'eus envi' d' connaître son Sillon." 97
L'entrée au Sillon consiste dans un premier temps à rompre avec son passé : "Ca n'
fut pas long, j' plaquai la lie De ces noceurs au coeur pourri." Mais, fidèle à la démarche
du mouvement, le nouvel adhérent n'est pas seulement censé recevoir, il lui faut aussi
donner et le voilà très vite convaincu lui-même d'avoir trouvé sa vocation: "J'm dis : c'est
fini d' rigoler, (...) Y a des tas d' typ's qu'il faut qu' t'instruis's, Va vite les dégotter làbas."
la mission n'est pas alors l'éveil à la démocratie mais la reconnaissance de la bonté
de Dieu et la proximité avec Jésus : "l'Christ est des nôtres".
"Futur Prêtre" est un poème de plus de 200 vers qui clôt le recueil de chansons. Il
est non seulement le plus longm mais aussi le plus engagé, le plus virulent. Il dénonce
explicitement un certain visage de l'Eglise et la collusion de certains prêtres avec la classe
dominante. C'est une exhortation adressée par un sillonniste à son camarade qui a choisi
d'être prêtre de ne pas oublier dans l'exercice de sa nouvelle vocation son engagement
sillonniste initial en faveur des pauvres. Il ne conteste pas le bien-fondé de la décision de
son camarade : il admet la supériorité de la vocation qui engage l'impétrant "Vers un
sillon plus vaste, ainsi que plus pénible (...) Prêtre de ton Seigneur : le plus lourd des
fardeaux, - le plus noble labeur, (...) Ah! va, la tâche est belle ; Quitte notre charrue et
nous laisse auprès d'elle". Toutefois, il ne se contente pas de lui indiquer, en termes
généraux, l'exemple auquel se référer toujours pour mener à bien sa voie en conformité
avec le Sillon dont il fut membre : "Regarde, et vois ton Christ : Il faut lui ressembler.(...)
Il fut pauvre toujours, jusqu'à l'heure suprême, Tu seras pauvre aussi, bien pauvre!..." Il
se fait plus précis dans les implications concrètes de son futur ministère. Outre ses
fonctions spirituelles et liturgiques, le prêtre doit prendre conscience de son devoir social
qui doit l'obliger à être présent au monde : "sors de ton presbytère, Car la foule en a peur
comme de ton habit". L'ami resté au Sillon attend de lui moins la démonstration d'une
piété d'une orthodoxie rigoureuse que la manifestation de qualités humaines, telles que la
97 Ibid., "Histoire de Gosse", p. 87.
376

probité, la droiture et l'intégrité de caractère, qualités semblables, en fait, à celles qu'on
requiert du militant sillonniste :
"En un mot, sois un prêtre,
C'est-à-dire, si bon que meilleur ne puisse être;
Pur, humble, et doux, et bon, esclave du devoir,
Détaché de tout bien, et sachant tout vouloir ;
Meurs à jamais à toi, ne vis que pour les autres."
Mais contrairement à d'autres poèmes ou chansons où l'auteur s'abstient de décrire
le contre-exemple, ici, le poète se lance dans une charge polémique dénonçant ceux qui
représentent officiellement l'Eglise et la trahissent par leurs actes et leurs compromissions
:
"Oh! qui dira
Le scandale, toujours étouffé, par décence
De ce prêtre trop riche, au port plein d'insolence,
Qui va, rabat moiré, soutane en fin tissu
Ceinture et gants de soie. Oh! prêtre trop cossu,
Dont les gueux en haillons ont peur, et qu'ils
maudissent!" 98
Il fustige les prêtres dont les moeurs corrompus violent la hauteur de leur fonction :
"J'en sais que l'on dit saints, et que la nuit tombante
Trouve autour d'un tapis, la pipe encore fumante,
Jouant depuis midi, manille ou dominos!"
Il condamne également ceux qui, gagnés par une ambition dévorante, broient les
hommes de bonne volonté et d'initiative : "On dirait qu'ils ont peur qu'une clarté trop
vive Condamne en l'éclairant leur dessein orgueilleux".
L'accusation suprême empruntée à l'adversaire tombe sous la plume du poète qui se
fait ici on ne peut plus pamphlétaire et vindicatif, osant déclarer tout haut ce que l'Église
n'est pas en mesure de dire :
"Ce sont des cléricaux, ennemis dangereux
Rapetisseurs d'esprits, étouffeurs de pensée,
Instruments maladroits que l'Eglise oppressée
Ose à peine accuser, parce qu'ils sont ses fils !"
98 Ibid., "Futur prêtre", p. 91.
377

Il ne se contente pas de fourbir ses armes rhétoriques contre les prêtres qui
faillissent à leur mission sociale. Sa critique vise tout autant l'alliance impure qu'ils
contractent avec la haute bourgeoisie et la noblesse recrue de biens. L'ennemi de classe
est désigné :
"Ah! les riches, parbleu, voudront t'accaparer
Leurs salons sont ouverts ; tu peux y pénétrer :
On y reçoit fort bien, on vous y met l'aise...
"Qu'on approche un fauteuil, et non pas une chaise,
"A Monsieur le curé..." L'on y parle beaucoup
Des réformes à faire ensemble, et puis surtout
L'on y donne maint ordre et l'aimable comtesse
Dirige la paroisse en dame patronnesse
Tandis qu'un Christ d'ivoire, au regard douloureux,
Semble essayer en vain de détourner les yeux,
Et souffrir davantage aux épaisses tentures..."
Compte tenu de la présence de ces prêtres faibles et corrompus, il fait valoir, sinon
la réalité d'une lutte de classe, du moins la nécessité d'une représentation de classe à
l'intérieur de l'Eglise. Si les prêtres sont vicaires de Dieu pour tous les hommes, ils
doivent être au sein de la société non les représentants des puissants, mais les porteparole
des pauvres, et pauvres eux-mêmes. Il apostrophe les puissants :
"(...) Oh ! gens que je méprise,
Gardez donc vos trésors et tous vos ornements
Parez de vos bijoux trop riches vos amants
Ou convertissez-vous. Mais laissez-nous nos prêtres!"
Le Christ vous a-t-il donc délégués pour leurs maîtres ?
Ah! non ! laissez-les nous ! Nous en avons assez !
Nos prêtres de chez vous sortent rapetissés !
Le vent souffle trop fort, l'heure est à la tempête,
Il faut des prêtres saints qui relèvent la tête,
Qui soient libres partout, dussent-ils être gueux
Comme le Christ, et s'ils doivent souffrir, tant mieux !"
En résumé, les chansons et poèmes du Sillon viennent spécifier et distinguer parmi
les valeurs et les attitudes du catholique celles qui contribuent pleinement à renforcer
l'engagement sillonniste. Elles opèrent donc un choix. Même s'il n'implique le reniement
de celles qui ne sont pas retenues, elles instaurent une hiérachie : ainsi chante-on plus le
Christ que Dieu, le Fils plus que le Père; ainsi préfère-t-on le dévouement personnel à la
378

piété contemplative, les oeuvres à la foi, l'action dans le monde à la communion
liturgique, l'amour à l'argumentation intellectuelle; on se reconnaît plus dans le Dieu
souffrant que dans le Dieu triomphant. Obéissants et soumis, s'ils tiennent de la foi le
sens profond de leur existence, les sillonnistes sont aussi conscients d'être aussi des
médiateurs, des intercesseurs courageux auprès de tous ceux qui ont oublié la divine
parole :
"Allons dire son nom à tous ceux qui l'ignorent. (...)
Oh! mon âme, va-t-en jusqu'à l'âme qui hait
Parler de ton Ami, dire tout ce qu'Il est!" 99
La Démocratie fait une entrée timide en apparence : pas de citoyens, mais le peuple
; pas d'hymne à la Révolution, mais une allusion à la triade républicaine ; pas de doctrine
élaborée, mais une effervescence communicative dans l'action militante ; et l'orientation
vers les plus défavorisés de la société : avant que ne soient élaborées des réformes de
structure, une réforme du coeur, une morale prélude à une autre politique. Cependant, et
ce n'est pas la moindre des innovations dans la sphère du catholicisme social : pas de
référence à l'antisémitisme ou à la royauté, pas même de chants patriotiques. Last but not
least : s'il est un personnage vivant doté de charisme, c'est Sangnier lui-même, le leader,
l'entraîneur; le pape, lui, est le grand absent. Même la chanson écrite à la suite de la
condamnation du Sillon esquive la référence au pape. Colas compare la condamnation à
un ordre militaire auquel on obéit sans discuter venu décréter la dissolution d'un
régiment:
"Le vieux clairon ne trouva ni les soldats ni l'écho de leur peine. Et Dieu seul vit ce
qu'ils avaient souffert." 100
Les chansons de Colas remplissent une fonction de diffusion des principes
sillonnistes. Tout ce qui se décline d'une manière argumentative dans le registre de la
formation idéologique trouve son expression chantée, moyen de transmission plus souple
et efficace. Toutefois, sans nier cet aspect, elles contribuent à donner une forme artistique
99 Ibid., "Parlons du Christ!", p. 74.
100 Jeanne Caron, Henri Colas, s.d., p. 48.
379

à cette "âme commune", en complément des pratiques conviviales qui sont censées
l'incarner dans le domaine des relations sociales entre membres du Sillon.
380

CINQUIÈME PARTIE :
PRATIQUES CONVIVIALES
Les paradoxes foisonnent au Sillon, dans le discours comme dans les pratiques :
ainsi, toutes les fois qu'on cherche une communauté idéale de référence à laquelle
comparer le Sillon, c'est l'ordre monastique ou le corps d'armée qui vient sous la
plume. 1 Dans les deux cas, des institutions où la hiérachie est au principe de leur
fonctionnement, où l'obéissance est la vertu dominante. L'exemple semble peu
adéquat, voire malheureux pour un mouvement qui se prétend démocratique, si ce
n'est que pour le militant sillonniste, catholique et patriote de conviction, il n'y a rien à
redire. L'analogie est moins significative pour ce qu'elle dit du fonctionnement interne
réel du Sillon que pour l'identification du modèle exemplaire, espérant, par le biais de
l'analogie, que le prestige qu'on lui attache s'étende également à l'organisation qui s'en
réclame. Que l'armée et l'ordre religieux soient tenus pour des modèles dignes de s'en
inspirer, dignes de les imiter, montre la stabilité des images culturelles même au sein
d'un mouvement comme le Sillon, la nécessité de fixer des repères par rapport à une
réalité institutionnelle trop mouvante, qui reconnaît se chercher elle-même. C'est aussi
la preuve que la question de l'autorité n'est pas entièrement résolue par l'autodésignation
du Sillon comme organisation démocratique. L'absence d'élections au sein
du Sillon où tous les postes sont distribués selon le principe, non de la rotation ou de
la candidature volontaire, mais de la cooptation en témoigne. Il en est de même pour
le leadership de Marc Sangnier ; si l'on reprend la typologie wéberienne des
fondements de l'autorité politique, celle dont jouit Sangnier au sein du Sillon semble
procéder d'une habile combinaison des trois :
- l'autorité traditionnelle, en cela que l'Eglise, en la personne de son
souverain pontife, gardien de la tradition, réitère à Sangnier sa confiance et sa
bénédiction 2 ;
1
Toutefois, alors que Sangnier r?fl?chira ? la transformation de l'arm?e en institution d?mocratique, il
se garde bien d'en faire de m?me pour l'Eglise.
2
Les deux p?lerinages ? Rome de 1903 et 1904 et l'audience accord?e par le pape sont un des moments
forts du Sillon que la propagande va exploiter en revenant sur l'?v?nement par des brochures incluant
les d?clarations de soutien du pape et des membres de la Curie romaine, les t?moignages des
sillonnistes eux-m?mes qui y ont pris part et des photographies de la rencontre. Cf. la narration de ces
380

- l'autorité charismatique, en cela qu'unanimement, les sillonnistes
reconnaissent son ascendant personnel ;
- l'autorité rationnelle, en cela qu'il est à la tête de l'appareil bureaucratique
qui dirige l'organisation. 3
On peut se demander alors s'il est vrai que le Sillon fonctionne de la sorte et si les
modèles de référence vont vers l'armée et l'ordre religieux, qu'est-ce qui, dans le
Sillon, relativise cette inflexion autoritaire ? C'est, nous semble-t-il, aussi étrange que
cela puisse paraître, la mobilisation particulièrement vive des dimensions affectives et
conviviales. Ainsi, le caractère démocratique du Sillon ne serait pas fonction de sa
structure institutionnelle, voire de la composition de sa structure sociale, mais de la
sociabilité qu'il propose à ceux qui le rejoignent. Certes, ces pratiques conviviales ne
constituent pas en soi un contrepoids démocratique : elles contribuent, d'une certaine
manière, à créer cette communauté fusionnelle, cette inclination grégaire, cette
tentation mythique et fantasmatique peu propice à l'exercice de la faculté critique qui
exige distance et distinction entre le politique et l'affectif. Elles participent
objectivement de cette représentation holiste et unanimiste de la communauté plutôt
que de la culture de l'individualité. Et cependant, dans le contexte d'une culture
catholique traditionnelle encore dominante, elles offrent un aspect "bon enfant",
"décontracté", "spontané" qui contredit sinon entrave la dérive autoritaire potentielle.
"Nous sommes des enthousiastes, nous sommes des jobards et nous voulons entraîner
avec nous tous ceux qui marchent vers l'idéal" (P.F., 165). Cet enthousiasme est
unanimement rapporté par tous ceux qui sont passés par le Sillon : "La vie du Sillon,
est si intense, et elle s'empare de notre âme toute entière à un tel point que dès que
l'on s'absente, on a la nostalgie de cette petite maison du boulevard Raspail." 4 C'est
dans les correspondances privées qu'on se laisse à trahir quelque impatience, tel
Henry du Roure qui en fait l'aveu : "Le Sillon, tu as pu le constater toi-même, est
prodigieusement attachant et même tyrannique." 5
Cet enthousiasme procède, en apparence, d'une idée, plus exactement, d'un
idéal: celui de la démocratie ; ce qui est, à la fois, une condition à la fois nécessaire et
insuffisante. Nécessaire, car il est vrai qu'on ne s'engage pas au Sillon par hasard. Un
deux visites ultramontaines qu'en fait Madeleine Barth?lemy-Madaule, dans lesquelles elle voit - le
vocable n'est peut-?tre pas qu'une m?taphore - "la cons?cration du Sillon", op. cit., p. 135-136.
3
De ces trois types d'autorit?, la moins explicite est la derni?re.
4
Henry de Nolhac, Lettres tome I, p. 83, cit? par Jeanne Caron, op. cit., p. 241.
381

individu qui ne serait ni démocrate ni catholique n'aurait rien à y faire ; insuffisante,
car un idéal, s'il indique assurément une orientation générale, n'est, cependant, ni un
programme ni une doctrine. C'est ce qui explique l'imprécision et l'équivoque qui
enveloppe la doctrine sillonniste, ainsi que la poursuite déclarée de ce travail de
clarification qui se décante avec le temps. Cet aveu constamment réitéré et justifié
comme marque de probité intellectuelle est loin d'être anodin : il signifie, en vérité,
qu'on rejoint le Sillon alors même que cette transparence idéologique est toujours en
attente, encore dans les limbes ; autrement dit, toute adhésion au Sillon repose, d'une
part, sur le pilier de cette phraséologie démocratique dont on ignore les implications
potentielles et, de l'autre, sur le pilier de cette ambiance chargée de recouvrir de facto
le flou doctrinal. C'est dire l'importance capitale de cette sociabilité heureuse et
chaleureuse, contagieuse et communicative, mise en mots et louée par le discours
autant qu'expérimentée par des faits et gestes exemplaires. À bien des égards, la forme
précède le fond. Contrairement à un engagement précis et particulier pour une cause
précise et partielle, telle l'adhésion à une ligue antialcoolique que Sangnier cite à titre
d'exemple, la finalité du Sillon étant globale et générale, voire illimitée, l'engagement
l'est aussi. (cf. P.G.S., 38).
Un article des plus troublants paru dans le Bulletin d'Action et de Propagande
fournit la preuve à contrario de ce climat joyeux. S'interrogeant rétrospectivement sur
les témoignages de l'état d'esprit sillonniste les plus significatifs, l'auteur mentionne
les chansons de Colas ainsi que le béret et la chemise blanche des miliciens de la
Jeune Garde. Toutefois, en dépit des apparences, ce n'est pas un éloge qu'il entend
distribuer à la gloire de ces signes artistiques et vestimentaires. Il en est même
visiblement excédé. Car ce qu'il aurait pu dédaigner et stigmatiser comme folklore
sillonniste de pacotille superflu et inoffensif a visiblement empêché, selon lui, la
production d'un militant plus décidé et déterminé, étranger à ces enfantillages : "Sans
costumes et sans chansons, on peut concevoir un autre sillonniste, (…) s'appliquant
de toutes ses forces à vouloir et agir." 6
Est-ce à dire que le sillonniste au béret fredonnant les refrains de Colas lors des
veillées est sujet à l'indolence ? L'auteur de la chronique ne va pas jusque là mais la
concession à laquelle il s'oblige est bien mince : il "agissait, certes!, mais un peu
5 Henry du Roure, Lettres, tome II, p. 86.
6 Bulletin d'Action et de Propagande, mai 1908.
382

comme les enfants jouent, avec impétuosité, désordre, et par saccades." C'est alors
qu'il dresse un portrait assez redoutable du militant silllonniste idéal. Sa description
souligne involontairement les ambiguïtés véhiculées par le Sillon à force de
privilégier l'action au détriment de la doctrine et la discipline au détriment du débat
d'idées. "Peu soucieux de plaire, il ambitionne cependant, et avec quelle soif de
succès! de se ranger parmi la troupe glorieuse des hommes qui contribuent à
façonner leur temps. Ses armes sont : un esprit lucide et froid au service d'une volonté
bien trempée." La suite établit ce qui apparaît comme le contre-modèle du
militantisme sillonniste : "Cette nature comporte habituellement la volonté de
demeurer impénétrable aux autres. C'est une force, d'ailleurs, de ne pas se livrer; car
toute rencontre avec d'autres hommes est un peu un combat, et les bons généraux ne
se laissent pas deviner. La race d'homme dont je parle est volontairement silencieuse,
et par son silence l'emporte sur les autres qui s'usent en vaines paroles tandis qu'elle
observe et juge." L'auteur reconnaît que son image s'éloigne de la réalité : "Il y a dans
ce type de sillonniste moins de spontanéité et plus de jugement, moins d'entrain et
plus de ténacité, moins d'intuitions heureuses peut-être, mais plus de réflexion et de
méthode." Au militant inséré dans sa communauté, il oppose sa projection d'un
surhomme solitaire et glacé, cérébral, sourd au dialogue, à l'échange, et plus encore au
doute : "Il ne pense pas : Ceci est ou n'est pas possible. Il n'interroge pas l'horizon.
Son langage ne s'attarde pas aux mais, aux si, aux peut-être. Il dit : Ceci sera. (…) Il
sait que les autres font toujours défaut ; il sait aussi que nous pouvons intimider le
destin par notre certitude. Les choses sont lâches ; une parole ferme, un regard froid
leur font peur ; elles trahissent qui hésite, qui larmoie, qui tremble; elles cèdent à
toute volonté forte." L'action ne vaut que pour la victoire escomptée et se justifie par
elle-même : "Et surtout, il veut vaincre et, plus âprement encore, il veut vouloir." Elle
ne se raccroche plus à des valeurs chrétiennes ou démocratiques et aux objectifs
pratiques qui en découlent, mais seulement à l'ivresse de la domination et de la
maîtrise de soi. On conviendra sans difficulté que cet article n'est pas caractéristique
du Sillon, mais il permet de mesurer, malgré l'évidente déviation par rapport à la
norme, que le chemin est plus court qu'il n'y paraît qui relie, plutôt qu'il ne sépare, la
puissance de la volonté de la volonté de puissance.
Peut-on de cet article en tirer la conclusion que les pratiques conviviales fondent
l'esprit démocratique du Sillon ? On ne saurait apporter une réponse univoque,
383

d'autant qu'à la différence de ce que l'on entend par là généralement, celles-ci
comportent une tonalité effervescente.
5.1 LA DÉMOCRATIE PAR L'AMBIANCE : FERVEUR ET
ENTHOUSIASME
L'effervescence joue un rôle intégrateur non seulement de l'individu dans le
collectif, mais également de la démocratie dans des esprits peu enclins, jusqu'à leur
entrée au Sillon, à associer démocratie et ferveur. La démocratie, dans l'imaginaire
catholique, oscille entre un versant décadent et un versant triomphant, entre la
corruption, la gabegie, les scandales, la mesquinerie, les combines, d'une part, et la
Terreur, la Révolution, la déchristianisation, le complot judéo-maçonnique, le règne
de la foule, de la populace, de la plèbe, d'autre part. C'est donc à des pratiques et des
représentations qui mobilisent le coeur et les sens que l'on se tourne, partant de la
conviction que la participation à un esprit - que cela soit l'esprit de la démocratie ou
celui de l'Eglise - doit s'incarner, s'éprouver, s'expérimenter et non rester à l'état de
théories et de principes.
Les pratiques conviviales apparaissent, donc, comme une bonne méthode de
favoriser la socialisation démocratique. Et c'est précisément en cela qu'elles méritent
d'être étudiées : parce qu'elles véhiculent des comportements rattachés à des valeurs
démocratiques, parce qu'elles impliquent qu'une socialisation politique et
démocratique ne se limite pas à ce que l'on a transmis mais inclut la manière dont on a
appris. Méthode d'autant plus efficace qu'elle a déjà fait ses preuves dans le domaine
de la foi : "Newman disait de la renaissance religieuse en Grande-Bretagne : le
mouvement doit être enthusiastic. Il faut en dire autant du Sillon." 7
Cette dimension de l'enthousiasme militant et de l'affect est
particulièrement présente dans un mouvement qui, n'étant pas électoralement
représenté, n'a pas de pouvoir effectif, mais vit uniquement de son aspiration à
conquérir un espace symbolique, ce qui exige une mobilisation affective et effective.
L'organisation des lieux doit servir à produire cette atmosphère d'activité et de
communion : au siège central du Sillon, situé 34 boulevard Rapsail, on ne trouve ni
bureaux personnels ni pièces pour s'y enfermer. Il faut que celui qui entre pour la
7
Bulletin d'Action et de Propagande, ao?t 1907.
384

première fois au Sillon soit instantanément frappé par ce climat inédit, tel Léonard
Constant qui rapporte que son premier entretien avec Sangnier eut lieu "au milieu des
allées et venues des jeunes ouvriers", lesquels, sans tenir compte de la situation,
venaient "prendre avec une poignée de main de Marc, un regain de foi dans l'oeuvre
commune." 8 Sans être à même d'en formuler le principe, on éprouve spontanément
l'importance qu'il y a dans un mouvement qui se dit démocratique à multiplier les
signes de camaraderie, de visibilité, de transparence : "Gardons toujours l'âme
sillonniste ; restons toujours amis, restons toujours frères. (…) Il y a quelque intérêt
à nous répéter de temps en temps que nous nous aimons beaucoup." (VIIIe C., 278).
Cette affection aussi explicitement déclarée entraîne souvent des dérives fusionnelles :
"Je vous aime tous avec tout ce qu'il y a de plus fort et de meilleur dans mon coeur ;
j'irai plus loin : je ne puis pas dire " mon " coeur, car mon coeur et votre coeur ne font qu'un : c'est
avec " notre " coeur, notre âme commune que nous nous aimons tous dans la mesure même où nous
aimons Dieu davantage." (ibid., 279). Ou encore : "Camarades, au revoir, à bientôt. Et je dirai même :
inutile de nous dire au revoir, puisque à chaque heure de la vie nous sommes unis par les liens de la
plus intime et de la plus féconde camaraderie." (P.F., 330).
La limite entre sacré et profane semble être provisoirement abolie. La
camaraderie sillonniste est élevée à la dignité du sacrement conjugal : dans les deux
cas, les personnes sont "unies par les liens de…" ; et si "camaraderie" remplace
"mariage", la première est, toutefois, qualifiée d' "intime" et de "féconde". On perçoit
dans ces affirmations réitérées et dans les pratiques qu'elles décrivent et auxquelles
elles donnent lieu un recentrage sur le sentiment collectif, la transcendance de
l'immanence autant que l'immanence de la transcendance. Aussi problématique qu'il
puisse être en termes démocratiques, ce désir fusionnel peut être canalisé, comme il
l'est au Sillon, pour nourrir des aspirations à la solidarité, à la justice, à
l'universalisme. Il se rattache à une conception idéaliste de la démocratie, au sens où
on exclut au Sillon l'idée que la démocratie puisse être une coalition de personnes
privées mues par leur seul intérêt particulier. La vie du Sillon est censée produire cette
identité de vues et de comportement - cette "âme commune" selon le terme consacré -,
qui transcende les différences sociales, culturelles et religieuses et se déploie dans une
profusion de signes verbaux et de gestes extérieurs.
Cet enthousiasme a une double fonction : il vient spécifier le type d'engagement
dont seuls sont capables de jeunes catholiques en ce qu'ils apportent à leur passion
pour la démocratie leur jeunesse conjuguée à leur ferveur religieuse. Autrement dit, ce
8
Cit? par Jean Plaquevent, op. cit., p. 103.
385

n'est ni la violence révolutionnaire ni la pureté de la doctrine qui sont l'étalon le plus
juste de l'engagement démocratique, mais le savoir-faire et le savoir-être de tout
jeune, et de tout jeune catholique en particulier : la volonté, l'effort, la foi, la joie. Ces
qualités sillonnistes renvoient à la seconde fonction de cette ferveur : elle vient pallier
à la solidité et à la cohérence tout à fait relative de la doctrine, voire à leur absence.
Puisqu'on se cherche encore sur les principes et si, de fait, l'on n'est démocrate que par
simple déclaration, au moins l'est-on avec ardeur : "Ils étaient beaux, ils étaient vastes,
ils étaient vagues" 9 , écrit Adrien Dansette, non sans ironie.
Le regroupement au sein d'une association spécifique telle que le Sillon, plutôt
que l'insertion dans le grand corps démocratique et national, témoigne de la
persistance, sinon de la nostalgie, même parmi ceux qui ont fait foi d'être
Républicains et dont la sincérité n'est pas mise en cause, de la structure
communautaire restreinte, du corps intermédiaire, de la chaleur de la gemmeinschaft :
"Au Sillon, on doit penser, vouloir sentir ensemble" (P.G.S., 43). Il relève aussi, sans
doute, d'une crainte de l'anonymat : on recherche la fusion pour conjurer l'atomisation,
pour chasser l'oisiveté délétère, voire l'anomie de la ville, lieu de perdition. C'est
l'expression d'un volontarisme de la contre-décadence opposé à la décadence
ambiante. Enfin, le consentement enthousiaste résout au sein d'une organisation qui se
déclare démocratique la question d'une autorité charismatique, puisque celle-ci se
fonde sur la libre obéissance consentie et la confiance intime : "Celui qui obéit est
celui-là même qui commande." (P.G.S., 43).
L'importance accordée à ces pratiques conviviales montre que, dans la
perception des sillonnistes, la démocratie au niveau des relations sociales est le
premier stade nécessaire d'une démocratie, précédant le stade de la démocratie
sociale, qui se traduit par les efforts coopératifs du Sillon en matière de coopérative et
de participation syndicale, enfin, de la démocratie politique, qui ne sera pleinement
admise qu'avec l'entrée du Sillon dans la compétition électorale (d'abord, aux
élections partielles qui ont lieu dans la quatrième circonscription de Sceaux en 1909,
puis, l'année suivante, aux élections générales, dans la circonscription du quartier des
Batignolles à Paris 10 ).
9
Adrien Dansette, op. cit., p. 658.
10
Encore faut-il pr?ciser que Sangnier est l'unique candidat du Sillon pour ces deux batailles
successives, au demeurant perdues. Aucun autre sillonniste ne brigue de mandat.
386

Ces pratiques sont tenues pour des raisons et des motifs qui incitent à prendre
part à la "vie du Sillon". Elles répondent au besoin de contact et d'intégration, au désir
pour les membres issus des couches populaires de se cultiver, et pour ceux qui ont
reçu une instruction accomplie, à la volonté d'élargir leur expérience sociale confinée
jusque là aux études et à la vie parosisiale. Cette intensité d'activité est ce qui se
démarque le plus de la tiédeur et de la prudence bourgeoises, cette prétendue sagesse
qui conduit à restreindre et limiter les ambitions, n'offrant d'autre horizon à la
jeunesse montante que de devenir des "hommes arrivés, des gens dont la situation est
considérable". (E.D., 75. C'est Sangnier qui souligne). Cette différence de
tempérament est tenue pour quelque chose de plus significatif que la précision d'un
programme et la pureté d'une doctrine.
En insistant sur cette notion de "l'amitié du Sillon" et de "l'âme commune", la
synthèse est posée entre les deux sources qui nourrissent le Sillon : la camaraderie
version laïque et la fraternité version religieuse, qui, dans les deux cas, transcende la
somme arithmétique des individus regroupés.
Ces pratiques sont diverses : elles incluent les rites d'intronisation des nouveaux
sillonnistes, les discours d'inauguration, les visites que se rendent mutuellement des
membres de Sillons de Paris et de province et les discours de réception prononcées en
ces occasions, les défilés après les messes, les offices religieux célébrés à l'intérieur
du Sillon, les randonnées, les banquets, les toasts à l'issue des repas, les veillées,
auxquelles on peut ajouter les soirées de lectures, les concerts, les promenades
artistiques et scientifiques, et les activités liées aux Cercles d'études et aux Instituts
populaires que nous avons examinées sous l'angle des pratiques pédagogiques. Ces
pratiques singulières se définissent parfois par leur absence : on est fier de clamer
qu'on ne s'engage pas au Sillon en signant un bulletin d'adhésion, qu'on ne délivre pas
à chacun des camarades une carte de membre, comme c'est le cas d'un cercle
bourgeois. (Et quand bien même en aurait-il délivré, ce ne serait guère de toute façon
une preuve nécessaire et suffisante d'un engagement sillonniste). C'est une manière de
souligner l'aspect spontané qui ne s'embarrasse pas d'un appareil bureaucratique et
impersonnel. C'est justement parce qu'une "âme commune" règne au Sillon "qu'il ne
saurait y avoir ni constitution rigide, ni statuts, ni engagements à prendre, ni
admissions ni radiations de membres." (P.G.S., 38-39). Pas de règlement donc -
excepté pour la Jeune Garde - cette dimension effervescente, révolutionnaire pour
ainsi dire, même si elle ne sera jamais dissoute, ne doit pas faire illusion : la
387

publication mensuelle de la revue, le passage à une parution bi-mensuelle puis
hebdomadaire exigent une division des tâches et entraînent des modifications de
l'emploi du temps militant, le passage, notamment, à une action plus terre-à-terre qui
entraînera des désaffections et des départs stigmatisés par les responsables du
mouvement. En outre, avec la croissance du mouvement, on veille, sous ces
apparences de spontanéité, à assurer son unité en déclarant clairement qu'il n'y a qu'un
seul Sillon, et non une fédération de groupes locaux. (cf. L.C.3, 82-83). La différence
sillonniste s'incarne également dans la manière de procéder : on ne crée par un
nouveau Sillon par le haut, en s'adressant aux notables d'une localité donnée, à l'instar
des cercles catholiques. On recrute, d'abord, les ouvriers et les artisans. Il en est de
même pour l'Eglise : on cherche le concours du jeune vicaire avant de solliciter
l'appui de l'évêque du diocèse. (cf. E.D., 85-86).
Il n'y pas de place pour la solitude dans l'action et en esprit : le Sillon "est
bienfaisant surtout parce qu'on n'y est pas seul. Ce qu'on pense, ce qu'on sent,
résonne autour de soi dans d'autres âmes, et l'onde émise revient multipliée." 11 "On
ne peut vivre seul sans se dissoudre" est-il ajouté, ce à quoi l'on peut objecter que
cette vie collective placée sous le signe de l'intensité implique aussi une certaine
forme de dissolution de l'individu. Toutes ces pratiques suscitent, à des degrés divers,
des investissements émotionnels que le Sillon revendique comme signe distinctif :
"cette faculté de s'émouvoir de même, pour vouloir et agir ensuite dans une direction
commune, elle appartient bien en propre au Sillon, à tous ses membres quels qu'ils
soient." 12 De ces interactions émerge non pas tant une communauté politique, mais
une communauté émotionnelle, une "communauté d'âmes" (P.G.S., 41), d'où surgit un
"nous" dilaté qui valorise quiconque en fait partie et à partir duquel on peut se
disperser dans la cité pour dispenser la parole sillonniste dans le cadre d'une activité
militante. Les initiatives viennent d'en haut dans la plupart des cas, mais répondent au
souci de solliciter la base. Encore qu'il nous apparaît que dans ce type de
fonctionnement, la distinction entre agent socialisateur et agent socialisé soit de courte
durée : très vite, ce dernier, dès qu'il a fait ses preuves, devient à son tour
propagandiste du mouvement.
11
L?onard Constant, cit? par Jean Plaquevent, op. cit., p. 105.
12
Ibid, p. 107.
388

Pourquoi cette ferveur ? Pourquoi ces pratiques ? Les mémorialistes du Sillon
qui louent plus qu'ils ne décrivent les "Beaux temps du Sillon" 13 n'apportent aucune
réponse circonstanciée et raisonnée sur l'origine de ces pratiques. En retracer la
naissance donnerait prise au soupçon qu'elles ont été planifiées, préméditées alors que
dans l'esprit du Sillon, elles n'ont pu que jaillir spontanément. Une "spontanéité
vivante" (E.D., 29), une "amitié agissante" de cet ordre ne se décrète pas, elle règne,
elle domine, un point, c'est tout. Elle "se constate", comme on aime à dire au Sillon
(E.D., 83). Qu'un tel état d'esprit soit lié à la personnalité contagieuse de Sangnier,
c'est indéniable. C'est ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse : il est difficile d'y
résister, mais il ne tient qu'à sa présence, immédiate ou diffuse. Éphémère, le charme
s'use ; comme s'use la disponibilité de la jeunesse avec l'entrée dans la vie adulte qui,
inévitablement, appelle les responsabilités familiales, conjugales et professionnelles.
C'est que l'élément juvénile est aussi un ingrédient essentiel à cette ambiance. La
présence d'aumôniers plus âgés ne remet pas en cause le sentiment profondément
partager de collaborer à une oeuvre indépendante, autonome consistant, sinon à
refaire le monde, du moins à le changer. C'est, somme toute, pour ces jeunes formant
un groupe de pairs leur première expérience libérée d'une tutelle autoritaire parentale
ou scolaire. Cet enthousiasme est l'addition de plusieurs données : il s'explique par le
sentiment très fortement ressenti de faire du neuf, d'expérimenter de l'inédit ; par les
premiers succès engrangés qui procurent la conviction de la nécessité bienfaitrice du
Sillon ; mais aussi par les résistances rencontrées qui pousse à resserrer les liens ; le
tout, couronné par cette disposition à projeter dans le futur des attentes, des espoirs,
de telle sorte que cet enthousiasme régnant au Sillon vaut autant pour le type de
rapport qu'il crée instantanément entre les camarades que pour ce qu'il préfigure de
l'avenir.
Mais à tous ces facteurs, il incombe d'en ajouter un autre : il nous semble que
cette effusion ne peut être dissociée de la foi catholique qui anime les jeunes du
Sillon. 14 Elle remplit une fonction essentielle dans cette acculturation démocratique :
pour mieux l'assimiler, rien de tel que cette ferveur qui, tout en étant maintenue dans
le domaine de la foi religieuse, est exportée et recomposée dans le domaine politique.
13
C'est le titre des m?moires de Gaston Lestrat, Paris, Bloud et Gay, 1926.
14
Ce n'est pas qu'un engagement ?tranger ? la religion soit d?nu? d'enthousiasme ou qu'inversement
toute croyance religieuse en soit n?c?ssairement productrice : il n'est qu'? voir l'investissement affectif
des r?volutionnaires ath?es ou inversement l'aust?rit? et l'asc?tisme dont les catholiques sont tout aussi
capables pour se garder de toute g?n?ralisation.
389

Sans elle, toute adhésion à la République ne serait guère plus qu'un simple
Ralliement, autrement dit, elle irait à l'échec. Ce n'est que par cet enthousiasme quasireligieux
pour la démocratie, par ce grand bond en avant à travers toutes les étapes
d'un contentieux aussi lourd, que la contradiction historique entre catholicisme et
démocratie peut être surmontée et transcendée par des catholiques fidèles à leur foi, à
l'Eglise et au pape. Il ne s'agit guère de séculariser un sentiment religieux, mais de
l'étendre à une autre sphère qui réclame, elle aussi, une attitude analogue à celle qui
est requise dans l'ordre de la foi, quitte à penser que "ce n'est plus une action sociale,
c'est de la vie intérieure." (E.D., 77. C'est Sangnier qui souligne). Une telle expérience
peut susciter la réserve de Républicains soucieux de dissocier le politique du spirituel,
encore que le spectacle de cette ferveur pourrait en convaincre certains de la bonne foi
démocratique des sillonnistes. Elle est, en tout cas, tout à fait, tout à fait fonctionnelle
pour l'adhésion catholique à la démocratie, car ce n'est pas d'une subordination de la
démocratie à la foi qu'il s'agit, mais d'une parenté d'idéal et de la poursuite d'une quête
religieuse sur d'autres terrains.
Si l'expression d'une fraternité de concorde plus que de combat n'a rien qui
infirme un engagement démocratique, en revanche, il est vrai que cette effervescence
peut dériver sur des comportements fusionnels qui l'en éloignent. C'est le cas,
notamment, du mode de fonctionnement du Sillon qualifé d'unitif, qui tolère mal les
controverses et les dissidences et laisse peu de place pour le militant sillonniste à une
vie en dehors du Sillon. Cette emprise excessive du mouvement traduit le choix que
l'on fait au Sillon d'une stratégie de participation et de mobilisation totalisante.
Risquera-t-on le mot "totalitaire" ? L'analogie peut être suggérée : l'aura de Sangnier
dans le mouvement, mais aussi le travail des émotions collectives qui s'y déroule.
C'est, pourtant là, semble-t-il, le passage obligé pour procéder à une révision des
institutions : c'est à ce prix que le changement peut y être introduit. Comment, pour
s'en tenir à la sphère des rapports sociaux, la femme catholique, la famille catholique,
la bourgeoisie catholique auraient-ils pu changer s'il n'y avait, pour les transformer,
qu'une simple adhésion formelle à la République et à ses procédures ? Il faut bien
penser alors le Sillon comme une structure qui affecte profondément les moeurs et les
institutions.
Aussi ne se privera-t-on pas, au Sillon, de manifester un réel dédain à l'égard
d'une conception trop étroite, trop traditionnelle, de la carrière professionnelle, du
mariage ou de la famille, surtout lorsque ces derniers impliquent, de surcroît, le
390

sacrifice de toute activité sillonniste. 15 Cet exemple permet de bien saisir cette règle
au Sillon consistant à accorder plus d'importance à l'esprit qu'à la doctrine. La famille
peut bien être tenue, en théorie, pour la "vraie cellule sociale" (E.D., 64), plus
fondamentale que l'individu ; concrètement, la famille doit passer, elle aussi, au crible
de l'esprit du Sillon. Elle aussi doit être touchée, transformée, "vivifiée", selon
l'euphémisme de prédilection en cette matière. On assure, au Sillon, ne pas vouloir
détruire les sentiments humains de l'amour conjugal et familial, mais ce souci de les
élargir bien au-delà de la sphère familiale, est significatif du changement qu'on entend
y introduire. Avec tout le respect qu'on a pour la vénérable institution, celle-ci ne peut
plus se replier exclusivement sur l'espace privé et se penser comme un but en soi.
Sangnier avance même que l'égoïsme familial peut être "plus funeste parfois que
l'égoïsme individuel" (E.D., 60). La famille doit s'ouvrir de telle sorte qu'elle soit
compatible avec une action au bénéfice de la collectivité. S'il peut être excessif de
parler d'une démocratisation de la famille qui impliquerait une modification des
rapports d'autorité, en revanche, on y décèle une exigence de désembourgeoisement
d'une part, et une redéfinition des rapports entre sphère publique et privée. Si de telles
réserves sont exprimées, c'est qu'on craint de voir le Sillon n'être qu'une fraternité
juvénile provisoire, une structure de transition abandonnée au moment d'assumer les
responsabilités familiales. (E.D., 63). Pour conjurer cette perspective, il faut se
résoudre à plier ces institutions à l'esprit sillonniste. Ainsi, alors que le mariage
demeure un sacrement de l'Eglise que nul, au Sillon, ne conçoit de remettre en cause,
voilà que les exigences du mouvement et les tâches qu'il requiert suscitent des
questions bien peu orthodoxes: "Peut-on se marier à un non sillonniste ? Doit-on
renoncer au Sillon après le mariage? Comment être sillonniste dans le mariage ?" 16
Car ce qui est vrai de la famille l'est aussi de la femme. La conception de son
rôle social demeure tout à fait traditionnelle. Sangnier, dans les quelques discours
qu'il a tenus devant des auditoires exclusivement féminins, la cantonne à remplir sa
fonction au foyer. Les lieux communs abondent : sa présence est toujours discrète,
elle seconde son mari, elle dissimule ses souffrances, elle aime, prie, espère ; épouse
et mère, elle est "la gardienne du foyer domestique" (E.D., 62), l'auxiliaire par
15
Th?r?se Sangnier, l'?pouse de Marc, est montr?e en exemple pour avoir consenti ? la priorit? du
Sillon dans sa vie, autrement dit ? la rel?gation de sa vie conjugale ? une place secondaire. Madeleine
Barth?lemy-Madaule souligne que l'annonce de leur mariage avait troubl? plusieurs militants qui
redoutaient que Sangnier n'en tire parti pour se retirer du Sillon. Cf. Madeleine Bath?lemy-Madaule,
op. cit., p. 137.
391

excellence. 17 Mais de même que l'esprit du Sillon ne saurait rester confiné à une
classe, à une région, soucieux d'atteindre tous les publics et de se propager, il ne peut
rester lié à un sexe et se priver de la contribution féminine : la responsabilité est une et
indivisible. En outre, la mobilisation militante exige une conception plus activiste du
mouvement en direction des femmes, lesquelles se réunissent dans des Cercles
d'études féminins à partir de 1905. Mais cet espace conçu comme séparé, pour autant
qu'il confine les femmes dans une position marginale au sein du Sillon, sert aussi de
tremplin à une activité extra-domestique qui ouvre des horizons nouveaux :
"La pénétration dans les oeuvres ouvrira, pour beaucoup, de merveilleux
champs d'action : dans les patronages, dans les Instituts populaires, les mutualités, les
syndicats, nous pourrons acquérir une grande influence, agir avec pondération (…) ;
par un travail lent et continu, nous arriverons (…) à être des éducatrices dans toute
l'acception du mot ; puisque notre action s'étendra souvent sur des âmes neuves tout
entières à orienter vers notre idéal de justice." 18
C'est que, pour mener à bien cette activité de formation, les femmes du Sillon
doivent, au préalable, procéder à leur auto-formation au sein du mouvement,
compléter leur instruction, perfectionner leurs connaissances et leur savoir-faire. C'est
alors qu'elles pourront se tourner, en priorité, vers l'éducation des milieux féminins :
"là, il faut avant tout éveiller les idées, apprendre aux femmes à réfléchir." La
rencontre entre ces femmes venues de différents milieux favorisent la prise de
conscience quant à l'injustice des inégalité sociales et l'interdépendance des conditions
sociales : "il faut montrer aux unes que cette quiétude dans laquelle elles vivent, que
ce luxe au rabais qui les séduit sont faits de souffrances, de la vie parfois d'autres
mères".
Sous couvert d'apostolat, c'est bien un rôle directif inédit que les femmes
s'approprient. De là émerge une revendication d'émancipation, qui se traduit par la
volonté des cercles féminins de prendre part aux Congrès du Sillon régionaux et
nationaux et participer de cet esprit du Sillon. Mais cette transformation touche aussi
les femmes qui demeurent dans l'espace du foyer domestique : elles peuvent et
doivent être les courroies de transmission, les agents de propagation du mouvement à
l'intérieur de la cellule familiale, mais aussi au-delà, avec "les personnes avec
lesquelles notre vie journalière nous met en contact." Ainsi, même pour elles, le
champ d'action est plus vaste qu'il n'y paraît. La mission est capitale, car c'est l'avenir
16
Vincent Rogard, op. cit., p. 265.
17
Une de ces conf?rences est pr?cis?ment intitul?e : "Nos auxiliaires" (E.D., 60-68).
18 Madeleine Hardouin, "L'influence du Sillon dans les milieux f?minins", in Pierre Faraut, Le VIIme
Congr?s National du Sillon, Paris, Le Sillon, 1908, p. 190.
392

du Sillon qui en dépend: "si nous voulons enraciner notre idéal démocratique
profondément, il nous faut gagner nos familles. Si elles ne sont pas une aide, elles
deviendront un obstacle contre lequel se briseront nos efforts. Pour qu'il n'y ait pas
conflit entre le Sillon et la famille, faisons entrer l'un dans l'autre, et l'un et l'autre y
gagneont."
Le Sillon favorise changement social et changement individuel. Le premier
consiste à remettre en cause les finalités et le fonctionnement traditionnels
d'institutions sociales éprouvées, à subordonner celles-ci à l'idéal démocratique pour
en assurer la rénovation ; le second se traduit par une prise d'engagement dans
l'espace public et la production ipso facto d'un climat original correspondant à la
conviction sillonniste qu'il n'est pas de changement de société qui ne soit articulé à un
changement de l'individu, voire qui ne soit précédé par lui.
À cet égard, pour décrire conceptuellement le fonctionnement du Sillon, il
convient de se reporter à l'ouvrage de François Mentré (Les Générations sociales),
mais à un autre titre que celui de l'étude du phénomène de génération dont il a été le
précurseur. Il rend compte d'une opposition entre les institutions et ce qu'il nomme les
séries. Si le terme semble impropre, 19 il n'a pas perdu de sa pertinence. Les séries,
explique-t-il, sont des groupements volontaires spontanés de petite ou moyenne
dimension, essentiellement novateurs, plus spirituels que matériels, "où l'affinité des
âmes tient lieu de règlement". Mentré ajoute qu'une série est toujours fluide et souple,
en voie de devenir ; soulevée par une sorte "d'élan vital", elle ne se fixe que
transitoirement et de manière indépendante. Hostile à tout appareil et à toute
routinisation bureaucratiques, la série rassemble des camarades "unis par l'admiration
mutuelle et guidés par l'amour commun de l'utile, du vrai et du beau" pour lesquels le
don est la règle. Comme si le discours du Sillon lui était familier et toujours présent à
son esprit lorsqu'il se mit à écrire son ouvrage, Mentré conclut, à propos des rapports
de la série avec l'institution, qu'elle est "le levain qui gonfle la pâte de l'humanité". 20
19
Surtout depuis que Sartre, dans sa Critique de la Raison dialectique, d?signe par "s?rie" les masses
ali?n?es et atomis?es devant un ordre h?t?ronome oppressif qui r?gule la raret?.
20
Fran?ois Mentr?, op. cit., p. 228-234.
393

5.2 LA DÉMOCRATIE PAR LE VERBE : DÉSIGNATION
NOMINALE ET TUTOIEMENT
Parmi ces pratiques conviviales, il convient de mettre l'accent sur celles qui
allient une signification sociale à une forme discursive : il s'agit, d'une part, du
tutoiement, et d'autre part, de la désignation des camarades du Sillon par l'emploi
exclusif du prénom. Ces deux manières de s'exprimer ont longtemps identifié et
singularisé le Sillon au point que tous les journaux intimes tenus par des militants
sillonnistes et les mémoires rétrospectifs rapportent ces deux modes comme les
signes distinctifs les plus significatifs de l'ambiance régnant au Sillon. 21 Il est vrai que
dans les deux cas, ces pratiques sont devenues courantes et marquent l'ère moderne
qui revendique la décontraction et la spontanéité, alors que les pratiques
vestimentaires n'ont duré que le temps du Sillon, apparaissant assez vite surannées, tel
le béret et le chapeau à larges bords ou encore la cravate lavallière noire. Il s'agit
moins d'un uniforme que d'une mode sillonniste qui s'attache à quelques éléments
vestimentaires. Notons que la lavallière doit être relâchée, ce qui fait plus
décontractée qu'une cravate bien mise. En même temps, cette recherche d'une
distinction par la cravate ou le chapeau, quand bien même n'est-elle pas poussée à
l'extrême, est révélatrice de cette inclination communautaire.
Dans une étude consacrée aux modes de désignation d'une personnalité
politique, Simone Bonnafous distingue trois modes principaux : le nom propre ; le
titre ; les expressions métaphoriques ou métonymiques. 22 Appliqué à Sangnier, cela
donnerait : Sangnier (patronyme) ou Marc Sangnier, ou bien "le président du Sillon"
ou encore "l'éveilleur d'âmes", par exemple. Examinons chacune des catégories : pour
désigner Sangnier, les expressions métonymiques sont légion. Elles sont le plus
souvent hyperboliques et toujours laudatives. Il est à noter qu'une bonne part d'entre
elles apparurent de son vivant, et même du temps du Sillon. Pour ce qui est de la
désignation par le(s) titre(s) officiel(s), il est flagrant que ce mode n'est que très
21
Ainsi, Fran?ois Mauriac intitulera son adieu ? Sangnier publi? dans Le Figaro du 5 juin 1950 :
"Marc". La chronique a ?t? r??dit?e in Fran?ois Mauriac, La Paix des cimes Chroniques 1948-1955
(?dition ?tablie par Jean Touzot), Paris, Bartillat, 1999, pp. 208-210. Cf. Raymond Magne, Notre Marc,
op. cit.
22
La recherche porte, en fait, sur le cas particulier de Fran?ois Mitterrand qui, selon les trois crit?res
retenus, a pu ?tre appel? "Fran?ois Mitterrand", "Le pr?sident de la R?publique" ou bien "Tonton". Cf.
Simone Bonnafous, "De "M. Fran?ois Mitterrand" ? "Tonton" ou les variations significatives d'une
d?signation", Cahiers de Lexicologie, Revue internationale de lexicologie et de lexicographie vol. 46
n°1 1985, pp. 3-25.
394

arement utilisé. Certes, il apparaît dans les nomenclatures précisant les fonctions et
les noms de leurs titulaires : "Président du Sillon : Marc Sangnier", ou encore dans les
revues émanant du Sillon avec la mention : "Directeur : Marc Sangnier". Mais dans
ces cas officiels, comme on peut le constater, le titre ne se substitue pas au nom, il ne
fait que le précéder. En outre, ces mentions sont impersonnelles, et non assumées par
un auteur quelconque. Autrement dit, aucun sillonniste ne désigne jamais Sangnier
par son titre de directeur ou de président. 23 Il est donc appelé, selon le premier mode
de désignation mentionné, "Sangnier", "Marc Sangnier", et le plus souvent : "Marc".
Le fait que Simone Bonnafous ne mentionne pas la désignation par le prénom
seulement est significative du caractère inédit, singulier et audacieux de cette
pratique. "En employant le nom propre, on renvoie à l'individu dans ce qui fonde sa
permanence ; en employant le titre, on renvoie à une qualité de l'individu, peut-être
prestigieuse, mais néanmoins contingente" 24 écrit-elle. Le nom propre est-elle une
étiquette vide, sans connotation ou bien le nom le plus significatif de tous, étant le
plus individuel ? Dire Marc, c'est une façon de ressusciter toute une foule de
souvenirs chaleureux qui sont attachés à ce nom ; c'est refuser le code des bonnes
manières ; c'est rejeter le bon usage ; c'est désirer l'irruption du privé dans le public, la
confusion voulue des deux sphères afin de débarrasser la sphère publique, par cette
pratique symbolique pionnière, du formalisme et de l'aliénation qui lui sont attachées.
L'usage exclusif du prénom est perçu comme un signe de familiarité totalement
incompatible avec le discours officiel ou même public. C'est le signe de l'amitié,
puisqu'il n'y a qu'entre camarades que l'on est désigné par son prénom ; de l'égalité
puisque tout protocole, toute préséance, toute hiérachie, tout égard dû à son rang sont
abolies ; signe, enfin, de familiarité et de simplicité. C'est aussi peut-être que la
mention unique du prénom le rapproche de l'apôtre du même nom. Faut-il y voir de la
démagogie, une apparence démocratique, une égalité feinte et fictive, une
mystification, pour mieux dissimuler sa réelle autorité et sa volonté de pouvoir ? Nul
n'en a émis l'hypothèse. Si le cas de Sangnier n'entrave en rien "la tendance à
l'oligarchie" 25 de toute organisation sociale ou politique décrite par Roberto Michels,
23
Ce sera ?galement le cas apr?s la dissolution du Sillon. On ne trouve gu?re, chez ses amis, la
d?signation usuelle : "Monsieur le d?put?" (il fut ?lu ? l'Assembl?e nationale en 1919, puis en 1945 et
1946) ou bien, lorsqu'il occupera ce poste honorifique au M.R.P.? la Lib?ration, "Monsieur le pr?sident
d'honneur" ou encore "Monsieur le Maire" (il fut ?lu maire de Boissy-la-Rivi?re en 1925).
24
Simone Bonnafous, art. cit., p. 4.
25
Roberto Michels, Les Partis politiques, Paris, Flammarion, coll. "Champs", 1977 (1e ?d. : 1914), p.
16.
395

au moins n'aggravait-il pas le fossé qui sépare les militants des leaders et persistait-il à
maintenir les intentions et vertus égalitaires des origines ? Paradoxalement, il y aurait
eu de quoi être intimidé, sinon désarmé par un leader désigné de cette manière. Si
paternalisme il y a, il convient de le discerner dans le fait que Sangnier apostrophe les
camarades du Sillon en faisant précéder leur nom du pronom possessif : "mon Louis,
mon Paul", en serrant ses bras autour des épaules de la personne désignée. Gaston
Lestrat affirme que c'est là une coutume limousine. Quoi qu'il en soit, nul sillonniste
ne semble jamais avoir osé appelé Sangnier "mon Marc" ; aucun témoignage écrit ou
oral n'en fait, du moins, état. Cette pratique du tutoiement n'a guère, en tout cas, eu
pour effet d'atténuer, un tant soit peu, les crises intérieures lorsqu'elles se sont
produites. Si cet usage a pu conforter son image de leader de proximité, de dirigeant
accessible, qui était demeuré ce qu'il avait toujours été, il importe, pour en apprécier
la signification en terme de socialisation démocratique, de la considérer du côté de
l'usager. Le choix de telle ou telle désignation renseigne sur les relations qu'on
entretient avec la personne désignée. En tenant à se faire appeler "Marc", Sangnier se
soustrait au code de politesse bourgeois en vigueur. Il marquait ainsi à la fois son
jeune âge et son refus d'adopter les conventions de l'âge adulte ; dans un univers
social largement dominé par l'étiquette, y compris et jusque dans l'Eglise où la
hiérachie est repérable à une foison de titres qui désignent des rangs et des places à
l'intérieur de ces rangs, il restaurait la valeur de l'individualité ; et ce, alors même que
la notion d'individu, et plus encore d'individualisme, était problématique pour les
sillonnistes eux-mêmes. L'usage du seul prénom laissait entendre que la démocratie
n'était pas qu'un agencement institutionnel ; qu'une technique de prise de décision ;
c'était un principe qui pouvait, qui devait s'étendre à bien d'autres sphères, et non être
restreint à l'arène parlementaire et au suffrage universel : à la fois moins et plus qu'un
bulletin de vote - moins politique, mais plus quotidien. 26
26
Bien que cela rel?ve d'une caract?risation m?taphorique, on mentionnera ici la querelle qui avait
oppos? Sangnier ? l'abb? Barbier au sujet d'une image plac?e en couverture du journal Le P?lerin
montrant le pape tr?nant au-dessus d'une assembl?e de pr?tres tout enti?re prostern?e devant lui.
Sangnier r?prouvait la publication d'une telle image non pour des raisons esth?tiques mais ? cause de
l'effet d?sastreux qu'elle risquerait d'avoir sur l'opinion la?que en confirmant ses pr?jug?s d?favorables.
Pour ?tayer son propos, Sangnier passe du registre de l'image visuelle ? celui de l'image verbale et
soutient que le Pape est "un p?re, non un ma?tre"; subs?quemment, les catholiques sont ses "enfants",
non ses "esclaves", au contraire de ce que sugg?re l'image. Cf. Marc Sangnier, "le Pape", l'Eveil
d?mocratique, 17 mars 1907 ; et la riposte de l'abb? Barbier, Les D?mocrates chr?tiens…, op. cit., pp.
374-380.
396

Le tutoiement est la seconde pratique conviviale au niveau du langage qui eut
autant d'impact sur l'identification du Sillon que la désignation par le prénom. Cette
règle en vigueur est le complément de la première mesure étudiée ci-dessus. Ce
qu'elle apporte de plus, c'est l'ancrage historique dans la tradition révolutionnaire.
Qu'il apparaisse plus normal entre jeunes gens n'empêche guère qu'il soit perçu en
relation avec son apparition en politique sous la Révolution : "Si vous convient à
Monsieur, toi convient à Citoyen." 27 Bien qu'on a vraisemblablement ignoré au Sillon
l'opinion des philosophes des Lumières sur cette matière, on conçoit pareillement que
le tutoiement garantit une plus grande authenticité dans l'échange. 28 C'est le
prolongement naturel de la familiarité qui unit les membres du Sillon, de l'amitié qui
doit régner entre eux, mais aussi la préfiguration d'un imaginaire social où l'absence
de distinction dans les rapports humains élémentaires favorise sinon encore la
disparition des distinctions de classe et de culture, du moins le brouillage des repères
traditionnels : "Un jeune ouvrier ou employé, je ne sais plus, car on ne reconnaît plus
les différences de classe dans cette maison, que j'avais vu déjà mardi dernier au
cercle d'études, m'a salué de son tutoiement et conduit près du grand ami." 29 Et, pour
autant que les classements professionnels demeurent, entraînant des différences de
statut social, celles-ci n'entament guère la fidélité au principe établi : "Tous les
"camarades" cependant le tutoyaient : académiciens, grands chefs de clinique,
professeurs d'université ou métallos." 30 Le tutoiement s'avère être un rite de passage,
un signe de reconnaissance, le signe qu'on fait partie du Sillon et qu'on partage ces
idéaux. Il n'allait guère de soi, à en juger à l'amende symbolique de deux sous dont
devait s'acquitter quiconque l'avait enfreint. Il ne semble pas non plus que la
"répression" ait été systématique : la sanction vient souligner l'attachement qu'on y
met, la détermination à voir dans le vouvoiement une violation des normes
sillonnistes aussi scandaleuse et indécente que l'est le tutoiement dans le reste de la
société. L'usage du tutoiement révèle la très nette volonté du Sillon de faciliter la
pénétration des milieux populaires. C'est aussi la preuve que l'on ne craint pas d'être
27
La Chronique de Paris, 3 octobre 1792, cit? par Philippe Wolff, "Le Tu r?volutionnaire", Annales
historiques de la R?volution fran?aise n°1,1990, p. 89.
28
"Le tu est le langage de la v?rit? et le vous le langage du compliment" (Voltaire), "…on a, dans les
commencements, dit tu ? tout le monde, quelque f?t le rang de celui ? qui on parlait. Dans la suite, (…)
vous devint le langage de l'esclave devant son ma?tre." (Condillac), cit?s par Philippe Wolff, ibid., p.
90.
29
Le grand ami, auquel il est fait allusion, est, bien s?r, Marc Sangnier. Le r?cit est tir? du journal
intime de L?onard Constant. Cf. Jean Plaquevent, op. cit., p. 102-103.
30
Raymond Magne, Notre Marc, op. cit., p. 6.
397

original et audacieux - au grand dam des forces conservatrices qui s'émeuvent d'une
démarche qui comporte un risque de nivellement social par le bas et de dévaluation du
principe d'autorité. 31
Ce qui est tout aussi significatif, lorsqu'on en vient à évaluer la portée de ces
nouvelles pratiques, c'est le dilemme qu'elles sont susceptibles de poser en dehors de
la sphère du Sillon elle-même, tel celui auquel Sangnier lui-même a dû se confronter.
Partagé entre la tradition bourgeoise et la nouvelle donne sillonniste, il a choisi
finalement d'imposer à ses trois enfants le maintien du vouvoiement toutes les fois
qu'ils s'adressaient à lui. Lorsqu'ils eurent atteint l'âge de seize ans, c'est alors qu'il
demandait à chacun d'eux s'ils étaient favorables à l'esprit du Sillon. La réponse étant
positive, la sociabilité sillonniste finissait par vaincre la convention sociale : "Tu es
mieux maintenant que mon fils, tu es mon ami : tu peux me tutoyer." 32
Le dilemme fut parfois de bien plus courte durée : ainsi, il fut décidé que le
tutoiement général serait également de règle à la Jeune Garde, sans distinction de
grade, en dépit de la structure hiérarchique qui y avait été établie dans l'organisation
du service d'ordre.
5.3 BANQUETS DÉMOCRATIQUES ET VEILLÉES
RELIGIEUSES
Le Sillon est toujours préoccupé de rester fidèle à la tradition religieuse jusque
dans ses aspects culturels et de se rattacher progressivement à la culture républicaine
en intégrant quelques-uns de ses signes de ralliement. Dans cette perspective de
rattachement et de récupération des rites et traditions historiques, au titre de
l'acculturation républicaine, le Sillon adopte la pratique du banquet qu'il intitule, pour
montrer sa conformité à l'usage républicain, "banquet démocratique". De tels repas
sont pris en commun lors des Congrès régionaux et ntionaux du Sillon, et lors de
grandes réunions des Sillons de province et de Paris. Ils sont symbole de l'union
démocratique et de la communion religieuse à la fois. Sangnier n'hésite pas à voir
dans ces banquets intimes la meilleure préparation à la démocratie (cf. VIIIe C., 278).
On se préoccupe de donner à cette manifestation festive un caractère de respectabilité
31
Ins?r?s dqns le texte comme des discours rapport?s, Sangnier fait ?tat de jugements d?favorables au
tutoiement qu'il commente pour stigmatiser le caract?re r?trograde des classes dirigeantes:
"- Comment, mon cher, tu n'as pas honte d'aller au Sillon ? Cela ne te d?go?te pas de te faire tutoyer
par des voyous !" (P.G.S., 16).
32
Raymond Magne, ibid., p. 6.
398

et de solennité minimale, comme en témoignent les menus imprimés et décorés à
l'enseigne du Sillon 33 , connotant, selon Marc Angenot, "tout ce qui a valeur instituée,
officielle, solennelle, publique, tout ce qui, dans son ordre propre, réclame un statut
de visibilité sociale." 34 Moins solennel que le banquet, "le punch à la jeunesse
ouvrière", plus "populaire", est offert à l'occasion de la clôture annuelle des Cercles
d'études par la direction (2/7/1899). On se réunit dans des cafés, parmi lesquels le café
de Flore à Saint-Germain-des-Prés (11/1/1899), proches du bureau central du Sillon.
On ne contente pas d'y boire et manger, on prie, on chante, on discute. Ils viennent
introduire dans le cours de l'existence militante, dans la monotonie des tâches, une
rupture afin de rendre plus palbable la force des liens sociaux, la conscience d'une
solidarité qui se décline également dans un registre festif et plus détendu. À la
satisfaction de partager ensemble des repas, il faut ajouter le point final vers lequel ils
aboutissaient : la prise de parole et les toasts. Chacun des présents devait se prêter à
un bref discours improvisé. Après que le dernier eut parlé, Sangnier faisait le sien et
commençait le rituel des toasts. Ils fixaient et réitéraient l'objectif idéal à la réalisation
duquel on buvait : "On buvait des toasts à n'en plus finir. On buvait à la démocratie,
on buvait à la paix, on buvait à la santé des grands amis présents ou absents." 35 Ce
rituel a pour fonction de faire éprouver la réalité de cette communauté et de confirmer
l'importance de la prise de parole comme exercice de formation démocratique. Ce qui
mérite réflexion, c'est que la succession de ces discours et de ses toasts crée
inévitablement une monotonie qui ne semble nullement avoir affecté le dispositif,
comme si l'on prenait plaisir à entendre ce leitmotiv déclinant à l'infini ses variations.
C'est donc qu'il faut y voir quelque chose de plus que la joie d'être ensemble : manger
ensemble est un moment fort de célébration qui appelle un rite de clôture, incarnation
de l'âme commune, afin de signifier l'exaltation de vivre et partager une expérience en
commun. Le lien social est réaffirmé et se ressource dans le récit qui est fait des
origines du Sillon, de son action présente et de ses promesses futures, dans l'évocation
des hauts lieux des hauts faits de son histoire et des camarades trop tôt disparus, jalons
constitutifs d'une mémoire orale collective du Sillon. Ces échanges de toast auxquels
on ne saurait se soustraire se répondent les uns et les autres. Ils tissent et ravivent le
lien social envers et contre la désintégration et l'écoulement du temps : ils disent que
33
Exemple de menu en date du 5/6/1998 : Hors-d'oeuvre, Roasbeef, Poulardes, Jambon, Dessert, Vin
de M?doc et Saint-Emilion.
34
Marc Angenot, 1889…, op. cit., p. 60.
399

le Sillon est une amitié et une vie. En même temps, par leur caractère formalisé, elles
perdent une part de spontanéité et instituent une forme de contrôle social interne.
Les veillées sont un des temps forts du Sillon. Elles projettent le modèle d'une
structure sociale qui prend la forme d'une communauté harmonieuse et idyllique. C'est
une alternance de lectures et de chansons à contenu religieux. On y entonne, à
l'unisson, les chants du Sillon. Des lectures tirées des Évangiles sont assurées par les
prêtres et les aumôniers, mais des laïcs possédant une solide culture religieuse
peuvent y prendre part et y aller de leur commentaire. Ces veillées sont conçues
comme un loisir moral qui met en valeur le sentiment de piété religieuse et de
participation unanime. C'est l'antithèse du cabaret.
5.4 DES PRATIQUES CONVIVIALES AUX PRATIQUES
MILITANTES
Les pratiques conviviales du Sillon furent conçues pour forger l'identité
distinctive du mouvement et faire valoir la singularité et l'originalité de sa démarche
aux yeux des militants. Mais assez vite, elles finissent par déborder hors de la vie
intérieure du mouvement. Non que le Sillon réclame leur application dans l'espace
public - il suffit qu'elles servent de trait d'union entre les camarades ; en revanche, il
inscrit à l'ordre du jour de ses combats publics l'éradication de pratiques sociales
jugées, par excellence, anticonviviales. Ainsi, le Sillon va combattre les pratiques
multiséculaires du bizutage, de la pornographie et du duel, travailler à l'abolition de
ces moeurs qui perpétuent la dégradation des rapports sociaux et nuisent à
l'instauration d'une société conviviale.
La lutte contre le bizutage témoigne du souci que l'on a de répondre aux
préoccupations du public que le Sillon touche de manière privilégiée. Mais c'est aussi
affaire de cohérence : quoi de plus opposé à tout ce qu'il prône en matière de rapports
humains que le bizutage. Celui-ci est non seulement une affirmation grossière et
brutale de l'esprit d'hiérarchie par l'âge entre aînés et nouveaux-venus, mais aussi un
déploiement d'humiliations de mauvais goût et de violence néfaste. Enfin, parce qu'on
ne se contente pas de la circulaire ministérielle publiée à ce sujet pour y mettre fin, ce
combat destiné à "flétrir d'aussi ignobles pratiques", à dénoncer "un traditionnalisme
honteux", "le joug d'un aussi avilissant esclavage" (A.S., 74 et 75) est l'occasion de
35.Raymond Magne, op. cit., p. 11.
400

déployer les capacités de mobilisation et de pénétration du Sillon en milieu scolaire :
"Camarades des Lycées, plus que sur la surveillance de l'administration, plus que sur
l'indignation des pères de famille, nous comptons sur votre conscience et sur votre
énergie." (A.S., 106-107).
Le combat contre la pornographie relève, évidemment, d'une revendication plus
traditionnelle prise en charge par tout ce qui compte de forces morales dans la société,
au premier rang desquelles l'Eglise et l'Ecole. Le discours du Sillon s'inscrit dans cette
thématique. Tous les mots-clés y passent : "devoir moral", "honnêteté et probité",
"pureté et chasteté des moeurs", "honneur et vertu" ; on y dénonce "les mauvais
penchants et les dégradantes passions". (D.II, 267-274). Toutefois, Sangnier se
dsitingue de ses alliés en ce qu'il ne réclame pas un surcroît de répression légale. Ce
n'et pas la loi qui détermine les moeurs, ce sont les moeurs qui s'imposent à la
législation (cf. D.I, 450). Si la pornographie est une affaire publique, elle ne peut être
efficacement résolue qu'au niveau d'une action positive, d'une part, d'un examen de
conscience personnel de l'autre :
"Ne cherchez donc pas à écraser les pornographes comme des êtres nuisibles ;
travaillez plutôt à les libérer de leurs passions, rendez-leur leur dignité ,restituez-les
à eux-mêmes, faites qu'ils n'aient plus toujours le front penché vers les turpitudes de
cette terre, mais qu'ils osent enfin lever la tête pour regarder en face les belles et
nobles actions, l'honnêteté, la pureté." (D.II, 272).
"Nous avons à soutenir la lutte non seulement dans le cercle de nos relations,
mais encore dans l'intimité de notre propre conscience." (D.I, 455).
Le duel est le troisième thème revendicatif du Sillon touchant aux moeurs. Dans
le combat contre la pornographie, Sangnier s'était déjà félicité de l'unanimité de vues
sur cette question entre des personnes d'opinions politiques et religieuses opposées
Ici, ce ne sont pas seulement des représentants qui viennent apporter leur approbation
à l'abolition de cette pratique, mais les doctrines fondamentales elles-mêmes qui
l'exigent : le duel est une "coutume imbécile et barbare que le christianisme
condamne comme une faute grave, que la philosophie réprouve comme un crime, que
la démocratie désavoue comme une coupable superstition!" (A.S., 117-118). Outre
que cette coalition inespérée préfigure la finalité du projet sillonniste, Sangnier
considère le duel comme la négation même de l'esprit du Sillon : la confrontation des
opinions, le choc des idées est une expérience à laquelle tout militant doit s'exercer,
mais c'est dans la discussion et l'argumentation que l'antagonisme doit être
exclusivement régulé et canalisé, et non par une manifestation de violence susceptible
d'éliminer physiquement l'adversaire. Là aussi, le combat sillonniste contre le duel
401

témoigne de la préoccupation que l'on a d'instaurer non seulement des lois sociales
portant sur les conditions d'emploi et de travail, mais aussi des moeurs conformes à
l'idéal démocratique et au développement de la convivialité inter-personnelle.
Ces trois revendications ont pour base commune le respect et la dignité de la
personne humaine. Elles ne suffisent pas par elles-mêmes à instaurer dans la société
globale "l'âme commune" du Sillon, mais, du moins, elles en constituent le premier
degré ; elles soulignent le lien qui existe entre la sociabilité interne au Sillon,
nécessairement tournée sur elle-même, et l'aspiration à voir la société s'y préparer.
Elles montrent qu'en cette matière aussi, il y a place pour l'action militante, qui n'est
pas réductible à l'oeuvre législative.
Cependant, à mesure que le Sillon assume mieux le caractère politique de son
action, quand bien même il se garde de toute affiliation partisane et se refuse,
notamment, à rejoindre le parti catholique voué à la seule défense religieuse, les
pratiques conviviales valent plus pour l'image de marque originale qu'elles donnent
du Sillon à l'extérieur. Elles attestent la réalité éprouvée de "l'âme commune", la
profondeur de l'engagement sillonniste. Ainsi, le Sillon n'est pas qu'un catalogue de
belles idées, mais un laboratoire de stratégies expressives, de sentiments et de
pratiques qui leur correspondent. Toutefois, la connotation positive qui s'en dégage
n'est pas sans revers ni inconvénient. A côté d'elle et contre elle, se dessine aussi
l'image, sinon la réalité, d'un Sillon trop enclin au lyrisme et au romantisme, à une
certaine naïveté bon enfant, à un sentimentalisme de ton et d'attitude. Sans jamais
remettre en question ces pratiques, tant elles font l'identité du Sillon, on voit
progressivement les leaders du mouvement, notamment Henry du Roure nommé à la
propagande, être sensibles à cette connotation péjorative qui sied mal à un
mouvement qui prétend faire oeuvre de conquête et de pénétration. De nombreux
articles publiés dans la revue et surtout, dans le Bulletin d'Action et de Propagande,
tel celui que nous avons cité plus haut, font état d'une relative ambivalence. D'un
côté, le Sillon, luttant désespérement pour sa reconnaissance dans l'espace public et
politique, a besoin d'affirmer son identité. Etant toujours enterré par ses adversaires
qui souhaitent sa disparition, il est important de préserver ce qui fait sa singularité
depuis son lancement, d'autant qu'elle lui sert d'argument pour démontrer en quoi le
Sillon n'est pas un mouvement comme les autres. De l'autre, cette manière d'être
sillonniste nourrit les railleries des adversaires qui en produisent une caricature et la
réduisent à un floklore niais.
402

Il y aussi que, depuis le "meeting sanglant" des Mille Colonnes, on voit le
Sillon de plus en plus affairé à démontrer son activité, son activisme même, à
affirmer, en toutes occasions, sa démarche positive et son esprit pratique (cf. P.F.,
110). L'enthousiasme devient inadapté, contre-indiqué, sinon contre-productif à
l'étape militante atteint par le Sillon. Par la chaleur qu'il procure, il pourrait bien
détourner de l'action extérieure et encourager au repli sur la communauté. Au stade
de l'action militante, seule l'efficacité prime, et on n'a que faire des états d'âme et des
vague-à-l'âme. Progressivement mais sûrement, on va préférer aux effusions
sentimentales, la distribution des tâches concrètes, et à l'élan vital, la rigueur d'une
discipline.
Sans renoncer ni aux activités pédagogiques ni aux activités artistiques et
conviviales, le temps est venu, que l'on peut situer à partir de 1905, de déployer ses
forces, ses "énergies" comme on dit au Sillon, dans les pratiques militantes.
403

SIXIÈME PARTIE :
PRATIQUES MILITANTES
Le Sillon n'est ni un parti ni une structure politique. De telle sorte qu'il faut
bien admettre que la socialisation démocratique passe par d'autres canaux que ceux
que l'on connaît généralement. C'est la raison pour laquelle il nous semble plus juste
de parler de pratiques militantes plutôt que de pratiques politiques, au sens étroit du
terme. Question de nuance, car, comme nous le verrons, le militantisme sillonniste
ressemble à celui d'un parti politique, si ce n'est qu'il ne connaît guère avant 1909 le
rituel d'une campagne électorale. Toutefois, avant 1909, un changement qualitatif
avait déjà eu lieu : le passage du "Plus intime Sillon" au "Plus Grand Sillon". Le
changement était double : il s'agissait d'ouvrir le mouvement à des non-catholiques
avec lesquels la coopération militante était possible. C'était la seule issue pour
Sangnier qui avait compris les limites d'une structure exclusivement catholique. Du
reste, alors qu'en 1902, le Sillon réitèrait sa position de neutralité en face des
élections, on voit Sangnier, en 1906, toujours formellement en dehors de la scène
politique, se prêter cette fois à une analyse des résultats qu'il publie dans une plaquette
intitulée "Au lendemain des élections" (sous le nom de François Lespinat). C'est dire
comme la scène parlementaire mobilise son attention. S'il refuse d'entrer dans le jeu,
c'est que la seule proposition existante est celle d'un parti catholique où il devine fort
bien que sa voix sera étouffée par les conservateurs. C'est aussi qu'on ne transforme
pas des disciples fervents qui font de la démocratie un apostolat en hommes de parti
qui recueillent des suffrages d'électeurs. Toutefois, il faut bien reconnapitre que ces
évolutionssesont faites dans un temps très court.
Le Sillon a été historiquement en France pour les catholiques - tant ceux qui
ont pris part au mouvement entre 1899 et 1910 comme militants que ceux qui ont été
touchés par ses enseignements sans en faire officiellement partie - une oeuvre de
socialisation politique, et plus particulièrement une oeuvre de socialisation
démocratique. Quand bien même on pourrait tenir toute socialisation comme un
processus permanent qui dure pour chaque individu tout le temps de son existence, il
est généralement admis qu'elle est principalement dispensée en direction des enfants,
des adolescents et des jeunes adultes, à un moment où ils présentent une souplesse
404

plus grande pour intérioriser les normes sociales conformes à leur appartenance
nationale, religieuse, sociale et politique. A cet égard, il nous paraît juste d'appliquer
ce concept au cas du Sillon dans la mesure où celui-ci a effectivement rassemblé des
jeunes au sortir de l'adolescence et s'est lui-même défini comme un mouvement
dirigés par des "jeunes gens" en direction de la jeunesse. Toutefois, cette socialisation
politique doublée d'une socialisation démocratique présente ceci de singulier que
l'agent socialisateur - le Sillon - n'a pas cherché à reproduire la culture démocratique
et républicaine telle qu'elle s'était constituée depuis un siècle. C'est à une réception
critique de cette tradition républicaine que le Sillon s'est livré. Tout en adhérant
sincèrement à l'idée républicaine, le Sillon, par la voix de Sangnier, a émis de graves
réserves à l'égard de son fonctionnement, principalement de sa lutte anti-religieuse
devenue pour les Républicains une seconde nature au point de l'élever au rang de
composante fondamentale de son identité. La question religieuse, au Sillon, ne se
réduisait pas à un simple désaccord sur la ligne institutionnelle à suivre, une simple
divergence sur la stratégie à adopter, entre un Sillon favorable au maintien du
Concordat et la fermeté républicaine exigeant son abolition en vue d'une séparation
complète de l'Eglise et de l'Etat. Cette controverse n'était que l'expression d'une
distinction plus profonde entre les sillonnistes et les Républicains, qui tenait au fait
que les premiers étaient porteurs d'une culture religieuse qu'ils n'entendaient guère
ranger du côté de la sphère privée sous prétexte de soutien à la République, mais bien
conjuguer avec leur engagement politique audacieux. Or, sans mettre en doute la
sincérité de la démarche sillonniste, il faut bien voir qu'excepté le Ralliement qui
venait tout juste d'être proclamé par le pape, la culture catholique en France était
demeurée depuis la Révolution française, étrangère et même hostile, au plan politique
comme sous d'autres aspects, à la revendication et à l'esprit démocratiques. La
Constitution civile du clergé et le projet mennaisien, qui furent les premières
tentatives à s'en réclamer, s'étaient situés, dès le départ ou à l'arrivée, du côté de la
rupture schismatique avec l'Eglise. Dans la mesure où le Sillon était déterminé à
maintenir ce catholicisme intégral tout en construisant une apologétique sur
l'inspiration évangélique qui sous-tend la démocratie, il fut non seulement un simple
espace de socialisation démocratique en tant que tel, mais le lieu de production d'une
synthèse entre l'idée religieuse et l'idée démocratique. Cette synthèse résultant d'une
négociation entre ces éléments provenant de la culture catholique et de la culture
démocratique nous conduit à formuler une proposition que nous tenterons de valider
405

dans cette partie : à savoir que le Sillon a été très précisément pour ses militants,
autant que pour l'auditoire qui l'a soutenu, un lieu de "transition démocratique".
L'examen de la postérité institutionnelle du Sillon le montre sans difficulté : du Sillon
est issu, après sa dissolution, le mouvement "Jeune République". En termes de
socialisation politique, l'évolution est indéniable : alors que le Sillon était un
mouvement agissant dans la sphère sociale manifestant une réticence à l'égard de la
sphère politique en général, et parlementaire en particulier, qui allait en décroissant,
"Jeune République", successeur direct et immédiat du Sillon, fut conçu sans
hésitation ni ambiguïté comme un parti politique. Inversement, la dimension
catholique, dominante au Sillon, fut, après l'interdit pontifical, réduite à une
inspiration morale générale qui nourrissait la vision du monde des militants de "Jeune
République" sans qu'elle n'ait d'incidence significative sur les orientations et les
décisions politiques à l'ordre du jour. Si l'on s'en tient aux choix que le mouvement
"Jeune République" eut à opérer de 1912 à 1940, on constate qu'en termes de
socialisation démocratique, ils furent d'abord et avant tout républicains : la recherche
d'une alliance avec les radicaux, le soutien au Front populaire. Que parmi les "Quatrevingts"
qui ont refusé d'accorder l'investiture au maréchal Pétain en juin 1940 on
trouve tous les députés de "Jeune République" confirme, non seulement la solidité de
leur attachement républicain, mais aussi l'excellence de leur socialisation
démocratique. L'examen de cette trajectoire qui va du Sillon au MRP en passant par
Jeune République montre que le premier d'entre eux a été le lieu décisif et premier
durant lequel la foi religieuse des militants, qui est à l'origine de leur engagement
politique, a dû se recomposer, se reformuler, se séculariser en quelque sorte, pour
favoriser l'accomplissement et l'achèvement de cette transition à la démocratie.
Comme si une fois qu'elle avait joué son rôle d'impulsion pour se projeter dans
l'action publique social et politique, il lui fallait se contracter (sans jamais disparaître)
pour laisser l'engagement démocratique et républicain de ces catholiques déclarés et
sincères donner sa pleine mesure.
L'emploi de ce concept de "transition démocratique", qui a fait fortune ces
dernières années en science politique, n'est pas sans poser quelques problèmes si on le
respecte comme tel. Il est, en général, réservé à la désignation du processus de
mutation qu'effectue un pouvoir d'Etat autoritaire pour évoluer vers une structure
politique démocratique. Elle repose sur l'application par étapes des exigences
constitutionnelles de la démocratie (élections, respect de la légalité, séparation des
406

pouvoirs) par les dirigeants en place (qu'ils soient civils ou militaires), et les garanties
données à la société civile de pouvoir agir afin qu'elle joue son rôle dans ce processus
de démocratisation. Référée au seul pouvoir d'Etat, la notion de "transition
démocratique" ne saurait être d'aucune utilité pour notre étude. La France est
républicaine, au moment de l'émergence du Sillon, dans ses valeurs comme dans ses
institutions. Elle répond pleinement aux exigences d'un système démocratique :
pluralisme politique, suffrage universel, garantie constitutionnelle des libertés
fondamentales. Le Sillon, cela va sans dire, quand bien même il émane de la société
civile, ne remplit aucune fonction manifeste ou latente, face à l'Etat, de contrôle et de
surveillance du processus démocratique. Et même si on pense au Sillon que la
république n'est qu'une monarchie décapitée, qu'elle conserve encore trop d'éléments
empruntés à une structure autoritaire, et qu'il lui reste encore bien des réformes de
structure à adopter pour être conforme à son idéal démocratique, il est clair que tel
n'est pas l'enjeu principal et la raison d'être du Sillon. S'il y a matière à parler de
transition démocratique, ce n'est pas du côté du pouvoir d'Etat que cela doit se
produire. Ce concept ne peut nous être utile qu'à la condition d'envisager une
extension de son champ, d'en proposer une application non à l'échelle de l'Etat, mais
en-deçà : à l'échelle d'un groupe social (les catholiques) et d'une organisation (Le
Sillon) qui se propose finalement d'oeuvrer à cette transition. Si nous voyons le Sillon
comme un lieu de "transition démocratique", c'est en ce sens qu'il a été pour les
catholiques français un lieu de recomposition de la culture politique catholique
dominante visant à supprimer tout ce qu'il y avait en elle d'hostile, de méfiant ou
d'opportuniste envers la démocratie pour faire place à une réception de la démocratie
à partir d'une justification sociale et religieuse. Mais cette transition, nous semble-t-il,
ne nous apparaît guère avoir été seulement la vocation du Sillon en direction des
catholiques en général. Nous sommes convaincus que cela fut également une
transition pour les militants sillonnistes eux-mêmes, qu'ils n'avaient qu'une mesure
d'avance sur leurs coreligionnaires, les précédant dans une démarche qu'il leur
incombait eux-mêmes d'accomplir. Certes, à leurs yeux, l'engagement au Sillon n'était
pas une "transition", mais bien une expérience démocratique proprement dite, et
même un aboutissement. Le Sillon était, pour eux, démocratique dans ses objectifs,
dans ses valeurs fondamentales et, ainsi qu'on aimait le dire, dans ses "méthodes" et
son "esprit". Ce qui nous fonde à l'évaluer comme un lieu de transition, c'est l'écart
que l'on peut trouver entre leur voie - idéologie, orientations, pratiques, discours - et
407

ce qui est considéré comme démocratique. Il ne s'agit pas de comparer le Sillon à une
norme idéale, mais par rapport à une définition moyenne. Ce qui nous fonde à
réfléchir sur cet écart, c'est que celui-ci n'est pas le résultat d'un débat interne à la
démocratie. Il n'est pas une dissension hétérodoxe par rapport à un consensus de
propositions orthodoxes tenues pour l'essence de la démocratie. Cet écart a pour
source cet apport de la foi religieuse et de la culture politique qui en dérive. S'il ne fait
pas de doute que l'effort du Sillon a consisté à se débarrasser de certains de ces
aspects qu'il tenait pour périmés et contre-productifs, il est indéniable cependant qu'il
en demeurait imprégné à bien des égards. Même après y avoir aménagé les
transformations et les modifications substantielles, supprimé les aspects antidémocratiques
les plus voyants, leur culture politique démocratique restait encore
structurée, informée et nourrie par leur engagement religieux qui ne pouvait
instantanément être délesté de son ancrage historique et idéologique séculaire.
L'acclimatation à la démocratie n'impliquait pas un reniement de leur engagement
religieux, mais un réaménagement ; une mutation de leur culture politique, non une
création ex nihilo. C'est pourquoi leur engagement démocratique présente, d'emblée,
un caractère dynamique, maintes fois souligné par le Sillon, et comme l'indique, au
demeurant, le nom même du mouvement. A ceci près que, dans leur esprit, il
s'agissait, pour reprendre l'image du sillon, de semer des graines chrétiennes en terre
républicaine. Or, c'est l'inverse qui s'est accompli : des germes de démocratie semés
en terre chrétienne.
Quand bien même ils admettaient généreusement l'idéal démocratique,
usaient abondamment de sa rhétorique, prétendaient se l'approprier, du fait qu'ils
avaient été élevés et formés à ce catholicisme intégral qu'ils revendiquaient
pleinement, cette réception de la démocratie fut pour eux aussi un apprentissage :
partiel, incomplet, à double tranchant, ce qui donne au Sillon cette hybridité que nous
avons repérée dans le discours. C'est à discerner cette hybridité dans les pratiques,
cette fois, que nous consacrons ce chapitre. Tout en rendant compte de ces pratiques
militantes relatives dont nous proposons de faire l'inventaire exhaustif, nous nous
fixons pour objectif d'évaluer leur contribution positive ou négative à cette transition
démocratique. C'est qu'il va de soi que toutes ces pratiques n'ont pas joué le même
rôle ni n'ont eu la même valeur dans ce processus : certaines nous sont apparues
comme un frein, d'autres ont accéléré cette démocratisation. Or, sans en tirer une
conclusion systématique, les pratiques les plus imprégnées de leur source catholique
408

ont été les plus résistantes à l'acculturation démocratique. Compte tenu de leur poids,
cela justifie de voir dans le Sillon une expérience de transition démocratique. En ce
sens, il peut être appréhendé comme un laboratoire sur ce qu'il en est de la réception
de la démocratie, lorsque cette ouverture émane de gens qui manifestent envers elle de
bonnes dispositions et de la bonne volonté. On peut ainsi mieux comprendre, par
extension, pourquoi, à l'échelle du catholicisme français tout entier, l'apprentissage de
la démocratie s'est révélé aussi long.
Si Sangnier avait bien raison d'historiciser la rupture, d'affirmer qu'entre la
démocratie et le catholicisme, il n'y avait guère d'incompatibilité d'essence, en
revanche il était peut-être trop simple de ne voir dans leur divorce que l'effet d'une
conjoncture politique provisoire. Contrairement à ce que Sangnier laissait entendre, il
ne suffisait pas que les Républicains baissent le ton de leur hargne anti-cléricale et
accueillent les catholiques pour voir ces derniers manifester, par milliers sinon par
millions, leur inclination pour la démocratie comme si, à l'instar de Monsieur Jourdain
avec la prose, ils avaient toujours parlé démocratie sans le savoir. Entre ces deux
bornes de l'incompatibilité fondamentale à une extrémité, et de la conjoncture
historique à l'autre, la confrontation difficile entre le catholicisme et la démocratie
doit être située et expliquée au niveau de la longue durée. Cela n'excluait ni
accommodements ni, finalement, la réconciliation par la réactivation de ce qui les
rassemble, mais cela imposait de réexaminer une culture catholique, d'enclencher une
révision profonde de sa dimension politique touchant non seulement à des opinions,
des vues mais à des représentations fondamentales. L'expérience du Sillon montre
qu'on n'a pu ni voulu tout remettre en cause parmi les dimensions politiques et
sociales de cette culture catholique dominante et qu'on a démonté par étapes ses
aspects archaïques les plus flagrants. Et c'est devant les contradictions insurmontables
que soulevait la tentative d'approfondir la nouvelle donne démocratique tout en
maintenant l'intégralisme de la foi que le Sillon s'est progressivement replié sur le
principe de la distinction entre les deux sphères.
Au plan théorique, ce chapitre vient tenter d'éclairer par un cas spécifique la
rencontre entre une idéologie politique et une culture religieuse que l'histoire a
opposées. Dans quelle mesure peut-on être démocrate lorsque la culture politique dont
on est issu ne l'est pas ? Il ne s'agit point d'examiner les affinités entre la démocratie et
le catholicisme (à travers ses valeurs, ses croyances et ses pratiques). Qu'il y ait des
points communs entre le système symbolique d'une culture religieuse et celui de la
409

démocratie, que des rapports et des analogies résultant d'une apologétique ou d'une
exégèse soient repérées, les affinités n'existent pas par essence ou par nature, elles
reposent sur des contingences historiques. Plus précisément, il faut examiner, après le
discours, les comportements et les pratiques en tant qu'ils ont pu servir d'instruments à
l'édification d'une culture démocratique, ou, au moins, à la délégitimation de la culture
politique autoritaire dominante en milieu catholique.
Nous nous trouvons devant une situation à plusieurs dimensions : pratiques et
valeurs religieuses, d'un côté, pratiques et valeurs religieuses démocratiques, de
l'autre. En théorie, des pratiques peuvent influencer les valeurs, et inversement des
valeurs peuvent déterminer des pratiques. En outre, les acteurs peuvent bien ne pas
être toujours conscients des valeurs politiques qu'ils véhiculent à travers leurs actions
et leurs discours. D'où l'importance d'examiner les pratiques militantes au Sillon : ontelles
contribué à l'acculturation démocratique des sillonnistes ? Nous verrons
lesquelles ont agi en ce sens et favorisé cette culture politique démocratique
catholique sans négliger celles qui, tout en renforçant la politisation des sillonnistes,
n'ont pas été dans le sens de cette démocratisation proclamée.
6.1 L'INVENTION D'UNE MILITANCE CATHOLIQUE
Le Sillon peut être identifié à un mouvement social dont l'objectif a été de
mener une action collective qui n'avait ni la conquête du pouvoir d'Etat comme
finalité immédiate ni, à l'instar de mouvements sociaux plus classiques, la
transformation des rapports de production autour du lieu de travail. Son objectif fut de
modifier les rapports au sein de la société civile, de redistribuer les alliances entre les
groupes sociaux et, plus concrètement, de rapprocher bourgeois catholiques et gens du
peuple républicains en prônant une voie de réconciliation autour de la démocratie
substituée à l'antagonisme régnant établi depuis la Révolution française. Que
l'appartenance à une communauté religieuse soit un terrain fertile pour engendrer un
noyau d'action collective n'avait en soi rien de neuf : les multiples associations de
bienfaisance, d'éducation et de redressement moral, les patronages en témoignent. Le
catholicisme social s'était distingué depuis Ozanam par un tissu associatif assez dense.
Après l'établissement de la troisième République, ces tentatives prirent un nouvel
essor avec les oeuvres ou les projets de réforme sociales d'inspiration chrétienne
préconisées et organisées par La Tour du Pin, Albert de Mun, Léon Harmel et les
410

abbés démocrates. On espérait trouver dans l'encadrement ouvrier par un patronat
chrétien un frein à la progression concomitante du socialisme et de l'athéisme. Sans
les renier, le Sillon de Sangnier souhaitait viser plus loin : modifier la place des
catholiques dans la cité en proposant un type de présence militante assuré par
l'individu dans le but déclaré d'un changement social. Cette présence conçue comme
un devoir social qu'une élite de jeunes gens sortis frais émoulus des écoles chrétiennes
décide d'assumer était tenue pour un adjuvant de la participation au culte, une
conséquence de la pratique qui demeure primordiale et première dans le temps et dans
la valeur qu'il convient de lui attribuer. Très vite, elle devint le couronnement de
l'expérience religieuse, son attestation la plus éclatante. Si la foi est vie intérieure et
identité spirituelle, elle est conçue au Sillon comme une force susceptible de
prolongement social. Non parce qu'elle serait en soi un facteur de changement social
mais parce qu'elle offre une approche particulière des moyens de le susciter. Ni à
travers des réformes politiques ou des réformes de structure économiques, le
changement social se produit par le changement des coeurs et des esprits chez les
individus concernés, lesquels s'efforcent de nouer des relations avec des milieux
sociaux dont ils étaient coupés. Il y a là comme une sorte de théorie du
fonctionnement de la société, une intuition plutôt qu'une réflexion sur ce qui doit être
entrepris pour la changer. Même si elle en revendique l'analogie, même si elle l'érige
en modèle, cette démarche sillonniste n'est pas identique à un travail pastoral
d'évangélisation, et pas seulement à cause de la différence des acteurs concernés - des
laïcs d'un côté, des membres de l'Eglise de l'autre. La conversion religieuse reste, au
Sillon, un objectif latent. Il s'agit, d'abord, de susciter une autre image, plus positive,
de la foi. Si on a pu penser que le salut futur dont se soucie la religion rendait
indifférent au sort des humains, si on a pu penser que la charité était une manière de
suspendre l'accomplissement de la justice ici et maintenant, l'action militante du
Sillon cherche à démentir ces idées reçues et à montrer que la foi peut être la source
même de cette préoccupation du bien-être social. A cet égard, une pratique (ou une
conversion) religieuse qui transformerait une existence aux seuls niveaux individuel et
familial ne répond guère aux attentes du Sillon. Le Sillon brouille volontairement la
frontière entre le public et le privé dans la mesure où il conçoit le changement social à
travers la transformation des vies privées, et la restructuration de la vie privée par le
biais d'une action collective.
411

Si la démocratie se définit par une compétition réelle entre des rivaux, des
programmes et des partis, une participation large au processus politique, le respect des
droits de l'homme, des citoyens, alors qu'en est-il du Sillon ? Est-il une école de la
démocratie?
Pour y répondre, il faut tenir compte de la jeunesse des acteurs : le facteur de
l'âge est un élément important du dispositif. Parce qu'ils ne sont pas encore insérés,
pour la plupart, dans le monde du travail ou alors que très récemment, ils ont cette
conscience de former un groupe à part plus à même de dépasser les clivages sociaux.
Et du fait qu'ils sont tous exclus de la citoyenneté - il faut avoir 21 ans pour jouir du
droit de vote -, ils sont portés plus facilement à développer des formes d'intervention
publique en-dehors de la sphère politicienne. Le retrait vis-à-vis du politique tient
autant aux réticences liées à la foi, aux déceptions qu'il nourrit qu'à la position
d'extériorité caractéristique de tout groupe de jeunes, quel qu'il soit, vis-à-vis d'une
sphère où jouent comme facteurs de légitimité l'expérience et la maturité.
Il y a des difficultés internes, externes, structurelles et culturelles qui sont
autant d'obstacles au processus démocratique ; sur le plan culturel, il y a le poids
sinon la pesanteur d'une culture politique pré-moderne, pré-scientifique, précapitaliste,
véhiculée par l'Eglise en vertu de laquelle l'homme trouve son
accomplissement dans une communauté organique bien ordonnée présidée par une
autorité légitime en vue de réaliser le but collectif du bien commun. L'harmonie
sociale repose sur le respect d'une hiérachie entre les classes. La diversité sociale,
l'individualisme, l'autonomie, le pluralisme, la mise en cause de la tradition sont
perçus comme des atteintes à l'autorité, à la hiérachie, à la famille, à l'étiquette
sociale.
Des entreprises qui procèdent d'un engagement moral et religieux ne
concèdent pas facilement que ce qu'elles font est de l'ordre du politique. C'est que,
pour elles, la politique se réduit aux institutions - notamment, le Parlement, les partis
politiques - dont elles se font une piètre image. Sangnier est pris dans une
contradiction : s'il se déclare démocrate, il est censé assumer les institutions qui
découlent de l'instauration du régime qui s'en réclame : la République. Etant conscient
du handicap que cela constitue, il propose une conception moins institutionnelle et
plus sociale de la démocratie.
412

Une contrainte importante pèse sur cette démocratisation potentielle : l'Eglise
catholique romaine est profondément une structure non démocratique basée sur une
hiérarchie centralisée développant un sens de l'autorité et une orthodoxie à travers la
discipline la plus rigoureuse. Cette antinomie entre la structure de l'Eglise et les
principes défendus par le Sillon est là à son comble. Elle conduit à poser la question :
si la démocratie souhaitée par le Sillon est un aussi bon modèle, pourquoi Rome ne
l'aurait-il recommandé pour l'organisation de l'Eglise ? Ce fut le problème majeur face
à l'Eglise que de prôner une une doctrine égalitaire et une pratique de participation
tout en étant associé à une puissante autorité hiérachique.
Le potentiel démocratique implique une transformation graduelle basée sur
des changements culturels qui prennent des années à être appréciées pleinement. La
tentative de transformer les mentalités au niveau macro-social est un travail de longue
haleine. En outre, la profondeur exacte de l'engagement démocratique est sujet à
caution. L'insistance sur la communauté et la coopération peuvent favoriser le
changement social, mais aussi bien perpétuer une mentalité collectiviste
reconstruisant le sens de la solidarité traditionnelle ?
Nous mentionnerons ici trois éléments qui nous semblent avoir freiné le
processus démocratique au Sillon :
- la Jeune Garde
- l'absence d'administration bureaucratique
- le leadership de Sangnier.
La Jeune Garde
Elle a été institué pour assurer le service d'ordre lors des conférences données
à l'Institut populaire, puis pour les réunions contradictoires qui étaient le prétexte à
des violences. Elle introduit dans l'organisation du Sillon l'esprit militaire, la
discipline, la raideur. Leur tâche consiste également à protéger les colleurs d'affiche,
à participer àla vente à la criée. Sa composition est essentiellement populaire, mis à
part les chefs d'origine aristocratique (du Roure et du Nolhac). Ce n'est pas le fait
qu'une milice ait été créée qui, en soi, contredit les aspirations démocratiques du
Sillon ou encore le pacifisme de style et du ton de Sangnier. De tels organismes sont
nécessaires, à plus forte raison si, comme dans le cas de la Jeune Garde, il s'agissait
d'assurer la liberté de parole. Ce qui est plus étonnant, c'est le statut dont elle a joui
au sein du Sillon : elle fut considérée comme l'élite du Sillon, un "super-Sillon".
Qu'on ait cru bon articuler à leur mission de service d'ordre une solide formation
413

eligieuse afin que l'exercice de la force resta toujours, en quelque sorte, subordonné
à l'esprit, est compréhensible dans une organisation telle que le Sillon. Et il est vrai
que, parallèlement à l'entraînement physique assez intensif, ce n'était que prières
individuelles et collectives, lectures et commentaires, veillées nocturnes au Sacré-
Coeur. Ils portaient, d'ailleurs, une croix rouge brodée et se concevaioent comme une
"chevalerie des temps modernes". En revanche, dans le serment, les hymnes, dans le
règlement, aucune allusion n'est faite à la démocratie. Là aussi, la progression est
facile à constater : à partir de 1906, au fur et à mesure que le Sillon se politise, la
Jeune Garde entre au panthéon des institutions fondatrices et mythiques du Sillon.
Le leadership de Sangnier :
Le Sillon fonctionne sur la fonction prophétique assurée par Sangnier. C'est
lui qui entretient l'exaltation par ses visites, les encouragements qu'il prodigue. Elle
se perpétue par le récit sans cesse repris des grands moments du Sillon qui consituent
le mythes fondateur avec les "apôtres", la première vague de militants, puis les
autres. Il ne fait pas de doute que son autorité est consentie. Il est le seul, toutefois, à
lui placer des limites. Il est le seul garant du sens. Certes, ses convictions l'ont
empêché de basculer dans une dérive qui aurait été contraire à la logique d'ouverture
qui fut la sienne. Cette vision du leadership explique le fonctionnement intérieur qui
se veut le moins bureaucratisé possible. "Les dispositions administratives se dérobent
dès qu'on est sur le point de saisir leur fonctionnement" écrit Jeanne Caron 1 . On
refuse de créer un appareil : tout doit reposer sur un réseau de rapports personnels.
L'amitié fait éclater les règlements administratifs. On est fier, au Sillon, de dire qu'il
n'y a pas de formalité d'inscription et de radiation. Un minimum de structures
administratives est mis en place : absence de comité directeur, mais des services.
Toutefois, il ne faudrait pas croire que le Sillon tend à l'anarchie ou à l'autonomie :
on condamne fermement toute structure fédéraliste, ce qui va entraîner le départ des
"fortes têtes" du Sillon : Marius Gonin, Charles d'Hellencourt, l'abbé Desgranges.
Sangnier fait valoir ce qu'il appelle le point de vue unitif. Il a beau s'en défendre :
cette structure non bureaucratisée, si elle empêche la routinisation du mouvement et
favorise "l'âme commune", permet, surtout à Sangnier de se réserver une grande
liberté de manoeuvre par rapport à une modification de la ligne du mouvement dont
il ne cesse justement de dire qu'elle est souple, ouverte sur l'avenir, ce qui explique la
1 Jeanne Caron, op. cit., p. 34.
414

fameuse absence de précision qu'on reprochait au Sillon : "Comment nos cadres
seraient-ils rigides alors que notre ligne de conduite est traversée par les
circonstances, que l'organisation toute entière est amenée à se transformer sans cesse
et que, par suite, nos amis ne sauraient utilement se spécialiser ?" Le Sillon est placé
devant un vrai dilemme : c'est "l'âme commune" ou la structuration du mouvement.
En proposant le Grand Sillon, Sangnier répond aussi à une volonté de ne pas
trancher.
6.2 LE SILLON COMME PROTODÉMOCRATIE
Le Sillon a ouvert un espace de politisation et de démocratisation au sein d'une
jeunesse socialisée par la famille, l'Eglise et l'école religieuse, trois structures
idéologiques extrêmement hostiles à ce type d'engagement comme à cette orientation
idéologique. Plutôt que de se contenter de souligner l'audace de l'effort (ou
l'impossibilité de la chose), il convient surtout de saisir pourquoi on discerne, malgré
les pratiques et les discours inonvateurs, la persistance de schèmes non-démocratiques
et anté-politiques résultant de la pesanteur de cette socialisation première massive.
C'est pourquoi il serait peut-être plus juste de considérer le Sillon comme une
structure intermédiaire, fonctionnant comme une protodémocratie, préparant ses
membres à s'entraîner à la démocratie politique par une éducation à la base. Il cultiva
le sens de la responsabilité à partir de conditions sociales, historiques et culturelles qui
n'y prédisposaient pas. Par ses méthodes, on peut le rapprocher d'un modèle
horizontal de démocratie qui, tout en usant d'un mode d'autorité charismatique, aide à
la transformation de la culture politique. Le Sillon fonctionna, finalement, à l'instar
d'une religion congrégationnelle - telle que Max Weber l'a identifiée - constituée
autour d'un groupe de croyants qui mettent l'accent sur les valeurs d'égalité et un haut
degré de participation. Cette perception a été peut-être à l'origine de l'inquiétude de la
hiérarchie vaticane qui ressentait que le Sillon était moins cette courroie de
transmission des enseignements de l'Eglise destinée à lui faire regagner une influence
parmi les secteurs sociaux les plus pauvres.
Il a accompagné la dissolution progressive d'une culture autoritaire à un
apprentissage de la démocratie que l'on pourrait qualifer de communielle.
Ce ne sont point tant les solutions proposées que le fait même de poser les
questions qui témoignent de cette conscience sociale en gestation. Côté populaire,
415

c'est une conscience militante subjective ; côté étudiants d'origine bourgeoise, il s'agit
dans ce processus d'abolir définitivement la bonne conscience, de substituer la justice
sociale à la charité religieuse. 2 Ainsi, dans les enquêtes sociales menées par les
sillonnistes, les questions, qui doivent être adressées à l'intéressé, vont bien au-delà de
la simple demande objective d'information. Ainsi, à propos des logements insalubres:
"Combien de pièces par famille?", "Combien de personnes couchent dans une même
pièce?"; à propos du loyer : "A quel prix se monte-t-il? Quelle proportion du salaire
représente-t-il?". Du niveau des personnes concernées, on passe à l'échelon des
pouvoirs publics: "Que peuvent faire l'Etat, les Départements, les communes? Les
sociétés privées?" 3 Ce militantisme peut avoir pour seule préoccupation le
mouvement lui-même considéré comme fin en soi : à propos du recrutement, on se
demande si les résultats sont appréciables. Les rapports de congrès, les protocoles de
réunion témoignent d'un effort de réflexivité systématique sur le travail qui
s'accomplit : "La conclusion est-elle toujours inspirée par un esprit vraiment
démocratique?", "L'amitié du Sillon existe-t-elle parmi vous?", "Avez-vous créé des
oeuvres économiques et sociales?"4
Avec le passage au "Plus grand Sillon", on note l'émergence de nouvelles
pratiques plus militantes. On fait moins d'enquêtes, moins de causeries. On se
préoccupe de formation, non plus seulement idéologique et religieuse, mais
essentiellement pratique. Un stage de formation est réuni, pour la première fois en
1907, à Soisy-sur-École. Si à l'ouverture et à la clôture, un prêtre vient fournir
l'aliment religieux par une lecture biblique, un commentaire ou un office, en revanche,
le reste de la journée est consacrée à des problèmes d'organisation et d'action
militantes, des prises de contacts entre différents Sillons. Le but est de structurer les
comportements, de rationaliser l'action militante, d'acquérir des compétences. On
constate également une intensification et une diversification des activités militantes :
moins de conférences, moins d'information, mais plus de présence dans les luttes
sociales. Il convient de mentionner les campagnes sociales menées à partir de 1907 :
contre l'exploitation de "celles qu'on oublie" : les ouvrières à domicile, les employées
2
Ce que confirme le témoignage postérieur de Mauriac qui, dans sa chronique en hommage à Sangnier
publiée au lendemain de sa disparition, témoigne de "cette bonne conscience de classe que Marc
Sangnier avait détruite en nous" (Le Figaro 5 juin 1950), réédité in François Mauriac, La Paix des
cimes…, op. cit., p. 210.
416

de confection ; contre l'exploitation des apprentis-boulangers qui travaillent la nuit.
En outre, on ne cherche plus, comme par le passé, à faire en sorte que ces luttes soient
monopolisées par le Sillon. Celui-ci entre dans le combat social aux côtés d'autres
organisations qu'ils ne chechent pas à absorber à la cause sillonniste.
Le Sillon cherche à s'intégrer dans les lieux où s'élaborent ces luttes sociales :
les syndicats, notamment. Il est significatif, à ce sujet, qu'entre les syndicats mixtes et
les syndicats "rouges", pluôt que de trancher en faveur de l'une ou l'autre des
formules, le Sillon se résoud à ne pas donner de consignes. L'implantation en milieu
syndical est considéré comme prioritaire : la pénétration du Sillon doit se poursuivre.
Un autre élément qui témoigne du passage au militantisme est le combat ouvertement
mené contre des forces avec lesquels la relation était ambiguë, du fait qu'on les
considérait toujours comme un vivier potentiel de recrutement, ce qui impliquait des
concessions dans le discours que nous avons analysées plus haut : cela est vrai, en
particulier, de l'Action Française et, surtout des Jaunes qui trouvent dans le Sillon leur
adversaire le plus farouche. Ces deux attitudes - d'un côté, l'entrée dans les syndicats
mixtes et rouges, de l'autre, la guerre déclarée aux syndicats jaunes - montre que le
Sillon est désormais plus clair dans l'affirmation de ses positions. Les ambiguïtés
disparaissent quand il s'agit de tactique et de stratégie. C'est par ces pratiques et par le
discours, ensuite, que le Sillon s'avère s'être positionné plus clairement.
Les pratiques influent sur le discours : les références unanimistes s'atténuent
au profit d'un discours plus combatif ; les références religieuses sont moins
dominantes, ou plus exactement, elles ne débordent pas du champ religieux. Pour
ainsi dire, on apelle un chat un chat : ce qui se fait au Sillon est moins désigné comme
de l'apostolat mais comme du militantisme. Les attentes sont révisées à la baisse : on
ne veut plus gagner la démocratie au catholicisme ; on demande à ce que l'on permette
aux catholiques d'apporter à la démocratie la force qui les pousse à agir pour elle.
Le "Plus Grand Sillon" a rempli une fonction de politisation et de
démocratisation en fournissant des ressources et un espace pour organiser l'action
collective, favoriser l'engagement dans des luttes sociales, faire l'apprentissage de
l'adversité. Ce travail contribue à mettre à mal l'unanimité et le consensus et à
intégrer le pluralisme des idées et des actions. Le Sillon est bien obligé d'apprendre
non seulement à débattre mais à combattre. L'expérience de l'hostilité a été très
3 3e Congrès régional de Saint-Brieuc, Sillon de Bretagne, 23-25 avril 1905, dossier MS 15.
417

certainement formatrice. Les pratiques de prise de parole, cultivées depuis les débuts
du Sillon, et celles qui sont liées à une intensité affective d'engagement dans l'action
ont joué un rôle essentiel dans la mise en cause d'éléments autoritaires venus de la
culture catholique en politique. D'autres partiques symboliques ont également apporté
leur contribution à ce processus :
L'affiche
C'est un instrument de diffusion pour grand public qui répond au souci
de l'efficacité, à la volonté de multiplier l'écho du mouvement, L'objectif est "affiché"
explicitement, gratuitemet, mise à la portée de tous. Il s'agit par là de "répandre nos
idées, nos méthodes, nos convictions et nos espoirs 4 ". Elles s'adressent à la foule et
prétendent parler "à sa raison et à son coeur". Elles ont également une fonction
d'agit-prop: "dans la rue, on s'est battue en face d'elles"; elles contribuent au débat
public et s'adressent à un auditoire populaire en vue d'établir avec lui une
communication directe sans médiateur dont l'accès suppose une certaine pratique
livresque : journal, revue. Mais au-delà de ses considérations immédiates et efficaces,
l'aspect littéraire est également pris en compte: "en réhabilitant l'affiche..., le Sillon a
créé comme un nouveau genre de littérature populaire". (A.S., 3). En fait, ce n'est
pas la considération esthétique qui est ici déterminante, mais le contenu de l'affiche.
La forme demeure secondaire: la lettre prime. Le Sillon ira plus loin que l'affiche
comme mode de transmission. En 1908, il ira même jusqu'à fabriquer une exposition
itinérante : un Musée des horreurs économiques, en mai 1908.
Les meetings contradictoires
Ils fournissent aux orateurs du Sillon l'occasion de s'adresser, et à des
personnalités politiques républicaines ou socialistes, et à leurs militants et
sympathisants venus assister à ces manifestations. Pour le Sillon et son leader, c'est
l'occasion de tirer parti du prestige des représentants républicains et socialistes qui par
leur présence lui confèrent une légitimité publique et l'admettent comme une force
avec laquelle il faut compter ; c'est l'occasion enfin d'élargir la diffusion des idées du
mouvement, d'atteindre ce public populaire dont il a besoin pour diffuser ses idées et
son oeuvre sociale et provoquer le changement dans leur rapport aux catholiques
tenus pour les ennemis les plus farouches de la République ; c'est, pour les
4 Les Affiches du Sillon, Editions Le Sillon, 1900, p.3ss..
418

sillonnistes, la mise en pratique de la tolérance à l'égard d'idées que l'on ne partage
pas.
La presse du Sillon
C'est un des vecteurs essentiels du militantisme sillonniste. Ses
développements confirment l'accroissement de sa ligne démocratique : intitulée
"revue d'action sociale catholique ", elle est reformulée comme "revue d'action
démocratique". Cette démocratisation n'est pas qu'une affaire de titre. Le type de
parution est significatif d'une préoccupation de moins en moins intellectuelle et de
plus en plus populaire : à côté du Sillon, revue bi-mensuelle, est apparu, à partir
d'octobre 1905, L'Eveil démocratique. D'abord bi-mensuel, le journal de 8 pages
devient à partir d'octobre 1906, hebdomadaire (avec une diffusion de 10, 000 puis
35000 ex. consécutif à la diminution du prix de vente - il est vendu au prix du Petit
Journal et du Parisien 5centimes). C'est en 1910 que paraît enfin La Démocratie
comme quotidien. Si cette évolution montre que l'on tient à toucher un lectorat de
plus en plus grand avec une mobilisation plus assidue qu'une revue de réflexion. Une
pratique militante conçue autour du journal s'est développé avec intensité. On invente
notamment des techniques de vente très diversifiées en vue d'assurer sa diffusion. On
crée des équipes appelés les "camelots de L'Eveil". Ils sont censés non seulement
vendre le journal à la criée mais, surtout, faire oeuvre de propagande active à la
sortie des usines comme à la sortie des églises. On pratique la vente en librairie sans
reprise. On demande aux sillonnistes qui partent en voyage en train de réclamer
systématiquement L'Eveil, afin qu'il soit commandé et disponible régulièrement dans
les bibliothèque de gare; Des concours sont organisés entre eux, chacun annonçant
son record de vente sur le témoignage de leur bonne foi uniquement. Les lecteurs
sont invités gratuitement à des conférences, des soirées musicales, des réunions
privées. Ajoutons également que l'imprimerie du journal fut conçue comme une
république sociale. Enfin, last but not least, la parution du quotidien La Démocratie
nécessita le lancement d'une souscription, à la fois pour des raisons de financement,
mais aussi pour mobiliser le lectorat devenu ainsi actionnaire du journal (dont 2500
abonnés avant le premier numéro). Autrement dit, la mobilisation militante s'infiltre
partout, formulée comme une application pratique de la démocratie. Si nous insistons
sur certaines de ces pratiques courantes dans une entreprise de presse, c'est qu'elles
finissent en quelque sorte à devenir un but en soi. C'est un militantisme qui se
développe, fondé sur le bénévolat ; il implique, bien évidemment, l'adhésion à la
419

cause, mais le lien avec l'apostolat ou la pratique religieuse devient une source
d'inspiration, non une préoccupation constante. Il suffit de consulter le Bulletin
d'action et de propagande pour se rendre compte du fait que la masse critique
d'action militante et la préoccupation des résultats dissipe, tant au niveau du
vocabulaire que des thèmes pésentés, la dimension proprement religieuse qui se fait
plus discrète, sans qu'il y ait eu un quelconque relâchement de la foi, uniquement par
les tâches à assurer. On n'eût jamais imaginé la préoccupation suivante aux débuts du
Sillon : "Il faut qu'elle le retrouve partout, l'Eveil démocratique, comme elle
rencontre à tout coin de rue la réclame du cacao Van Houten ou du chocolat
Meunier." (B.A.P., 10/1907, n°10).
6.3 DU SILLON AU "PLUS GRAND SILLON" JUSQU'À LA
JEUNE RÉPUBLIQUE
Si l'on considère l'histoire du Sillon depuis sa fondation comme mouvement
d'éducation populaire jusqu'à la constitution de la Jeune République en passant par
l'étape du Plus Grand Sillon, on peut en quelque sorte dresser, schématiquement trois
profils successifs de sillonnistes : le missionnaire, le militant, le politique.
La fondation, en 1912, de la Ligue de la Jeune République, succédant au "Plus
Grand Sillon", lui même héritier du Sillon, permit d'enregistrer une mutation nouvelle
qui agrandit le fossé avec ce qui fut l'orientation poursuivie au début du siècle. Ce
passage d'une forme d'action originale à une forme plus classique fut le fruit d'un
développement organique, brusqué par la décision pontificale. Même si on peut
penser que, tôt ou tard, Sangnier aurait été amené à examiner cette issue politique
pour sortir de la contradiction qu'il avait délibérément assumé dans le cadre du Sillon,
il n'en reste pas moins que cette transformation du Sillon en mouvement politique
briguant les suffrages des électeurs est intervenue prématurément. Sangnier n'avait
guère fini sa grande oeuvre pédagogique de socialisation politique de la jeunesse
catholique en direction de la démocratie chrétienne ni son oeuvre de coopération
militante et syndicale. La naissance de Jeune République en remplacement du Sillon
avait pour origine immédiate et directe la condamnation pontificale de 1910 : le pape
Pie X avait sommé Marc Sangnier de se soumettre et de se démettre ou bien alors
d'assumer la rupture avec l'Eglise catholique, apostolique et romaine, à l'instar de
Lamennais. Il était hors de question pour Sangnier d'envisager cette dernière
420

hypothèse. Ayant échoué à convaincre le pape de sa bonne foi et de l'utilité de son
mouvement pour la pérennité de la foi, il ne lui restait plus qu'à proclamer
ouvertement son obéissance au pape et décréter la dissolution du Sillon. A partir de
cette donnée irréfragable, l'alternative était simple : se retirer définitivement de toute
action publique ou bien continuer le combat du Sillon par d'autres moyens - plus
exactement, par le seul et unique moyen qu'il avait jusque-là réprouvé : la
constitution d'un parti politique, à l'exclusion de toute mission religieuse et de toute
vélléité d'accompagner et d'encourager le renouveau catholique qu'il avait pris en
charge. Curieusement, la sommation du pape obligea Sangnier à clarifier la nature de
son action, à mettre un terme à la confusion entre le temporel et le spirituel que
Sangnier avait placé au coeur de son projet. Ironie du sort, Sangnier était requis de
faire du "politique d'abord", de souscrire, malgré lui, à l'injonction maurassienne qu'il
avait toujours jugée étroite et partisane, comparée à l'ampleur de son projet. Toute son
action politique avait emprunté jusque là des voies indirectes - une action morale,
pédagogique, culturelle et religieuse - afin de contourner l'écueil du politique tenu en
suspicion par la jeunesse catholique. Du Sillon à la Jeune République, Sangnier était
ainsi passé d'une action tous azimuts à un type d'engagement uniforme, d'un apostolat
politico-spirituel à une fonction strictement parlementaire et législative. Le leader
charismatique, l'entraîneur d'âmes en était réduit à n'être plus qu'un député - un parmi
tant d'autres. A considérer cet itinéraire, on serait tenté de s'exclamer : "Tout ça pour
ça" ou encore "la montagne a accouché d'une souris". Si ce n'est que, très vite,
Sangnier prit la mesure de la distance qui le séparait de ses collègues. Malhabile à
user des procédés et des tactiques du député rompu aux mécanismes formels et
informels de la Chambre, il demeura radicalement étranger aux moeurs
parlementaires. De fait, il n'est pas surprenant de noter que, tout en conservant ses
fonctions de député, Sangnier s'est empressé de concevoir une nouvelle mission plus
conforme à son tempérament, débordant non seulement l'enceinte parlementaire, mais
aussi le cadre franco-français : l'amitié entre les peuples, la réconciliation avec
l'Allemagne, le pacifisme, la fondation des auberges de jeunesse pour favoriser la
rencontre entre les jeunes de tous les pays. Au demeurant, à propos de son expérience
de député, il exprima, de manière à peine voilée, son sentiment de dissidence
intérieure "dans ce petit monde clos qu'est le monde politique, (...) dans ce milieu
421

mouvant, souple, fuyant, où l'on s'enlise5 ". Certes, il disposait de l'arme redoutable - la
compétence primordiable pour tout député illustre de la Troisième République :
l'éloquence ; doté de cette qualité, il pensait, par ce biais-là, exercer son charisme et
convaincre les représentants de la nation souveraine comme il avait charmé ses
auditeurs. Car Sangnier, c'était une voix, comme en ont témoigné ses compagnons et
disciples, tel Edmond Michelet, une des figures du M.R.P. sous la Quatrième
République, puis du gaullisme sous la Cinquième. 6 Il s'avérait - pouvait-on en douter ?
- que sa force de conviction convenait plus à un auditoire recueilli de jeunes
catholiques qu'à des députés chevronnés.
Le passage du Sillon à la Jeune République mérite réflexion : Sangnier
substituait, en effet, à un organisme dont le succès dût beaucoup à ses méthodes et au
charisme de son leader ainsi qu'à l'esprit de corps qui y régnait, une structure partisane
dont les instruments étaient, cette fois, tout à fait conventionnels : campagne
électorale, activité militante routinière, action législative. On peut y voir, à coup sûr,
l'effet du vieillissement des militants : les jeunes célibataires se sont mariés, ils ont
fondé une famille, ils ont des préoccupations économiques et professionnelles qui ont
eu raison de leur dévouement sans limites et excluent, en particulier, ce régime
disciplinaire auquel ils avaient alors consenti. Peut-être avaient-ils perdu l'ardeur
militante de leur jeunesse ? Du Sillon à la Jeune République, les structures diffèrent,
et avec elles l'esprit : de l'idéalisme au parlementarisme, de la communion à la
délibération, d'une certaine manière de faire de l'engagement socio-politique un
absolu à une pratique qui exige compromis et arrangements, ne pourrait-on dire que la
Jeune République est l'antithèse du Sillon? Après avoir longtemps pensé que la notion
de parti était étrangère et même contraire à une doctrine qui se voulait totale, globale
et absolue, voilà que Sangnier l'assumait, cherchant à nouer des alliances politiques.
Après avoir proposé une refonte de la société et de la démocratie - le règne social du
Christ comme l'avait formulé Ozanam en son temps, - dans laquelle la religion est le
pivot du système, il évoluait vers une conception plus symbolique, plus souple de la
5 Marc Sangnier, Autrefois..., Paris, Bloud et Gay, 1937, p. 222 et 223. Sangnier pose, un peu plus loin,
la question rhétorique : "S'il me fallait choisir entre ce travail de conquête ardent et passionné auquel
j'ai donné ma vie, depuis que je suis un enfant, depuis la "Crypte" du Collège Stanislas ou les
casernements de l'Ecole Polytechnique et l'honnête et consciencieux labeur du député professionnel,
comment pourrais-je avoir une seconde d'hésitation ?" (22 novembre 1920, p. 233).
6 Jean Charbonnel, Edmond Michelet, Paris, Beauchesne, 1988, p. 59.
422

foi, où sans perdre de son importance normative, le facteur politique cessait d'être
déterminé par le facteur religieux : il suffisait qu'il en soit inspiré.
La manière qu'avaient eu les sillonnistes de concevoir la foi en politique non
par une série de revendications répondant à leurs intérêts temporels, mais par des
aspirations utopiques et transcendantes donna à leur engagement une dimension
d'amitié si étrangère au modèle de politique entendu comme domination et rapports de
forces au point d'apparaître comme un sentiment antépolitique alors même que son
contraire - la haine et le ressentiment - a été identifié au coeur de la doctrine
nationaliste, du populisme antisémite et de la pensée contre-révolutionnaire.
Cette conception de l'engagement comme amitié fut là la clé du succès
interne du Sillon, mais aussi bien la source de son échec dans l'espace public
proprement dit. Car, paradoxalement, mais inévitablement, si les membres du Sillon
ont conservé de leur formation un souvenir impérissable, lequel aidera énormément à
la constitution d'une mémoire sillonniste léguée à la génération suivante ; s'ils se sont
constitué un capital d'expériences, de combats et de slogans qui laisseront des traces
durables dans leur sensibilité politique future lors du Front populaire - pour le soutenir
-, et sous l'Occupation - pour la combattre - en revanche, ils auront manqué leur
insertion politique dans la cité en se tenant à part dans le confort d'une organisation où
ils se retrouvaient entre eux. Autrement dit, en même temps qu'ils poursuivaient
l'objectif de désenclaver les catholiques dans la cité, de les faire sortir de leur
"splendide isolement", voilà qu'ils se retrouvaient, du fait de l'intensité de l'expérience
vécue au Sillon, exposée à la tentation de demeurer à l'écart au lieu de participer à la
"Grande Mêlée". Il y avait contradiction à souhaiter la participation dans la cité
démocratique, tout en maintenant une structure non seulement confessionnelle, mais,
de plus, fermée sur elle-même.
L'intuition profonde de Sangnier fut de comprendre qu'après l'étape de
l'engagement sublime, l'heure était à l'engagement au quotidien ; après la période
mystique, devait advenir l'ère du politique, sans qu'il y eut dans cette mutation le
déclin que Péguy y discernait nécessairement. Le Sillon avait été une expérience
visant à former une communauté chrétienne militante dans l'espace public, puis à faire
de cette réorganisation, un levier de reconstruction sociale animé par une conception
de la solidarité et de la justice tirée d'une lecture des Evangiles. Sangnier avait pris
acte de l'impossibilité de parvenir à ces fins.
423

Ce changement de perspective était-il aussi soudain ? Non, avant même la
condamnation du Sillon, Sangnier avait commencé à reconnaître l'autonomie du
politique par rapport à la sphère religieuse : au moment du "Plus grand Sillon", il avait
compris que la rançon inévitable de son souhait d'extension exigeait la
déconfessionalisation ; il lui fallait parler moins au nom des catholiques qu'au nom
des chrétiens, et moins au nom des chrétiens qu'au nom du monothéisme, s'il voulait
attirer au Sillon juifs et protestants. Enfin, il prit conscience que dans la sphère
politique, ce qui importe est moins l'identité confessionnelle que le partage d'idées et
des valeurs fondamentales de la cité. Ainsi reconnaissait-il être plus proche de
républicains athées que de croyants militants à l'Action Française, au moins en ce sens
qu'il y avait place avec les premiers à un travail commun malgré les différences, alors
qu'avec les seconds, la foi qui les unissait était impuissante à leur inspirer une
collaboration dans les domaines politique et social. Toutefois, si le passage au "Plus
grand Sillon" avait marqué une nette croissance des pratiques militantes au détriment
de l'enthousiasme et de l'apostolat sillonnistes, une restructuration idéologique dans le
sens de la démocratie, en revanche, le style de leadership de Sangnier ne fut guère
remis en question. Ce mode de fonctionnement était concevable et visiblement
nécessaire pour garantir la conversion démocratique dans un contexte qui n'y
prédisposait guère, dans les premières années du mouvement. Or, les exigences d'un
"Plus grand Sillon", l'ouverture à d'autres personnalités, à d'autres groupes qui
n'étaient pas nés dans le Sillon, mais venaient le rejoindre avec leur histoire, leur
tradition, leurs attentes, auraient du impliquer une révision dece style, une collégialité
reconnue et effective. Elle n'eut pas lieu. Sangnier demeurait le chef charismatique
incontesté et incontestable.
La mutation du Sillon sous la forme de la Jeune République retrace le
parcours qui conduisit des militants initialement méfiants à l'égard de l'action
politique à envisager celle-ci comme une dimension incontournable - ce qui pose bien
sûr le sort de la variable chrétienne dans le processus. Le Sillon avait tenté une
politique chrétienne en dehors du champ politique. Prenant acte de l'échec d'une
expérience politique étroite menée par les élites dirigeantes du catholicisme libéral
dans la mesure où elle débouchait assez vite sur la défense des intérêts de l'Eglise au
mépris d'une stratégie politique globale et sur l'aliénation de l'opinion, puis de l'échec
d'une stratégie sociale prise en charge par le catholicisme social, le Sillon reprit à son
compte, en l'adaptant, la démocratie chrétienne, espérant dépasser les contradictions
424

suscitées par chacune de ces deux expériences 7 . Le Sillon parcourut donc le chemin
remontant du social au politique.
Sangnier avait caressé l'espoir d'une prolongation de l'union sacrée aprèsguerre,
mais très vite, le paysage politico-social fut à nouveau structuré en deux blocs
: socialisme contre capitalisme. Il maintint intact son voeu - son rêve - de transformer
un paysage politique idéologiquement consolidé en s'y faisant une place de médiateur.
En vain. Le Sillon avait eu trop d'adversaires à l'intérieur comme à l'extérieur de
l'Eglise : le clergé conservateur et les fidèles qui les suivent aveuglément, mais aussi
l'aristocratie, l'armée, la bourgeoisie, l'intelligentsia anticléricale. A l'extérieur, la
difficulté de la "troisième voie" démocrate-chrétienne lancée par Sangnier fut, plus
que jamais, d'être en permanence prise entre deux feux - celui du républicanisme
progressiste et du catholicisme conservateur. A l'intérieur, elle se trouva tiraillé entre
une aile gauche plus prompt à critiquer le capitalisme et l'individualisme, et une aile
droite plus encline à stigmatiser les méfaits du collectivisme. Comment la Jeune
République aurait-elle pu s'imposer ? Le Sillon, en son temps, avait tout au plus
fonctionné comme un aimant auprès de quelques éléments du prolétariat et de
l'intelligentsia catholiques. Le refus de l'Eglise de lui apporter son soutien diminua
considérablement ses chances de devenir une organisation de masses. Mais au moins
Sangnier pouvait-il se féliciter d'un travail qualitatif de formation auprès de ses
compagnons, tandis qu'en choisissant la voie politique, le sort de la Jeune République
était inévitablement suspendu à ses prouesses électorales. Animé dans le cadre du
Sillon par une utopie généreuse, le passage aux affaires courantes dans le cadre de
Jeune République allait priver les héritiers du Sillon du ressort idéaliste et mythique
qui avait fait son succès. Sangnier n'allait pas tarder à s'en rendre compte lui-même :
ayant embrassé la carrière politique comme leader de la Jeune République et député à
l'Assemblée nationale, Sangnier éprouva la nostalgie de l'expérience sillonniste. Il
n'était pourtant plus possible de la reproduire tel quel dans le cadre d'un parti
politique. Aussi bien vite, il se reporta sur une autre vocation, laquelle lui redonnerait
ce souffle et cette ferveur dont il avait besoin par tempérament et conviction : être un
volontaire de la paix et se vouer corps et âme à la cause pacifique de l'entente entre les
peuples. Lorsqu'il soumit aux instances de Jeune République cette alternative, il laissa
7 Catherine Brice, "Essai d'une politique chretienne en Europe jusqu'en 1914", in Pascal Ory (dir.), op.
cit., p. 444.
425

le parti qui refusait de le suivre dans cette nouvelle orientation extérieure, poursuivre
sa logique de politique intérieure.
Avec la création de Jeune République, l'ambiguïté constitutive de l'identité du
Sillon était levée. Celui-ci n'avait pas dissimulé la visée intégraliste de son projet :
édifier une société chrétienne, inspirée, guidée, mais non dirigée par l'Eglise. C'était la
seule concession du Sillon initial. Ce qui le rendait possible, croyait-on au Sillon,
c'est que, pour être pleinement chrétienne, cette société devait être … démocratique.
Ceci devait, pensait-on, réduire l'écart avec les Républicains d'en face, puisqu'on
travaillait, de part et d'autre, au même idéal. Cepedant, dans la pratique, Sangnier
avait besoin pour réussir du concours de l'Eglise. Son hostilité lui imposait l'adoption
de la seule ligne lui permettant de poursuivre son action : celle de la distinction entre
les deux sphères. Plus de projet global, pas même le repli sur la défense des intérêts
catholiques, mais l'acceptation de la sécularisation, de la différenciation ; et la
participation de catholiques à l'édification démocratique et républicaine par le biais
d'un parti. Le Sillon avait à l'origine des préoccupations ecclésiales et était l'objet
d'une influence cléricale. La Jeune République était un mouvement politique et
séculier, non ecclésiastique et non clérical. Un parti comme les autres.
426

CONCLUSION
"Marc Sangnier a paru vaincu, mais l'Histoire l'a justifié, et avec quel
éclat! Tout ce qui est venu après lui du mouvement social catholique lui doit
en partie la vie. Le grain de sénevé enfoui dans la crypte du collège Stanislas
où Marc réunissait ses premiers fidèles est devenu ce grand arbre, et les
oiseaux du ciel y font aujourd'hui leur nid."
François Mauriac 1
"Nous avons écrit le mot de totalitaire. Ce n'est pas par hasard. Il y a
quelque chose de curieusement pré-totalitaire dans le Sillon : culte du chef,
culture des émotions collectives, épurations successives des dissidents (…),
emprise totale du mouvement sur toute la vie et tous les instants de la vie,
emploi systématique des procédés de propagande, organisation d'un groupe
d'élite."
Joseph Folliet 2
Mouvement d'éducation sociale, mais aussi politique et religieux, le Sillon
relève d'une histoire de l'éducation populaire au XIXème siècle 3 , d'une histoire politique
de la Troisième République 4 ou encore d'une histoire des idées. 5 Et c'est, bien
évidemment, dans le cadre d'une histoire religieuse de la France contemporaine 6 que son
importance est particulièrement mise en valeur. Cependant, une vision limitée à une seule
1 Francois Mauriac, "Marc", Le Figaro, 5 juin 1950, reedite in Francois Mauriac, La Paix des cimes…, op.
cit., p. 210.
2 Joseph Folliet, "Essai de jugement equitable sur le Sillon", Chronique sociale de France n°2, mars-avril
1950, ( "Le cinquantenaire du Sillon"), p. 120-128. Il convient de signaler que cette citation n'est pas
indicative du jugement global de l'auteur qui s'est effectivement attache a dresser un bilan equitable du
Sillon, mais seulement du passif. Sur l'actif, Joseph Folliet ne tarit pas d'eloges, comme Mauriac.
3cf. Benigno Caceres, Histoire de l'education populaire, Paris, Le Seuil, coll. "Peuple et culture", 1964, p.
63-69. Genevieve Poujol, L'education populaire : histoire et pouvoirs, Paris, Editions Ouvrieres, coll.
"Economie et humanisme", 1981, p. 67-106.
4cf. R.D. Anderson, France 1870-1914 Politics and society, Londres, Routledge, 1977.
5 Pascal Ory (dir.), Nouvelle histoire des idees politiques, Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1996.

dimension fausse le jugement et ne restitue du Sillon qu'une image partielle
correspondant à l'approche adoptée. Aussi avons-nous nous avons cru bon dans cette
thèse de dégager l'aspect synthétique qui traverse la démarche et l'activité du Sillon et de
discerner son originalité à travers le prisme de l'histoire culturelle, plus englobante, par
définition, qu'une approche traditionnelle comme l'histoire des idées. Ce choix nous a
permis d'isoler l'aventure politique et spirituelle singulière du Sillon ; de rendre compte
de cette expérience qui s'est simultanément et conjointement déroulée au plan
idéologique, social et éducatif en termes de sensibilité et sociabilité impliquant
représentations et imaginaire, visions du monde et pratiques collectives ; et d'expliquer
enfin le décalage entre le discours tenu par les sillonnistes et la mentalité qu'ils
manifestent, qui n'est pas toujours adéquate.
7.1 UNE DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE ÉPURÉE
Pour évaluer l'oeuvre et l'action du Sillon, il nous est apparu plus fertile de tester
l'hypothèse de l'invention d'une sensibilité politique à partir de la culture démocrate
chrétienne, dont Sangnier fut à la fois l'héritier et le rénovateur. Cette sensibilité
démocrate chrétienne existe déjà lorsqu'il fait ses premiers pas dans l'action publique, et
lorsqu'il la reprend à son compte, elle est encore partielle, confuse, ambiguë ; elle tâtonne
surtout, et c'est ce tâtonnement que nous avons voulu repérer, vers ce qui fut finalement
la contribution essentielle du Sillon : dégager progressivement la démocratie chrétienne
en France de l'intransigeantisme, de l'antirépublicanisme et de l'antisémitisme qui l'avait
fortement marquée depuis son renouveau à la fin des années 1880. Prenant peu à peu ses
distances vis-à-vis de cette démocratie chrétienne-là incarnée par Albert de Mun, Jacques
Piou, Léon Harmel, La-Tour-du-Pin, Sangnier l'a arraché à cette ambiguïté constitutive
pour l'associer et l'arrimer définitivement non seulement à la démocratie, mais à la
République, dépassant dans son apologie du régime le simple Ralliement pragmatique
auquel le pape Léon XIII avait convié les catholiques français. Cette consécration de la
6Adrien Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, Paris, Flammarion, 1951 ; Andre
Latreille et Rene Remond, Histoire du catholicisme en France, Paris, Spes, 1963 ; Gerard Cholvy et Jean-
Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, Toulouse, Privat, 1986.
428

République, telle que le Sillon l'a assumée et traduite en acte, a été définitive, au point
que la démocratie chrétienne réactionnaire et antilibérale s'est peu à peu dissoute et que la
notion elle-même a fini par être identifiée à cette tendance que lui a imprimée Sangnier.
En ce sens, l'historien américain Philip G. Nord 7 avait tout à fait raison de dénoncer la
confusion entretenue par le M.R.P. qui, pour se construire une légitimité historique, se
réclamait d'une démocratie chrétienne fin-de-siècle recomposée à l'image du Sillon,
occultant ainsi les tendances protofascistes dominantes constitutives de cette démocratie
chrétienne encore largement antimoderniste et intransigeante. 8
Il convenait aussi, dans l'esprit de notre recherche, de dégager, dans la première
partie, les processus de reconstruction et de sélection opérés par le Sillon dans la
sensibilité catholique du XIXème siècle français en vue de fonder son enracinement dans
une tradition qu'il récupère et de marquer sa différence à l'égard d'une démocratie
chrétienne, somme toute, fort peu démocrate et d'une démocratie républicaine trop peu
unanimiste. Dépassant de la sorte le conjoncturel et l'événementiel, autrement dit le court
terme privilégié par une approche strictement politique, nous avons souhaité plutôt
élargir notre champ de vision par une perspective multi-décennale, et ce, en reprenant en
aval la part d'héritage assumé par le Sillon: Lamennais, Lacordaire, Montalembert,
Ozanam, Gratry vis-à-vis desquels la filiation fut ouvertement revendiquée. A partir de
là, nous avons jugé essentiel d'examiner les mécanismes de circulation, les processus de
réception et les perceptions d'affinités et de correspondance qui dessinent les contours de
cette sensibilité in progress en nous tournant du côté de Blondel.
L'histoire du Sillon est l'histoire d'un itinéraire qui nous renseigne, in vivo, sur les
processus de changement ou plus exactement de conciliation et de négociation entre idées
anciennes et idées neuves. A moins d'une conversion qui résulterait d'une illumination,
d'une révélation, les révolutions brutales, les ruptures fracassantes avec des convictions
7 Philip G. Nord, "Three Views of Christian Democracy in Fin-de-Siecle France", Journal of Contemporary
History vol. 19, 1984, p. 713-727.
8 Le symbole le plus manifeste de la continuite reliant le Sillon et la Jeune Republique au M.R.P. fut la
nomination, a l'unanimite, de Marc Sangnier comme president d'honneur du nouveau parti.
429

taillées dans le roc de l'histoire sont de courte durée et superficielles. Les ruptures
absolues comme les continuités dogmatiques sont des leurres pour ne pas dire des
mythes. L'histoire est plutôt une longue série d'accommodements et de compromis, de
tiraillements, et fatalement de contradictions: entre, d'une part, les modifications qui
s'opèrent, les nouvelles perspectives qui s'ébauchent et qu'il faut accompagner avec
prudence et d'autre part, les traditions qui, surtout lorsqu'elles s'appuient sur des
références religieuses, conservent une pesanteur, une stabilité, qui tendent à restreindre
l'amplitude du changement. Et cependant la mutation n'en est pas moins nette, la mue
finit par s'accomplir et comme souvent, le résultat se trouve être à distance - en deçà, ou
au-delà selon son tempérament - de ce qui a été escompté et espéré par ceux qui ont
voulu faire l'histoire. Sangnier a cru proposer une voie qui permettrait de maintenir
ensemble les deux France - celle qui croyait au ciel, celle qui n'y croyait pas. Il pensait
ainsi maîtriser la sécularisation à la française, freiner la laïcisation générale, si ce n'est
des institutions, du moins celle des âmes, dans laquelle il voyait une fausse route et une
illusion pour la santé et la vitalité même de la démocratie : une fausse route parce que
sans l'irrigation par une substance religieuse, la démocratie française perdrait son âme et
verrait le lien social s'effilocher au profit d'un individualisme solipsiste sans restriction ni
aiguillon ; une illusion parce qu'à ses yeux, il était vain de prétendre réduire le fait
religieux à une affaire privée et de prévoir, à moyen et long terme, la disparition du
religieux, fût-ce au coeur d'une société remodelée et transformée par l'héritage des
Lumières et l'empire de la Raison.
Le Sillon est l'histoire contrastée de résistances et de fidélités, fidélité à la religion
catholique, résistance à ses implications politiques traditionnelles, et l'essai de dégager
une alternative à la rupture radicale maintenue par l'Eglise depuis la Révolution française.
Sangnier fut capable d'élaborer à partir d'une référence fondatrice au catholicisme comme
paradigme de la civilisation une doctrine et une action démocratique républicaine visant à
intégrer la modernité et non plus à la récuser dans son ensemble.
Par cette confrontation pacifique entre la démocratie et le christianisme,
Sangnier put proposer aux catholiques une version spécifique de la démocratie et élaborer
une culture politique originale basée sur des principes et des pratiques de solidarité
communautaire et sur l'intégration du moderne et du traditionnel.
430

7.2 OPINION DÉMOCRATIQUE ET MENTALITÉ RELIGIEUSE
Si le Sillon est, comme nous le pensons, à l'origine d'une acculturation à la
politique et à la démocratie qui, après avoir chassé les ambiguïtés qu'il charriait à ses
débuts, a pleinement intégré l'idée républicaine, occupé tout le champ démocrate chrétien
au point de lui imposer sa définition normative, il nous est apparu tout aussi important de
montrer que cette réception de l'idéal démocratique a aussi un envers : cette autonomie
progressive du Sillon vis-à-vis de ce que représentait la démocratie chrétienne, autrement
dit l'affirmation de son identité propre, ne fut pas linéaire. Le Sillon a produit, lui aussi,
ses propres contradictions, sources nouvelles de confusion et d'ambiguïté autour des
choix à opérer entre politique et mystique, religion et religiosité, organisation et
spontanéité, participation et autorité, société et corps. Au regard d'une définition
rigoureuse et restrictive, en un mot, libérale, de la démocratie, l'idéal claironné par le
Sillon et la pratique qui s'est consolidée en son nom ne sont pas sans avoir suscité
problèmes et paradoxes qui ont conduit inévitablement à des crises tant avec l'Eglise
soucieuse de contrôler cette action accomplie par des catholiques déclarés qu'à l'intérieur
du Sillon pour des raisons qui tiennent à la fois aux tempéraments, aux pratiques et aux
décisions à prendre concernant le développement du mouvement. En un mot, cette
acculturation à la politique et à la démocratie a emprunté des chemins de traverse : c'est
l'objectif de cette thèse que d'en suivre le tracé, les avancées aussi bien que les limites, les
accidents de parcours. Nous avons privilégié le discours qui a été le vecteur essentiel de
cet apprentissage négociant en permanence avec le discours religieux fondateur ; ainsi
qu'un faisceau de pratiques qui constituent, chacune étudiée séparément les différentes
parties de cette thèse. Comment faire de la politique tout en étant persuadé qu'on n'en fait
guère, jusqu'à finalement l'assumer ? Tel fut le pari du Sillon. Comment être démocrate et
républicain tout en déclarant vouloir poser une autre pierre de fondation à cette
République que celle de la Raison, de la Science et du Progrès uniquement ? Peut-on être
républicain sans être voltairien ? Une République intégrant une dimension religieuse est-
elle possible ? En ce sens, l'histoire du Sillon est une affaire complexe. Car si, en
431

apparence, c'est l'histoire d'une mutation idéologique vers le camp et les idées de
l'adversaire historique de l'Eglise depuis la Révolution française accomplie par des
personnes qui entendaient demeurer fidèles en bloc au credo catholique romain, il faut
bien comprendre que tout se joue autour du rapport, dynamique de surcroît, entre cette
mutation et cette fidélité, autrement dit, entre une opinion politique et une mentalité
religieuse qui doit la rattraper et s'y adapter. Cette mutation démocratique et cette fidélité
religieuse ne sont pas, en effet, conçues par les sillonnistes comme deux dimensions de
l'existence étanches, étrangères l'une à l'autre, jouissant, chacune dans sa sphère, d'une
indépendance absolue. Elles ne sont pas juxtaposées, mais pensées et vécues comme
interdépendantes. La mutation démocratique n'a rien d'un ralliement pur et simple par
commodité ou reniement ; ce n'est pas non plus une réception en bloc : l'adhésion de
coeur et d'esprit aux valeurs, pratiques et institutions de la République que revendique le
Sillon s'accompagne d'une volonté expresse d'y apporter en retour ses propres valeurs,
institutions et pratiques tirées de la manière qu'ont les militants de vivre la foi. En offrant
ce supplément d'âme à la démocratie française, le Sillon nie être animé par la secrète
volonté de pervertir, de récupérer et de détourner la démocratie au profit de l'Eglise. Il
s'agit de fournir le socle nécessaire à l'accomplissement même de l'idéal démocratique de
justice et de liberté. Bien sûr, une République nourrie par le message du Christ aurait
facilité et garanti la participation sans arrière-pensées des catholiques au régime,
harmonisant ainsi la dissonance cognitive et affective envers une démocratie honnie
mariée à la foi vénérée. Mais dans l'esprit du Sillon, il n'était pas question de se contenter
de poser l'objectif ultime d'une République qui substituerait au fondement athée et
matérialiste de ses origines cette nourriture spirituelle chrétienne. Il fallait hic et nunc
qu'un type de militantisme original le préfigure afin que l'engagement démocratique
n'apparaisse pas aux yeux des catholiques eux-mêmes comme un arrangement
pragmatique, mais bien comme une résultante directe de la foi. Puisque la démarche
entreprise consistait, par rapport à l'état d'esprit catholique dominant, à franchir le
Rubicon, l'engagement démocratique se devait d'être total, de laisser une trace indélébile
dans l'existence de celui qui est passé au Sillon. Embrasser la démocratie ne pouvait être
une simple formalité et se réduire à une adhésion doctrinale. Cela devait nécessairement
déboucher sur une action qui ne serait pas la simple reproduction de ce qui avait cours
432

dans d'autres associations à finalité similaire. A bien des égards, l'engagement exigé
ressemble à celui d'une secte (ou d'un ordre). On y retrouve la ferveur, le dévouement
total pour l'oeuvre commune ainsi que la confiance et l'admiration pour le leader
charismatique - Marc Sangnier.
Qu'il y ait eu tension entre le fonctionnement du Sillon et ce que l'on identifie
par démocratie libérale est indubitable. Il reste cependant que même des formes de
sociabilité traditionnelles comme les patronages ont pu devenir des instruments de
politisation ; c'est dire l'importance des superstructures culturelles comme médiation vers
le politique et comme véhicule du changement de loyauté politique et lieu d'acculturation
politique. Cette évolution fut, en conséquence, marquée par des avancées et des
réticences, des élans et des résistances, par une recherche issue de l'expérience même ;
c'est autant sinon plus dans les pratiques qui ne relevaient pas directement du politique
que cette évolution s'est accomplie. C'est pourquoi le recours à l'histoire des idées ne
suffit pas à expliquer le cheminement sillonniste.
7.3 LE SILLON DANS L'HISTOIRE
Il reste à évaluer la portée du Sillon. Cette appréciation qui ne peut être que
nuancée pose un problème méthodologique : qu'est-ce qui dans le catholicisme français
au XXe siècle est issu directement de l'expérience sillonniste, qu'est-ce qui lui est en
partie redevable, et finalement qu'est-ce qui dans le Sillon et la démocratie chrétienne est
resté inabouti et a empêché l'implantation durable d'un courant démocrate chrétien en
France jusqu'à nos jours ?
Il est frappant de constater la diversité des évaluations concernant la postérité à
long terme du Sillon, bien que tous soulignent que son importance dépasse de beaucoup
les repères chronologiques de son existence officielle réduite à quinze ans. Hervé Hamon,
dans son récit historique consacré à la deuxième gauche, discerne dans le Sillon de
Sangnier l'origine d'une dynamique qui aboutira au syndicalisme confessionnel 9 tandis
9 Herve Hamon et Patrick Rotman, La deuxieme gauche, Paris, Seuil, coll. "Politique", 1984.
433

que René Rémond y décèle un "socialisme latent". 10 De son côté, Georges Weill,
s'interrogeant sur les origines idéologiques du Sillon, estime qu'elles scellent "l'union du
catholicisme libéral et du catholicisme social". 11 Même s'il reste un peu vague, Gérard
Cholvy reconnaît que le Sillon (ainsi que l'A.C.J.F.) "engagent l'avenir du catholicisme
français beaucoup plus que les contemporains ne peuvent l'imaginer." 12
Le témoignage des contemporains est on ne peut plus laudatif. L'historien et
critique littéraire Henri Guillemin, plus enclin à déboulonner les statues qu'à les ériger,
fait exception à sa propre règle dans son Histoire des catholiques français au XIXème
siècle en terminant l'ouvrage par un ultime paragraphe saluant la naissance du Sillon à
l'aube du XXème siècle : "Aussitôt accueilli par les haines furieuses de la droite, le
Sillon, où revivait l'esprit de Lacordaire et d'Ozanam, allait contribuer à changer le climat
spirituel de la France 13 ". Connu pour sa propension à toujours débusquer ce qu'il y a de
timoré et de réactionnaire chez les grands esprits, Guillemin fait un éloge qui peut
surprendre de sa part tant il cultive le compliment avec parcimonie. Il n'eût pas été
difficile pour cet esprit fougueux et iconoclaste, rebelle aux idoles, d'aligner quelques
sources privées ou publiques, comme il aime à le faire dans sa démarche critique, pour
démontrer, citations à l'appui, le caractère extrêmement relatif de la conviction
démocratique des sillonnistes en général et de Sangnier en particulier. Le changement
qu'il impute au Sillon n'est pas de type idéologique ou politique mais spirituel. Le mot est
un peu passe-partout et il s'agit, en fait, d'un changement de sensibilité qui va se diffuser
dans une certaine confusion volontaire, dans un certain à peu près, vague et généreux et
qui se répand même lorsqu'on n'est pas sillonniste. Le témoignage d'Etienne Gilson est, à
cet égard, très éclairant sur la réputation que pouvait avoir le Sillon au-delà du cercle des
adhérents immédiats : "Je n'avais jamais vu Marc Sangnier, je n'ai jamais assisté à une
10 Jacques Le Goff et Rene Remond, Histoire de la France religieuse, tome 4, Paris, Le Seuil, 1992, p. 126.
11 Georges Weill, Histoire du catholicisme liberal en France, 1828-1908, Paris, Librairie Felix Alcan,
1909, p. 238.
12Gerard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France..., op. cit., p. 92.
13 Henri Guillemin, Histoire des catholiques francais au XIXe siecle, Geneve, Au milieu du monde, 1947,
p. 392.
434

seule réunion du Sillon, aujourd'hui encore je n'ai jamais lu un seul article sorti de sa
plume. Je n'étais pas du Sillon, ni d'ailleurs d'aucun autre groupe politique, mais nous
étions nombreux à nous sentir unis de coeur à ce Marc Sangnier et solidaire de lui dans
ses luttes. Nous savions seulement, mais c'était assez pour nous, qu'à l'encontre d'un
catholicisme encore politiquement lié à l'Ancien Régime, Sangnier voulait donner en
France droit de cité à un catholicisme social, tourné vers le peuple et sincèrement
républicain. (..) Fils, pour la plupart, de petite bourgeoisie chrétienne et républicaine,
nous savions seulement qu'il y avait quelque part un républicain chrétien qui se battait
pour nous 14 ". Enfin, François Mauriac qui, jeune homme, était passé par le Sillon et en
avait conservé un souvenir indélébile qui nourrit ses engagements politiques ultérieurs
comme ceux de ses compagnons déclara dans l'hommage nécrologique à son premier
mentor : "Ceux qui l'ont entendu ont pu être plus ou moins fidèles à la réponse qu'ils lui
ont donnée. Mais il n'en est aucun qui n'en ait été marqué, et à jamais." 15
7.4 LE SILLON A-T-IL ÉCHOUÉ ?
Et pourtant, évalué en fonction de ses objectifs d'ordre religieux et politique, le
Sillon paraît globalement avoir échoué: christianiser la République et rechristianiser la
classe ouvrière, d'une part; amener parallèlement les catholiques à la démocratie et
démocratiser l'Eglise elle-même. Il est vrai que Sangnier avait vu grand.
1) Christianiser la République ? Un siècle après la naissance du Sillon, c'est le
catholicisme lui-même qui se débat pour maintenir non seulement une communauté de
croyants qui s'amoindrit de génération en génération, mais aussi des symboles, des
repères, des pans entiers de référence culturelle qui disparaissent progressivement de la
conscience et de la mémoire collectives. Inversement, la laïcité à la française, si elle a
perdu l'aspect militant et outrancier qu'elle avait au début du siècle lorsqu'elle avait à
14 Etienne Gilson, Le Philosophe et la theologie, Paris, Librairie Artheme Fayard, 1960, p. 64-65.
15 Francois Mauriac, "Marc", La paix …, op. cit, p. 210.
435

combattre une Eglise encore puissante 16 , est restée non seulement une réalité juridique
qui fait, aujourd'hui, l'unanimité de l'opinion française, de la classe politique et même de
l'Eglise de France, mais aussi une culture politique, une sensibilité culturelle toujours
vigilante et prête à riposter toutes les fois qu'elle perçoit des menaces provenant des
Eglises. 17
2) Rechristianiser la classe ouvrière ? Là aussi, le bilan est sévère. Il ne reste
pratiquement plus rien des institutions qui avaient incarné le catholicisme social au début
du siècle et dans l'entre-deux guerres : les syndicats confessionnels se sont sécularisés, tel
la C.F.D.T., tandis que ce qui est resté de la C.F.T.C subsiste à peine, à plus forte raison
dans un contexte général de désyndicalisation ; l'Action Catholique Ouvrière et la
Jeunesse Ouvrière Chrétienne ont disparu. Le parti communiste français a été jusqu'à la
fin des années soixante le parti le plus apte à encadrer et socialiser la classe ouvrière. Et
ce n'est pas évidement la "main tendue" par les communistes aux catholiques, à deux
reprises, en 1936 et 1976, qui a atténué l'athéisme du monde ouvrier, pas plus que
l'expérience des prêtres-ouvriers, en dépit de leur courage.
3) Démocratiser l'Eglise ? Sangnier avait souhaité que la révision par l'Eglise de
son rapport à la démocratie par l'appel du pape Léon XIII au Ralliement s'étende non
seulement à une reconnaissance de leur proximité, mais implique également une
démocratisation de l'Eglise elle-même. Si Rome a admis depuis la validité de la
philosophie des droits de l'homme en l'harmonisant à une lecture chrétienne des devoirs
de l'homme, si les papes ont manifesté une attention croissante à la question sociale, en
revanche, la structure de l'Eglise reste identique, fondée sur le principe de la hiérarchie.
4) Révéler les catholiques à la démocratie et à la politique ? Sangnier s'était donné
pour mission historique de briser l'alliance des catholiques avec la monarchie et la
16Sur les mutations de la laicite en France, cf. Jean Bauberot, Vers un nouveau pacte laique, Paris, Le
Seuil, 1990 ; sur la continuite des combats menes en son nom, cf. Jean Bauberot, La morale laique contre
l'ordre moral, Paris, Le Seuil, 1997.
17cf. ces dernieres annees, au plan culturel, le combat pour la libre diffusion en salle des films de Jean-Luc
Godard (Je vous salue, Marie), Martin Scorcese (La derniere tentation du Christ) (1988), l'affaire du
436

éaction conservatrice pour sceller un lien étroit et intime avec la démocratie et les
classes laborieuses. Il convient, sur ce point, d'apprécier à sa juste valeur l'effort entrepris
par le Sillon pour enraciner les catholiques ou plutôt des catholiques dans la République
et la démocratie, les ouvrir au politique, les inciter à participer à la vie publique. Certes,
ce n'est pas par le nombre que leur contribution demeure exemplaire. L'impact du Sillon,
sa notoriété, dépasse largement le cercle des adhérents et des sympathisants immédiats. Il
aura été une impulsion, littéralement un sillon dont les germes sont apparus bien plus
tard.
L'entreprise fut-elle manquée ? Le bilan est mitigé mais, somme toute, l'oeuvre
n'aura pas été inutile.
7.4.1 Christianiser la République
La finalité religieuse de l'engagement du Sillon fut primordiale. Catholiciser la
République était l'objectif initial suprême, même si la postérité n'aura finalement retenu
du Sillon que son oeuvre complémentaire : républicaniser les catholiques. Cette première
tâche gonflait de fierté les camarades. C'était la raison d'être de leur engagement. La foi
ne pouvait pas, dans leur esprit, demeurer à l'écart de la sphère publique dont ils
pressentaient la primauté croissante dans l'existence individuelle et collective. Ils ne
demandaient pas un strapontin, une zone d'influence, une chasse gardée mais croyaient
fortement à un rayonnement diffus de la foi sur tous les aspects de la société, lequel
s'exercerait non par la contrainte législative mais par la contamination de l'esprit. En
dépit de leur candeur, ils ne manquaient pas d'aplomb : voilà que les mêmes qui
découvraient tardivement la démocratie, apprenaient à la valoriser et à en identifier la
grandeur, se posaient simultanément en tuteur de la République qui, tôt ou tard, se
tournerait vers la religion pour lui donner l'assise morale dont elle finirait par éprouver le
besoin. L'ambition était élevée, la tâche difficile, la disposition au "sacrifice", c'est-à-dire
au dévouement militant, résoudrait tout. La vérité est cependant amère et cruelle : de tous
les objectifs poursuivis par les sillonnistes, il s'est avéré le plus stérile. La République est
"foulard islamique" (1989), la commemoration du bapteme de Clovis et la visite du pape Jean-Paul II en
France (1996), et au plan scolaire, le combat contre l'extension de la Loi Falloux (1993).
437

estée on ne peut plus imperméable à ce changement, même si elle n'est plus la
République militante et voltairienne de la fin du XIXe siècle. Rien n'y fit. Ni leur bonne
volonté, ni leur bonne foi, ni la force de leurs convictions, ni l'assurance donné aux
Républicains que ce qu'ils entendaient par là n'avait rien à voir avec la restauration du
cléricalisme au détriment de la souveraineté populaire. Sangnier croyait sincèrement que
le reniement de la religion par la République et la majorité écrasante des Républicains
résultait de la fâcheuse attitude contre-révolutionnaire de l'Eglise. Le cas de la Belgique,
mais surtout le précédent de 1848, n'étaient-ils pas la preuve qu'il pouvait en être
autrement ? Aussi ne doutait-il pas qu'une fois levé l'obstacle de cette position archaïque
de l'Eglise en faveur de la monarchie, la parenté profonde de leurs aspirations et de leurs
fondements l'emporterait sur leur suspicion réciproque. Maintenir les valeurs de la foi
dans un espace social et politique conquis par la morale laïque, dire la Résurrection à une
société qui coupait les ponts avec la transcendance, on devine à quel point les hautes
ambitions de Sangnier étaient périlleuses, et peut-être même perdues d'avance. Dans son
esprit et celui de ses camarades, le pari était plausible et n'exigerait que quelque
aménagement des sensibilités catholique et républicaine. C'était sans compter sur la
persistance et la diffusion d'une tradition anticléricale et antireligieuse héritée des
Lumières qui, déterminée depuis Voltaire à "écraser l'Infâme", avait atteint, dans le
combat contre la foi, la religion et l'Eglise, un point de non-retour et, à l'opposé, sur une
Eglise qui préférait la continuité à des changements trop vifs. C'était sous-estimer
l'impact des données structurelles qui justifiaient le défi que Sangnier avait lancé à ses
camarades de la Crypte, mais en rendaient d'autant plus difficiles, sinon impossibles les
chances de succès : la déchristianisation et l'anticléricalisme, la sécularisation de la
société, l'urbanisation croissante au détriment des campagnes, la révolution industrielle,
la montée en puissance du prolétariat et des partis qui souhaitaient l'organiser, tous ces
facteurs conjugués étaient autant d'obstacles que le Sillon allait trouver sur sa route.
C'était, surtout, sans compter sur une conjoncture qui s'est trouvée être la plus
néfaste, la plus préjudiciable aux voeux de Sangnier : de l'Affaire Dreyfus à la Loi de
Séparation, jamais l'Eglise ne fut autant saisie par son ressentiment contre la République,
jamais la République ne fut autant animée et acharnée contre l'Eglise perçue comme son
ennemi principal. Placé entre ces deux géants, le Sillon pouvait toujours essayer en
438

alternance de leur tirer la manche, de rappeler l'Eglise et la République à leurs devoirs, de
leur remémorer leurs sources communes, de montrer que, loin d'être mutuellement
exclusives comme elles le pensaient toutes deux, il était possible de leur marquer un
attachement commun, ainsi que le faisaient au quotidien les membres du Sillon. En vain.
L'échec du Sillon était sinon fatal, du moins prévisible. Il se trouvait en situation
de porte-à-faux avec la bipolarité qui, depuis l'affaire Dreyfus, s'était renforcée sur la
scène politique comme dans l'opinion politique autour de la gestion des rapports entre
l'Eglise et l'Etat et du principe de la laïcisation de l'Etat dont le dernier acte allait se jouer
avec la Loi de Séparation de 1905. Aux convictions fermes et péremptoires des deux
bords excluant tout compromis, la tentative de réconciliation et de rapprochement
réclamée et soutenue par le Sillon apparaissait au mieux comme une naïveté, au pire
comme une imposture. C'est là aussi où la faiblesse numérique allait jouer contre le
Sillon qui affichait trop peu de militants et se trouvait donc isolé dans les terres du
catholicisme. L'heure était au combat. Placée sur la défensive, menacée dans ses
prérogatives, l'Eglise battait le rappel, sonnait le tocsin du baroud d'honneur contre la
laïcité triomphante et voyait dans les appels à la réconciliation une faiblesse, sinon une
trahison. L'Eglise n'y croyait plus si tant est qu'elle y avait jamais cru tandis que la
République cristallisait son identité autour d'un patriotisme à vocation universelle et
laïque.
Les termes de l'affrontement entre l'Eglise et l'Etat en France se sont totalement
transformés depuis. L'Eglise a renoncé à exercer un contrôle direct sur la société et vit en
bonne intelligence avec l'Etat. Est-ce à dire que le Sillon n'a plus rien à dire ? En
apparence, son oeuvre est totalement inadaptée aux défis de cette fin de siècle et de
millénaire. Il est cependant une préoccupation qui implicitement animait le Sillon qui
mérite considération à l'heure du village global : la possibilité qu'un peuple ne soit plus
tenu par aucune fidélité et pas seulement religieuse. De nos jours, la société moderne n'a
plus d'Eglise pour principe régulateur et s'est trouvée, en conséquence, une autre base
non-transcendante pour fonder le lien social. C'est la Raison et son produit principal, la
Science avec ses applications techniques. Est-ce tout ce dont nous avons besoin pour
remplacer Dieu ? On peut en douter : n'y a-t-il pas quelque risque à pousser jusqu'au bout
cette logique nouvelle de rationalisation et l'appliquer à la totalité du lien social ? Que
439

deviendraient nos relations sociales, amoureuses, familiales, les relations avec notre
voisin, notre prochain, notre rapport à la cité si elles n'étaient gouvernées que par la seule
rationalité (économique, en particulier) ?
7.4.2 Christianiser la classe ouvrière
L'une des expressions majeures de la crise de l'Eglise au XIXe siècle fut
l'exode ouvrier hors de l'institution, hors des pratiques et des doctrines qu'elle enseigne.
Le Sillon s'était donné pour mission de reconquérir le terrain perdu et d'empêcher
l'inexorable déclin. Alors même que leur action était dénigrée par les partis ouvriers et les
syndicats qui n'y voyaient qu'une oeuvre apologétique, vaine et provisoire, une
manipulation visant à détourner l'ouvrier de ses intérêts de classe, le Sillon avait le mérite
de ne pas renoncer, de ne pas déserter. Ambiguïté de départ : c'était bien la
déchristianisation galopante en milieu ouvrier qui était à l'origine de leur mobilisation, et
non la misère de la condition prolétaire ou l'exploitation dont les travailleurs étaient les
victimes. Est-ce à dire que l'inclination de ces jeunes catholiques bourgeois vers les
ouvriers, l'appui apporté à leurs revendications n'était qu'une concession purement
tactique pour faciliter leur introduction dans le monde du travail et commencer leur
apostolat à finalité religieuse ? Leur sincérité n'est pas mise en cause. Mais Sangnier et
ses camarades n'en firent pas moins une erreur de diagnostic : ce n'étaient pas, comme ils
le pensaient, les choix politiques de l'Eglise sous la Révolution qui avaient entraîné la
déchristianisation. Autrement dit, ce n'est pas parce que l'Eglise s'était rangée du côté de
Louis XVI et de l'insurrection vendéenne, puis de la Restauration, enfin du coup d'Etat de
Louis-Napoléon, trahissant ainsi la (Seconde) République, que la classe ouvrière désertait
les paroisses, même s'il est indubitable que cette ultime volte-face de l'Eglise a consolidé
un préjugé anticlérical déjà bien répandu. Les choix politiques de l'Eglise et les relations
privilégiées avec la classe dominante qui en découlaient forment la partie émergée de
l'iceberg. Le divorce était plus profond, et il touchait à la diffusion lente mais sûre des
Lumières. Au risque d'être tautologique, la foi diminuait parce que le système proposé
par l'Eglise ne répondait plus aux besoins et aux attentes populaires. Aussi était-il
insuffisant, sinon inadéquat, de placer à l'horizon de cette stratégie d'entrisme du Sillon
en milieu ouvrier l'espoir de rétablir le statu quo ante. Il pouvait tout au plus escompter
440

espérer briser le stéréotype d'une Eglise tout entière aliénée aux aspirations ouvrières
puisqu'ils donnaient l'exemple d'une attitude contraire. Quoi qu'il en soit, si le Sillon a pu,
çà et là, réduire l'hostilité du prolétariat et frapper l'imagination de quelques leaders
suffisamment honnêtes pour reconnaître la valeur de leur démarche, le Sillon n'a guère
affecté ce qui est, somme toute, plus résistant que l'athéisme militant : l'indifférence
religieuse.
L'échec du Sillon montre les limites du volontarisme : ni la bonne volonté ni les
bonnes intentions suffisent pour modifier et renverser une tendance aussi enracinée.
Aussi le Sillon n'a-t-il touché que des ouvriers qui fréquentaient les patronages des
paroisses.
Cette générosité cultivée dans le mouvement fut aussi ambigüe : "aller au peuple
de toute son âme" pour recevoir autant que donner témoigne d'une idéalisation du peuple.
En vérité, on se veut disciple parce qu'on se sent maître. Les sillonistes provenaient de
milieux plus aisés que les ouvriers qu'ils animaient, mais la sympathie et l'enthousiasme
manifestés pour le peuple ne signifiaient guère qu'ils envisageaient pour eux-mêmes un
déclassement social, une mobilité descendante, ou qu'ils entendaient faire voeu de
pauvreté.
Découlant directement du message d'amour évangélique que leur foi leur
inspire, la faiblesse théorique initiale du Sillon en matière sociale, c'est de penser qu'il
était possible de créer une société juste par la fraternité et la coopération entre riches et
pauvres, en rappelant aux premiers leurs devoirs et en prêchant aux seconds la
modération. Quelle politique sociale pouvait-on fonder sur cette base, qui soit crédible et
effective? L'ambition était louable, mais n'était-il pas naïf de croire que les possédants
partageraient leurs biens en vertu de la loi d'amour? Que la démocratie exclue la violence
physique soit, mais de là à évacuer le conflit d'intérêts, les combats politiques, c'est la
démocratie elle-même qui perdrait toute sa signification. Si le Sillon manifesta une
solidarité émouvante et une compassion sincère à l'égard des ouvriers, il évita de définir
une politique plus offensive et plus conflictuelle avec les riches pour le cas où ceux-ci ne
céderaient pas de bonne grâce leurs privilèges. Or, pour suppléer à l'absence d'une
analyse socio-économique du capitalisme, un discours moral, aussi généreux soit-il, ne
suffit pas à transformer les intentions en propositions concrètes. Déjà réticents à un
441

discours religieux dont ils avaient perdu l'habitude, on peut comprendre pourquoi, sur le
terrain des luttes sociales, les ouvriers furent nettement plus sensibles au programme plus
revendicatif et aux combats qui en découlaient pris en charge par les organisations
syndicales et partisanes. Toutzefois, le Sillon ne s'en est pas tenu là et c'est au cours de
leur expérience qu'ils commencèrent à bannir toute idée corporative et admettre
l'importance de la revendication ouvrière autonome.
Cela n'ôte rien de l'audace du Sillon qui fut une des premières organisations à
préconiser et à réaliser un rassemblement polyclassiste unifiant ouvriers et classes
moyennes, alors que la règle était de conserver dans les associations à caractère social ou
politique une certaine homogénéité de classe. Rompant avec la pratique des partis
bourgeois qui niaient la question sociale et s'abstenaient de prendre au sérieux les
doléances ouvrières, le Sillon a tenté de briser cette étanchéité entre les classes, d'abord
avec le discours de la générosité, puis, ensuite, avec celui de la revendication. Elaborant
une critique du capitalisme établie du point de vue de l'éthique, on reconnaissait, au
Sillon, la nécessité de favoriser la participation du peuple au changement social en
coopération avec les autres classes. Qu'il ait réagi par réalisme, intérêt ou conviction
morale, le Sillon fut sensible à la visibilité croissante du monde du travail. Il admit
complètement de se laisser interpeller et transformer par cette aspiration ouvrière à être
sujet de son histoire. Si les résultats furent peu probants en milieu ouvrier, en revanche,
le Sillon mérite bien son nom pour ce qui est de sa contribution au changement intervenu
dans les rapports de l'Eglise à l'égard de la question sociale. Bien sûr, le Sillon n'est pas
seul à avoir accompagné le processus. Ce serait lui attribuer une influence qu'il n'a jamais
eue. Mais il a participé d'un climat, d'une sensibilité nouvelle destinée à rompre avec la
patience passive, l'espérance soumise et l'inertie fataliste auxquels l'Eglise les appelaient
traditionnellement. Par rapport à la conception traditionnelle de l'Eglise qui déduit de
l'amour du prochain le devoir de traiter l'homme avec une infinie pitié, le Sillon marque
une étape au-dessus puisqu'il vise à intégrer le travailleur, à lui conférer une dignité de
partenaire.
Un siècle après la publication de Rerum novarum, les progrès sont indéniables.
Il fallut certes en passer par l'échec supplémentaire de l'expérience des prêtres-ouvriers
après la seconde guerre mondiale. La bataille n'était point encore terminée, les résistances
442

et les pressions étaient encore vives. Tout progrès dans l'Eglise exigeait encore, avant
qu'elle ne finisse par l'assumer, une avant-garde audacieuse mais néanmoins disposée
après son coup d'éclat, à renoncer, à s'incliner, à rentrer dans le rang, à consommer le
sacrifice apparent de la cause spécifique qu'elle souhaitait mener dans l'Eglise. Depuis
Vatican II, l'Eglise d'aujourd'hui a repris à son compte, par le biais des encycliques
papales, la notion des droits de l'homme et la question sociale fait partie intégrante des
préoccupations vaticanes 18 . La canonisation d'Ozanam en 1997 en est un dernier signe
hautement symbolique. Il semble même que cette "question sociale" qui fut au siècle
dernier l'apanage des laïcs ait été depuis reprise en main par des membres de la
hiérarchie. La théologie de la libération si fortement implantée en Amérique du sud à la
fin des années 70, n'est-elle pas, somme toute, une aspiration à aller au peuple pour se
mettre à l'écoute de ses revendications et se faire l'écho de ses espoirs? 19 De Sangnier en
France à Dom Helder Camara au Brésil, ce qui unit ces manifestations diverses n'est-il
pas le souhait de voir l'Eglise prendre sa part dans le monde et s'engager au service des
hommes, en particulier ceux d'entre eux qui sont les plus démunis et dont la misère ne
devrait pas laisser l'Eglise indifférente? 20 Confirmant la thèse de Sangnier, mais
appliquée à une aire de civilisation latino-américaine encore très nettement et très
largement imprégnée par la religion, l'Eglise n'a jamais été plus crédible dans le monde
que lorsqu'elle offre aux laissés-pour-compte et aux défavorisés son soutien.
18cf. les encycliques a theme social depuis le Rerum novarum (1891) : Quadragesimo anno (1931), Mater
et Magistra (1961), Populorum progressio (1967) Laborem exercens (1981) Sollicitudo rei socialis (1988)
ainsi que la Constitution du concile Vatican II Gaudium Et Spes (1965).
19On notera, au demeurant, que, pour l'autorite pontificale, la situation est analogue a celle qui prevalait au
temps de la democratie chretienne : doit-elle appuyer le mouvement, laisser faire ou bien exercer son
autorite pour inflechir l'evolution ?
20Une objection demeure tout aussi pertinente : en designant le monde comme le lieu ou se realise le salut
des hommes, la foi n'est-elle pas videe de sa signification ultime au profit du message social du Christ et
des valeurs communes telles que la solidarite, la compassion, la justice, l'amour ? Le christianisme est-il
reductible a un humanisme?
443

7.4.3 Démocratiser l'Eglise
La condamnation du Sillon par la lettre de Pie X a clairement dessiné les limites
d'une autonomie vis-à-vis de l'Eglise réclamée en acte sinon en paroles par les laïcs. Elle
a confirmé l'opposition explicite de la hiérarchie à une identification trop marquée des
catholiques avec la modernité politique en général, et la démocratie en particulier. Cette
attitude fut le point culminant d'une inquiétude croissante à l'égard d'un mouvement dont
l'Eglise pressentait, à tort ou à raison, qu'il pourrait bien lui échapper. Après avoir elle-
même accueilli cette thématique de la justice sociale, avec l'encyclique Rerum novarum
de Léon XIII promulguée en 1891, les premières réticences apparaissaient, dix ans plus
tard, avec une seconde encyclique Graves de communi par laquelle la démocratie
chrétienne se voyait réduite à une action purement caritative et apolitique découlant de
l'esprit de la charité chrétienne traditionnelle. Certes, le pape avait repris le terme à son
compte - democracia christiana - mais en contrepartie de cette concession symbolique, il
l'avait vidé de sa portée novatrice. Le plus important étant de ne pas être débordé par des
activistes aussi généreux soient-ils, Léon XIII reprenait les rênes en exigeant la
subordination de toute action sociale aux directives de la hiérarchie. La mise en garde
était insuffisante aux yeux de son successeur, Pie X, résolu à briser l'élan d'un
mouvement en pleine expansion. La condamnation du Sillon fut le coup de grâce. Les
ecclésiastiques français qui restaient encore favorables au Sillon n'étaient déjà plus qu'un
pré carré. On peut penser que s'ils avaient été plus nombreux à maintenir leur appui, ils
auraient été comme autant de divisions mobilisées dans ce combat pour une Eglise
rénovée. Au lieu d'être attentive à l'enjeu historique des changements en cours, au lieu
d'agir comme une communauté soucieuse de répondre aux défis du siècle, Rome crut bon
de réagir en institution close, appliquée à défendre ses droits spécifiques (liberté de culte,
d'association, d'enseignement de catéchisme) sans se soucier de son adaptation au temps
présent ni de son image dans la société. Si le Sillon se heurta à l'incompréhension ultime
de l'Eglise, c'est que la voie était étroite pour y opérer un changement sensible d'attitude
en politique. Obsédé par sa grandeur passée, mal à l'aise face à un temps présent qu'elle
ne maîtrisait pas, l'Eglise envisageait le futur avec effroi alors même que le Sillon
l'attendait avec optimisme, espérant bien contribuer à le forger.
444

Aussi dénatura-t-on sa pensée 21 , des textes volontairement furent détournés de
leur sens, et Sangnier fut condamné sans avoir été entendu. On le rendit suspect. La
condamnation donnait à ses adversaires dans l'Eglise une victoire de taille: on pouvait la
brandir pour rétablir l'aura du traditionalisme politique; de leur côté, les républicains
athées prenaient acte du désaveu du pape pour confirmer leur intime conviction: l'Eglise
ne pouvait qu'être une fois de plus et plus que jamais ce qu'elle avait été, à leurs yeux, de
tout temps, c'est-à-dire une force archaïque, obscurantiste et rétrograde; une puissance
malveillante, ennemie des Lumières et du progrès, criant à l'hérésie dès qu'une doctrine
née en son sein déconcerte les habitudes, ingrate même envers ceux parmi ses enfants qui
s'évertuent à la moderniser, à en présenter une image plus souple. Ceux-là ne creusent-ils
pas, malgré leur bonne foi, de stériles sillons, tel Sangnier qui méritait bien quelque
compassion pour avoir été fatalement une voix dans le désert, l'exception qui confirme la
règle, en dépit de ses prétentions?
Née pour répondre à la crise de l'Eglise et faire contrepoids à l'affaiblissement
de sa position et de son autorité dans les couches sociales prolétaires et bourgeoises, de
conviction républicaine et anticléricale, socialiste ou libérale, la démocratie chrétienne a
été freinée par la réticence de l'Eglise elle-même qui craignait qu'entre l'élément
démocrate et l'élément chrétien, le premier l'emporta. La doctrine sociale de l'Eglise était
trop timorée devant le capitalisme régnant et le socialisme naissant. Les encycliques
relevaient encore de cette prétention à l'omniscience remontant à l'époque médiévale de
la part de la hiérarchie pontificale, dédaignant avec le même aplomb l'apport des
nouvelles sciences sociales. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que l'espoir
caressé d'une démocratisation intra-ecclésiale fut restée lettre morte. Il est vrai que
Sangnier était resté lui-même assez vague sur les implications concrètes de sa formule "la
démocratisation dans l'Eglise": il n'a pas demandé à l'Eglise d'une manière explicite ni
d'intégrer l'idée démocratique dans sa théologie ni de procéder à une refonte
démocratique de sa structure hiérarchique. Il n'a guère été traversé par le projet audacieux
de réclamer l'élection populaire des prêtres des paroisses ou encore la liquidation des
propriétés du clergé en faveur des pauvres. Question de tradition et de conviction
21 cf. en particulier Abbe Emmanuel Barbier, Les Democrates Chretiens…, op. cit., p. 358-392.
445

assurément, mais aussi réalisme et prudence qu'avec une pareille revendication, il aurait
été mis à l'index. Il lui suffisait de voir l'Eglise reconnaître, fût-ce en pointillé, la doctrine
de la démocratie chrétienne comme option pour la gestion de l'Etat même s'il restait
totalement exclu de l'appliquer à l'intérieur de l'Eglise elle-même.
C'est sur la base de ce constat réaliste qu'il en était venu à la conclusion qu'il
incombait à un organisme laïc tel que le Sillon situé hors de l'Eglise, mais soumis à ses
enseignements d'accomplir cette mission pastorale que l'Eglise ne pouvait concevoir de
prendre en charge. Même s'il partageait l'idée qu'une Eglise renouvelée serait le moteur
d'une société renouvelée, il était conscient que cet aggiornamento devait résulter d'un
mûrissement des consciences pour lequel précisément le Sillon oeuvrait à son échelle.
Aussi s'est-il incliné devant le caractère immuable de l'Eglise et l'infaillibilité de son chef
plus qu'il n'a prôné l'idée de sa perfectibilité dans l'histoire.
L'ambiguïté capitale du Sillon ne réside pas là cependant. La tension principale
tient à ce que, d'une part, tout en acceptant le monde moderne et ses valeurs, le Sillon
aspirait ouvertement à accroître l'influence de l'Eglise sur la société - certes, une emprise
plus qu'un empire, mais une emprise tout de même. Alors, souveraineté du peuple ou
suprématie de l'Eglise ? D'autre part, la réaction de l'Eglise fit problème et poussait la
contradiction à son paroxysme : une entreprise de rénovation sociale était élaborée, on
conférait à l'Eglise une place éminente dans ce processus, et voilà que celle-ci faisait,
sinon marche arrière, du moins manifestait une très grande prudence, préférant récupérer
l'idée que s'y laisser emporter. Pour que le Sillon put être convaincant tant auprès des
catholiques qu'auprès des Républicains, il eut fallu que l'Eglise soit au rendez-vous
franchement et massivement et que le pape mette son poids dans la balance. Or, l'Eglise
se révéla incapable non seulement d'en prendre les rênes, mais même d'accompagner le
processus, d'y apporter un soutien loyal. Cette réticence, alors même qu'en Europe
occidentale, les démocraties s'affirmaient, montre sinon démontre que cette alliance entre
le catholicisme, d'une part, et le conservatisme et la Contre-Révolution, de l'autre,
reposait sur quelque chose de plus solide encore que des intérêts de puissance. Outre
qu'elle avait pour elle la longue durée, cette parenté était affaire de sensibilité, de
représentation : il était naturel et conforme que l'Eglise s'alliât en politique avec ce qui en
politique se réclamait de l'ordre, de la continuité et de la tradition, non avec ce qui
446

marquait le mouvement, le changement et la modernité. Comment l'Eglise ne saurait-elle
vouloir pour ses sujets un souverain chrétien et des institutions chrétiennes?
La déconvenue, sinon le désarroi, fut à la mesure des espérances. Il n'y eut guère
d'autre issue pour le Sangnier que de redéfinir le rôle de l'Eglise. C'est là-dessus que
l'évolution des membres du Sillon fut la plus sensible pour des raisons, somme toute,
conjoncturelles. Au départ, l'Eglise était une fin en soi et le Sillon un instrument destiné à
lui redonner une fonction dirigeante dans la société. Puis les tensions croissantes aidant,
l'Eglise se verra conférer une fonction directive et finalement sera conçue comme un
guide, certes irremplaçable, chargé d'inspirer et de colorer les valeurs démocratiques de
la société. L'Eglise est alors moins une institution dont il faut garantir le statut qu'un
esprit dont il faut assurer la diffusion de son inspiration parce qu'elle est facteur de
culture, de morale et de civilisation. Parallèlement, Sangnier passera du concept
hétérocentré de vérité à celui, autocentré, de sincérité, de témoignage et de volonté.
Le Sillon avait élaboré un projet qui offrait aux catholiques laïcs l'opportunité
de devenir des sujets actifs dans la société, pour le bien de l'Eglise. La condamnation du
Sillon avait pour objet de mettre un terme à cette aspiration dans l'Eglise, lui laissant
l'option de la poursuivre exclusivement dans l'arène politique. Au loyalisme automatique
des débuts du Sillon succéda, dès lors, une sorte d'émigration intérieure, une contestation
interne, ce que le sociologue des religions Joachim Wach appelle protest within, plus
exactement une forme complexe de résistance dans la subordination : en consentant à
dissoudre le Sillon, Sangnier accédait à la demande pontificale et se gardait ainsi de la
scission, de la sécession, de la tentation de la rupture et du risque de l'excommunication.
C'est son côté soumission. En créant la Jeune République, il se taillait, en revanche, une
tranche d'extraterritorialité d'où il escomptait pouvoir tirer son épingle du jeu, se creuser
une voie étroite, tracer sa marge d'indépendance, comme qui dirait un "sillon". Ainsi,
Sangnier est passé d'un catholicisme social dur appuyé par une hiérarchie bienveillante,
intervenant dans le champ socio-éducatif, puis dans le champ politique avec prudence, à
un catholicisme mou préoccupé de bâtir une cité démocratique qu'élaboreraient ensemble
dans un esprit sincère de coopération républicaine des croyants de toute confession
religieuse et des athées qui n'en sont d'aucune.
447

Ayant éprouvé les limites du laïcat dans l'Eglise, Sangnier en aura
définitivement retenu la leçon : il ne se mêlera plus jamais d'"apostolat" puisque celui-ci
est perçu comme une menace directe sur l'Eglise. Concentré dans l'action politique, le
souci d'une alliance républicaine, toute obédience confondue, l'emportera sur celui de
garantir à l'Eglise une place dans la société. C'est alors qu'il soutiendra moins la
proximité, sinon l'intimité entre le christianisme et la démocratie, comme il l'avait fait
jusque là, que l'autonomie de l'engagement politico-social des chrétiens par rapport à la
sphère religieuse, soulignant la nécessité de libérer les laïcs de la pression sinon de la
tutelle de la hiérarchie. Ayant été contraint de renoncer à une action religieuse par ses
propres moyens, Sangnier estima dès lors qu'en matière d'action politique, les laïcs
n'avaient plus à confier au clergé un rôle directeur, étant entendu que ce souci
d'autonomie et d'indépendance par rapport à la hiérarchie ne remettait aucunement en
cause l'obéissance de droit et de fait à l'Eglise en matière spirituelle et religieuse.
Par rapport à l'Eglise, la fondation du Sillon s'inscrit comme une tentative
accomplie par des laïcs de conjuguer leur ouverture à l'idéal démocratique et républicain
et l'épanouissement de leur identité confessionnelle catholique au-delà de la sphère du
culte, par le rayonnement social de leur foi. Tout en se voulant et se disant soumis à la
hiérarchie, ils n'en furent pas moins placés, de gré ou de force, dans une situation où ils
avaient intérêt à identifier et à rechercher l'appui des ecclésiastiques favorables à leur
action, de même qu'a contrario, il leur fallut se résoudre à s'opposer et à combattre ceux
d'entre eux qui étaient farouchement hostiles à leur entreprise. En ce sens, même leur
obéissance déclarative envers l'ensemble de la hiérarchie en bloc masquait, de fait, la
constitution de rapports de force dans lesquels les laïcs affirmaient un début d'autonomie,
conquérant une marge de manoeuvre toute nouvelle pour eux vis-à-vis de l'Eglise. Seule
l'intervention du pape avait l'autorité pour mettre un frein à leur engouement et rappeler à
l'ordre ceux qui étaient soupçonnés d'aller trop loin et d'avoir une influence susceptible de
mettre en cause le contrôle de l'Eglise sur les croyants et la définition de ses intérêts
temporels. En ce sens, la condamnation du Sillon peut être lue comme la confirmation de
son succès et de sa diffusion. Il est assez remarquable que le Sillon s'est peu soucié de la
défense des prérogatives de l'Eglise face à l'Etat : ni les intérêts diplomatiques, ni la place
de l'institution religieuse dans la société et le contrôle qu'elle exerce dans les domaines de
448

l'éducation, de la santé, de la politique n'est au coeur des préoccupations du Sillon. Même
si c'est bien l'intégration des catholiques de bonne volonté et leur participation effective à
la République que vise le Sillon, à condition aussi de pouvoir peser sur elle par les
moyens qu'offre la démocratie, l'enjeu principal n'est pas l'élaboration d'un programme de
défense et de protection d'une identité catholique qui serait perçue comme menacée par la
sécularisation. L'essentiel est ailleurs : il se situe au niveau du fondement de la société -
au niveau des valeurs spirituelles qui devraient nourrir le corps social et la nation toute
entière afin qu'une plus grande justice y règne. La démocratie chrétienne dans le cadre du
régime républicain, tel que l'entend Sangnier, ne consiste pas, jusqu'en 1905, à veiller à
améliorer le Concordat ni, après 1905, une fois la Séparation votée, à le rétablir, mais à
faire que l'esprit des lois humaines édictées par la délibération démocratique soit inspiré
de la législation d'amour et de justice relevant de la tradition judéo-chrétienne.
7.4.4 Démocratiser les catholiques
Alors que Lamennais s'en tint aux idées elles-mêmes, croyant en leur pouvoir de
bouleverser les consciences, sans parler du fait qu'il quitta finalement l'Eglise, Sangnier,
non content de reprendre à son compte la convergence entre l'idéal démocratique et
l'idéal catholique, se mit en tête de susciter et de stimuler autour de ce postulat une
adhésion collective parmi ses coreligionnaires. En dépit de la distance historique et
normative qui séparait les catholiques de la démocratie, il semble qu'elle fut comblée par
les sillonnistes. La conversion à la démocratie était une chose qui allait de soi : on aimait
le peuple qu'on parait de toutes les vertus morales et civiques nécessaires ; on aimait la
nation qui avait été éprouvée durement par la guerre ; et la patrie qui avait été amputée de
l'Alsace et de la Lorraine ; on chérissait, enfin, la démocratie qui était moins un régime,
une technique, des principes et valeurs avec leur incarnation concrète dans l'Histoire
qu'une manière de formuler une adhésion de tous vers des objectifs communs, le sésame
ouvrant la porte de la cité aux catholiques en mal de participation.
Cette démocratie vers laquelle inclinaient les sillonnistes ne fut pas taillée, il est
vrai, sur le modèle libéral de John Locke ou de John Stuart Mill. Sangnier était peu
soucieux d'exposer à ses compagnons catholiques une définition et une pratique de la
démocratie fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs ou l'importance des
449

checks and balances destinés à contrôler toute institution dotée d'une autorité sur les
citoyens. Il est indéniable que sa conception de la démocratie n'avait guère pour finalité
le soin d'assurer à l'individu la liberté dite "négative" 22 , autrement dit un domaine
d'action aussi large que possible préservé de l'ingérence du prochain et, en particulier, de
l'Etat. Démocrate mais non libéral, il était néanmoins acquis à la liberté de la presse, à la
liberté d'association, au pluralisme politique et au suffrage "universel", sans pour autant
faire du bulletin de vote jeté dans l'urne à intervalles réguliers l'alpha et l'oméga de la
démocratie. Il était également attaché au principe de la souveraineté du peuple comme
mode de légitimité - ce qui n'est pas rien si on se souvient que toute une théologie
politique de l'Eglise encore vivante de son temps récusait toute légitimité qui ne procède
pas de Dieu ; enfin, à l'égalité entre les citoyens appartenant au même corps politique.
Sangnier avait de la démocratie une vision plus civique, plus mobilisatrice. Plus morale
aussi, catholicisme oblige : un citoyen n'est tel que s'il assume une responsabilité dans le
fonctionnement de la démocratie et prend part au développement social autrement que
par un emploi rémunéré. Il ne s'agit pas donc d'ériger la sphère privée en sanctuaire, on
peut même l'empiéter pourvu que l'on participe, "de toute son âme", à une action
collective. Après des siècles de dédain vis-à-vis du politique et de toute intervention dans
la cité, les oeuvres caritatives exceptées, cette entrée dans la sphère publique proposée
par le Sillon pouvait bien avoir l'air, pour des catholiques prudents, d'un traitement de
choc, à ceci près qu'on ne leur demandait pas de se rallier en silence à la démocratie, mais
d'y apporter leurs valeurs pour entrer et conquérir ce nouvel espace avec des références et
des repères solides et éprouvés. Le Sillon n'avait pas une conception pure et nette de la
démocratie, mais au moins y mettait-on un enthousiasme et une chaleur, un sens de la
fraternité et de l'égalité qui palliait aux ambiguïtés d'une définition aussi peu rigoureuse.
D'autant que sans attendre la réalisation dans le futur de son idéal démocratique, le Sillon
dans son fonctionnement même révélait le sens de sa sensibilité démocratique : la
discipline qui y régnait, les codes et les pratiques qui y avaient cours sont indicatifs d'une
démocratie communautariste, quasi-fusionnelle, totalisante, confondant allègrement
22 cf. Isaiah Berlin, "Two meanings of "liberty", Four essays on Liberty, Oxford, Oxford University Press,
1969.
450

unanimité et participation, dissipant les frontières entre les sphères privée et publique,
embrassant l'utopie d'une cité harmonieuse, l'utopie d'un homme régénéré, sacralisant
toute action faite au nom de la démocratie comme une contribution majeure à la Cause.
Ainsi le Sillon aura-t-il mêlé utopie sociale d'inspiration évangélique et des formes
modernes du combat politique, Rome et Athènes, la cité de Dieu et la cité de l'homme,
dans une affection commune.
Le Sillon aura été un mélange assez complexe d'éducation démocratique et de
mobilisation intensive, conférant à l'action entreprise au Sillon une valeur d'absolu,
contraire au relativisme de l'action politique. Mélange étrange, paradoxal, contradictoire
qui explique que l'historien américain Paul Cohen ait comparé le Sillon à l'Action
Française, notant que "the two groups would appear to have shared a common
psychosocial agenda and language" même si par prudence autant que par souci de vérité,
il rappelle que les premiers étaient des républicains égalitaires et les second des royalistes
autoritaires. 23
7.5 UNE OEUVRE DE SOCIALISATION POLITIQUE
Si ce qui animait Sangnier était l'exigence de voir les chrétiens renoncer à leur
isolement vis-à-vis de la réalité sociale et politique de leur temps, s'il avait à coeur de
renouer les contacts de la jeunesse catholique avec le monde moderne, non dans une
modernisation superficielle, une adaptation extérieure aux choses, mais sans non plus
s'accrocher désespérément au rêve de restaurer la chrétienté d'autrefois, alors c'est bien
une oeuvre de socialisation politique qui s'est déroulée avec le Sillon. L'adhésion à la
démocratie exigea finalement de Sangnier de reconnaître l'autonomie d'un ordre temporel
parvenu à sa majorité depuis le temps où il dépendait de l'ordre sacral du moyen âge. A
partir d'un ultramontanisme déclaré, Sangnier a repris cette voie destinée à convaincre
des catholiques de considérer la démocratie, non plus seulement comme un état de fait,
mais comme une institution légitime. Il a rompu la méfiance traditionnelle envers l'Etat.
Il a admis que la République était le régime le plus souhaitable pour les Français et,
parmi eux, les catholiques - non par intérêt, mais par convergence idéologique -, et
451

qu'elle serait la forme de régime politique adaptée à la France moderne et contemporaine,
la plus durable. Même s'il n'a pu aller jusqu'au bout de sa démarche, il a montré que des
catholiques pouvaient avoir des choix différents sur l'organisation de la cité. Ce n'était
plus un scandale ni quelque chose de honteux. Alors que ses coreligionnaires
demeuraient massivement encore du côté de l'ordre social, il faisait le pari de la réforme :
celle-ci consoliderait l'ordre, tandis que la poursuite aveugle de l'ordre pour l'ordre le
détruirait finalement.
En prenant l'initiative de faire descendre l'oeuvre du ciel des idées au sol des réalités, en
se préoccupant, avant tout, de rassembler des personnes, de diffuser et d'expérimenter
cette idée originale de la démocratie, là où ses prédécesseurs faisaient sans les
catholiques eux-mêmes, limitant leur influence au sort de leurs publications ou bien à une
action n'exigeant pas la participation des citoyens, il aura contribué à la socialisation
politique et idéologique des catholiques dans la démocratie et la République.
Finalement, l'importance du Sillon n'est pas dans le Sillon, mais dans ce qu'il a
légué. Le bilan le plus marquant du Sillon aura été d'avoir contribué à former des
militants catholiques et démocrates que l'on retrouvera dans la période de l'entre-deux
guerres dans l'Action Catholique Ouvrière, dans les Auberges de jeunesse, dans le
scoutisme, dans la J.O.C., dans le syndicalisme chrétien, dans le pacifisme chrétien, dans
les partis démocrates-chrétiens et plus tard, dans la Résistance, léguant cette image d'un
christianisme rénové et juvénile.
Soit un des versets les plus souvent repris dans les publications du Sillon : "il
fallait que meure la graine pour que naisse le germe". A cet égard, si après avoir frappé
un coup à gauche, le successeur de Pie X, Benoît XV fit en sorte de frapper un coup à
droite, la dissolution du Sillon n'était pas peine perdue : avec la condamnation de l'Action
Française en 1926, les catholiques étaient libérés, avec, cette fois, la bénédiction papale,
de cette alliance, longtemps tenue pour naturelle et nécessaire, qu'ils avaient contractée
avec la cause royaliste. Seize ans plus tard, seize ans trop tard, un autre pape (Pie XI)
souscrivait à ce que, les sillonnistes, fidèles à l'intuition de Lamennais, réclamaient : la
dissociation de la foi catholique avec la nostalgie de la monarchie, avec le souhait de sa
23 Paul Cohen, art. cit., p. 685.
452

ésurrection, avec l'attitude réactionnaire en politique. Sans le reconnaître comme tel, il
convenait que l'alliance de l'autel et du trône n'avait rien de sacré mais relevait de
l'histoire. Parallèlement, en France, la réflexion d'Emmanuel Mounier, et plus encore
celle de Jacques Maritain, allaient fournir aux catholiques les instruments et les concepts
pour dégager, en chrétiens, la valeur éminente et principielle de la démocratie. Sangnier
s'était, quant à lui, placé sur le terrain de la diffusion et de l'action. Peine perdue en
apparence, si ce n'est que Sangnier ne se faisait guère d'illusion sur les résultats
quantitatifs de son action à court terme : sa tâche n'était-elle pas de tracer un sillon dont il
ne verrait pas les fruits? A cet égard, la naissance du M.R.P. à la fin de la seconde guerre
mondiale et ses premiers succès électoraux furent une récompense qu'il n'avait guère
escompté voir de son vivant. Ils furent cependant de courte durée.
7.5.1 Les catholiques dans la République
Comment les catholiques ont-ils fini par épouser la République? S'il ne faut pas
négliger l'importance de la formation militante, dont le Sillon fut le promoteur avec
l'A.J.C.F., repris ensuite par l'Action catholique, il est incontestable que c'est l'expérience
de la Résistance partagée par des catholiques réunis à Témoignage chrétien qui fut
décisif. Vichy avait déshonoré à jamais l'alliance entre l'Eglise et la réaction
conservatrice, et seul un mouvement qui affirmait un projet politique infusé par une
exigence spirituelle conforme à la nouvelle donne issue de la Libération pouvait
mobiliser et devenir l'un des trois grands partis de France, la "troisième force" entre la
droite conservatrice et la gauche socialiste et communiste, mobilisant près d'un quart de
l'électorat. En ce sens, à circonstances exceptionnelles, score exceptionnel : avec le retour
à une vie politique plus normale, ces effectifs enregistrés par le M.R.P. jamais vus ni
jamais espérés allaient diminuer progressivement et s'évaporer. L'apparition du R.P.F.
autour du général de Gaulle eut pour effet de réduire de moitié l'audience du M.R.P.
Avec le retour de De Gaulle en 1958, le M.R.P. perdait son électorat.
Il est vrai que depuis les débuts de la quatrième République, le parti avait connu
une lente érosion : guidé initialement par l'utopie qu'avait conçue Gilbert Dru, étant de
tous les partis le plus neuf et bénéficiant dans l'opinion de la prime à la nouveauté, le
M.R.P. était devenu, avec les années, un parti de la classe moyenne et un défenseur du
453

statu quo. A ce moment-là, la pente se fit glissante : l'action politique, par la diversité des
sujets sur lesquels elle rebondit ne pouvait toujours se nourrir concrètement de cette
inspiration chrétienne évangélique qui fut pourtant à l'origine du mouvement. La
référence chrétienne n'était plus invoquée que pour justifier une législation servant des
intérêts temporels et devint assez vite une phraséologie creuse, comme une langue de
bois destinée à assurer la fidélité d'une clientèle sensible à ces signifiants culturels. Le
destin inéluctable du M.R.P. était scellé. Son hostilité acharnée au gouvernement
Mendès-France, alors que l'action menée par ce dernier apparaissait, en quelque sorte,
comme la plus proche de l'esprit originel de responsabilité, d'intégrité et de justice qui
avait présidé à la fondation du M.R.P., entraîna la désaffection de la jeunesse catholique
militante qui allait bientôt prendre d'audacieuses positions autour de la guerre d'Algérie.
Même s'il s'était efforcé d'atténuer son aspect confessionnel en renonçant,
symboliquement, à inscrire explicitement la référence chrétienne dans sa désignation
officielle 24 comme dans ses statuts, il n'y avait pas dans le système politique de place
pour un parti catholique ni pour un parti de catholiques. Le M.R.P. n'en avait pas moins
rempli une fonction essentielle dans ce processus d'ouverture des catholiques à la
démocratie dont le Sillon fut le pionnier : issu de la Résistance, il avait révélé avec éclat
son attachement à la République. S'étant collectivement identifié à la République et ayant
été reconnu par l'ensemble de la classe politique et de l'opinion comme des républicains
loyaux, il fallait, dès lors, pour que l'intégration fut complète, attendre la dispersion des
élites catholiques dans tous les partis, prélude à la dispersion du vote catholique. Ce fut
donc au tour des ténors du défunt M.R.P. de rejoindre soit le gaullisme (en particulier,
Maurice Schumann et Edmond Michelet, et ce qu'on a appelé le gaullisme de gauche)
soit le Centre des Démocrates Sociaux qui ont appuyé en particulier l'intégration
européenne (avec Jean Lecanuet, en particulier, qui, sur cette question, justifia sa course
à la présidentielle de 1965, contraignant le Général de Gaulle à n'être élu qu'au second
tour.) 25
24 Cela avait ete deja le cas de la Ligue de la Jeune Republique et du Parti democrate populaire.
25Il convient de mentionner le cas exceptionnel de Georges Bidault, un des grands leaders du M.R.P. qui,
apres avoir ete president du Conseil (1946 et 1949-1950) et ministre des Affaires etrangeres (1944, 1947-
454

En ce sens, on peut dire que l'éclatement du M.R.P. n'a pas moins servi
l'intégration des catholiques dans la République que sa création. Plus que toute autre
République, la Cinquième du nom identifiée à De Gaulle a rallié la majorité des
catholiques tandis que, parallèlement, une tradition catholique de gauche nettement plus
minoritaire, mais très active dans la sphère militante, renonçant elle aussi à toute
indépendance institutionnelle, prit le chemin du parti socialiste et du P.S.U. 26 La
question de la démocratie et de la République n'était plus désormais un problème, mais
une réalité pleinement soutenue par les catholiques, en dépit des soubresauts de la
querelle scolaire. Il ne restait plus de la splendeur passée de la Contre-Révolution
catholique, de cette tradition qui, au XIXe siècle, alignait encore les noms prestigieux de
Joseph de Maistre, Louis de Bonald et de Louis Veuillot, que quelques pâles signatures
qui allaient chanter les louanges de la Collaboration, la pérennité de l'Algérie Française,
le schisme intégriste de Mgr Lefebvre et la résurgence de l'extrême-droite populiste sous
la houlette de Jean-Marie Le Pen.
Il faudra bien convenir d'un échec immédiat. Cet homme de conviction et de
dialogue que fut et que voulut être Sangnier a échoué dans la plupart de ses tentatives ;
son effort à représenter le catholicisme et la démocratie comme figures harmoniques et
convergentes fut repoussé et dédaigné comme une impossible quadrature du cercle. Que
les conditions extérieures aient été les moins propices au succès de l'expérience, nul n'en
doute : entre ceux qui faisaient de la libre-pensée et de l'anticléricalisme la clé de voute
de leur identité républicaine, et ceux qui persistaient à voir dans la démocratie et la
République les idéaux antinomiques, par excellence, de l'esprit de la religion - et à eux
deux, ils constituaient la majorité du pays -, il n'y avait guère de place effective et durable
pour cette "troisième voie" tracée par Sangnier. C'était là son ambition ; et ce fut son
mérite d'avoir essayé envers et contre tout, d'y avoir cru, d'avoir su capté et orienté vers la
démocratie ces énergies juvéniles catholiques. Il ne fut le plus souvent ni entendu ni
1948, 1953-1954) sous la IVe Republique, fut, apres 1958, un adversaire intransigeant de la
decolonisation de l'Algerie. Ayant adhere a l'O.A.S., son immunite parlementaire levee, il fut poursuivi
pour complot contre la securite de l'Etat.
26John Gaffney, Political Culture in France and Germany, London, Routledge, 1991, p. 13-33.
455

compris, et d'abord au sein de son Eglise qui, initialement, avait accueilli son aspiration
avec sympathie; toute cette quête, assurément généreuse et passionnante, s'est heurté
finalement, et assez tôt somme toute, à la menace pontificale d'exclusion prononcée,
après avoir été si longtemps redoutée, en 1910, quinze ans à peine après la naissance de
la revue, dix ans après en avoir pris la responsabilité pour en faire un mouvement à
orientation éducative, puis politique. Or, plutôt que de s'engager dans la voie sans issue
de Lamennais, Sangnier sabordera le mouvement et fera preuve de soumission. Ayant
éprouvé les obstacles de créer un mouvement placé sous l'aile de l'Eglise, il préférera
s'engager dans le combat politique avec ses instruments et ses finalités temporels,
modifiant, dès lors, ce qu'avait été la première inclination du Sillon. Cette décision, s'il
faut l'attribuer à la volonté de ne pas briser les coeurs des militants dans des dilemmes
coûteux, marque aussi, sans aucun doute, la difficulté qu'il y avait à se tenir sur la corde
raide, pris dans de graves contradictions, nourries par une bipolarisation idéologique que
le Sillon avait crû pouvoir transcender - en vain.
Si l'expérience du Sillon présente un intérêt au-delà de sa simple constitution en
objet d'histoire, c'est qu'elle nous semble être un cas intéressant de la tension entre
l'autonomie des acteurs et le poids des modèles hérités, entre le confort de la norme et la
tentation de la déviance, et aussi une figure de l'articulation entre des pratiques et des
savoirs religieux, laïcs et populaires. Cette étude renouvelée que nous avons tenté de
l'expérience du Sillon peut avoir un sens que si nous sommes parvenus à montrer
l'évolution, la progression lente et timide, avec ses régressions et ses résistances, ses
pesanteurs et ses contradictions, parmi des militants qui, pour être démocrates,
n'entendaient pas liquider leur foi ni renoncer à l'idée d'une mission de l'Eglise au sein de
la société ; et, qui plus est, étaient convaincus que leur catholicisme avait besoin pour
accomplir ses promesses temporelles du concours des masses et du triomphe de la
démocratie. La coexistence de ces deux pôles a déterminé le visage de Janus du Sillon :
d'un côté, une valorisation du peuple et une volonté d'assurer sa promotion sociale dans le
sens de la responsabilité et de la participation politique, une adhésion à la citoyenneté
républicaine ; d'autre part, le refus de se fondre dans l'anonymat démocratique, dans
l'universalité indifférencié du citoyen, déraciné et autonome, autrement dit le souci de
maintenir dans l'espace public un particularisme identitaire d'ordre confessionnel, et qui
456

nécessite la constitution de ce microcosme animé par des catholiques fervents. Ouvert sur
le monde extérieur, recherchant le contact avec lui pour désenclaver les catholiques de
leur position de retrait par rapport à la modernité politique et sociale, le Sillon fut
simultanément conçu pour offrir la protection nécessaire au maintien, et même à
l'épanouissement de cette inspiration catholique.
Même si le pari s'est soldé par un échec à court terme, ce fut là une tentative
honorable, qui n'en est pas moins un exemple, à défaut d'être exemplaire, et dont
Sangnier a fini par tirer la leçon qui s'imposait à lui dans un contexte historique structuré
par la guerre des deux France. Après avoir cru qu'il était possible, pour lui et ses
compagnons, d'être démocrates sans être nécessairement partisans de la sécularisation du
religieux et réclamer la relégation de l'Eglise au seul champ religieux et cultuel, après
avoir cru qu'il était possible d'être, simultanément, favorable à la République et à
l'expansion d'une mission globale de l'Eglise au sein de la société, Sangnier se rendit à la
conclusion d'une tension exclusivité mutuelle entre projet démocratique et projet
intégraliste. C'est alors qu'il mit en avant la tendance catholique libérale qu'il n'avait
jamais totalement reniée au demeurant. Cette transformation n'était pas simplement une
vue de l'esprit, elle allait trouver une expression institutionnelle avec la fondation,
consécutive à la condamnation du Sillon par le pape, d'un mouvement politique : la Jeune
République, formellement détaché, cette fois, de l'influence de l'Eglise, et reprenant à son
compte la conception des sphères spécifiques délivrées de toute intrusion mutuelle. Le
cas du Sillon montre assurément les difficultés d'un mouvement catholique à obtenir des
autorités hiérarchiques le consentement aux changements et aux adaptations qu'il
propose. Mais si l'Eglise comme institution a marqué de la réticence, il n'en reste pas
moins que la démarche sillonniste a témoigné d'une volonté de changement que, depuis
Max Weber, on a tendance à n'identifier que du côté protestant, ignorant ou sous-estimant
les voies plus complexes et moins sereines que ce changement a pu prendre en milieu
catholique, émanant, pour une large part, des laïcs.
Venu trop tôt encore pour obtenir le soutien unanime de l'Eglise, mais pas trop
tard non plus pour assister à cette mutation et participer à sa mesure à la faire, Sangnier
aura été à la charnière entre deux France et deux Eglises. Comparé à ses aînés, il aura eu
la satisfaction d'assister aux étapes progressives du dégel de l'Eglise, avec la reprise des
457

elations diplomatiques entre la France et le Vatican en 1919, puis la condamnation de
l'Action Française par le pape Benoît XV en 1926, enfin, après la seconde guerre
mondiale, la "victoire imprévue, inespérée, totale, de la démocratie chrétienne sur le
positivisme maurrassien 27 ". Même si l'histoire aura finalement donné raison à Sangnier
et à ceux qui, avant ou après lui, auront contribué à tracer et poursuivre ce sillon
démocrate-chrétien (contre Maurras), malgré cette consécration (partielle, au demeurant),
il n'en reste pas moins que l'expérience commencée dans l'enthousiasme et l'approbation
de la hiérarchie aboutit à une impasse (provisoire) avec la condamnation de Pie X.
7.5.2 Le Sillon et la culture démocratique
Il y a dans le militantisme du Sillon plus d'un aspect qui choque la conception qui
prévaut de l'action démocratique : la marcolâtrie bien sûr, mais aussi l'apologie du
martyre et de l'ascétisme, ce type d'engagement toujours oblatif jusqu'à l'immolation. Il y
a dans cette façon de s'engager jusqu'au bout, presque mystique, et dans ce goût excessif
de l'emphase et de l'hyperbole silloniste quelque chose qui nous est existentiellement tout
à fait étranger à nos moeurs contemporaines désenchantés, voire cyniques. Cette
conception et cet exercice trop exigeant du militantisme n'est pratiqué, de nos jours, que
par les professionnels de la politique, ceux qui font les campagnes électorales et qui, au
demeurant, attendent légitimement une rétribution matérielle et symbolique en cas de
victoire. On est aujourd'hui méfiant à l'égard d'un militantisme enchanteur, substitut de la
famille biologique, qui prétend donner sens à toute une vie : on y chercherait où se
dissimule l'aliénation, la mystification. Suffit-il pourtant de taxer le Sillon d'organiciste
pour disqualifier cette quête d'une action dépassant la sphère privée et cette aspiration à
faire médiation entre l'Etat et l'individu ?
Tocqueville avait pourtant mis en garde contre la normalisation démocratique :
"je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos
sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils remplissent leur
âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ;
ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine. Au-dessus de
27 Francois Mauriac, Nouveaux memoires interieurs, Paris, Flammarion, 1965, p. 243.
458

ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d'assurer leurs jouissances
et de veiller sur leur sort". N'était-ce pas confusément ce que le Sillon avait voulu
prévenir ?
Nous avons vu au cours de cette thèse que cette conversion à la démocratie
n'était pas d'une cohérence doctrinale absolue, qu'elle était relativement ambiguë même
au stade de la pratique parmi ceux qui s'en réclamait dans la mesure où la démocratie
n'était pas encore synonyme de libéralisme politique. Et cependant les sillonnistes n'ont
pas failli dans leur parcours comme en témoigne l'attitude des quatre députés membres de
la Jeune République - Paul Boulet, Maurice Delom-Sorbe, Maurice Montelet et Philippe
Serre - qui furent parmi les "quatre-vingt" qui refusèrent d'accorder à Pétain l'autorité
constitutionnelle pour liquider la République et créer l'Etat Français. 28 La participation à
la Résistance d'anciens du Sillon et de sillonnistes de la seconde génération résistant à
l'occupant, mais aussi à la tentation de discerner dans la Révolution nationale l'écho de
certains thèmes sillonnistes le confirme. C'est dire que ce qui s'était déroulé au Sillon,
avait pesé : la République faisait déjà partie de leur mémoire, autrement dit, son
rétablissement était leur devoir.
28Jean-Francois Kesler, "La Jeune Republique de sa naissance au tripartisme (1912-1947), Revue d'histoire
moderne et contemporaine, tome 25, janvier-mars 1978, p.81. Cf. egalement Pierre Miquel, Les Quatrevingts,
Paris, Fayard, 1995, p. 185-186.
459

1. SOURCES PRIMAIRES :
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Tracts.
Dossier MS 15 (Sillons régionaux).
Dossier MS 16 (Chansons du Sillon).
1.2 Publications périodiques
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Congrès nationaux, 1906, 1908, 1909, 1910.
Réunion des Oeuvres d'éducation populaire, 13/12/ 1901.
b) Journaux :
L'Eveil démocratique, bi-mensuel, puis hebdomadaire, 1905-1910
La Démocratie, quotidien, 1910-1914.
c) Revues :
Almanach du Sillon, annuel, 1904-1910.
Bulletin d'Action et de Propagande du Sillon, mensuel, 1906-1910.
Bulletin du Cercle d'études Jeanne d'Arc (Sillon de Paris), novembre 1904-octobre 1905.
Le Sillon, mensuel, 1894-1898.
Le Sillon, bi-mensuel, 1898-1910.
460

Vive Labeur, organe du Sillon de l'Est, 1904-1905.
1.3 Publications non-périodiques
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תוביסנב
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עקר
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םיתפרצ
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םימיב
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קוח
םהידומיל
תיבב
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רפס
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יתרקוי
סיראפב
(Collège Stanislas)
ךות
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ןבלל
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תורהצה
רויפיפאה
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םש
םוקמה
ובש
ומייקתה
םינוידה
,
רמולכ
ףתרמב
אצמנה
לכב
הייסנכ
ובש
םירובק
ישנא
הרומכ
).
לא
ןודעומה
ונמזוה
םיצרמ
םינוש
ונדש
תולאשב
תויתד
חורב
ןמזה
תולאשבו
תויתרבח
מ
לו
להק
היהש
בכרומ
,
ובור
ולוככ
,
םידימלתהמ
לש
םירוזחמה
םימדוקה
ורמשש
לע
רשק
םע
דסומה
.
ליבקמב
,
םידימלת
םירחא
ותואמ
דסומ
ואיצוה
רואל
בתכ
-
תע
ומשש
Le Sillon ("
םלתה
").
ןיב
םיפתתשמה
םיסוניכב
וללה
רשא
םג
ולטנ
קלח
תכרעמב
ודה
-
ןוחרי
הטלב
ותומד
לש
קראמ
הינגנס
(Marc Sangnier).
רודח
תשוחת
תוחילש
,
אוה
ךפה
,
מ
- 1899
וכרועל
ישארה
.
הינגנס
וירבחו
ונימאהש
בולישב
יוצר
ירשפאו
ןיב
היטרקומד
,
הקילבופר
תורצנו
ינפב
ךרוצה
תושעל
השעמ
אלו
קפתסהל
האצוהב
רואל
לש
בתכ
-
תע
.
הינגנס
טיסה
תא
ונוויכ
לש
בתכ
-
תעה
המבמ
תילאוטקלטניא
תיתורפסו
תלעב
תושיגר
תיתרבח
רישכמל
דעונש
םדקל
םישגפמ
ןיב
םילעופ
ןיבל
םיטנדוטס
םילותק
,
סיסבהשכ
רשקל
םהיניב
היה
תוביוחמה
היטרקומדל
.
העונתה
תיכוניחה
התייה
רקיעל
,
בתכו
-
תעה
דעונ
ץיפהל
תא
הרושבה
.
ותעונת
הררוע
תוניינעתה
הבר
,
דעו
הרהמ
,
םיפינס
םיבר
ומק
הל
,
סיראפב
הליחת
,
הצוחמו
הל
,
מב
רפס
םירוזא
יבחרב
תפרצ
.
םימיה
ויה
ימי
תשרפ
סופיירד
,
ואישב
לש
חתמה
ןיב
םיישפוחה
םינימאמהו
.
תובקעב
ןוחצינה
תוריחבב
לש
היצילאוקה
תירזופיירדה
,
ב
- 1902,
הלשממה
התושארב
לש
קדלוו
-
וסור
הליחת
,
במוקו
,
רחאל
ןכמ
,
וטקנ
םידעצב
םישורדה
ידכ
קבאיהל
םירדסמב
םייתדה
ורבצש
דמעמ
,
שוכר
העפשהו
ובשחנו
םינכוסמל
הדיתעל
לש
הקילבופרה
.
רקיע
ותוליעפ
הזכרתה
תרשכהב
הטילא
ברקמ
םידבועה
היהתש
תלעב
תועדומ
תיתרבח
ההובג
דחיו
םע
תאז
,
תלעב
הקיז
תיתד
תילותק
תרהצומ
.
תניחבמ
הייסנכה
,
היה
ינויח
תורחתהל
םיגוחב
םיטסילאיצוסה
ורבצש
הצואת
.
ךכ
איה
השקיב
קזחל
תא
הדמעמ
ברקב
הבכיש
הכלהש
הקחרתהו
ןמ
הייסנכה
.
הינגנס
ההדזה
םע
ךרדה
תאזה
ריזחהל
םילעופ
ךרדל
הנומאה
.
םלואו
.
דוגינב
הייסנכל
הנתנש
תא
התכריב

ךלהמל
,
תרשכה
הטילאה
תילעופה
תאזה
אל
היה
ויניעב
סמ
-
םייתפש
אלא
ןיינע
ןימאהש
וב
תמאב
,
רשאו
עבנ
ותרדגהמ
תידוחייה
ןתנש
ומדל
היטרק
.
ודידל
,
היטרקומד
תדדמנ
הרוצב
תיתוהמ
אל
םילכב
םיידסומ
תקנעהבו
תויוכז
לכל
אלא
,
שארב
הנושארבו
,
תוירחאב
תילמיסקמה
לכש
טרפ
אלממ
סחיב
ללכל
.
לע
-
ןכ
,
האר
תרשכהב
םילעופה
תאשמ
-
ושפנ
,
ירהש
,
םה
ויה
רוביצה
ייחבש
הדובעה
ומכ
ייחב
חרזאה
ולש
,
ויה
םיקתונמ
יוליממ
תוירחא
תיתועמשמ
.
המישה
תיכוניחה
תאזה
האיבה
ותוא
םיקהל
"
יזכרמ
דומיל
םייתרבח
" (Centre
d'études sociales)
ובלתשהש
תודסומב
הייסנכה
םייכוניחה
םהבש
וסנכתה
םידלי
םיריעצ
תועשב
יאנפה
דע
םתסינל
לגעמב
הדובעה
.
הניחבמ
תאז
,
תסנכה
םינכת
םישדח
ודעונש
דייצל
תא
םילעופה
תועדומב
בח
תיתר
תשבוגמ
הוויה
שודיח
לש
שממ
תמועל
תילכתה
תירקיעה
ויהש
םתואל
םינודעומ
וללה
,
אלה
איה
קדהל
תא
חוקיפה
לש
הייסנכה
לע
ןאצ
-
םתיערמ
,
לבל
ודבאי
תודשב
םירז
-
ירק
,
םיגוחה
םיטסילאיצוסה
ולחהש
לועפל
םברקב
החלצהב
הלודג
תיסחי
.
שודיחה
ףסונה
ילואו
יתועמשמה
רתויב
היה
תאש
ה
הרשכה
הלהינ
תצובק
םיריעצ
םילותק
םינגרוב
ועדוותהש
הנושארל
םע
םהיתימע
ברקמ
דמעמ
םילעופה
.
היה
הז
םרובע
שגפמ
ןושאר
יתועמשמ
טיבש
תא
םתוביוחמ
היטרקומדל
.
הריתי
תאזמ
,
שגדה
היה
לע
ךכ
הרובחהש
לש
םילעופ
םיטנדוטסו
דחי
הווהת
הצובק
תחא
קימעתו
הכותב
תא
תשגרה
ןויוושה
,
רהש
י
לכ
דחא
היה
רומא
רובעל
יוניש
האצותכ
ןמ
היצקרטניאה
תאזה
:
יבגל
םילעופה
,
היה
םהילע
חתפל
ירושיכ
תוגיהנמ
,
דחוימבו
דומעל
לומ
להק
תתלו
האצרה
,
דועב
םיטנדוטסהש
םיקימעמ
תא
םתנומא
היטרקומדב
.
הנומאה
תיתדה
התייה
םצעב
קבדה
דכלמה
.
וז
התייה
םתבושת
לש
הינגנס
וירבחו
ושחש
תעב
איהה
םיעורק
ןיב
םתוביוחמ
הייסנכל
ןיבל
םתוקבד
הקילבופרב
היטרקומדבו
.
הכפהשכל
הדרפהה
ןיב
הייסנכה
הנידמל
,
דיימ
רחאל
תפישח
ףויזה
תימרתהו
ומקרש
ישנא
הטמה
יללכה
לש
אבצה
יתפרצה
תכימתב
הייסנכה
תרמגומ
,
הנפ
הינגנס
הריזל
תירוביצה
דעש
הכ
הענמנ
העונתה
סנכיהלמ
הילא
ךותמ
תפדעה
קיפאה
יכוניחה
יתרבחהו
.
העונתה
דוע
הפיסוה
טורחל
לע
הלגד
"
רצנל
תא
היטרקומדה
",
לכו
הירבח
ויה
םילותק
םיקודא
םירהצומ
ילעב
תוחילש
תיתד
.
םלואו
,
לככ
ורגבש
הירשק
םע
םידוגיא
םייעוצקמ
תוחוכו
םינקילבופר
אצמנש
םתא
םוקמ
ףותישל
-
הלועפ
,
הינגנס
לחה
תוגהל
תורשפא
ש
ל
תבחרה
תורושה
רבעל
םישיא
םינוגראו
,
םג
םא
הלא
אל
ויה
ללכ
םילותק
.
ףקותב
היגטרטסאה
השדחה
,
אוה
הסינ
תא
וחוכ
תוריחבב
הפיסאל
תימואלה
,
ךא
אלל
החלצה
יפלקב
.
תמועל
תאז
,
התוויה
העונתה
דקומ
הכישמ
בר
המצוע
ברקב
םילותק
םיריעצ
ןמ
הרושה
.
החלצהה
תאזה
הררוע
הגאד
ברקב
ישאר
הייסנכה
דחוימב
,
רואל
הדבועה
יכ
יחרפ
הייסנכ
םיבר
ושח
תוהדזה
הקומע
םע
היתונורקע
התוליעפו
המרתש
שודיחל
הינפ
לש
הייסנכה
הריוואלו
לש
סויפ
ובש
ויה
םינינועמ
הניב
ןיבל
הקילבופרה
,
הניב
ןיבל
דמעמ
םידבועה
.
רסמה
רבעוה
רויפיפאל
,
ושרוי
לש
ואיל
ה
- 13 ,
ויפ
ה
- 10,
רשא
ב
- 1910
עבת
הינגנסמ
וירבחמו
רזפל
תא
העונתה
רתלאל
ןיגב
תויטס
תויגולואית
תורומח
.
יואר
ןייצל
הינגנסש
לביק
הענכהב
תא
העיבתה
תימורה
לעפו
יפל
ויתוארוה
.
אוה
ךישמה
םנמא
ותוליעפב
דסיו
העונת
השדח
(La Ligue de la Jeune République)
רשא
הבייחתה
לועפל
ךא
קרו
רושימב
טילופה
י
,
אלל
הרמוי
רשבל
רבד
-
המ
הריזב
תיתדה
.
הינגנס
ףיסוה
ריהצהל
לע
ותקיז
תילותקה
תרהצומה
ךא
לביק
לע
ומצע
דירפהל
ןיב
רושימה
יתדה
ןיבל
רושימה
יטילופה
-
יחרזא
.
הרואכל
,
העונתה
הרצענ
התפונתב
ךא
התוויה
קרפ
בושח
ןויסינב
ירוטסיהה
איבהל
םילותק
תוהדזהל
םע
ןויערה
יטרקומדה
רטשמבו
ינקילבופרה
.
םילמב
תורחא
,
תעונת
ה
- Sillon ,
תורמל
הלעפש
רושעכ
,
התיוויה
,
הניחבמ
תירוטסיה
,
ךבדנ
יתועמשמ
המגמב
קתנל
תא
רשקה
ידרוגה
ןיב
הנומא
תילותק
ןיבל
הכימת
תוהדזהו
תיטמוטוא
םע
רטשמה
ינכולמה
היצקאירהו
תיתרבחה
.
תלאש
רקחמה
,
בצמ
רקחמה
גטרטסאו
הי
תירקחמ
:
דוגינב
ךרדל
הבש
ישרוי
תועונתה
וללה
תויורקה
"
ומד
-
תוירצונ
"
וגיצה
תא
םהיתורוקמ
ושיגדהו
תא
םייפוא
םתוביוחמו
םייטרקומדה
םיקהבומה
,
ונייצ
םירקוח
םיבר
(
לזוריד
,
רייאמ
)
יכ
בור
ןבור
לש
תופקשהה
תודמעהו
וקיזחהש
ןהב
ףוסב
האמה
ה
- 19
תורודח
םיביכרמ
םייתועמשמ
םירזה
םזילרולפל
ינויערה
תונורקעלו
לש
תויוכז
םדאה
.
הטלב
ןהב
,
דחוימב
,
המוקמ
לש
תוימשיטנאה
.
ןתינ
רמול
יכ
,
הדימב
הבר
,
תויהל
טרקומד
היה
רובע
םדא
ילותק
התואב
תע
,
ךרד
התואנ
ףיסוהל
קובדלו
השיגב
יטנא
-
תילרביל
תקהבומ
םוחתב
יטילופה
,
ילכלכה
יפוסוליפהו
.
התייה
וז
לכל
ויה
רת
הכימת
היטרקומדב
תילאיצוס
,
רמולכ
השיג
האורה
ןורתפב
הלאשה
תיתרבחה
המישמ
תינויח
םאש
הייסנכה
חקית
הילע
תוירחא
,
רבגי
יוכיסה
םוסחל
תא
הייטנה
ןוליחל
ברקב
דמעמ
םילעופה
.
ןאכמ
ןתוביוחמש
היטרקומדל
היואר
הכרעהל
תיתרוקיב
.
ותעונת
לש
הינגנס
אל
התייה
הרוטפ

ירמגל
ןמ
ודה
-
תועמשמ
וזה
ףאו
אוה
ןימאה
לעפו
הרטמב
"
רצנל
תא
היטרקומדה
"
בישהלו
הייסנכל
תא
התרוכב
הדמעמו
דסומכ
ליבומ
גיהנמו
תא
םעה
.
םנמא
,
היטרקומדה
התייה
ורובע
הטיש
ודידלש
,
םימולג
ויה
הב
תונורקע
םיירצונ
לש
שממ
,
ךא
דחי
םע
תאז
איה
התייה
םג
,
הדימב
הבר
,
ךרדה
הדיחיה
לועפל
ברקב
תובכשה
תויממעה
.
הינגנס
הסינ
דימעהל
ןחבמב
תא
תלוכיה
איצוהל
תא
םעה
ילותקה
ותורצבתהמ
דגנ
םלועה
ינרדומה
ךות
הנומא
יכ
ןתינ
תושעל
תאז
ילבמ
רתוול
לע
הסיפת
תילרגטניא
לש
תדה
תילותקה
השוריפש
איה
יכ
בוטב
ךרובמו
היהי
יכ
איה
שולחת
ןווכתו
ןירקתו
החורמ
היתונורקעו
טלחומה
םי
לע
לכ
ימוחת
-
םייחה
.
םלואו
,
ררבתה
ךלהמב
שש
-
הרשע
תונש
התוליעפ
לש
העונתה
יכ
םצעמ
התיישע
,
איה
הליכשה
שטשטל
תא
דוסיה
הזה
,
ילבמ
רענתהל
ונממ
ירמגל
.
ירהש
הניד
לש
העונתה
ךשמהו
הכרד
אל
ויה
תוהז
ללכ
היתויחאל
.
איה
הכישמה
םלגל
תא
התוביוחמ
תינקילבופרה
םג
תותעב
רבשמ
,
מ
ילב
רתוול
לע
וצוק
לש
דוי
ןמ
הנומאה
תיתדה
,
ךא
םג
ילבמ
רשפתהל
םע
תונורקע
היטרקומדה
הקילבופרהו
.
העונתה
הפיסוה
םייקתהל
ילבמ
לופיל
תחאב
יתשמ
תוביטנרטלאה
תוחיכשה
תועונתל
ןמ
גוסה
הזה
:
שורפל
ןמ
הייסנכה
ידכ
שממל
תע
םות
תא
הנומאה
תיטרקומדה
(
תמגוד
רמוכה
הנמל
,
רשא
ש
תונשב
םישולשה
לש
האמה
ה
- 19,
תובקעב
תלילש
ויתונויער
םילרבילה
-
םיירצונ
ע
"
י
רויפיפאה
,
קחרתה
הנממ
אלו
בש
הילא
דוע
),
וא
ןיגוריסל
,
קיספהל
תא
ךילהתה
יטרקומדה
לע
לכ
ותועמשמ
,
ומכ
הרקש
רבדה
לצא
תועונתה
תורחאה
תונב
ןנמז
לש
ה
- Sillon.
ךיא
ןתינ
ריבסהל
תא
ולרוג
דחוימה
אלש
היה
תנמ
-
ןקלח
לש
תועונתה
תורחאה
ןהיבגלש
,
רויפיפאה
ללכ
אל
הלע
לע
ותעד
שורדל
תא
תקספה
ןתוליעפ
?
והמ
םרוגה
ריבסמה
תא
ודוחיי
לש
ה
- Sillon ?
לע
תנמ
בישהל
הלאשל
תאזה
,
ודקמתה
םינוירוטסיהה
םיטעמה
וקסעש
העונתב
הגיהנמבו
תוטישב
רקחמ
תויתרוסמ
תולבוקמו
:
תודלות
ערה
תונוי
,
הירוטסיה
תיטילופ
,
היגולויצוס
תילרוטקלא
.
םהיניב
,
הרפס
לש
ג
'
ןא
ןוראק
(Jeanne Caron)
תנשמ
1966
אוה
הצממה
רתויב
אלא
רומאכש
,
תטיש
התדובע
תפקשמ
תא
ינווכ
רקחמה
וטלשש
תעב
הכרעש
תא
התדובע
:
איה
תטרפמ
טורטורפב
תא
תורוקמה
םיינויערה
,
תא
יבלש
התמקה
לש
העונתה
,
מ
והנב
ותוחתפתהו
תצורמב
ןמזה
,
ךות
שגד
לע
תומיעה
ךלוהה
ףירחמו
וניב
ןיבל
הייסנכה
הליחתש
הנתנ
תא
התכריב
בישהל
תורצנל
תילותקה
תא
הינב
םידבואה
דמעממ
םילעופה
דע
תומיעה
עירכמה
ויתובקעבש
ענענ
הינגנס
תארוהל
רויפיפאה
רזיפו
תא
העונתה
המוקמבו
דסי
העונת
השדח
אלש
הרמייתה
דוע
אלמל
תוחילש
תיתד
אלא
התייה
הלוכ
תיטילופ
היורקו
"Jeune République" ("
הקילבופר
הריעצ
").
ילבמ
רערעל
לע
היאצממ
,
יואר
ונתעדל
טוקנל
השיגב
הנוש
ירמגל
תבייחתמה
היפואמ
לש
העונתה
:
דוגינב
וימדוקל
הלאלו
ואבש
וירחא
,
הינגנס
אל
הסינ
חסנל
הנשמ
תיטרואית
תשבוגמ
.
אוה
ל
א
לעפ
ןעמל
הקיקח
ףקשתש
תא
ויתופיאש
דחאל
ןיב
היטרקומד
תורצנו
.
אוה
הסינ
םיקהל
רוביצ
םיכמות
םינלמעותו
םיעגושמה
רבדל
היטרקומדה
,
םג
התויהב
העונתה
הירבחו
,
םייתד
.
הינגנס
אל
םיקה
הגלפמ
.
ותעונתו
הנניא
רדגב
העונת
הליגר
:
אוה
םיקה
ביטקלוק
ילואו
ףא
הליהק
,
ידכ
שממל
תא
ויתונויער
ויהש
רדגב
היציאוטניא
.
לע
-
ןכ
,
ותעונת
אל
הספתנ
,
יניעב
הירבח
הדסיימו
,
המבכ
תפלחהל
תועד
ןובילו
תויגוס
תויתרבח
תויתדו
אלא
תרגסמכ
בצעל
הב
תומד
השדח
לש
ילותק
יטרקומד
ןמיסש
רכיהה
ולש
אוה
תיינב
יווה
ידוחיי
שבגתמה
ךותמ
שגפמה
יתלבה
-
יעצמא
לש
םיטנדוטסה
לותקה
םי
םיריעצה
םע
ינב
דמעמ
םילעופה
םתואש
ושקיב
ברקל
םהילא
.
לע
-
ןכ
,
יואר
ריאהל
דחוימב
תא
תוחרוא
העונתה
דחוימבו
תא
דממה
יתייווחה
רכינה
הב
לכ
-
ךכ
.
תורפסה
תירקחמה
אל
הנתנ
תא
התעד
לע
תועפותה
וללה
,
םג
םא
הנייצ
םתוא
.
ןה
אל
ויה
הרובע
רתוי
רולקלופמ
רסח
תובישח
םא
יכ
יואר
ןויצל
לכל
תוחפה
:
םתובהלתה
תפחוסה
, "
המשנה
תפתושמה
"
ושקיבש
רוציל
תעב
םתוסנכתה
דחי
םתלועפבו
תינוציחה
.
רבדה
ףקזנ
,
ךרדב
ללכ
,
המזירכל
לש
הינגנס
,
םליגלו
ריעצה
לש
םיליעפה
.
םוקמב
לטבל
תא
םיטביהה
וללה
,
ונשפיח
תוקחתהל
רחא
תועמשמה
הקומעה
לש
םיכוותמ
םינכוסו
הלא
אלימש
ו
דיקפת
יזכרמ
תרדגהב
םתוהז
ובציעו
,
הדימב
הבר
,
תא
םכרד
םהלש
תויהל
םיטרקומד
יניעב
םמצע
.
קרפב
ןושארה
,
ונרקס
תא
רשקהה
ירוטסיהה
הבש
לעפ
הינגנס
וירבחו
.
ונחב
תא
תישאר
רבשמה
ןיב
היטרקומד
תדו
ביבסמ
הכפהמל
תיתפרצה
.
ונרקס
תא
תונויסינה
םינושארה
וללוחתהש
האמב
ה
- 19
הל
איב
הבריקל
םהיניב
:
תונויסינה
ולשכ
,
ןה
ללגב
םתוקחרתה
ןמ
תדה
תילותקה
ףוסב
ךילהתה
,
תמגוד
הנמל
,
וא
ללגב
םתוקחרתה
ןמ
הנשמה
תיטרקומדה
ופוסב
לש
רבד
,
תמגוד
רבלטנומ
.
ןכ
,
ונרבע
לע
םתנשמ
םהישעמו
לש
באה
רדרוקל
לשו
קירדרפ
םנזוא
באהו
ירטרג
,
רשא
וחינה
תודוסי
המל
הנוכש
ב
םהיתובקע
,
תוילותקה
תיתרבחה
,
המשש
הל
שגד
לע
הגאדה
םילמעל
םיינעלו
טרפב
אל
דוע
םיחנומב
לש
הקדצ
תולימגו
םידסח
אלא
םיחנומב
,
םישדח
הייסנכל
,
לש
קדצ
,
וטושפ
ועמשמכ
.
םה
תוחפ
ומש
שגד
לע
תועמשמה
תיטילופה
לש
היטרקומדה
.

ומכ
-
ןכ
,
ונשגדה
תא
תונויסינה
םישדוחמה
רחאל
ןוניכ
רה
הקילבופ
תישילשה
םישל
שגד
לע
ינינע
םילעופה
ךותמ
רוכינ
ןויערל
יטרקומדה
הליחת
(
הד
-
ןמ
),
רחאלו
ןכמ
,
ךותמ
ותלבק
דואמה
תירוקמ
הנושו
ןמ
הרדגהה
תלבוקמה
.
ףוסב
קרפה
ןושארה
,
ונשגדה
תא
רשקהה
ירוטסיהה
ידיימה
רושקה
תוברועמל
לש
רויפיפאה
תולאשב
הרבח
הנידמו
.
תתב
-
קרפה
ןורחאה
םתוחה
תא
קרפ
ןושארה
,
ונלעה
הרעשה
רבדב
רשקה
ןיב
ויתונויער
לש
הינגנס
ןיבל
הנשמה
תיפוסוליפה
ףוסוליפהש
ילותקה
יתפרצה
(
סירומ
לדנולב
)
איצוה
תחתמ
ודי
ב
- 1893
ורוביחב
עודיה
"
הלועפה
".
וניניעב
,
רכינ
ןוימדה
ןיב
ההימכה
הלועפל
ןיבל
תיוותה
הכרד
לש
תעונת
"
םלתה
".
העפשהה
תרכינ
ףא
תולימב
חתפמ
ןמ
רוביחה
יפוסוליפה
ורבעש
לא
בתכ
תעה
לחהש
םסרפתהל
הנש
רחאל
ןכמנ
.
קלחב
ינשה
,
הווהמה
תא
דומע
ךוותה
ןושארה
לש
רקחמה
ולוכ
,
ונינפ
תניחבל
חישה
דחוימה
חתפתהש
ברקב
העונתה
רשא
חפוט
דחוימב
ע
"
י
הינגנס
.
ונינפל
ודמע
וימואנ
וירמאמו
לש
הינגנס
ספתנש
ב
יניע
םידע
םיבר
(
םג
ץוחמ
העונתל
)
םאונכ
דחא
ורודב
.
וירבד
ויה
תניחבב
לוק
גיהנמה
.
םלוא
אל
וניסינ
תוארל
םהב
יוטיב
חסונמ
לש
ויתובשחמ
ויתופקשהו
.
הדבועה
וארקנש
,
וצפוה
,
ונודינ
,
ושרופ
,
וררוע
דה
ךותב
העונתה
התייה
וניבגל
רקיעה
.
חישה
אוהש
בציע
הנופ
להקל
םירבחה
דעונ
יגל
סי
םתוא
הלועפל
ע
"
י
תגצה
יומיד
ליעפה
ילאידיאה
,
רוסמה
,
עונצה
,
ךות
ידכ
שומיש
תולימב
-
חתפמ
,
תורופטמב
תורחבנ
,
תורזחב
םישגדו
,
סוטאפב
דחוימ
.
ךא
אל
קר
שוביגל
םתוהז
תפתושמה
ודעונ
םירבדה
.
הינגנס
ךרדומ
,
ףקותב
ורשוכ
ירוטרה
תושעל
תושפנ
ותעונתל
.
ותברק
תיגולויצוסה
םילותקל
םינרמשלו
דחמ
,
ותפיאשו
ברקתהל
יכמותל
הקילבופרה
םייובשה
תוינוליחב
הסירתמ
ואיבה
ותוא
לוקשל
דבוכב
שאר
תא
וירבד
םמיאתהלו
םילהקל
םינוש
םהינפבש
ץיפה
תא
וירבד
:
להק
ילותק
,
להק
ימואל
ינכולמ
דחמ
,
להק
ינקילבופר
ילקידר
להקו
יטסילאיצוס
ךדיאמ
.
ךות
ידכ
שומיש
ילכב
-
חותינ
לש
הקירוטרה
השדחה
(
ןמלרפ
),
ונחב
תא
םינוירטירקה
םיאבה
יבגל
לכ
-
דחא
ןמ
םילהקה
םירומאה
:
חופיט
סותאה
,
היגטרטסא
לש
הרשפ
,
היגטרטסא
לש
הלאשה
,
הרופטמ
תידוחיי
ותואל
להק
,
היגטרטסא
לש
תומלקאתה
,
היגטרטסא
לש
תבצה
לובג
ןיב
העונתה
ןיבל
להקה
וילא
איה
הנופ
.
רחאל
ןוידה
חישב
טילשה
העונתב
,
ונדמע
בורקמ
לע
תוקיטקרפה
תוגוהנה
הב
שיש
ןהב
ידכ
בצעל
תא
ודוחיי
לש
ליעפ
העונתה
.
ונעצה
היגולופיט
תבכרומה
עבראמ
תוירוגטק
התרזעבש
וניסינ
ףיקהל
תא
תולועפ
העונתה
:
תוקיטקרפ
תויכוניח
תוללוכה
:
םילויט
,
םיטרצנוק
,
תואצרה
,
תודסומה
ומקוהש
ע
"
י
העונתה
: "
גוח
םידומילה
"
םהבש
ודמל
ףתושמב
םילעופ
םיטנדוטסו
,
ו
"
ןוכמה
יממעה
"
דעונש
להקל
בחרה
ובו
הסנמ
דמלתמה
תא
וחוכ
חוכיוב
. (
קרפ
ישילש
רקחמב
)
תוקיטקרפ
תויתונמוא
תוללוכה
םינוריש
יברעו
הריש
רוביצב
,
תוזחמ
ןתגצהו
ינפב
םיליעפה
להקהו
בחרה
,
םירופיס
םירצק
,
םלוכ
ירפ
םטע
ש
ל
ירבח
העונתה
. (
קרפ
יעיבר
רקחמב
)
תוקיטקרפ
תויתרבח
תוללוכה
תא
תודועסה
,
תוכרבה
ןמויסב
,
םיסכטה
,
שומישה
םשב
יטרפה
ןיב
ירבח
העונתה
,
ומכו
-
ןכ
,
הבוחה
תונפל
ורבחל
,
אלב
לדבה
קתוו
,
דמעמ
דיקפתו
,
ףוגב
ינש
דיחי
אלו
ףוגב
ינש
םיבר
לבוקמכ
תושרב
םיברה
רשאו
ורוקמ
תפוקתב
המה
הכפ
תיתפרצה
.
ומכ
-
ןכ
,
שיגדנ
תא
םיקבאמה
הלהינש
העונתה
דגנ
תוקיטקרפ
תורתוסה
תא
הווחאה
תוערהו
ןיב
ינב
-
םדא
:
יוניג
ודה
-
ברק
,
לשמל
,
ןכו
,
האחמה
דגנ
יסכט
תוללעתה
הלפשהו
םידימלתש
םיקיתוו
םיכרוע
םידימלתב
םיירטה
. (
קרפ
ישימח
רקחמב
)
תוקיטקרפ
תויטנטילימ
.
קרפב
הזה
,
סחייתה
ונ
תוקיטקרפל
תוקזחמה
תא
תובייוחמה
תיטרקומדה
תוללוכה
תונגפה
בוחר
,
םיסנכ
םייבמופ
(
םינוכמה
"
םירתוס
"
רחאמ
תושרו
רובידה
הנתינ
םהב
גיצנל
ה
"
םלת
"
וירחאו
גיצנל
לש
הגלפמה
תילקידרה
וא
תיטסילאיצוסה
ידכ
ןבלל
דחי
תא
ףתושמה
תאו
דירפמה
םהיניב
),
תוזרכ
בוחרה
,
תונותיעה
לדש
ה
העונת
(
םינועובש
,
ןומוי
,
תקולחו
רמוחה
רוביצל
תוטישב
הלומעת
תוללכושמ
),
תרשכה
חוכ
םדא
ליעפ
תומישמל
הלומעת
,
דועו
.
ומכ
-
ןכ
,
ונקדב
םג
תא
תוקיטקרפה
ויהש
ןהב
ידכ
ליבגהל
תא
תוביוחמה
תיטרקומדה
הרומאה
,
ןוגכ
ןוגרא
"
תרמשמה
הריעצה
"
לפיטש
רדסב
תעמשמהו
םיסנכב
,
תויזוכירה
לש
העונתה
האטבתהש
בוריסב
םיקהל
הנבמ
יטרקוריב
רדוסמ
,
בושחהו
ןיבמ
םימרוגה
וללה
,
ותוגיהנמ
תיטמזירכה
לש
הינגנס
היהש
שיאה
לכ
-
לוכי
העונתב
ףקותבו
וירושיכ
םיישיאה
"
קיבדה
"
וילא
םישנא
ופיקהש
ותוא
וצירהו
ותוא
הצרעה
הרומג
אלל
ןיירוע
.
ךכ
רצונ
בצמ
ילסקודראפ
:
העונת
לגודה
ת
תמאב
תונורקעב
םייטרקומד
היישעבו
תבוטל
תויוכז
םילעופה
םנוגראו
,
תלעופה
תלעפומהו
ךותמ
תובהלתה
תפחוס
תרזגנה
תשוחתמ
תוחילש
תיתד
םצעמו
ותוגיהנמ
לש
שיאה
דמועה
השארב
ספתנה
באכ
איבנו
.
ונלדתשה
אל
קר
תתל
הנומת
תטרופמ
לש
תוקיטקרפה
תונושה
ךירעהלו
תא
ןתמורת
שוביגל
ה
תוהז
תינקילבופרה
לש
ירבח
העונתה
,
אלא
םג
עיבצהל
לע
יפואה
ימנידה
םהלש
ךלהמב
תונש
תוליעפה
לש
העונתה
,

תאזו
ידכ
לולכל
רקחמב
דממ
ירוטסיה
אלו
קר
ינורכניס
יבגל
יסופד
הלועפה
םינושה
:
ןתרוכב
לש
תוקיטקרפה
תויכוניחה
הליחת
תדיריו
ןנרק
תבוטל
תוקיטקרפה
תויטנטילמה
תארקל
ףוס
הכרד
,
דע
תכיפהל
התומעה
העונתל
תיטילופ
הליגר
.
ומכ
-
ןכ
,
ונעבצה
לכב
הקיטקרפ
דרפנב
תללוכה
יסופד
-
הלועפ
םינווגמ
,
והמ
סופדה
יתועמשמה
רתויב
יבגל
תקמעה
יפואה
יטרקומדה
לש
העונתה
ךפהלו
.
ומוכיסב
לש
רבד
,
לכ
הלא
ורצי
דוסי
לש
תוברת
תיטילופ
תיטרקומד
-
תירצונ
תרכינש
הב
ס
הרית
תיתוהמ
התייהש
יכרועב
העונתה
םג
םא
הילע
דמע
רויפיפאה
הליחת
:
דצמ
דחא
,
העיבתה
תונגראתהל
ףוגכ
דרפנ
לע
סיסב
יתד
יגולואידיאו
ךדיאמו
הנומאה
ףותישב
-
הלועפ
תונורקעב
םיכרעו
םייטרקומד
םיכפוהה
תא
תונגראתהה
לש
רזגמ
תרתוימל
רקחמה
רשאמ
תא
ופקות
לש
שומישה
םיגשומב
אית
םייטרו
םתרזעבש
ןתינ
דומעל
לע
ותועמשמ
אולמו
םידממה
לש
העונתה
:
תעונת
ה
"
םלת
"
שמיש
םוקמ
לש
תויליבאיצוס
,
בציע
רוד
העונתהש
התייה
ורובע
היווח
תבצעמ
ןכוסו
לש
היצזיטילופ
היצזיטרקומדו
.
םנמואו
,
ןויסינה
יתלבה
-
ירשפא
םיאנתב
םייטילופה
ויהש
םימייק
םדקל
תא
הזתניסה
תלחוימה
איבה
תא
הינגנס
רתוול
לע
הסיפתה
תילרגטניאה
לש
תוילותקה
לוגדלו
המוקמב
,
ידכ
בשייל
תא
הריתסה
,
ךות
ידכ
תוכמתסה
לע
תירבה
השדחה
,
ןויערב
ןויער
תדרפה
תוכלממה
: "
שי
תתל
רסיקל
המ
ךיישש
רסיקל
םיהולאלו
המ
ךיישש
םיהולאל
",
הסיפת
אלש
קקזנ
הל
רבעב
.
ומוכיס
לש
רבד
,
הארנ
ונל
יכ
השיגה
לש
הירוטסיהה
תיתוברתה
תרשפאמ
ונל
קימעהל
תנבהב
תועפות
תויטילופ
תויתרבחו
תיארמל
-
ןיע
,
רשאלו
תא
הנעטה
העודיה
,
ןוקיתב
לק
,
היפל
"
ןיא
םישנא
םידלונ
םיטרקומד
אלא
םה
םישענ
םיטרקומד
".
םויסב
הדובעה
,
ונחב
תא
תעונת
Sillon
וניסינו
ךירעהל
תא
הלקשמ
:
והז
רופיס
ש
ל
ןולשכ
לש
העונת
הלעפש
םרט
הנמז
העש
ורבחש
הדגנ
לכ
תוחוכה
.
ףא
לע
-
יפ
-
ןכ
,
תורמל
תודגנתהה
ודה
-
תינוויכ
,
ןימימ
לאמשמו
,
ןמ
תוחוכב
םייתדה
םיינוליחהו
דחאכ
,
המדנ
יכ
הביטקפסרפב
תירוטסיה
,
ןזאמ
העונתה
יואר
הניחבל
תשדוחמ
הכרעהלו
תבכרומ
רתוי
רחאמ
האמו
הנש
רקאל
םיעוריאה
ה
םינחבנ
רקחמב
הכפהמה
תיטרקומדה
לש
הייסנכה
לשו
ןאצ
-
התיערמ
תפרצב
אל
קר
הללוחתהש
ופוסב
לש
רבד
אלא
איה
ףא
רדגב
רופיס
החלצה
אלש
םירערעמ
דוע
הילע
.
התוא
היצקאיר
תיתרבח
,
תיטילופ
תיתוברתו
הטלשש
הפיכב
דוע
תישארב
האמה
הפיקהו
תא
בור
םילותקה
תפרצב
הנה
םויה
תלחנ
רבעה
,
רו
ק
ןיערג
ןטק
לטובמו
דוע
רתונ
הנממ
.
רקחמה
אל
אב
ףוקזל
תוכזל
העונתה
תא
תוידעלבה
לע
הרומתה
תידוסיה
סחיב
הייסנכה
םילותקהו
היטרקומדל
.
הירבח
ףא
אל
ונעט
ראותל
הזכ
דיעמו
לע
ךכ
םשה
ןתינש
העונתל
רידגמה
בטיה
תא
םתווקת
היתולובגו
:
שורחל
"
םלת
"
ןושאר
,
עורזל
ערז
דיתעבש
י
ךל
ןתייו
תא
ולובי
קרו
דיתעב
קוור
רתוי
ןתינ
היהי
ףוטקל
תא
וירפ
.
העונתה
הקסע
תרשכהב
תובבל
,
ןדצל
לש
תועונת
תורחא
םישיאו
םירחא
ואבש
היתובקעב
,
איה
הניכה
תא
"
םעה
ירצונה
"
תפרצב
עצבל
תא
יונישה
ףא
יהוז
הילוח
הבושח
תרשרשב
לש
תועונת
םישיאו
ושקיבש
קתנל
תא
רשקה
המדנש
ה
הי
יכ
אוה
יתלב
-
ןתינ
קוריפל
ןיב
הנומאה
תיתדה
ןיבל
תוהדזהה
תיטילופה
םע
היצקאירה
תינרמשה
.
איה
החינה
תא
תיתשתה
תיתוברתה
תיתדהו
תוילטנמל
השדח
םהש
תניחבב
יסכנ
ןאצ
לזרב
לש
הייסנכה
רוביצו
הינמאנ
:
תלילש
תוימשיטנאה
,
תוירדילוסה
ןיבה
-
תידמעמ
.
וניסינ
ןיבהל
תא
העפותה
לה
א
תיתרגש
הזכרמבש
םק
רוד
לש
םינב
תונבו
תוחפשמל
תוססובמ
רשא
ףקותב
םזינימרטדה
יגולויצוסה
ויה
םייופצ
תכלל
תובקעב
םהיתובא
ךופהלו
םירנויצקאירל
הניחבמ
תיטילופ
רחאמ
םהו
םילותק
םתנומאב
תיתדה
.
הנהו
אל
ךכ
ויה
ינפ
םירבדה
:
םה
ויה
יללוחמ
יוניש
.