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La caresse du monstre<br />
Le soleil au zénith, j’ai dévalé la p<strong>en</strong>te pour gagner le rivage. Sur la<br />
plage matelassée de cailloux, de bois et de varech <strong>en</strong>chevêtrés, j’ai<br />
posé mon sac et, <strong>en</strong> un ri<strong>en</strong> de temps, me suis dévêtue. En <strong>en</strong>trant<br />
l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t dans le bleu int<strong>en</strong>se, contraste de la blancheur de ma peau,<br />
j’ai éprouvé la s<strong>en</strong>sation fugace du déjà vécu.<br />
J’ai ajusté mon masque, contracté le bassin et <strong>en</strong>voyé la tête première<br />
sous l’eau. Dans cet élan j’ai nagé instantaném<strong>en</strong>t pour conjurer le<br />
froid picotant du contact avec les eaux. Alors que je plongeais <strong>en</strong><br />
apnée, un banc lumineux de poissons aux ailerons striés m’a effleuré<br />
le dos et je l’ai suivi plus loin au hasard.<br />
Je jouais, testant des cabrioles sous l’eau, fixant, tête <strong>en</strong> bas, le soleil<br />
à travers la surface. Combi<strong>en</strong> de hors-temps, cette sirénade avait-elle<br />
duré ? Un corps plongé délicieusem<strong>en</strong>t dans du liquide n’est pas<br />
capable de mesurer…<br />
Puis, un bruit étrange, comme une basse de fosse émise du fond<br />
marin, a peu à peu dérangé l’équilibre.<br />
J’ai songé au moteur d’un petit bateau mais non… ce n’était pas la<br />
musique crachotante du kérosène soulevant des remous.<br />
D’ailleurs, la surface de la mer restait lisse, et pourtant, par l’<strong>en</strong><br />
dessous, une vibration dans les graves n’<strong>en</strong> finissait pas de monter, <strong>en</strong><br />
puissance.<br />
J’ai réalisé à quel point je m’étais éloignée du rivage.<br />
Une vague angoisse s’est installée et j’ai <strong>en</strong>trepris de regagner la<br />
plage. J’ai choisi de crawler, m’appliquant avec une régularité de<br />
métronome.<br />
Alors une onde viol<strong>en</strong>te m’a fait dériver vers le large. Ayant repris<br />
vaillamm<strong>en</strong>t la nage <strong>en</strong> direction opposée je me suis contrainte à<br />
respirer, le plus calmem<strong>en</strong>t possible, sur chaque battem<strong>en</strong>t de bras.<br />
C’est alors que je l’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du. Sur le mom<strong>en</strong>t, j’ai cru défaillir tant le son<br />
et la tonalité me paraissai<strong>en</strong>t proches et familières.<br />
C’était une voix qui m’appelait, une voix d’homme, une voix anci<strong>en</strong>ne<br />
et vieille, presque chevrotante.<br />
Cette voix résonnait partout dans l’air, les flots et au fond de ma tête.<br />
Je me suis mise à haleter, je m’épuisais <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>ts désordonnés<br />
et plus je fermais les yeux, plus la voix m’appelait. Car c’était bi<strong>en</strong> mon<br />
prénom prononcé à l’infini qui avait <strong>en</strong>vahi jusqu’à la mer et l’air.<br />
Je suffoquais, je résistais à l’appel. Il y <strong>en</strong> allait de ma vie peut être. Je<br />
FESTIVAL DU LIVRE 79<br />
ne savais plus. En t<strong>en</strong>tant d’avancer au plus vite, je me suis débattue<br />
contre mon corps qui s’épuisait, contre ma tête qui ne commandait<br />
plus ; dans cette lutte ins<strong>en</strong>sée je me paralysais de fatigue et de peur.<br />
La voix, cette voix, sa voix qui résonnait à me rompre les tympans,<br />
c’était bi<strong>en</strong> lui. C’était toi. Tu m’avais cherchée disais-tu et voulais<br />
m’étreindre une dernière fois.<br />
Des cris jaillissai<strong>en</strong>t depuis le rivage. Les oiseaux tournoyai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
rondes anarchiques au-dessus des flots. Le ciel s’était assombri.<br />
Un vertige me happait, je s<strong>en</strong>tis la caresse glacée sur mes cuisses,<br />
mon v<strong>en</strong>tre et au fond de mon sexe.<br />
Mon corps lesté de plomb se mit à couler. Je me s<strong>en</strong>tais vide, abs<strong>en</strong>te<br />
et m’abandonnais à l’aspiration.<br />
Ce n’est que lorsque mon masque s’est soulevé que j’ai vu le regard,<br />
ce regard… ton regard dém<strong>en</strong>t ; la panique m’a transpercée. Je t’avais<br />
reconnu, tu as saisi ma main et l’a caressée doucem<strong>en</strong>t… L’air s’est<br />
mis à manquer, mes tempes se congestionnai<strong>en</strong>t du sang comprimé,<br />
mes poumons explosai<strong>en</strong>t et dans un coup de rein inespéré je me suis<br />
propulsée vers le haut.<br />
La première fois j’ai troué la surface <strong>en</strong> cherchant douloureusem<strong>en</strong>t<br />
l’air qui s’offrait. La main s’était agrippée à la mi<strong>en</strong>ne et me tirait à<br />
nouveau vers le fond, je replongeais…<br />
Dans un effort désespéré j’ai violemm<strong>en</strong>t rué et le contact avec l’abîme<br />
s’est rompu dans un craquem<strong>en</strong>t sourd.<br />
La seconde fois, la tête hors de l’eau, j’ai inspiré à <strong>en</strong> mourir…<br />
Sur la plage, ils m’ont ét<strong>en</strong>due.<br />
Les sirènes des ambulances ret<strong>en</strong>tissai<strong>en</strong>t. Des badauds s’étai<strong>en</strong>t<br />
regroupés et certains d’<strong>en</strong>tre eux laissai<strong>en</strong>t échapper des phrases<br />
étranges. Je ne compr<strong>en</strong>ais plus le s<strong>en</strong>s des mots, une épaisse<br />
couche de brume m’<strong>en</strong>veloppait. Un visage inconnu s’est p<strong>en</strong>ché sur<br />
le mi<strong>en</strong> et m’a parlé dans ma propre langue.<br />
Ne craignez ri<strong>en</strong> madame, je suis secouriste, vous avez été prise dans<br />
un séisme de petite magnitude, c’est fréqu<strong>en</strong>t sur cette côte, le saviezvous<br />
?<br />
Non, je n’avais pas idée, ai-je murmuré.<br />
Les g<strong>en</strong>s d’ici l’appell<strong>en</strong>t «la caresse du monstre»… Tout ira bi<strong>en</strong>, vous<br />
êtes sauve.<br />
ANITA LINDSKOG<br />
La sardine gitane de Darr<strong>en</strong> Johnson