Livre-objet du 40e anniversaire - Gymnase du Soir
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« Les bistrots étaient nos Académies, la rue le décor de nos exercices de style »<br />
C’était un temps de vie approximative. Autour de moi, personne n’était rien, n’avait de statut, de projet.<br />
Ça valait mieux ainsi: le vent de l’Histoire, – croyions-nous, croyais-je – soufflait sur Lausanne, ville sans mer,<br />
mais pas sans tempête. Deux ans auparavant, une foule compacte de 5000 personnes avait réclamé, sur<br />
l’air des lampions, la démission de son syndic, historien modeste et futur Conseiller fédéral. D’un jour à<br />
l’autre, tout pouvait basculer, le monde pouvait changer de base. N’être rien ou pas encore grand-chose<br />
– étudiant, intermittent <strong>du</strong> petit boulot, citoyen soldat en attente de conscription – était donc le plus sûr moyen<br />
d’être un jour peut-être Mirabeau, Robespierre ou Danton. En ce temps-là, on disait plutôt Marx, Lénine,<br />
Mao; les bistrots étaient nos Académies, la rue le décor de nos exercices de style. Mais rien ne changeait,<br />
ne changeait assez vite.<br />
La rencontre, un soir, d’une passionnée des livres changerait le cours de mon histoire. Elle me convainquit<br />
de la rejoindre dans le lit de ses austères lectures. Touefois je n’avais pas l’énergie des autodidactes. Il<br />
fallait pour qu’éclose cette vocation tardive, la contrainte d’un but et celle d’un lieu. Ce fut le <strong>Gymnase</strong> <strong>du</strong><br />
<strong>Soir</strong>, siège <strong>du</strong> savoir bourgeois comme disait la vulgate <strong>du</strong> crétinisme révolutionnaire.<br />
Trois longues années, interrompues plusieurs fois par une carrière militaire que je mis un point d’honneur à<br />
contrarier. Pourtant ce retour à l’école n’en était pas un. Autour de moi, des gens toujours plus âgés que<br />
moi, jonglaient tant bien que mal avec leur double vie: travailleurs le jour, cultivant l’espoir, le soir, d’une<br />
seconde chance que leur offrirait l’Université. C’était l’école <strong>du</strong> gai savoir, des répétitions fiévreuses et<br />
presque toujours faites en groupe, avant les examens.<br />
Mes professeurs étaient souvent ceux que j’avais eus auparavant à l’Ecole de Com’. Ils étaient surpris de<br />
me revoir, assis cette fois au premier rang, moi qu’ils avaient toujours vu au fond de la classe, à ressasser<br />
mon ennui. Eux aussi étaient métamorphosés. Ces passeurs <strong>du</strong> savoir clandestin n’avaient pas souvent des<br />
publics aussi avides et attentifs. Il y avait aussi ceux dont les écoles diurnes ne voulaient pas. Des dissidents,<br />
sans doute,... n’est-ce pas, Anne Cuneo, lumineuse professeur de français?<br />
A l’Université, mon passé de rescapé de l’échec scolaire m’a souvent valu des commentaires admiratifs<br />
autant qu’étonnés. L’Ecole républicaine, égalitaire, celle qui sanctionne le mérite, celle où l’on va pour<br />
s’élever, existe donc. Devenu journaliste, je reste confon<strong>du</strong> par le récit de ceux qui, ayant commencé leur<br />
vie sur un chemin qui semblait tout tracé, en ont changé. Le <strong>Gymnase</strong> <strong>du</strong> <strong>Soir</strong> est une école de la liberté;<br />
mais pourquoi faut-il alors que la liberté s’exerce de nuit, après l’heure de fermeture des bureaux?<br />
Muni d’un diplôme de commerce, expérimente tour à tour les relations<br />
commerciales de proximité (garçon de café), la hautaine<br />
administration (au Service des automobiles) et le bitume (chauffeur de<br />
taxi); décroche une maturité commerciale, tente la voie <strong>du</strong> préalable<br />
Lettres avant d’opter pour celle de SSP.<br />
Michel ZENDALI<br />
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