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Par Ali Akika<br />
Le 28 octobre 1989, le poète meurt dans un hôpital<br />
de Grenoble après une longue maladie. Il est enterré<br />
dans le pays qu’il a chanté et fait connaître<br />
au monde entier, alors que l’Algérie n’avait pas<br />
de carte d’identité. Et dire que certains haineux<br />
ont tenté d’interdire son repos éternel sur son sol natal !<br />
Rendre hommage à cet écrivain-poète, c’est exprimer<br />
notre reconnaissance et réaffirmer l’importance de la<br />
littérature dans l’Algérie d’aujourd’hui. Dès l'indépendance,<br />
ce pays a été livré aux charlatans qui ont ignoré<br />
et combattu l’art, arme essentielle pour faire sortir le<br />
pays de l'obscurantisme et cautériser les blessures de la<br />
colonisation.<br />
Kateb Yacine est né à une époque où les ténèbres faisaient<br />
de l’ombre au soleil pourtant généreux de l’Algérie.<br />
Adolescent, il connut les geôles de l’occupant français<br />
au lendemain des tueries du 8 mai 1945. Ces tragiques<br />
événements ont sans doute nourri son œuvre qui<br />
suscita l’admiration de ses pairs dans le monde entier.<br />
1956 : les Algériens menaient déjà une guerre de reconquête<br />
de leur pays avec de faibles moyens. Quand il<br />
y a disproportion des forces en présence, le combat ne<br />
se gagne pas uniquement sur le terrain militaire. Les<br />
Algériens eurent donc besoin de porter aussi le fer sur<br />
les terrains diplomatique et culturel. En valeureux combattant,<br />
Kateb Yacine sillonna le monde pour porter la<br />
parole de son peuple. Pourquoi toutes les portes<br />
des cercles littéraires et poétiques lui furent-elles<br />
grandes ouvertes ? Parce qu'en<br />
1956, son roman, Nedjma, atterrit sur la planète littéraire<br />
comme un ovni. Certains furent déroutés par la<br />
construction du roman, d’autres louèrent la singularité<br />
de la narration et le style de l’œuvre. Cinquante<br />
cinq ans après, essayons de cerner les raisons du «miracle<br />
Nedjma», pour reprendre l'image de Malek Alloula,<br />
autre poète talentueux. Le roman fut publié en 1956 au<br />
Seuil en pleine guerre. Il eut à contourner les murailles<br />
de l’indifférence et de la méfiance. En ces temps pollués<br />
par la guerre et le regard exotique, l'univers du roman<br />
était en réalité une terre incognita. Le lecteur devait<br />
donc parcourir un chemin semé d'embûches. Il faut<br />
y ajouter l’originalité d’une langue française écrite par<br />
un étranger et la culture dans laquelle baigne le roman.<br />
Ces ingrédients rendaient la rencontre avec le lecteur<br />
âpre et déroutante. Tous ces obstacles amoindrissaient<br />
ses capacités à se laisser surprendre par le phénomène<br />
littéraire de Nedjma. Les facétieux pourraient dire que<br />
Kateb compliqua les choses afin que Nedjma, (l’amour<br />
de sa vie) ne puisse pas être «possédée» par le premier<br />
lecteur venu. A la première lecture, il est parfois difficile<br />
d’errer avec plaisir dans les méandres de cette incroyable<br />
histoire, de ce roman inimité, car inimitable… Avec<br />
Nedjma, Kateb Yacine posa la pierre fondatrice de la<br />
littérature algérienne moderne. Nouveauté du style<br />
éblouissant, nouveauté de la structure narrative surprenante.<br />
Pourquoi cette singularité de l’écriture ? Certains<br />
y ont vu l’influence de Faulkner. Possible, car Kateb a<br />
déclaré son admiration pour cet écrivain américain, prix<br />
Nobel de littérature 1949. C’est aux études de littérature<br />
comparée de nous éclairer sur l’éventuelle ressemblance<br />
des deux écritures. D’autres sont allés chercher du<br />
côté de la littérature arabe, foisonnante et pleine de digressions.<br />
Possible aussi, bien que Kateb ne maîtrisant<br />
pas la langue arabe classique, ne pouvait lire cette littérature<br />
dans le texte original. Sans aller chercher midi à<br />
quatorze heures, disons que les influences de Kateb sont<br />
les fruits à la fois de ses errances artistiques et de la fureur<br />
de son époque. Mais surtout de son talent à maîtriser<br />
le temps en littérature pour ne point se faire piéger<br />
par le temps du journalisme… Des influences sur Kateb<br />
Yacine, on a, à tort, oublié le cinéma. Mon regard de cinéaste<br />
s'est focalisé sur la structure narrative de Nedjma.<br />
El Watan - Arts & Lettres - Samedi 29 octobre 2011 - 17<br />
KATEB YYACINE<br />
UNE RÉFLEXION INÉDITE SUR SON SEUL ROMAN<br />
Le «miracle Nedjma»<br />
Et si cette œuvre fascinante et novatrice avait puisé sa<br />
structure dans le langage cinématographique ?<br />
Des influences<br />
sur Kateb Yacine,<br />
on a, à tort,<br />
oublié le cinéma.<br />
Mon regard<br />
de cinéaste<br />
s'est focalisé<br />
sur la structure<br />
narrative<br />
de Nedjma.<br />
En relisant le roman pour les besoins d’un film sur Kateb<br />
Yacine*, j’ai compris la difficulté d'une telle œuvre<br />
et la modernité de son langage. A ma grande surprise,<br />
j'ai découvert dans Nedjma certaines règles de narration<br />
et de montage de films.<br />
Premier chapitre du livre: comme au cinéma, Kateb met<br />
en place son dispositif : le lieu, les décors, l’identité et<br />
les liens des personnages, leurs rêves et leurs espérances...<br />
Dernier chapitre du roman : le même dispositif est<br />
mis en place, puis les personnages disparaissent dans la<br />
nuit. Comme dans un film, le spectateur lecteur laisse<br />
vagabonder son esprit pour accompagner les personnages<br />
de plus en plus petits pour finir par être happés par<br />
un lointain horizon. Entre les premier et dernier chapitres,<br />
le lecteur assiste à un long, très long flash-back à<br />
l’intérieur duquel il est de nouveau confronté à d’autres<br />
innombrables flash-backs. Dans le montage d'un film,<br />
les séquences sont organisées de manière à<br />
répondre à plusieurs critères : style, rythme,<br />
tempo créant ainsi un «choc» visuel qui<br />
fait éclater le sens des choses. Le montage<br />
doit respecter une éthique pour<br />
éviter toute manipulation<br />
ou regard réducteur sur le<br />
réel. Il doit aussi, et c'est<br />
indispensable, procurer une<br />
ivresse esthétique nécessaire<br />
au plaisir<br />
du spectateur.<br />
Eisenstein définit<br />
le mon-<br />
tage comme un rapport (un produit algébrique) des<br />
plans et non une suite de plans (une somme arithmétique<br />
des parties). Nedjma semble en grande partie obéir<br />
à ces règles là. Kateb Yacine n’était pas, à mon avis, intéressé<br />
par une histoire linéaire, si belle soit-elle. Il s’est<br />
détourné de la linéarité qui se traduit souvent par une<br />
fadeur artistique.<br />
Dans son roman, il a préféré faire évoluer ses personnages<br />
dans des lieux et des époques différents. Son héroïne,<br />
pour acquérir son statut emblématique, outre son<br />
insolente beauté, ne pouvait être qu’une descendante<br />
des ancêtres chers à Kateb. Les personnages du roman,<br />
descendants de l'Algérie enchaînés par la colonisation,<br />
se libéreront un jour de leurs chaînes. Par l'évocation de<br />
l'histoire du pays labouré par une multitude d’envahisseurs,<br />
l’écrivain souligne les lieux d’où parlent ses personnages.<br />
Et l’histoire a conservé les traces des différents<br />
colonisateurs, comme la langue française qualifiée<br />
de «butin de guerre» par Kateb. Nedjma, c’est l’Algérie<br />
qui renoue avec son histoire et qui entre de plain-pied<br />
dans l’histoire moderne. Pourquoi cette structure éclatée<br />
? Une anecdote a couru selon laquelle un «incident»,<br />
aurait éparpillé des feuillets du roman. Kateb les aurait<br />
récupérés et regroupés au petit bonheur la chance et cela<br />
<strong>À</strong> L'AFFICHE<br />
a donné le roman que nous connaissons. Si cette anecdote<br />
était vraie, on se demande à quoi sert l’imagination<br />
et pourquoi les écrivains se fatiguent à se battre avec les<br />
mots alors qu’ils devraient s‘en remettre à la main invisible<br />
du destin ! Si Nedjma fonctionne, c’est parce que<br />
Kateb a créé un langage moderne, parce qu’une langue<br />
est là pour être violée, parce qu’il est un lecteur de Nerval<br />
et de Villon, parce qu’il adore le cinéma. Et le cinéma<br />
n’est-il pas le langage le plus récent qui utilise les<br />
autres arts : théâtre, musique, littérature, peinture ?<br />
Mais s’inspirer du langage cinématographique, suffit-il<br />
pour accoucher d’un chef-d’œuvre ? Évidemment, non<br />
! Pour qu'une œuvre résiste au temps, elle doit obéir à<br />
d'autres lois. L'une d'entre elles, c’est la structure poétique<br />
du texte. Selon Ibn-Khaldoun, l’autonomie du vers<br />
poétique doit «mériter» sa place dans un poème. A la<br />
lecture de Nedjma, on constate que chaque chapitre<br />
obéit à cette contrainte. Les différents chapitres, en se<br />
combinant, se renforcent mutuellement, créent du sens<br />
et font palpiter le cœur grâce à l’âpre beauté<br />
des mots travaillés, triturés et non caressés.<br />
Autonomie du vers poétique, autonomie du<br />
plan cinématographique, rapports entre les<br />
vers dans un poème, montage des plans<br />
cinématographiques, on peut continuer à<br />
égrener les parallèles entre Nedjma et le<br />
langage du cinéma. Grâce à cette structure<br />
est née une œuvre maîtresse que l’auteur a<br />
su inscrire dans son époque, en utilisant<br />
un mode de langages émergeant. Visionnaire,<br />
Kateb a su saisir les mouvements<br />
invisibles et les soubresauts de la vie.<br />
Nedjma ouvre le chemin à d'autres<br />
chefs-d'œuvre, pourvu qu'ils soient à la<br />
hauteur des bouleversements de leur<br />
époque et pour que les ténèbres ne fassent<br />
plus de l’ombre au soleil dans<br />
notre pays. Ici comme<br />
ailleurs, aujourd’hui comme<br />
demain…<br />
A. A.<br />
PS : Kateb Yacine a été salué par Jean Paul Sartre comme un écrivain qui<br />
a poussé la langue française dans ses ultimes limites. C’est pourquoi<br />
«Nedjma» est entrée dans le panthéon de la littérature.<br />
* Quelques mois avant son décès, il m’a écrit une lettre pour me dire que<br />
des raisons de santé l'empêchaient de répondre à ma demande de faire<br />
un film sur sa vie et son œuvre.