Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
06<br />
LA PRODUCTION RÉGIONALE<br />
Chers<br />
POLITIQUE CULTURELLE<br />
programmateurs<br />
de nos grandes<br />
scènes…<br />
Vous v<strong>en</strong>ez de dévoiler au public<br />
vos programmes, et ils confirm<strong>en</strong>t tous<br />
les inquiétudes des artistes…<br />
Les compagnies de la région ont disparu<br />
des programmations de l’Année<br />
Capitale. Comme des grands festivals,<br />
et des saisons qui s’affich<strong>en</strong>t plus loin<br />
dans la région. Au mieux, comme au<br />
Gymnase/Jeu de Paume, on trouve<br />
quelques vraies coproductions de<br />
compagnies régionales, cantonnées<br />
la plupart du temps à du jeune<br />
public. La Criée, C<strong>en</strong>tre dramatique<br />
national ne coproduit même pas les 5<br />
représ<strong>en</strong>tations, dans la petite salle,<br />
de l’Entreprise, seule cie régionale<br />
indép<strong>en</strong>dante accueillie pour l’heure.<br />
Certes on nous promet quelques surprises<br />
au cours de la saison, mais<br />
iront-elles dans le s<strong>en</strong>s d’un souti<strong>en</strong><br />
aux compagnies régionales ?<br />
Plus inquiétant <strong>en</strong>core, toutes les<br />
scènes nationales et les grandes<br />
scènes conv<strong>en</strong>tionnées emboit<strong>en</strong>t le<br />
pas, programmant sans risque, pour<br />
l’imm<strong>en</strong>se majorité de leurs propositions,<br />
des spectacles téléportés<br />
qu’elles n’ont ni à sout<strong>en</strong>ir ni à coproduire.<br />
Et celles qui continu<strong>en</strong>t à<br />
coproduire des créations, ou les<br />
grands festivals comme Marseille, Aix<br />
ou Avignon, s’absti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de programmer<br />
les compagnies de la région<br />
qui les fait vivre. Prétextant, la plupart<br />
du temps, que celles-ci n’ont pas<br />
le tal<strong>en</strong>t et l’<strong>en</strong>vergure de leurs<br />
manifestations d’excell<strong>en</strong>ce… Il faut<br />
dire que sans arg<strong>en</strong>t, exsangues, sans<br />
coproduction, s’épuisant à chercher<br />
des financem<strong>en</strong>ts et remplir des dossiers<br />
plutôt qu’à inv<strong>en</strong>ter des formes,<br />
s’échinant pour monter des projets<br />
que plus personne ne déf<strong>en</strong>d ou ne<br />
programme dans la région, les artistes<br />
d’ici s’épuis<strong>en</strong>t. Leurs œuvres y<br />
perd<strong>en</strong>t parfois <strong>en</strong> grâce ou <strong>en</strong> perfection.<br />
Comm<strong>en</strong>t rivaliserai<strong>en</strong>t-ils<br />
avec les grosses productions alors<br />
qu’ils ne peuv<strong>en</strong>t se payer ni décors,<br />
ni grands interprètes, ni communication,<br />
ni même rémunérer les heures<br />
de travail nécessaires aux répétitions ?<br />
Respect des lois<br />
L’État a édicté des cahiers des charges,<br />
mais les scènes nationales, c<strong>en</strong>tres<br />
nationaux dramatiques, chorégraphiques,<br />
musicaux ou d’art de la rue y<br />
dérog<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> matière de<br />
coproduction et de souti<strong>en</strong> aux compagnies<br />
régionales (voir <strong>en</strong>cadré).<br />
On compr<strong>en</strong>d pourquoi, et il ne s’agit<br />
pas de mettre ces établissem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong><br />
accusation. La plupart du temps ils<br />
sont piégés par des volontés publiques<br />
diverg<strong>en</strong>tes et inconciliables,<br />
qu’ils appell<strong>en</strong>t volontiers le «millefeuille»<br />
: les collectivités locales<br />
réclam<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t du divertissem<strong>en</strong>t<br />
et du remplissage, les régions p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t<br />
avant tout politique territoriale,<br />
et l’État a campé ces dernières années<br />
sur des verrous d’excell<strong>en</strong>ce<br />
assez snobs, et nécessitant un arg<strong>en</strong>t<br />
qu’il ne donne plus. Pr<strong>en</strong>dre le risque<br />
de coproduire une création régionale<br />
d’<strong>en</strong>vergure n’est plus, dans les faits,<br />
à la portée de leurs bourses, ni des<br />
att<strong>en</strong>tes des collectivités locales qui<br />
les subv<strong>en</strong>tionn<strong>en</strong>t aujourd’hui majoritairem<strong>en</strong>t…<br />
Mais à ce jeu-là les artistes d’ici sont<br />
voués à la disparition. Les diminutions<br />
de leurs moy<strong>en</strong>s de production<br />
sont effectivem<strong>en</strong>t conjointes et<br />
massives : mandats de révision successifs<br />
de l’État, gel puis dégel partiel<br />
des crédits, baisse ciblée des collectivités<br />
locales et des villes <strong>en</strong>vers les<br />
compagnies, baisse et rec<strong>en</strong>trage du<br />
mécénat culturel sur les grands équipem<strong>en</strong>ts…<br />
et aujourd’hui abandon<br />
généralisé de la mission de coproduction<br />
des établissem<strong>en</strong>ts nationaux.<br />
Les artistes se regroup<strong>en</strong>t donc dans<br />
un Off, un Off du off, l’Alter off et<br />
aujourd’hui un Out comme autrefois<br />
une Friche. Pourquoi pas un terrain<br />
vague, un bidonville, une arrièrecour<br />
? Sont-ils voués à occuper les<br />
poubelles de la république culturelle ?<br />
Pourquoi il faut<br />
créer ici<br />
Il ne s’agit pas seulem<strong>en</strong>t de déf<strong>en</strong>dre<br />
une profession ou un territoire, mais<br />
de compr<strong>en</strong>dre ce que la disparition<br />
des artistes locaux implique <strong>en</strong> matière<br />
d’aseptisation culturelle. Faut-il<br />
admettre que notre territoire est<br />
incapable de produire des œuvres de<br />
qualité ? Qu’il faut parachuter ici des<br />
g<strong>en</strong>s v<strong>en</strong>us d’ailleurs ? À quel titre ?<br />
Les arts de la représ<strong>en</strong>tation, les<br />
créations artistiques et intellectuelles<br />
ne serai<strong>en</strong>t-elles pas à la portée des<br />
méridionaux ? Faut-il, pour produire<br />
une œuvre, ne pas avoir grandi et<br />
étudié ici, ne pas y vivre ?<br />
On pourrait répondre, cyniquem<strong>en</strong>t,<br />
que si la région ne produit pas<br />
d’artistes mais <strong>en</strong> programme, la<br />
population n’y perd ri<strong>en</strong>… Ce serait<br />
oublier ce que cela signifie <strong>en</strong> terme<br />
d’image de soi. Les arts de la représ<strong>en</strong>tation,<br />
de la parole, du spectacle,<br />
nous donn<strong>en</strong>t à voir ce que nous<br />
sommes. Les seules représ<strong>en</strong>tations<br />
de nous-mêmes serai<strong>en</strong>t donc l’OM,<br />
Plus belle la vie et les Marseillais ridicules<br />
des émissions culinaires ? Ne<br />
valons-nous pas mieux que cela ?<br />
Quelle image donnons-nous à voir au<br />
monde, à nos <strong>en</strong>fants ? Comm<strong>en</strong>t<br />
voulons-nous qu’ils se construis<strong>en</strong>t ?<br />
Éloge de la périphérie<br />
C’est tout l’<strong>en</strong>jeu des arts de la<br />
représ<strong>en</strong>tation depuis que le théâtre<br />
s’est affranchi des dieux : montrer <strong>en</strong><br />
un miroir la vie réelle des hommes, la<br />
mettre <strong>en</strong> scène pour la transc<strong>en</strong>der,<br />
la subvertir, l’<strong>en</strong>richir de rêves profonds.<br />
Les tours de chant des stars,<br />
le divertissem<strong>en</strong>t, les rituels snobs<br />
autour de spectacles paillettes ont<br />
d’autres fonctions, nettem<strong>en</strong>t plus<br />
proches de visées aliénantes.<br />
Détruire le tissu artistique et culturel<br />
<strong>en</strong> l’étouffant un peu chaque jour<br />
revi<strong>en</strong>t à habituer le public à une abs<strong>en</strong>ce<br />
de «représ<strong>en</strong>tation» possible<br />
de lui-même. Aux s<strong>en</strong>s philosophique<br />
et politique du mot. S’il ne peut se<br />
voir sur les scènes, c’est à la télé qu’il<br />
se cherchera. Il risque d’y trouver une<br />
image si amoindrie de lui-même qu’il<br />
plongera dans la vénération imbécile<br />
des idoles.<br />
Alors vous ne pourrez plus, chers directeurs<br />
de scènes, remplir vos salles<br />
qu’<strong>en</strong> programmant des reflets dégradés<br />
de nos écrans cathodiques. Ce<br />
cauchemar est déjà à l’œuvre bi<strong>en</strong><br />
souv<strong>en</strong>t. Il ne pourra être <strong>en</strong>digué<br />
que par votre décision, et une politique<br />
volontariste de l’État : une<br />
déc<strong>en</strong>tralisation qui n’imposera plus<br />
<strong>en</strong> «Province» une culture hors-sol,<br />
mais regardera et préservera <strong>en</strong>fin ce<br />
qu’on y sème.<br />
AGNÈS FRESCHEL