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Eglise, Empire et Genre dans la vie de Mère Marie-Michelle Dédié

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Éloge <strong>de</strong> l’ordinaireÉglise, empire <strong>et</strong> genre au travers <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> Mère<strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié (Sénégal, Congo, 1882-1931) *Phyllis M. MARTINIndiana UniversityEn 1898, le comte d’Haussonville, s’adressant à un auditoire <strong>de</strong> premier p<strong>la</strong>n,l’Union coloniale française, insistait sur <strong>la</strong> nécessité pour les femmesb<strong>la</strong>nches d’émigrer aux colonies. Parmi les motifs avancés, il proc<strong>la</strong>mait queles femmes b<strong>la</strong>nches avaient davantage d’enfants <strong>dans</strong> les colonies que <strong>dans</strong>leur pays, un point <strong>de</strong> vue assez fascinant à une époque où le taux <strong>de</strong>naissance re<strong>la</strong>tivement faible <strong>de</strong> <strong>la</strong> France était <strong>de</strong>venu une source <strong>de</strong>préoccupation. Est-ce que les colonies seraient l’endroit où c<strong>et</strong>te situationtout à fait regr<strong>et</strong>table pourrait être corrigée ? Si tel était vraiment le cas, ilfal<strong>la</strong>it alors encourager une certaine catégorie <strong>de</strong> femmes à partir <strong>dans</strong> lesterritoires d’outre-mer. D’autres femmes, en revanche, n’apportaient pasgrand-chose sur ce p<strong>la</strong>n à <strong>la</strong> cause impérialiste : tout comme les femmes <strong>de</strong>cabar<strong>et</strong> <strong>et</strong> les femmes faciles qui portaient atteinte à <strong>la</strong> stabilité familiale, lessœurs missionnaires avaient une valeur quelque peu limitée. Elles pouvaientêtre utiles, adm<strong>et</strong>tait monsieur le comte, pour prodiguer <strong>de</strong>s soins aux b<strong>la</strong>ncs<strong>de</strong>s colonies <strong>et</strong> s’occuper <strong>de</strong>s pauvres, mais sans mariage, il ne pouvait yavoir d’enfant, <strong>et</strong> sans enfants pas <strong>de</strong> familles <strong>et</strong> donc pas <strong>de</strong> colonies àl’avenir 1 .* Le présent article a été publié en ang<strong>la</strong>is sous le titre <strong>de</strong>: « Celebrating the Ordinary : Church,<strong>Empire</strong> and Gen<strong>de</strong>r in the Life of Mère <strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié (Sénégal, Congo, 1882-1931) »<strong>dans</strong> Gen<strong>de</strong>r and History 16, 2 (août 2004), pp.289-317. Je tiens à remercier B<strong>la</strong>ckwell Publishing(Oxford) d’avoir autorisé <strong>la</strong> publication <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction française ainsi que Christiane Mégypour <strong>la</strong> traduction. Je voudrais aussi remercier <strong>de</strong> son ai<strong>de</strong> Sœur Yves LeGall, archiviste <strong>et</strong>Sœur <strong>Marie</strong>-Cécile <strong>de</strong> Segonzac, Secrétaire générale <strong>de</strong> <strong>la</strong> Congrégation <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny qui m’a accordé sa permission pour <strong>la</strong> consultation <strong>de</strong>s archives <strong>de</strong> <strong>la</strong> congrégation.En Br<strong>et</strong>agne, j’ai tout particulièrement apprécié l’accueil <strong>de</strong> <strong>la</strong> nièce <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong>,Jeann<strong>et</strong>te Unvoas <strong>et</strong> <strong>de</strong> Maryvonne Lannon, sa p<strong>et</strong>ite-nièce, <strong>et</strong> je leur suis reconnaissante <strong>de</strong>© LFM. Missions <strong>et</strong> sciences sociales, 8, juill<strong>et</strong> 2006 : 9-43


10PHYLLIS M. MARTINFormulées à une époque <strong>de</strong> débats intenses entre l’Église <strong>et</strong> l’État, lesréserves du comte étaient partagées par beaucoup, en particulier par lesmembres <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> pression républicains <strong>et</strong> anticléricaux. Au cours dudix-neuvième siècle, les religieuses avaient fait l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> prises <strong>de</strong> positionssouvent négatives : elles étaient potentiellement anti-patriotes, travail<strong>la</strong>ientsur territoire français pour une institution étrangère ; leurs vœux <strong>de</strong> chast<strong>et</strong>éétaient contre nature <strong>et</strong> à caractère anti-social ; <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus, elles ne pouvaientpas servir <strong>de</strong> modèles <strong>de</strong> mère aux jeunes filles fréquentant leurs écoles.Néanmoins, selon une vision plus pragmatique, partagée même par lesrépublicains les plus modérés, on reconnaissait que <strong>dans</strong> certainescirconstances, les «bonnes sœurs » pouvaient avoir un rôle restreint à jouer<strong>dans</strong> <strong>la</strong> société, comme <strong>la</strong> prestation <strong>de</strong> soins <strong>et</strong> les œuvres charitables 2 .La carrière <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié en Afrique coloniale pendantquarante-neuf ans semble suggérer que le rôle réel <strong>et</strong> imaginé <strong>de</strong>s sœursmissionnaires <strong>dans</strong> les postes coloniaux était plus <strong>la</strong>rge que celui autorisé enFrance <strong>et</strong> plus complexe que ne l’envisageait le comte, même si les sœurs nefaisaient pas figure <strong>de</strong> mères biologiques 3 . Pour l’État, en l’absence d’écolesprimaires pour filles, les sœurs missionnaires prodiguaient une éducationpratique aux filles <strong>et</strong> femmes africaines, posant ainsi les fondations d’unnouvel ordre domestique <strong>dans</strong> l’empire colonial français. Pour l’Église, ellesfaisaient partie d’une mission évangélique qui engendrait <strong>la</strong> transformationsociale <strong>et</strong> assurait l’enseignement <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi. Les sœurs d’Afrique équatorialefaisaient aussi l’obj<strong>et</strong> d’écrits par <strong>de</strong>s Européens, hommes d’Église ou<strong>la</strong>ïques, évoquant <strong>de</strong>s visions d’un empire idéalisé. Ces femmes missionnairesalimentaient une « imagerie verbale animée <strong>et</strong> facile à comprendre » <strong>et</strong>123leur bonne volonté à me faire partager les photographies, les documents <strong>et</strong> les souvenirs <strong>de</strong>famille. C<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> a bénéficié <strong>de</strong> fonds accordés par le Pew Charitable Trusts <strong>et</strong> Indiana University.C<strong>et</strong> article fait partie d’un proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> livre sur les femmes catholiques au Congo–Brazzaville.M. le Comte d’Haussonville <strong>et</strong> M.J. Chailey-Bert, L’émigration <strong>de</strong>s femmes aux colonies (Paris : ArmandColin <strong>et</strong> Co., 1897), pp.5-6, 58-59 ; Jan<strong>et</strong> R. Horne, « Visions of empire among Muséesocial reformers, 1894-1931 », in Julia C<strong>la</strong>ncy-Smith <strong>et</strong> Frances Gouda (éd.), Domesticating the<strong>Empire</strong> : Race, Gen<strong>de</strong>r and Family Life in French and Dutch Colonialism (Charlottesville : Universityof Virginia Press, 1997), pp.21-42 ; Stuart Michael Persell, The French Colonial Lobby, 1889-1938(Stanford : Hoover Institution Press, 1983), pp.3, 26-36.Judith F. Stone, «Anticlericals and bonnes sœurs : the rh<strong>et</strong>oric of the 1901 Law of Associations »,French Historical Studies 23 (2000) : pp.103-128.Mère <strong>Marie</strong> signait ses l<strong>et</strong>tres « Sœur <strong>Marie</strong> » ou « Sœur <strong>Marie</strong> Sainte-Fina », son nom <strong>de</strong> religieuse.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 11fortement centrée sur le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme 4 . Les colonies constituaient nonseulement « un espace physique, mais aussi un espace imaginaire » 5 quecertains hommes emplissaient <strong>de</strong> <strong>de</strong>scriptions <strong>et</strong> <strong>de</strong> récits sur Mère <strong>Marie</strong>.Pour eux, sa <strong>vie</strong>, en pleine conquête <strong>et</strong> occupation colonialesparticulièrement violentes, incarnait <strong>la</strong> dévotion, l’héroïsme <strong>et</strong> le sacrifice <strong>de</strong>soi-même, <strong>et</strong> donnait ainsi un visage plus humain à <strong>la</strong> mission impérialiste.Les réussites très concrètes <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong>, les louanges à son égard <strong>dans</strong> lesrécits contemporains <strong>et</strong> les récompenses prestigieuses qu’elle reçut duGouvernement français sont autant d’indices <strong>la</strong>issant penser que les sœursmissionnaires méritent une p<strong>la</strong>ce plus importante <strong>dans</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>l’impérialisme 6 .Mère <strong>Marie</strong> aurait certainement prétendu que sa <strong>vie</strong> était tout à faitordinaire <strong>et</strong> qu’elle se contentait tout simplement d’accomplir son <strong>de</strong>voirreligieux. À son r<strong>et</strong>our en France pour sa r<strong>et</strong>raite en 1931 – elle était alors<strong>de</strong>venue une célébrité aux yeux <strong>de</strong> beaucoup – elle refusa tout entr<strong>et</strong>ien avec<strong>de</strong>s journalistes lors <strong>de</strong> son arrivée à Bor<strong>de</strong>aux <strong>et</strong> aurait déc<strong>la</strong>ré : « je n’ai rienà dire. Je n’ai rien fait qui mérite l’attention <strong>de</strong> vos lecteurs 7 », même si elleaurait peut-être pu reconnaître que sa longévité était extraordinaire. Ellemourut en 1943 à Paris à l’âge <strong>de</strong> quatre-vingt quatre ans à une époque oùles chances <strong>de</strong> sur<strong>vie</strong> après quelques années <strong>de</strong> mission en Afrique centraleétaient plutôt minces. Toute une série <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>dies, du paludisme aux4567F. Gouda <strong>et</strong> J. C<strong>la</strong>ncy-Smith, « Introduction » in C<strong>la</strong>ncy-Smith <strong>et</strong> Gouda (éd.), Domesticating the<strong>Empire</strong>, pp.8, 9-11.Fre<strong>de</strong>rick Cooper <strong>et</strong> Ann Laura Stoler (éd.), Tensions of <strong>Empire</strong> (Berkeley : University of California,1997), p.3.La littérature sur les femmes missionnaires s’est étoffée <strong>dans</strong> <strong>de</strong> vastes proportions <strong>de</strong>puis queFiona Bowie a écrit en 1994 : « nous savons peu <strong>de</strong> choses sur le rôle joué par les femmes<strong>dans</strong> les missions » <strong>et</strong> que le terme « missionnaire » était considéré comme un mot <strong>de</strong> genremasculin : F. Bowie, D. Kirkwood <strong>et</strong> S. Ar<strong>de</strong>ner (éd.), Women and Missions : Past and Present(Oxford : Berg, 1993), p.1. Les articles qui intègrent les missionnaires <strong>et</strong> l’impérialisme varient<strong>dans</strong> leur couverture, toutefois en insistant davantage sur les protestantes que sur les catholiques<strong>et</strong> beaucoup plus encore sur l’empire britannique que sur l’empire français. Une récentecollection d’essais, Mary Taylor Huber <strong>et</strong> Nancy C. Lutkehaus (éd.), Gen<strong>de</strong>red Missions : Womenand Men in Missionary Discourse and Practice (Ann Arbor: University of Michigan Press, 1999), indiqu<strong>et</strong>oute une série <strong>de</strong> nouveaux écrits, mais <strong>la</strong> mention <strong>de</strong>s sources <strong>et</strong> missions françaisesest re<strong>la</strong>tivement faible. Sur les ordres religieux <strong>de</strong> femmes missionnaires, voir Femmes en mission,Actes <strong>de</strong> <strong>la</strong> XI e session du CREDIC (Lyon : Éditions lyonnaises d’Art <strong>et</strong> d’Histoire, 1991) <strong>et</strong>Élisab<strong>et</strong>h Dufourcq, Les congrégations religieuses féminines hors d’Europe <strong>de</strong> Richelieu à nos jours : histoirenaturelle d’une diaspora (Paris : Librairie <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> Éditeurs, 1993), 4 volumes.Le courrier du Finistère, 29 août 1931.


12PHYLLIS M. MARTINtroubles gastro-intestinaux, m<strong>et</strong>taient fin à <strong>la</strong> <strong>vie</strong> d’un grand nombre <strong>de</strong>jeunes femmes au début <strong>de</strong> leur carrière <strong>de</strong> missionnaire 8 .<strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié semble avoir été sincèrement timi<strong>de</strong> <strong>et</strong>, en tantque religieuse, elle était profondément imbue <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition d’effacementétablie par sa congrégation, l’ordre missionnaire <strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph<strong>de</strong> Cluny. C’était une <strong>vie</strong> pleine <strong>de</strong> contradictions : étonnante mais ordinaire,glorifiée mais cachée, publique mais privée, indépendante mais soumise 9 .Elle vivait <strong>dans</strong> une culture religieuse <strong>dans</strong> <strong>la</strong>quelle le sens du bien communl’emportait sur l’individualisme, <strong>la</strong> communauté sur <strong>la</strong> valeur personnelle <strong>et</strong>les vœux religieux sur <strong>la</strong> réussite. Elle était profondément consciente du rôle<strong>de</strong> femme qui lui avait été attribué par l’<strong>Eglise</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> société en général. Elles’est abstenue <strong>de</strong> chercher à repousser les limites <strong>de</strong> ces conventions <strong>et</strong> aucontraire a fait le meilleur usage possible <strong>de</strong> l’espace qui lui était réservé pourdonner plus <strong>de</strong> pouvoir à sa communauté <strong>et</strong> atteindre ses principauxobjectifs : l’éducation chrétienne <strong>de</strong>s filles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s femmes africaines qu’elleconsidérait, quel que soit leur âge, comme <strong>de</strong>s enfants ayant besoind’attention, <strong>de</strong> discipline <strong>et</strong> d’amélioration (selon une opinion répandue àl’époque en Europe).Sa culture se basait sur les principes édictés par <strong>la</strong> fondatrice <strong>et</strong> Mèregénérale <strong>de</strong> <strong>la</strong> congrégation, une femme remarquable, Anne-<strong>Marie</strong> Javouhey(1779-1851), qui, <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> Maison-mère <strong>de</strong> Paris ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission au Sénégal<strong>et</strong> en Guyane écrivait <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres à celles qu’elle appe<strong>la</strong>it ses89Voir par exemple Phyllis M. Martin, « Vie <strong>et</strong> mort, pouvoir <strong>et</strong> vulnérabilité : contradictionsquotidiennes à <strong>la</strong> Mission <strong>de</strong> Loango, 1883-1904 », Mèmoire Spiritaine, 21(2005), 84-115 publiéoriginellement en ang<strong>la</strong>is sous le titre <strong>de</strong> « Life and Death, Power and Vulnerability: EverydayContradictions at the Loango Mission, 1883-1904 », Journal of African Cultural Studies 1(2002):pp.61-78.Les sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny sont arrivées au Congo en 1886 <strong>et</strong> continuent encore <strong>de</strong>nos jours à œuvrer <strong>dans</strong> le domaine <strong>de</strong> l’enseignement <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’action sociale presque entièrementpar l’entremise <strong>de</strong> sœurs africaines (même si, puisqu’il s’agit d’une congrégation missionnaire,<strong>de</strong>s sœurs d’In<strong>de</strong> ou d’autres pays africains peuvent travailler au Congo, tandis que <strong>de</strong>sreligieuses congo<strong>la</strong>ises peuvent être envoyées à l’étranger). Jusqu’à un passé récent, lorsquec<strong>et</strong>te congrégation s’est davantage décentralisée <strong>et</strong> que les responsables locaux ont bénéficiéd’une plus gran<strong>de</strong> autorité, les mères supérieures <strong>de</strong>vaient envoyer un rapport mensuel sousforme <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tre à <strong>la</strong> Mère générale à Paris. J’ai appris à connaître Mère <strong>Marie</strong> à <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> sesl<strong>et</strong>tres, (plus <strong>de</strong> 200 existent encore), qu’elle a envoyées entre 1892 <strong>et</strong> 1931 à <strong>la</strong> Maison Mèrequand elle était <strong>la</strong> Mère supérieure <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté <strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Brazzaville. D’autres l<strong>et</strong>tressont <strong>dans</strong> les archives <strong>de</strong>s Pères du Saint-Esprit <strong>et</strong> <strong>dans</strong> <strong>la</strong> collection <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille. D’uneécriture impeccable, ces l<strong>et</strong>tres dépeignent <strong>la</strong> <strong>vie</strong> quotidienne <strong>de</strong>s sœurs missionnaires, leurssuccès <strong>et</strong> leurs problèmes <strong>et</strong> les rapports avec les popu<strong>la</strong>tions locales, l’épiscopat (c’est-à-dire<strong>la</strong> congrégation missionnaire <strong>de</strong>s Pères du Saint-Esprit) <strong>et</strong> d’autres Européens. Elles sont égalementun témoignage <strong>de</strong> foi <strong>et</strong> <strong>de</strong> piété.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 13« filles » <strong>dans</strong> les missions du mon<strong>de</strong> entier, les exhortant à suivre <strong>la</strong> Volontédivine, à respecter leurs vœux <strong>et</strong> à servir les pauvres <strong>et</strong> les déshérités. Avecl’approbation du Gouvernement français, Mère Javouhey avait fondé unecommunauté financièrement autonome pour esc<strong>la</strong>ves libérés, <strong>dans</strong> <strong>la</strong>quelleelle avait introduit ses métho<strong>de</strong>s novatrices d’éducation, <strong>et</strong> où elle conservaitson indépendance. Femme courageuse <strong>et</strong> intransigeante à <strong>la</strong> poursuite <strong>de</strong> sesobjectifs, qu’il s’agisse <strong>de</strong> l’abolition <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> sacongrégation, elle défia les préjugés <strong>de</strong> l’époque sur le rôle <strong>de</strong>s femmes <strong>dans</strong>l’Église ou les milieux <strong>la</strong>ïques, se m<strong>et</strong>tant à dos les propriétaires <strong>de</strong>p<strong>la</strong>ntations, les administrateurs coloniaux <strong>et</strong> l’épiscopat 10 . Selon un récitrépété à maintes reprises, on dit qu’elle s’est attirée l’admiration <strong>de</strong> Louis-Philippe qui aurait déc<strong>la</strong>ré, « Madame Javouhey, mais c’est un grandhomme » 11 . Mère <strong>Marie</strong>, tout en étant moins ouvertement provocatrice quesa célèbre aînée, avait également un véritable sens <strong>de</strong> sa mission. Elle aussiétait prête à profiter au maximum <strong>de</strong> ce qu’elle percevait comme étant sesdroits, bien que moins désireuse que Mère Javouhey <strong>de</strong> contester les limites<strong>de</strong> son domaine. Je n’ai rien trouvé <strong>dans</strong> les archives <strong>la</strong>issant suggérer qu’ellese considérait héroïque comme d’autres le pensaient. Bien sûr, elle étaitprobablement satisfaite <strong>de</strong> son œuvre, même si sa culture l’empêchait <strong>de</strong> se<strong>la</strong>isser aller à <strong>de</strong> telles manifestations <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres qui étaient toutes à <strong>la</strong>gloire <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> <strong>la</strong> Congrégation <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa fondatrice.Avènement d’une missionnaireLes détails du début <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> sont épars, mais ils apportentquelques indications sur <strong>la</strong> future Mère supérieure. Elle est née le 29 juill<strong>et</strong>1859 à Plougastel-Daou<strong>la</strong>s, une ville d’environ 6 000 habitants sur <strong>la</strong> côtebr<strong>et</strong>onne. Son père mourut avant sa naissance <strong>et</strong> sa mère mourut en couchesou peu <strong>de</strong> temps après, si bien que Mère <strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> entra <strong>dans</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong>10 Voir, Anne-<strong>Marie</strong> Javouhey, Fondatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> Congrégation <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny,Correspondance, 4 volumes (Paris : CERF, 1994), compilé par les Sœurs Jean Hebert <strong>et</strong> <strong>Marie</strong>Cécile <strong>de</strong> Segonzac. Il y a eu plusieurs biographies <strong>de</strong> Mère Javouhey <strong>et</strong> plus récemment celle<strong>de</strong> Geneviève Lecuir-Nemo, Anne-<strong>Marie</strong> Javouhey : fondatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> congrégation <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny (1779-1851) (Paris : Kartha<strong>la</strong>, 2001). Pour son vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Mana <strong>et</strong> sa lutte contrel’esc<strong>la</strong>vage en Guyane, voir Lecuir-Nemo, Anne-<strong>Marie</strong> Javouhey, pp.155-273 ; <strong>et</strong> Troy Feay, Missionto Moralize : S<strong>la</strong>ves, Africans, and Missionaries in the French Colonies, 1815-1852, thèse <strong>de</strong> doctorat,Université <strong>de</strong> Notre-Dame (USA), 2003, pp.98-99, 106-110.11 Lecuir-Nemo, Anne-<strong>Marie</strong> Javouhey, suggère que le roi a utilisé ces mots, « sans aucun douteparce qu’à son époque il manquait <strong>de</strong> mots pour définir [autrement] <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>tefemme qui l’avait impressionné » (p.379).


14PHYLLIS M. MARTINcomme orpheline. Elle fut élevée <strong>dans</strong> un foyer mo<strong>de</strong>ste par sa tante <strong>et</strong> sononcle maternels qui étaient bou<strong>la</strong>ngers. Son frère, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans son aîné, al<strong>la</strong>ittravailler plus tard comme marin au Service <strong>de</strong>s douanes. La ville <strong>de</strong>Plougastel, qui se trouve aujourd’hui à une courte distance en bus <strong>de</strong> <strong>la</strong>gran<strong>de</strong> ville portuaire <strong>de</strong> Brest, était à l’époque une p<strong>et</strong>ite localité isolée carelle se trouvait sur une péninsule qui ne fut rattachée à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> ville par unpont vers 1930 seulement. La famille <strong>de</strong> <strong>la</strong> future religieuse était très pieuse,tout comme <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion br<strong>et</strong>onne. De gran<strong>de</strong>s églisesdominaient les p<strong>et</strong>ites communautés <strong>et</strong> <strong>de</strong>s calvaires se dressaient sur le bord<strong>de</strong>s routes que Mère <strong>Marie</strong> empruntait tout au long <strong>de</strong> son enfance. Selon ungui<strong>de</strong> touristique datant <strong>de</strong> 1910, Plougastel était connue pour sa magnifiqueéglise médiévale, sa croix ornée <strong>dans</strong> <strong>la</strong> cour <strong>de</strong> l’église <strong>et</strong> ses cultures <strong>de</strong>fraises exportées en Angl<strong>et</strong>erre. C<strong>et</strong>te ville était aussi connue pour sesmariages collectifs, une pratique qui remontait à plus <strong>de</strong> quatre siècles. Troisfois par an, environ trente à quarante couples se mariaient lors d’unecérémonie unique à l’église en présence <strong>de</strong> leurs familles qui partageaient leservice religieux, le banqu<strong>et</strong>, <strong>la</strong> <strong>dans</strong>e <strong>et</strong> <strong>la</strong> musique 12 . C’était une célébrationimpressionnante du mariage chrétien <strong>et</strong> mentionnée ici car <strong>la</strong> future Mèresupérieure al<strong>la</strong>it s’en souvenir plus tard <strong>et</strong> réinventer c<strong>et</strong>te tradition enAfrique équatoriale 13 .<strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié fut envoyée à l’école <strong>de</strong>s Filles du Saint-Esprit oùelle reçut une éducation au couvent orientée sur les matières religieuses(étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, catéchisme, <strong>vie</strong> <strong>de</strong>s Saints), le français <strong>et</strong> <strong>la</strong> piété. Àl’époque, <strong>la</strong> majeure partie <strong>de</strong> l’éducation <strong>de</strong>s filles en France était sous <strong>la</strong>responsabilité <strong>de</strong> religieuses, surtout <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s régions pieuses comme <strong>la</strong>Br<strong>et</strong>agne 14 . C<strong>et</strong>te congrégation n’existait pas outre-mer <strong>et</strong>, quand <strong>la</strong> jeune filleexprima son désir <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir sœur missionnaire, elle fut envoyée au noviciat<strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny à Gourin. À c<strong>et</strong>te époque ces religieusesavaient <strong>de</strong>s communautés <strong>dans</strong> plusieurs colonies, notamment au Sénégal,12 Hervé Quintin, Mémoire en images : Plougastel (Rennes : A<strong>la</strong>n Sutton, 1994) ; exposition au muséelocal en 1998 ; entr<strong>et</strong>iens avec Jean<strong>et</strong>te Unvoas <strong>et</strong> Maryvonne Lannon, Brest, 26 <strong>et</strong> 27 novembre1998 ; papiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Unvoas ; certificats <strong>de</strong> naissance aux archives municipales <strong>de</strong>Brest ; <strong>et</strong> divers avis <strong>de</strong> décès, en particulier ceux du Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> <strong>la</strong> Congrégation <strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny (BCSSJC), 213 (1947) : pp.689-695, dont l’original se trouve <strong>dans</strong> leurs archives(2A/u.2.3.).13 Voir infra.14 Sarah A. Curtis, Educating the Faithful (DeKalb : Northern Illinois University Press, 2000),pp.23-30, 139-141 ; Stone, « Anticlericals and bonnes sœurs », p.111 ; Rebecca Rogers, « R<strong>et</strong>rogra<strong>de</strong>or Mo<strong>de</strong>rn ? Unveiling the Teaching Nun in Nin<strong>et</strong>eenth Century France », Social History,2 (1998) : pp.146-64.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 15en Gambie <strong>et</strong> à Madagascar . Les carn<strong>et</strong>s <strong>de</strong> notes <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille postu<strong>la</strong>nte,puis novice indiquent qu’elle était, « vive », « généreuse », « intelligente », maisqu’elle avait « peu <strong>de</strong> goût pour l’étu<strong>de</strong> à <strong>la</strong>quelle elle s’appliqu[ait]néanmoins », une personne pleine d’initiative, travailleuse <strong>et</strong> qui avait « <strong>la</strong>capacité <strong>de</strong> faire quelque chose d’utile ». Sa piété, sa force <strong>de</strong> caractère <strong>et</strong> sapassion pour <strong>la</strong> vocation religieuse, ainsi que son engagement pour <strong>la</strong>mission outre-mer étaient reconnus <strong>et</strong> appréciés 15 . Toutes ces qualités sedégagent <strong>de</strong>s nombreuses l<strong>et</strong>tres qu’elle envoya à <strong>la</strong> Maison-mère <strong>et</strong> à safamille. Après avoir terminé ses étu<strong>de</strong>s au noviciat à l’âge <strong>de</strong> 22 ans, elleprononça ses vœux <strong>et</strong> un mois plus tard, en avril 1882, elle embarqua pourDakar, sa première mission, qui était déjà un centre commercial important <strong>et</strong>une base militaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> conquête française du Soudan occi<strong>de</strong>ntal.Mère <strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié lors <strong>de</strong> sa première mission au Sénégal. C<strong>et</strong>te photo a probablement étéprise lorsqu’elle a prononcé ses vœux perpétuels, vers 1885 (Archives, Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny.Tous droits réservés15 Papiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Unvoas. Archives <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny, Paris (ASSJC),2A/u2.3, Rapports sur <strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> Dédié par Sœur <strong>Marie</strong> du Sacré-Coeur <strong>de</strong> Jésus <strong>et</strong> Sœur<strong>Marie</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ré<strong>de</strong>mption, Gourin <strong>et</strong> Paris, 10 février 1880, 10 février 1881, 2 février 1882. Unlivre récent sur les <strong>de</strong>ux premières religieuses congo<strong>la</strong>ises contient aussi <strong>de</strong>s renseignementssur <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> par un membre <strong>de</strong> sa congrégation. Voir, Ghis<strong>la</strong>in<strong>de</strong> Banville, Kalouka <strong>et</strong> Zoungou<strong>la</strong> : les <strong>de</strong>ux premières religieuses <strong>de</strong> Brazzaville, au Congo, 1892-1909(Paris : Kartha<strong>la</strong>, 2000), pp.121-127.


16PHYLLIS M. MARTINCes premières années étaient tout à fait typiques ou « ordinaires » pour<strong>de</strong>s jeunes filles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s jeunes femmes <strong>de</strong> son époque <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa condition.Issue d’une famille religieuse <strong>de</strong>s campagnes br<strong>et</strong>onnes <strong>et</strong> envoyée <strong>dans</strong> uneécole catholique, ce n’était pas surprenant qu’elle ait décidé <strong>de</strong> <strong>de</strong>venirreligieuse ; <strong>et</strong> le fait qu’elle était orpheline influença sans doute sa décision.Elle figurait parmi les dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> jeunes femmes issues <strong>de</strong> régionspauvres <strong>et</strong> pieuses <strong>de</strong> France qui avaient pris le voile au cours du dixneuvièmesiècle 16 . Par ailleurs, Mère <strong>Marie</strong> était issue <strong>de</strong> ces « anciens réseaux<strong>de</strong> fidélité », tels que désignés par Élisab<strong>et</strong>h Dufourcq, c’est-à-dire <strong>de</strong>sfamilles qui formaient <strong>de</strong>s « constel<strong>la</strong>tions missionnaires » <strong>et</strong> soutenaientl’église <strong>et</strong> ses missions étrangères par un apport <strong>de</strong> personnel <strong>et</strong> <strong>de</strong>ressources financières 17 . La tante <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> était religieuse chez lesSœurs du Saint-Esprit, <strong>et</strong> sa nièce, également une religieuse <strong>de</strong> Saint-Joseph<strong>de</strong> Cluny, l’avait sui<strong>vie</strong> au Congo comme infirmière missionnaire.R<strong>et</strong>racer <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune religieuse lors <strong>de</strong> son premier poste auSénégal est difficile car, comme pour <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s individus, son nom n’estapparu <strong>dans</strong> les archives historiques qu’une fois qu’elle eut acquis unecertaine notoriété. La <strong>vie</strong> mo<strong>de</strong>ste <strong>et</strong> ordinaire d’une religieuse frais émouluedu noviciat, souhaitant surtout être vue sans être entendue, échappe au récithistorique. Tout ce que nous savons c’est que Sœur <strong>Marie</strong>-<strong>Michelle</strong> atravaillé d’abord <strong>dans</strong> un hôpital militaire, puis <strong>dans</strong> une unité d’isolement,qu’elle a survécu à une épidémie <strong>de</strong> fièvre jaune, prononcé ses vœuxperpétuels <strong>et</strong> qu’elle fut renvoyée en France en 1892 <strong>dans</strong> un étatd’épuisement. Son dossier <strong>de</strong>vait être méritant aux yeux <strong>de</strong> ses supérieurs,puisque, après un court séjour en France, elle reçut sa nouvelle affectation,c<strong>et</strong>te fois au nouveau poste <strong>de</strong> mission d’Oubangui (<strong>de</strong>venu par <strong>la</strong> suite leHaut Congo) dont le Vicaire général, Monseigneur Augouard, <strong>de</strong> <strong>la</strong>Congrégation <strong>de</strong>s Pères du Saint-Esprit, avait <strong>la</strong>ncé un appel à <strong>la</strong> Mèregénérale <strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny pour l’ai<strong>de</strong>r à former <strong>de</strong>sépouses pour l’élite chrétienne masculine émergeante. <strong>Marie</strong> Dédié fut l’une16 Sur l’expansion <strong>de</strong>s vocations religieuses <strong>et</strong> <strong>la</strong> féminisation <strong>de</strong> l’<strong>Eglise</strong> catholique au dixneuvièmesiècle en France, alors que l’anti-cléricalisme républicain <strong>de</strong>venait une force dominante,voir, Charles Langlois, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure généraleau XIX e siècle (Paris : Cerf, 1984) 4 volumes ; Ralph Gibson, A Social History of French Catholicism,1789-1914 (New York : Routledge, 1989), pp.105-7, 152-3, 180-90 ; Dennis Pell<strong>et</strong>ier, Lescatholiques en France <strong>de</strong>puis 1815 (Paris : La Découverte, 1997), pp.23-32 ; Stone, « Anticlericalsand bonnes sœurs », pp.108-11 ; Curtis, Educating the Faithful, pp.8-10, 24, 92-4, 174-5, 193.17 Élisab<strong>et</strong>h Dufourcq, « Le milieu missionnaire féminin », exposé présenté lors d’une conférenceintitulée « Femmes <strong>et</strong> religion », IRECO, Paris, février 1995.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 17<strong>de</strong>s quatre missionnaires sélectionnées, <strong>et</strong>, alors âgée <strong>de</strong> 32 ans <strong>et</strong> religieuseexpérimentée, elle fut nommée Mère supérieure <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te nouvellecommunauté à Brazzaville, un re<strong>la</strong>is <strong>de</strong> ravitaillement <strong>de</strong> l’avancéeimpérialiste le long du fleuve Congo, sur le point <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong>l’Afrique équatoriale française (AEF) 18 .Mission <strong>et</strong> soins maternels <strong>dans</strong> un mon<strong>de</strong> masculinPour être bien compris, le rôle <strong>de</strong> l’Église au début <strong>de</strong> l’histoire coloniale <strong>de</strong>l’AEF doit être rep<strong>la</strong>cé <strong>dans</strong> un contexte plus <strong>la</strong>rge. Arrivée à Brazzaville,Mère <strong>Marie</strong> se r<strong>et</strong>rouva <strong>dans</strong> une colonie située bien plus bas que le Sénégal<strong>dans</strong> l’échelle <strong>de</strong>s priorités impérialistes. La présence française y étaitextrêmement réduite, avec <strong>de</strong>s fonds souvent insuffisants, <strong>et</strong> <strong>la</strong> violence yétait endémique 19 . Une fois que <strong>la</strong> région fut conquise <strong>et</strong> mise hors <strong>de</strong> portée<strong>de</strong>s rivaux européens, une gran<strong>de</strong> partie en fut cédée aux comptoirs quiopéraient ce que Catherine Coquery-Vidrovitch a appelé une « économie <strong>de</strong>pil<strong>la</strong>ge », avec principalement l’extraction d’ivoire, <strong>de</strong> caoutchouc sauvage <strong>et</strong>d’huile <strong>de</strong> palme – une situation qui s’est poursui<strong>vie</strong> jusque <strong>dans</strong> les années20 20 . Les proj<strong>et</strong>s sociaux publics étaient pratiquement inexistants. À part unep<strong>et</strong>ite école professionnelle pour l’enseignement <strong>de</strong> <strong>la</strong> menuiserie <strong>et</strong> d’autresmatières techniques <strong>et</strong> un effort timi<strong>de</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre sur pied une école urbaineen 1912, le Gouvernement colonial n’avait rien fait pour l’éducation africaineavant le milieu <strong>de</strong>s années 20 <strong>et</strong> avait délégué l’éducation sco<strong>la</strong>ire formelle à<strong>la</strong> mission catholique, assurant ainsi à l’Église une p<strong>la</strong>ce importante au sein<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion africaine 21 .À Brazzaville, les missionnaires s’étaient plongés rapi<strong>de</strong>ment <strong>dans</strong> leurœuvre d’assistance, commune à tous les postes <strong>de</strong> mission en Afrique, à18 ASSJC, 2A/u2.1, selon Alexandrine <strong>de</strong>s Martyrs <strong>et</strong> Sœur C<strong>la</strong>ire d’Assises, sans date.19 Sur <strong>la</strong> situation en Afrique Équatoriale à l’époque <strong>de</strong> <strong>la</strong> conquête, voir Jan Vansina, Paths in theRainforest (Madison : University of Wisconsin Press, 1990), chapitres 7 <strong>et</strong> 8.20 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Investissements privés, investissements publics en AEF,1900-1940 » African Economic History 12 (1983) : pp.13-16.21 Les lois anti-cléricales (1901-1904) introduites par le Gouvernement républicain postdreyfusard,qui a sécu<strong>la</strong>risé l’éducation, s’est approprié les écoles <strong>de</strong>s églises <strong>et</strong> a interdit auxcongrégations religieuses d’enseigner, n’ont pas affecté directement les colonies puisqu’ellesont explicitement exclu les missionnaires <strong>de</strong> ces interdictions. Cependant, ces lois pouvaientêtre appliquées officieusement par <strong>de</strong>s gouvernements à titre individuel. Voir, Curtis, Educatingthe Faithful, pp.146-8 ; Pell<strong>et</strong>ier, Les catholiques en France <strong>de</strong>puis 1815, pp.42-58 ; Archivesd’Outre-mer, Aix-en Provence (AOM), AP667(2), Mgr. Augouard au ministre <strong>de</strong>s Colonies,Paris, 16 septembre 1919.


18PHYLLIS M. MARTINsavoir <strong>la</strong> construction du paysage chrétien, <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>sroutines <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> tous les jours, l’enseignement <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi <strong>et</strong> <strong>la</strong>transformation <strong>de</strong>s pratiques sociales <strong>et</strong> culturelles <strong>de</strong> celles <strong>et</strong> ceux quiaspiraient à <strong>de</strong>venir chrétiens 22 . Mais les efforts déployés pour révolutionnerles habitu<strong>de</strong>s ne pouvaient réussir que s’ils coïncidaient peu ou prou avec lesvaleurs <strong>et</strong> les aspirations indigènes, <strong>et</strong> <strong>dans</strong> Congo du tournant du 20 e siècle,le proj<strong>et</strong> missionnaire n’était pas très bien vu par les popu<strong>la</strong>tions voisines <strong>de</strong><strong>la</strong> mission. L’imp<strong>la</strong>ntation <strong>et</strong> le développement <strong>de</strong> celle-ci en furent d’autantplus lentes <strong>et</strong> troublées, car les popu<strong>la</strong>tions locales résistaient à tous lesefforts <strong>de</strong> conversion <strong>et</strong> boycottaient <strong>la</strong> mission en tentant d’entraverl’acheminement <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture, le transport <strong>et</strong> toute autre ai<strong>de</strong> logistique 23 .Il ne s’agit pas ici d’entrer <strong>dans</strong> les détails <strong>de</strong> <strong>la</strong> dynamique <strong>de</strong>s sociétésafricaines, mais en général on peut dire que les familles étaient réticentes àl’idée <strong>de</strong> confier leurs filles aux Sœurs du couvent. Les Anciens considéraientles rites d’initiation avant le mariage, <strong>la</strong> dot <strong>et</strong> <strong>la</strong> polygynie comme <strong>de</strong>sinstitutions essentielles non négociables ; en outre, le pouvoir <strong>de</strong> production<strong>et</strong> <strong>de</strong> reproduction <strong>de</strong>s femmes ne pouvait être ainsi cédé à <strong>de</strong>s étrangers. Larésistance provenait en outre <strong>de</strong>s responsables religieux locaux <strong>et</strong> <strong>de</strong> ceux quidoutaient que c<strong>et</strong>te nouvelle religion, le christianisme, porte en elle lesremè<strong>de</strong>s sociaux <strong>et</strong> physiques perm<strong>et</strong>tant d’atténuer les perturbationsprovoquées par <strong>la</strong> conquête coloniale.22 Il y a maintenant un grand nombre d’étu<strong>de</strong>s sur les missionnaires, l’Église africaine <strong>et</strong> les chrétiensafricains. Parmi les plus notables , celles <strong>de</strong> T.O. Bei<strong>de</strong>lman Colonial Evangelism : a socio-Economic study of an East African Mission at the Grassroots (Bloomington : Indiana UniversityPress, 1982) <strong>et</strong> « Altruism and Domesticity : Images of Missionizing Women among theC.M.S. in Nin<strong>et</strong>eenth Century East Africa », <strong>dans</strong> Huber <strong>et</strong> Lutkehaus (éd), Gen<strong>de</strong>red Missionspp.113-134 ; Jean Comaroff <strong>et</strong> John L. Comaroff « Home-Ma<strong>de</strong> Hegemony : Mo<strong>de</strong>rnity, Domesticity,and Colonialism in South Africa » <strong>dans</strong> Karen Tranberg Hansen (éd.), African Encounterswith Domesticity (New Brunswick, NJ : Rutgers University Press, 1992), pp.37-76, <strong>et</strong> OfReve<strong>la</strong>tion and Revolution (Chicago : University of Chicago Press, 1991, <strong>et</strong> 1997), 2 volumes ;Paul Stuart Landau, The Realm of the Word : Language, Gen<strong>de</strong>r and Christianity in a Southern AfricanKingdom (Porthsmouth, NH : Heinemann, 1995) ; Pier M. Larson, « Capacities and Mo<strong>de</strong>s ofThinking » : Intellectual Engagements and Subaltern Hegemony in the Early History of Ma<strong>la</strong>gasyChristianity» , American Historical Re<strong>vie</strong>w, 102 (1997), pp.969-1002 ; Nancy Rose Hunt, AColonial Lexicon of Birth Ritual, Medicalization and Mobility in the Congo (Durham : Duke UniversityPress, 1999).23 A propos <strong>de</strong>s premières années <strong>de</strong> l’instal<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Brazzaville, voir Phyllis M. Martin, Loisirs <strong>et</strong>société à Brazzaville pendant l'ère coloniale (Paris : Kartha<strong>la</strong>, 2005), chapitre 1 – livre originellementpublié en ang<strong>la</strong>is sous le titre <strong>de</strong> Leisure and Soci<strong>et</strong>y in Colonial Brazzaville (Cambridge : CambridgeUniversity Press, 1995) ; pour <strong>de</strong>s conditions simi<strong>la</strong>ires à <strong>la</strong> première mission <strong>de</strong>s Sœursau Congo à Loango, voir Martin, « Vie <strong>et</strong> mort, pouvoir <strong>et</strong> vulnerabilité ».


EGLISE, EMPIRE & GENRE 19Ainsi, pendant les dix premières années, les religieuses se reposèrentellessur les réfugiés ou les popu<strong>la</strong>tions marginales que les Pères du Saint-Esprit avaient rach<strong>et</strong>ées <strong>de</strong> leur servitu<strong>de</strong> en amont du fleuve 24 . Les soinsmaternels se situaient à un niveau à <strong>la</strong> fois physique <strong>et</strong> spirituel, car ceux quivenaient à <strong>la</strong> mission étaient souvent séparés <strong>de</strong> leur groupe familial. Dep<strong>et</strong>its enfants, même <strong>de</strong>s bébés, arrivaient ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s <strong>et</strong> mouraient peu d<strong>et</strong>emps après ; <strong>dans</strong> les premières l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> <strong>la</strong> Mère supérieure, les nourrir, leshabiller, les protéger ainsi que baptiser les mourants <strong>et</strong> « sauver <strong>de</strong>s âmespour le Paradis » était un refrain récurent. Des progrès furent toutefoisaccomplis, puisqu’un rapport <strong>de</strong> 1897 indiquait parmi les réussites <strong>de</strong>s sœursle chiffre <strong>de</strong> 94 enfants <strong>dans</strong> un « orphelinat », l’existence d’un dispensaire <strong>et</strong><strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses quotidiennes <strong>de</strong> catéchisme ainisi que <strong>de</strong>s visites <strong>dans</strong> les vil<strong>la</strong>gesavoisinants 25 . Des hommes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s femmes éduqués à <strong>la</strong> Mission vivaient<strong>dans</strong> <strong>de</strong>ux vil<strong>la</strong>ges chrétiens, tandis que certaines jeunes filles étaientr<strong>et</strong>ournées en amont du fleuve pour ai<strong>de</strong>r à l’établissement <strong>de</strong> communautéschrétiennes à l’intérieur. Onze ans après son arrivée Mère <strong>Marie</strong> écrivait à <strong>la</strong>Mère générale à Paris, « Nos enfants rach<strong>et</strong>ées vont disparaître, toutdoucement elles se seront remp<strong>la</strong>cées par <strong>de</strong>s enfants libres (Batékés) <strong>de</strong> <strong>la</strong>région <strong>de</strong> Brazzaville » 26 . Le programme d’étu<strong>de</strong>s comportait du catéchisme,<strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture, l’apprentissage <strong>de</strong>s rudiments <strong>de</strong> français, <strong>de</strong> <strong>la</strong> couture, <strong>de</strong> <strong>la</strong>lessive, du repassage, le respect du mari <strong>et</strong> les travaux <strong>de</strong>s champs. En 1913,les missionnaires indiquaient le chiffre <strong>de</strong> 3 000 personnes à <strong>la</strong> messe dudimanche <strong>de</strong> Pâques <strong>et</strong> déc<strong>la</strong>raient que presque <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>Brazzaville avait était baptisée 27 .A <strong>la</strong> mission, <strong>la</strong> <strong>vie</strong> était organisée sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> division sexuée <strong>de</strong>srôles typique <strong>de</strong> l’<strong>Eglise</strong> européenne, <strong>et</strong> le très autoritaire MonseigneurAugouard, qui dirigeait <strong>la</strong> mission à <strong>la</strong> manière d’un royaume politique,veil<strong>la</strong>it au respect <strong>de</strong> ce modèle patriarcal. Certes, <strong>dans</strong> leur communauté au24 Ces faits sont bien documentés <strong>dans</strong> les rapports <strong>de</strong>s sœurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s prêtres missionnaires. Voirégalement, William J. Samarin, The B<strong>la</strong>ck Man’s Bur<strong>de</strong>n : African Colonial Labor on the Congo andUbangui Rivers, 1880-19009 (Boul<strong>de</strong>r : West<strong>vie</strong>w Press, 1989), chapitres 10 <strong>et</strong> 11.25 ASSJC, État du personnel, « Congo français, 1886-1905 ». Le terme « orphelinat » est celui quiest souvent utilisé, même si tous les enfants n’étaient pas vraiment tous <strong>de</strong>s orphelins au sensbiologique du terme.26 ASSJC, Congo C, l<strong>et</strong>tres, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, Brazzaville, 11 novembre 1903 (les l<strong>et</strong>tres<strong>vie</strong>nnent <strong>de</strong> Brazzaville à moins d’indication contraire).27 R.P.C. Grillot, « Dans le Haut-Congo français », Les missions catholiques, 46 (1914), p.139 ;« Communauté du Sacré-Cœur à Brazzaville », Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> <strong>la</strong> Congrégation <strong>de</strong>s Pères du Saint-Esprit(BCPSE), 27 (1913-14), p.55 ; Prosper P.Augouard, 44 années au Congo (Evreux : Poussin,1934), p.105.


20PHYLLIS M. MARTINsein <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission, les Sœurs organisaient elles-mêmes le travail auprès <strong>de</strong>sfemmes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s filles, mais <strong>dans</strong> certains domaines, elles <strong>de</strong>vaient rendrecompte aux autorités masculines. Leur champ d’action était défini comme selimitant au domaine domestique. Pour Mère <strong>Marie</strong>, le fait <strong>de</strong> dépasser leslimites définies par l’évêque était lourd <strong>de</strong> conséquences. Comme elle faisaitpart <strong>de</strong> ses dilemmes à <strong>la</strong> Mère générale, ses l<strong>et</strong>tres donnent un aperçu <strong>de</strong> <strong>la</strong>situation. Par exemple, l’administration coloniale était un domaine masculin,<strong>et</strong> essayer <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r directement <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> à l’administration – ai<strong>de</strong> quiétait généralement accordée – risquait <strong>de</strong> provoquer <strong>la</strong> colère <strong>de</strong> l’évêque.Ainsi en 1898, alors qu’elle avait besoin <strong>de</strong> fonds pour amener une Sœurma<strong>la</strong><strong>de</strong> sur <strong>la</strong> côte, elle dut s’en rem<strong>et</strong>tre à l’administration, puisque l’évêquelui avait refusé toute ai<strong>de</strong> <strong>et</strong> lui avait dit <strong>de</strong> se débrouiller. Elle parle <strong>dans</strong> unel<strong>et</strong>tre du mécontentement <strong>de</strong> Mgr. Augouard <strong>et</strong> évoque comment elle avaitdû aller implorer son pardon « à genoux comme une enfant ». Deux ans plustard, tandis que Mgr. Augouard était en voyage en amont du fleuve, elleaccepta <strong>de</strong>s terres offertes par l’administration pour agrandir <strong>la</strong> propriété ducouvent. Mais à son r<strong>et</strong>our, l’évêque, rapporte-t-elle, se déc<strong>la</strong>ra outré qu’un<strong>et</strong>elle décision ait pu être prise sans son consentement, que <strong>la</strong> terre ait étéenregistrée au nom <strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Cluny, <strong>et</strong> que l’administration semblâtsatisfaire les requêtes <strong>de</strong>s Sœurs, mais pas les siennes. Avec l’expansion <strong>de</strong>son travail, ce terrain était une nécessité pour Sœur <strong>Marie</strong>, mais elle se sentitobligée <strong>de</strong> le rendre, un véritable dilemme puisque c’était affirmerpubliquement que <strong>la</strong> division régnait au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission. Quelques annéesplus tard, l’évêque se <strong>la</strong>issa fléchir <strong>et</strong> elle put acquérir le terrain. Parfois,quand Mgr. Agouard était contrarié par les actions <strong>de</strong>s Sœurs, il montrait sonmécontentement en restant à l’écart <strong>de</strong> leur enceinte, créant ainsi unecertaine anxiété au sein <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fragile communauté <strong>de</strong> femmes religieuses 28 .Tout en essayant d’œuvrer <strong>dans</strong> les limites autorisées, les religieusesdépendaient aussi <strong>de</strong>s prêtres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s frères pour les services spirituels, lesoutien logistique <strong>et</strong> leur confort matériel, comme par exemple le maintien<strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété. Mais leurs re<strong>la</strong>tions étaient en quelque sorte complémentairesmême si les hommes en général décidaient, car les Sœurs s’occupaient <strong>de</strong>sprincipales tâches domestiques. Par exemple, <strong>dans</strong> ses premières l<strong>et</strong>tres Mère<strong>Marie</strong> par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> <strong>la</strong> couture <strong>et</strong> <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>ouches que les Sœurs <strong>de</strong>vaient faire auxvêtements <strong>de</strong>s Pères. Chaque semaine, elles recevaient 7 à 8 paires <strong>de</strong>chauss<strong>et</strong>tes à repriser ; le lundi <strong>et</strong> le mercredi, Monseigneur Augouard28 ASSJC, 2A/u.2.4, M. <strong>Marie</strong> à Mère Générale, 24 octobre 1898 ; Congo C, L<strong>et</strong>tres, M. <strong>Marie</strong> àMère générale, 28 février 1900.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 21envoyait ses eff<strong>et</strong>s personnels à <strong>la</strong>ver ; <strong>et</strong> le mardi les Sœurs <strong>de</strong>vaient faireleur propre lessive <strong>et</strong> <strong>la</strong>ver les soutanes <strong>et</strong> le linge pour les services à <strong>la</strong>cathédrale 29 . La préparation <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ts spéciaux, comme <strong>de</strong>s pralines <strong>et</strong> <strong>de</strong>scaramels pour les hommes <strong>et</strong> leurs visiteurs importants, ainsi que servird’infirmière figuraient parmi les tâches fréquentes. En jan<strong>vie</strong>r 1902, Mère<strong>Marie</strong> indiquait qu’elle était allée « s’occuper <strong>de</strong> Monseigneur chaque jourpendant un mois », <strong>et</strong> en jan<strong>vie</strong>r 1909, les Sœurs avaient du prendre soin <strong>de</strong>Mgr. Augouard pendant sa ma<strong>la</strong>die « jour <strong>et</strong> nuit » 30 . Les l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> Mère<strong>Marie</strong> révèlent que toute leur énergie était détournée <strong>de</strong> leur travaild’évangélisation <strong>et</strong> d’éducation <strong>de</strong>s filles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s femmes, ce que les sœursdéploraient parfois, d’autant plus que leurs propres ma<strong>la</strong>dies venaientfréquemment agraver le problème. Mais, étant donné leur situation, leurformation <strong>et</strong> leur vocation, elles savaient être conciliantes face aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<strong>de</strong>s missionnaires hommes.Les Sœurs faisaient aussi partie d’une communauté é<strong>la</strong>rgie, celle <strong>de</strong>sb<strong>la</strong>ncs. La société européenne était en général masculine, célibataire <strong>et</strong> jeune ;en eff<strong>et</strong>, en 1900 il y avait seulement sept femmes b<strong>la</strong>nches à Brazzaville surune popu<strong>la</strong>tion totale <strong>de</strong> 241 personnes <strong>et</strong> six <strong>de</strong> ces femmes étaient <strong>de</strong>sreligieuses. En 1913, les femmes représentaient environ 12 % <strong>de</strong> <strong>la</strong>popu<strong>la</strong>tion b<strong>la</strong>nche 31 . C’était une société divisée, car les tensions <strong>de</strong> <strong>la</strong>métropole y étaient transférées <strong>et</strong> accentuées par <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> proximité <strong>dans</strong> unposte colonial. Les monarchistes <strong>de</strong>vaient co-exister avec les républicains, lescatholiques fervents avec les anti-cléricaux, les citadins aristocrates avec <strong>de</strong>ru<strong>de</strong>s aventuriers. Au Congo français, <strong>la</strong> situation était tout particulièrementtroub<strong>la</strong>nte vingt ans après sa conquête par <strong>la</strong> France. Tandis que lesadministrateurs luttaient pour survivre, <strong>la</strong> mission dressée sur les hauteurs <strong>et</strong>qui ne cessait <strong>de</strong> s’étendre avec ses bâtiments épiscopaux, les écoles, leschamps <strong>de</strong> cultures <strong>et</strong> sa main-d’œuvre illustrait le pouvoir <strong>de</strong> l’Église 32 .29 ASSJC, 2A/u.2.4, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, 14 avril 1893 <strong>et</strong> 31 mars 1895 ; S. Stanis<strong>la</strong>s <strong>de</strong>Christ à Mère générale, 11 septembre 1899.30 ASSJC, Congo C, L<strong>et</strong>tres, Mère <strong>Marie</strong> à Mère générale, 25 juin 1902 ; Congo D, L<strong>et</strong>tres, Mère<strong>Marie</strong> à Mère générale, 16 jan<strong>vie</strong>r 1909 ; Chanoine Augouard, La <strong>vie</strong> inconnue <strong>de</strong> Monseigneur Augouard(Evreux : M. Poussin, 1934), pp.177 <strong>et</strong> 341.31 La popu<strong>la</strong>tion européenne à Brazzaville du temps <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> était comme suit : en 1900,241 hommes/7 femmes ; en 1913, 485 hommes/67 femmes ; en 1927, 428 hommes/126femmes ; en 1931, 230 hommes/115 femmes. Voir Martin, Loisirs <strong>et</strong> société, p.56.32 Administrateur <strong>de</strong> Bonchamps au Commissaire général du Congo français, « Rapport sur <strong>la</strong>région <strong>de</strong> Brazzaville, Libreville », 1 er mai 1900 , document non publié ; Martin, Loisirs <strong>et</strong> société,pp.234-43.


22PHYLLIS M. MARTINMême si les re<strong>la</strong>tions entre l’Église <strong>et</strong> l’État pouvaient être cordiales,elles étaient souvent au mieux difficiles <strong>et</strong>, au pire, hostiles, au gré <strong>de</strong>s prises<strong>de</strong> positions <strong>de</strong>s administrateurs, <strong>de</strong>s priorités <strong>de</strong> Mgr. Augouard <strong>et</strong> duchangement <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique officielle en métropole 33 . Lorsque Mère <strong>Marie</strong>arriva en 1892, l’administrateur en chef, Albert Dolisie, avait d’assez bonsrapports avec Mgr. Augouard, puisque l’évêque était aussi bien unnationaliste <strong>et</strong> un « explorateur » qu’il était homme d’Église, <strong>et</strong> que les <strong>de</strong>uxhommes partageaient l’objectif commun <strong>de</strong> faire avancer <strong>la</strong> présencefrançaise vers l’intérieur. A <strong>la</strong> fin du siècle toutefois, lorsque <strong>de</strong>sgouvernements anti-cléricaux prirent le pouvoir en France à <strong>la</strong> suite <strong>de</strong>l’affaire Dreyfus, les re<strong>la</strong>tions entre l’Église <strong>et</strong> l’État se détériorèrent <strong>et</strong> lesagents coloniaux <strong>et</strong> Mgr. Augouard échangeaient récriminations <strong>et</strong> contreattaquessur le manque <strong>de</strong> nourriture, l’utilisation <strong>de</strong>s bateaux <strong>et</strong> les écoles.Au début, l’évêque avait pu négocier une subvention annuelle pour chaqueenfant <strong>dans</strong> les écoles <strong>de</strong>s missions, mais avec l’introduction <strong>de</strong>s lois anticléricalesen France <strong>et</strong> l’arrivée, lorsque Brazzaville <strong>de</strong>vint <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong>l’AEF (1909), <strong>de</strong> jeunes administrateurs jugés par Augouard comme étantouvertement anti-cléricaux, le gouvernement réduisit les subventions, puisles supprima. À titre <strong>de</strong> représailles, Mgr. Augouard refusa <strong>de</strong> <strong>la</strong>isserinspecter les écoles <strong>et</strong> les autorités attribuèrent ces mauvaises re<strong>la</strong>tions aucaractère « combatif » <strong>et</strong> « irréductible » <strong>de</strong> l’évêque 34 . Le récit d‘actesindividuels colporté par <strong>la</strong> rumeur publique vnait parfois alimenter lesdisputes. En 1898, le nouvel administrateur, qui était arrivé à Léopoldville, <strong>la</strong>capitale coloniale belge <strong>de</strong> l’autre côté du fleuve Congo, refusa <strong>de</strong> traverser lefleuve sur le bateau <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission, même si celui-ci arborait le drapeaufrançais, <strong>et</strong> il préféra prendre un bateau belge. La même année, un jeuneofficier colonial aurait refusé <strong>de</strong> donner une poignée <strong>de</strong> main à Mgr.Augouard lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> célébration officielle du Nouvel An. Mgr. Augouard,33 Selon plusieurs rapports rédigés par <strong>de</strong>s hommes d’église <strong>et</strong> <strong>de</strong>s administrateurs adressés auxautorités en France.34 Élisab<strong>et</strong>h Rabut, Brazza, Commissaire général : le Congo français, 1886-1897 (Paris, Éditions <strong>de</strong>l’EHESS, 1989), pp.138, 148-50 ; Archives <strong>de</strong>s Pères du Saint-Esprit, Chevilly (APSE),511/B/VI, rapports d’Augouard sur l’œuvre d’assistance aux enfants, 20 jan<strong>vie</strong>r 1908 <strong>et</strong> 26mars 1917 ; « Mission <strong>de</strong> l’Oubangui », BCPSE, 25 (1909-1910), pp.510 <strong>et</strong> 527 (1913-1914),p.61 ; AOM, AP667 (2), Augouard, « Rapport au ministère <strong>de</strong>s Colonies sur les écoles <strong>et</strong> lesautres œuvres <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission catholique en Haut-Congo français », 16 septembre 1919 ; Oli<strong>vie</strong>rOuassango, « Les aspects financiers du Vicariat <strong>de</strong> l’Oubangui », Mémoire spiritaine 14 (2001),p.224 ; De Bonchamps, « Rapport sur <strong>la</strong> région <strong>de</strong> Brazzaville ».


EGLISE, EMPIRE & GENRE 23pour sa part, s’abstenait d’assister aux fêtes officielles du 14 juill<strong>et</strong> <strong>et</strong> duNouvel An – ou alors n’y était même pas invité 35 .Des re<strong>la</strong>tions plus cordiales semblent s’être établies entre <strong>la</strong> mission <strong>et</strong> <strong>la</strong>communauté commerciale, mais il y avait <strong>de</strong>s exceptions. Parmi les ennemiscon<strong>de</strong>scendants <strong>de</strong> l’évêque figuraient les cinq frères Tréchot, commerçants<strong>et</strong> propriétaires <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntations influents du Haut-Congo <strong>et</strong> qui faisaient partie<strong>de</strong>s fondateurs d’une loge <strong>de</strong> francs-maçons <strong>de</strong> Brazzaville au début dusiècle. Mgr. Augouard les accusa ouvertement <strong>de</strong> toute une série <strong>de</strong> méfaitstels que frau<strong>de</strong> douanière, contreban<strong>de</strong> d’armes <strong>et</strong> interférence <strong>dans</strong> lesécoles <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission <strong>dans</strong> le Haut-Congo, tandis qu’eux l’accusaient en r<strong>et</strong>ourd’essayer <strong>de</strong> bloquer <strong>la</strong> nomination <strong>de</strong> François Tréchot comme Consul <strong>de</strong>France au Congo belge 36 . C<strong>et</strong>te mise à l’écart était fondée davantage sur <strong>de</strong>smotifs religieux que commerciaux.On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment Mère <strong>Marie</strong> parvint à naviguer <strong>dans</strong> cemon<strong>de</strong> masculin <strong>dans</strong> lequel sa sphère d’influence était restreinte <strong>et</strong>comment, <strong>de</strong> sa position <strong>de</strong> vulnérabilité, elle put faire avancer ses prioritésd’évangélisation, d’éducation <strong>et</strong> <strong>de</strong> soins maternels prodigués aux filles <strong>de</strong> <strong>la</strong>mission. Étant donné le pouvoir <strong>et</strong> <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong>s missionnaires hommes,les Sœurs jeunes <strong>et</strong> souvent inexpérimentées qui étaient sous saresponsabilité <strong>et</strong> le manque <strong>de</strong> ressources <strong>de</strong> bases comme <strong>la</strong> nourriture <strong>et</strong>les vêtements, ses stratégies semblent avoir été à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation.Au prix d’efforts considérables, elle utilisa au mieux sa position en marge <strong>de</strong><strong>la</strong> société, préférant ne pas s’aliéner le pouvoir masculin mais l’utiliser sipossible à son avantage, <strong>et</strong> choisissant <strong>de</strong> contourner l’autorité épiscopaleplutôt que <strong>de</strong> <strong>la</strong> défier directement. De telles stratégies correspondaient peutêtreà son caractère — pour autant que l’on puisse en juger par ses l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong>les rapports d’autres personnes —, à <strong>la</strong> vision qu’elle se faisait <strong>de</strong> sa vocation,ou tout simplement à <strong>de</strong>s choix judicieux parmi les options qui seprésentaient à elle. Ou bien c’était une combinaison <strong>de</strong> tous ces éléments, lessources ne nous perm<strong>et</strong>tant pas vraiment <strong>de</strong> parvenir à une conclusion c<strong>la</strong>ire<strong>et</strong> n<strong>et</strong>te.35 E. De Mandat-Grancey, Au Congo : impressions d’un touriste (Paris : Librairie Plon, 1900), pp.198,200, 204, 217 ; Augouard, « 44 années au Congo », pp.179-80.36 Gilles Sauter, De l’At<strong>la</strong>ntique au fleuve Congo : une géographie du sous-peuplement (Paris :Mouton <strong>et</strong> Co., 1966), pp.279, 290-293 ; Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s compagnies concessionnaires, 1898-1930 (Paris : Mouton <strong>et</strong> Co., 1972), pp.58-9,98-99.


24PHYLLIS M. MARTINEn tant que Mère supérieure, elle s’assurait d’abord qu’elle-même <strong>et</strong> lesjeunes sœurs se conduisent <strong>de</strong> manière appropriée pour <strong>de</strong>s bonnes sœurs. End’autres termes, elles travail<strong>la</strong>ient <strong>dans</strong> le couvent ou en <strong>de</strong>hors, dispensantles mêmes services que les infirmières <strong>et</strong> les religieuses <strong>de</strong> <strong>la</strong> métropole,conformément à <strong>la</strong> vision d’Anne-<strong>Marie</strong> Javouhey. Même si ellesaccomplissaient leur travail essentiellement auprès <strong>de</strong>s Africains, ellesprodiguaient également leurs services à <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion b<strong>la</strong>nche quand ce<strong>la</strong>était nécessaire. Mère <strong>Marie</strong> recevait régulièrment <strong>de</strong>s requêtes du mé<strong>de</strong>cinpour <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ts spéciaux pour ses patients. Expliquant cesactivités à <strong>la</strong> Mère générale, elle écrivait que, puisqu’il n’y avait pas <strong>de</strong>femmes b<strong>la</strong>nches, il était « naturel » que les hommes s’adressent auxreligieuses pour <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture en ces occasions. Mêmelorsqu’ils faisaient partie du camp anti-clérical en France, les exigences <strong>de</strong> <strong>la</strong>situation locale réduisaient au silence les opinions <strong>de</strong>s hommes vis-à-vis <strong>de</strong>sreligieuses en Afrique centrale quand les sœurs leur apportaient à manger <strong>et</strong>les soignaient pendant leur ma<strong>la</strong>die 37 . Mais le recours aux services assurés parles femmes ne s’arrêtait pas là. En 1893, il fut <strong>de</strong>mandé aux Sœurs <strong>de</strong> coudrevingt grands drapeaux républicains <strong>et</strong> quatre-vingt seize servi<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> tablespour les fêtes du 14 juill<strong>et</strong> ; en 1902, le nouveau Lieutenant-gouverneur<strong>de</strong>manda aux Sœurs <strong>de</strong> lui coudre <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux pour sa rési<strong>de</strong>nce. Face à c<strong>et</strong>terequête, Mère <strong>Marie</strong> se <strong>la</strong>issa aller à faire preuve d’une rare manifestationd’exaspération <strong>dans</strong> ses l<strong>et</strong>tres, en commentant que les Sœurs n’étaient pastrès heureuses que <strong>de</strong> telles tâches les détournent <strong>de</strong> leur mission, maisqu’elles ne pouvaient pas refuser. Trois mois plus tard, elle nota queMonsieur Gentil semb<strong>la</strong>it penser qu’il était tout à fait « naturel » que lesSœurs fassent six paires <strong>de</strong>s grands ri<strong>de</strong>aux pour sa rési<strong>de</strong>nce. Elle notait : « ilenvoya un <strong>de</strong> ses employés pour nous remercier, c’est tout » 38 . Mais <strong>la</strong> Mèresupérieure notait aussi par ailleurs qu’en échange <strong>de</strong> ses services,l’administration lui accordait ses p<strong>et</strong>ites requêtes <strong>et</strong> que rien ne lui étaitrefusé 39 . Ce même rapport officiel qui rail<strong>la</strong>it le comportement « virulent » <strong>et</strong>« agressif » <strong>de</strong> l’évêque, notait que, « Par contre les meilleures re<strong>la</strong>tions n’ontcessé d’exister entre l’administration <strong>et</strong> les religieuses <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny » 40 .37 ASSJC, 2A/u.2.4, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, 28 novembre 1893, 14 mars 1904.38 ASSJC, 2A/u.2.4, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, 14 juill<strong>et</strong> 1893, 8 octobre 1902, 14 jan<strong>vie</strong>r 1903.39 ASSJC, 2A/u.2.4, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, 28 février 1900.40 De Bonchamps, « Rapport sur <strong>la</strong> région <strong>de</strong> Brazzaville ».


EGLISE, EMPIRE & GENRE 25En conformité avec <strong>la</strong> tradition <strong>de</strong>s congrégations religieuses françaises,Mère <strong>Marie</strong> se rendait aussi en-<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission auprès <strong>de</strong>s bienfaiteurs<strong>dans</strong> <strong>la</strong> communauté. Sa plus gran<strong>de</strong> source <strong>de</strong> soutien matériel était son bonami, Anton Gresshof, Directeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> compagnie concessionnairehol<strong>la</strong>ndaise, une personnalité connue sur les <strong>de</strong>ux rives du fleuve. S<strong>et</strong>rouvant à <strong>la</strong> tête d’un réseau commercial qui s’étendait jusqu’en haut dufleuve <strong>et</strong> à <strong>la</strong> côte At<strong>la</strong>ntique, il avait beaucoup <strong>de</strong> ressources à partager avec<strong>la</strong> Mère supérieure. Il répondait aux appels <strong>dans</strong> les situations désespérées <strong>et</strong>envoyait <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> non sollicitée sous forme d’argent, <strong>de</strong> nourriture <strong>et</strong> <strong>de</strong>vêtements pour les filles. En jan<strong>vie</strong>r 1899, quand Mère <strong>Marie</strong> tombagravement ma<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>et</strong> qu’elle fut contrainte <strong>de</strong> r<strong>et</strong>ourner en Europe pourquelques mois, Gresshof paya son bill<strong>et</strong> <strong>de</strong> train jusqu’à <strong>la</strong> côte <strong>et</strong> paya lesupplément pour <strong>la</strong> faire voyager en première c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux à Paris.N’étant pas catholique lui-même, il donna néanmoins <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>auximportants aux religieuses tel qu’un vitrail pour leur chapelle <strong>et</strong> un tableau <strong>de</strong>Saint-Antoine 41 . Il y avait aussi <strong>de</strong>s catholiques dévoués qui offraient leursoutien <strong>et</strong> une fois que <strong>de</strong>s familles b<strong>la</strong>nches arrivèrent, les parentscommencèrent à inscrire leurs filles à l’école du couvent, perm<strong>et</strong>tant ainsi àMère <strong>Marie</strong> l’accès à une communauté plus <strong>la</strong>rge 42 . Mais ce dont elle parle leplus <strong>dans</strong> ses l<strong>et</strong>tres, c’est sa réussite au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté africaine : lenombre <strong>de</strong> filles à l’école, le dispensaire <strong>et</strong> l’hôpital du couvent installés peu<strong>de</strong> temps après son arrivée, les jeunes femmes formées à leur rôle d’épouses<strong>et</strong> <strong>de</strong> mères chrétiennes, <strong>et</strong> un nombre croissant <strong>de</strong> familles chrétiennes.Images d’empireLa <strong>vie</strong> « ordinaire » <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> Dédié, telle qu’elle <strong>la</strong> racontait <strong>dans</strong> lesl<strong>et</strong>tres qu’elle envoyait à Paris, paraissait beaucoup moins ordinairelorsqu’elle est contée par d’autres — hommes d’Église ou <strong>la</strong>ïques —,d’autant plus que ces récits <strong>la</strong> rep<strong>la</strong>çaient <strong>dans</strong> une vision bien plus <strong>la</strong>rge, à <strong>la</strong>fois sécu<strong>la</strong>ire <strong>et</strong> ecclésiastique 43 . Alors même que les réussites <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>41 ASSJC, 2A/u.2.4, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, 14 mars 1893, 14 juill<strong>et</strong> 1893, 18 jan<strong>vie</strong>r 1899, 14mars 1900, 10 septembre 1900, 25 octobre 1901 ; Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps <strong>de</strong>sgran<strong>de</strong>s compagnies concessionnaires, p.60.42 « Communauté du Sacré-Coeur à Brazzaville », BCSSJC, 114 (1914), p.437.43 Les comptes-rendus sur <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> Brazzaville sont moins nombreux pour les années 20 <strong>et</strong> lesannées 30 que pour <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> précé<strong>de</strong>nte. Le seul compte-rendu existant sur <strong>la</strong> <strong>vie</strong> à Brazzavillepar une femme pendant le séjour <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> est celui <strong>de</strong> Gabrielle M. Vassal, Life inFrench Congo (Londres : T. Fisher Unwin Ltd. : 1925). Au chapitre 6 sur « <strong>la</strong> mission catholique


26PHYLLIS M. MARTINmissionnaire étaient concrètes <strong>et</strong> frappantes, les écrits <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> étaientempreints <strong>de</strong> sens du <strong>de</strong>voir, d’humilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> foi. Dans les récits <strong>de</strong>shommes coloniaux en revanche, ces réussites étaient présentées comme <strong>de</strong>sactes d’héroïsme, <strong>de</strong> dévotion, <strong>de</strong> courage <strong>et</strong> <strong>de</strong> sacrifice <strong>de</strong> soi à <strong>la</strong> cause <strong>de</strong><strong>la</strong> civilisation chrétienne <strong>et</strong> européenne. Des tranches <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> furentpubliées <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s magazines <strong>et</strong> <strong>de</strong>s livres à une époque où les lecteurs étaientavi<strong>de</strong>s d’histoires <strong>et</strong> d’images <strong>de</strong> l’empire. De nouvelles techniques <strong>de</strong>gravure <strong>et</strong> <strong>de</strong> reproduction <strong>de</strong> photographies ajoutaient du poids aux récits,surtout pour ceux qui ne savaient pas lire. La présence <strong>de</strong> 50 millions <strong>de</strong>visiteurs à l’Exposition Universelle <strong>de</strong> 1900 à Paris avec tous ses standscoloniaux donne une idée <strong>de</strong> l’intérêt suscité par l’empire 44 .Prosper Augouard lui-même était un écrivain prolifique <strong>de</strong> récits<strong>et</strong>hnographiques <strong>et</strong> géographiques, <strong>de</strong> comptes-rendus <strong>de</strong> ses voyagesmissionnaires <strong>et</strong> <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres à sa famille <strong>et</strong> ses protecteurs. Les fonds privésqu’il recevait <strong>de</strong> particuliers ainsi que <strong>de</strong>s organisations <strong>de</strong> l’Église étaientessentiels à l’expansion du domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission, si bien qu’il s’assurait <strong>de</strong>rendre son œuvre publique par le biais d’articles détaillés <strong>et</strong> fréquents <strong>dans</strong>Les missions catholiques, un hebdomadaire très popu<strong>la</strong>ire. Publié parl’organisation missionnaire française très influente Propagation <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi, c<strong>et</strong>hebdomadaire était <strong>de</strong>venu un moyen pour les lecteurs d’évaluer <strong>la</strong>progression du rôle <strong>de</strong>s missions <strong>dans</strong> l’expansion <strong>de</strong> l’église européenne <strong>et</strong><strong>de</strong> <strong>la</strong> présence française en outre-mer. Mgr. Augouard écrivait aussi <strong>dans</strong> Lasemaine religieuse, le journal du diocèse <strong>de</strong> sa ville natale <strong>de</strong> Poitiers, où ilbénéficiait d’un soutien « immense » en faveur <strong>de</strong> sa mission 45 . Une autresource <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> pour <strong>la</strong> mission <strong>de</strong> Brazzaville <strong>et</strong> un moyen <strong>de</strong> collecte<strong>de</strong> fonds provenait <strong>de</strong> <strong>la</strong> vente d’une série <strong>de</strong> cartes postales quicommuniquait <strong>de</strong> manière visuelle <strong>la</strong> mise en pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi en Afriqueéquatoriale : <strong>de</strong>s écoles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s églises ; <strong>de</strong>s écoliers en uniforme en rangs avecles instituteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission ; <strong>de</strong>s couples monogames <strong>de</strong>vant leur case avecleurs enfants ; l’orchestre <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission ; les processions religieuses, <strong>la</strong> pompe<strong>et</strong> le cérémonial <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition catholique 46 . Enfin, trois volumes rassemb<strong>la</strong>ntromaine », elle mentionne « <strong>la</strong> Mère supérieure » <strong>et</strong> ses « cinquante ans en Afrique » (en fait,quarante trois ans à l’époque). Sinon le chapitre est consacré à <strong>de</strong>s critiques cing<strong>la</strong>ntes àl’encontre <strong>de</strong>s diplômés <strong>de</strong>s écoles <strong>de</strong> missions.44 William H. Schnei<strong>de</strong>r, An <strong>Empire</strong> for the Masses : the French Popu<strong>la</strong>r Image of Africa, 1870-1900(Westport CN : Greenwood Press, 1982), surtout les chapitres 5 <strong>et</strong> 8.45 Ouassongo, « Les aspects financiers du vicariat <strong>de</strong> l’Oubangui », pp.116-18.46 L’importance <strong>de</strong>s cartes postales pour le travail <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission est discuté <strong>dans</strong> « Mission duLoango, 1905-1907 », BCPSE, 24 (1906-08), p.267.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 27les l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> Mgr. Augouard furent publiées par son frère, chanoine àPoitiers, qui s’ajoutèrent à <strong>la</strong> documentation re<strong>la</strong>tant <strong>la</strong> carrière <strong>de</strong> l’évêquepar le biais <strong>de</strong> récits biographiques 47 . Ces sources étaient émaillées <strong>de</strong>références <strong>et</strong> d’images <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong>, <strong>la</strong> principale présence féminine <strong>dans</strong>l’enseignement <strong>de</strong> <strong>la</strong> foi <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique religieuse. Malgré les tensions entrel’évêque <strong>et</strong> <strong>la</strong> Mère supérieure (leurs re<strong>la</strong>tions semblent s’être amélioréescomme s’ils avaient atteint un certain modus vivendi <strong>et</strong> probablementdéveloppé une certaine affection mutuelle vers <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> leur carrière), <strong>de</strong>sanecdotes sur Mère <strong>Marie</strong> <strong>la</strong> qualifiaient d’auxiliaire fidèle, toute <strong>de</strong> dévotion,d’endurance, <strong>de</strong> dévouement <strong>et</strong> <strong>de</strong> courage. On l’appe<strong>la</strong>it, <strong>et</strong> même encore<strong>de</strong> nos jours, « <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite Mère <strong>Marie</strong> », un surnom faisant référence à sa p<strong>et</strong>it<strong>et</strong>aille. En eff<strong>et</strong>, sa p<strong>et</strong>ite corpulence frêle rendait ses actions encore plusremarquables aux yeux <strong>de</strong> ceux qui écrivaient à son suj<strong>et</strong>. Une anecdote quiapparaît <strong>dans</strong> plusieurs récits <strong>et</strong> que les religieuses se racontent encoreaujourd’hui fait état <strong>de</strong> <strong>la</strong> première fois que <strong>la</strong> toute nouvelle Mère supérieurefut présentée à Monseigneur Augouard par <strong>la</strong> Mère générale à Paris. Onraconte qu’il se serait exc<strong>la</strong>mé avec surprise : « Que vais-je faire d’une sip<strong>et</strong>ite Mère supérieure ? Va-t-elle seulement tenir le voyage ? » 48 .Le voyage fut en eff<strong>et</strong> frappant, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> réalité <strong>et</strong> <strong>dans</strong> l’imaginationcoloniales, d’autant plus que les quatre religieuses étaient les premièresfemmes b<strong>la</strong>nches à voyager <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te partie <strong>de</strong> l’Afrique 49 . Ce fut aussi <strong>la</strong>présentation <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> aux lecteurs <strong>de</strong> l’hebdomadaire Les missionscatholiques. Le Père Rémy, qui avait été envoyé pour escorter les Sœurs, fit lerécit <strong>de</strong> ce périple <strong>de</strong> 560 kilomètres en 21 jours <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> côte <strong>de</strong> Brazzavillele long <strong>de</strong> l’étroit sentier <strong>de</strong>s caravanes, sur les montagnes Mayomberecouvertes d’une forêt <strong>vie</strong>rge très <strong>de</strong>nse <strong>et</strong> à travers les p<strong>la</strong>ines étouffantes <strong>et</strong>les hautes herbes <strong>de</strong> l’intérieur. Ce récit, publié en épiso<strong>de</strong>s répartis sur trois47 Prosper P. Augouard, 28 années au Congo (Poitiers : Société française d’Imprimerie <strong>et</strong> <strong>de</strong> Librairie,1905) ; 36 années au Congo (Poitiers : Société française d’Imprimerie <strong>et</strong> <strong>de</strong> Librairie, 1914) ;44 années au Congo (Evreux : Poussin, 1934). Aussi Chanoine Augouard, Anecdotes congo<strong>la</strong>ises(Poitiers : Poussin, 1934) <strong>et</strong> La <strong>vie</strong> inconnue <strong>de</strong> Monseigneur Augouard (Evreux : M. Poussin, 1934).48 C<strong>et</strong>te histoire m’a été racontée à Brazzaville <strong>et</strong> à Paris par les religieuses <strong>de</strong> <strong>la</strong> congrégation.Elle est publiée <strong>dans</strong> plusieurs sources <strong>et</strong> même <strong>dans</strong> l’avis <strong>de</strong> décès officiel <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> <strong>et</strong>,plus récemment <strong>dans</strong> le récit <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong>s Sœurs <strong>de</strong> Cluny, « Notice biographique <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong>», Kalouka <strong>et</strong> Zoungou<strong>la</strong>, 122.49 Pour une discussion sur <strong>la</strong> « mystification » <strong>de</strong> l’impérialisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> conversion sur « lesconnaissances locales (discours) en connaissances nationales européennes <strong>et</strong> continentales associéesà <strong>de</strong>s formes européennes <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions du pouvoir », en particulier en ce qui concernele paysage, voir l’étu<strong>de</strong> importante <strong>de</strong> <strong>Marie</strong> Louise Pratt, Imperial Eyes : Travel Writing andTransculturation (Londres : Routledge, 1992), p.xi, 202.


28PHYLLIS M. MARTINPorteur <strong>et</strong> porté. D’après un <strong>de</strong>ssein du R.P. Rémy (Les Missions catholiques, 1893)


EGLISE, EMPIRE & GENRE 29éditions <strong>de</strong> l’hebdomadaire en 1893, était accompagné d’illustrations baséessur <strong>de</strong>s esquisses <strong>de</strong> l’auteur : <strong>de</strong>s religieuses en tenue, à pied ou portées par<strong>de</strong>s porteurs ; les traversées du fleuve ; <strong>de</strong>s campements <strong>dans</strong> <strong>la</strong> forêt sous<strong>de</strong>s arbres gigantesques ; <strong>de</strong>s « féticheuses » au premier p<strong>la</strong>n avec lesreligieuses <strong>dans</strong> le fond en train <strong>de</strong> les observer. Le début <strong>et</strong> <strong>la</strong> fin du voyageétaient en outre agrémentés <strong>de</strong> photographies envoyées par MonseigneurAugouard 50 , <strong>et</strong> le tout précédé d’une introduction <strong>de</strong> l’évêque remerciant leslecteurs <strong>de</strong> leurs dons qui avaient permis l’établissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission <strong>et</strong>faisant à nouveau appel à leur générosité 51 .Les écrits <strong>de</strong> Mgr. Augouard ont servi <strong>de</strong> base à plusieurs biographies<strong>dans</strong> lesquelles Mère <strong>Marie</strong> continue à figurer comme présence maternelle <strong>et</strong>héroïque. L’extrait suivant pro<strong>vie</strong>nt du récit <strong>de</strong> Jehan <strong>de</strong> Witte, publié <strong>de</strong>uxans après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> l’évêque (1922) :C<strong>et</strong>te vail<strong>la</strong>nte p<strong>et</strong>ite Br<strong>et</strong>onne, d’une indomptable énergie a été plusieurs foisà <strong>la</strong> mort. Son dévouement n’a d’égal que sa mo<strong>de</strong>stie. “Deman<strong>de</strong>z-lui cequ’elle fait” disait Mgr. Augouard, elle vous répondra : rien d’extraordinaire ;mais les corvées les plus fatigantes, les <strong>la</strong>beurs les plus pénibles, les veillesprolongées, les soucis accab<strong>la</strong>nts, les courses périlleuses <strong>dans</strong> <strong>la</strong> brousse, lessoins maternels pour ses filles b<strong>la</strong>nches <strong>et</strong> noires, <strong>la</strong> surveil<strong>la</strong>nce minitieuse <strong>de</strong>sa maison, le suivi <strong>de</strong> ses anciennes élèves…, tout ce<strong>la</strong>, Mère <strong>Marie</strong>l’accomplit sans soupçonner que c’est <strong>de</strong> l’extraordinaire à j<strong>et</strong> continu, car ilfaut m<strong>et</strong>tre en marge les difficultés du climat <strong>et</strong> <strong>la</strong> santé <strong>de</strong> <strong>la</strong> bonnereligieuse. 52Étant donné <strong>la</strong> composition diverse <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion coloniale <strong>de</strong>Brazzaville <strong>et</strong> sa tendance anti-cléricale à <strong>la</strong> fin du siècle, il y avait sans aucundoute beaucoup <strong>de</strong> personnes qui ne faisaient pas vraiment attention auxsœurs. Pourtant, Mère <strong>Marie</strong> figurait <strong>dans</strong> les écrits d’auteurs étrangers à <strong>la</strong>50 « Oubangui : le récit par Père Jules Rémy », Les missions catholiques 25, (1893) : 415-17, 427-9,440-3 ; aussi <strong>dans</strong> De Banville, Kalouka <strong>et</strong> Zoungou<strong>la</strong>, pp.139-52. Dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> sonvoyage à travers Mayombe, Mère <strong>Marie</strong> écrivait : « nous entrons <strong>dans</strong> une vaste forêt <strong>de</strong> cinqjours <strong>de</strong> marche … un dôme <strong>de</strong> verdure <strong>la</strong>isse à peine une p<strong>et</strong>ite éc<strong>la</strong>ircie aux voyageurs. » Lerécit <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> figure <strong>dans</strong> <strong>la</strong> collection <strong>de</strong> papiers conservés par sa famille avec une copie<strong>dans</strong> ASSJC, 2A/u.3.2.. Il a été publié à l’époque <strong>dans</strong> le BCSSJC, 30 (1893), pp.542-51, <strong>et</strong> plusrécemment <strong>dans</strong> De Banville, Kalouka <strong>et</strong> Zoungou<strong>la</strong>, pp.130-6. Les références à ce voyage apparaissent<strong>dans</strong> les textes <strong>de</strong> l’époque dont l’objectif était <strong>de</strong> démontrer <strong>la</strong> contribution <strong>de</strong>s religieusesà l’expansion française. Voir, par exemple, A.A. Fauvel, Nos religieuses <strong>dans</strong> les missions :patriotisme <strong>et</strong> dévouement (Paris : Desclée <strong>de</strong> Brouwer Cie. : Lille, 1904), p.62 ; <strong>et</strong> Georges Goyau,La femme <strong>dans</strong> les missions (Paris : Ernest F<strong>la</strong>mmarion, 1933), p.5051 Rémy, « Oubangui », Les missions catholiques 25 (1893), p.416.52 Jehan <strong>de</strong> Witte, Monseigneur Augouard (Paris : Émile-Paul Frères, 1924), p.98. Souligné parl’auteur.


30PHYLLIS M. MARTINmission qui <strong>la</strong> percevaient comme un contrepied à <strong>la</strong> situation sur <strong>la</strong>frontière coloniale. Dans le mon<strong>de</strong> violent du Congo français, lescontradictions <strong>de</strong> l’impérialisme étaient palpables <strong>dans</strong> les journaux <strong>et</strong> lesrécits <strong>de</strong>s jeunes gens qui avaient quitté <strong>la</strong> France emplis d’idéalisme pour ser<strong>et</strong>rouver face à <strong>de</strong> dures réalités une fois sur p<strong>la</strong>ce. Le fossé existant entreles idées <strong>de</strong> fraternité universelle <strong>et</strong> <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> <strong>la</strong> conquête coloniale secreusa radicalement en Afrique équatoriale 53 . Certains pouvaient justifierc<strong>et</strong>te situation comme résultant <strong>de</strong> ce qui était perçu comme l’état d’espritarriéré <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions indigènes <strong>et</strong> d’autres parvenaient à survivre ou às’enrichir, pendant que certains recherchaient <strong>de</strong>s images héroïques leurrappe<strong>la</strong>nt leurs idéaux <strong>et</strong> <strong>la</strong> France qu’ils s’imaginaient avoir <strong>la</strong>issée <strong>de</strong>rrièreeux.Parmi ces <strong>de</strong>rniers, le Colonel Albert Baratier, un <strong>de</strong>s chefs <strong>de</strong> file <strong>de</strong> <strong>la</strong>célèbre expédition Marchand, qui séjourna à Brazzaville au cours <strong>de</strong> sonvoyage <strong>de</strong> <strong>la</strong> côte At<strong>la</strong>ntique au Tchad. Issu d’une famille militaire <strong>et</strong> diplômé<strong>de</strong> l’école militaire <strong>de</strong> Saint-Cyr, il représentait <strong>de</strong> par sa formation beaucoup<strong>de</strong> ceux qui menèrent les troupes impériales à <strong>la</strong> conquête <strong>de</strong> l’Afrique 54 . Sonrécit <strong>de</strong> 126 pages parut <strong>dans</strong> un magazine popu<strong>la</strong>ire à doubles colonnesavec une profusion d’illustrations. Tout comme Mère <strong>Marie</strong> quatre ans plustôt, il avait suivi le sentier <strong>de</strong>s caravanes à travers p<strong>la</strong>ines <strong>et</strong> forêts, mais sonrécit était celui d’une conquête <strong>de</strong> l’environnement <strong>et</strong> <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions. Ilcritiquait durement « c<strong>et</strong>te illusion, <strong>la</strong> pénétration pacifique » <strong>et</strong> écrivait que,« leur faire entrevoir un idéal <strong>et</strong> se refuser à voiler <strong>de</strong> sang c<strong>et</strong> idéal, c’est unbeau rêve, malheureusement irréalisable » 55 . Lorsqu’il évoquait sa rencontreavec Mère <strong>Marie</strong>, son style <strong>de</strong><strong>vie</strong>nt plus lyrique. Sur son chemin, en revenantdu débarcadère vers sa maison, il croise, « <strong>la</strong> Mère supérieure <strong>de</strong>s sœurs <strong>de</strong>Brazzaville » <strong>et</strong> il raconte :En <strong>la</strong> voyant si faible, si pâle, presque b<strong>la</strong>nche, <strong>de</strong> ce teint décoloré parl’anémie, <strong>de</strong>vant le calme <strong>de</strong> son visage, j’admirais le contraste offert par elleavec tout ce qui l’environnait. Dans c<strong>et</strong>te atmosphère <strong>de</strong> lutte âpre <strong>et</strong> sans53 Voir, par exemple, Duchesse d’Uzès, Le voyage <strong>de</strong> mon fils au Congo (Paris : Librairie Plon, 1894),p.287 ; Henri Bobichon, Le <strong>vie</strong>ux Congo français <strong>de</strong> l’A.E.F. (Paris : Héraklès, 1939), pp.62-5 ; C.Coquery-Vidrovitch, Brazza <strong>et</strong> <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> possession du Congo, 1833-1885 (Paris : Mouton, 1969),p.199 ; <strong>et</strong>, Le Congo au temps <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s compagnies concessionnaires, p.89 ; Martin, Loisirs <strong>et</strong> société,pp.234-43.54 Numa Broc, Dictionnaire illustré <strong>de</strong>s explorateurs <strong>et</strong> grands voyageurs français du XIX e siècle,Vol. I : Afrique (Paris : Éditions du C.T.H.S., 1988), p.15.55 Colonel Baratier, Au Congo : souvenirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Mission Marchand (Paris : Mo<strong>de</strong>rn Bibliothèque), ArthèmeFayard, 1914), p.62.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 31merci pour <strong>la</strong> <strong>vie</strong>, <strong>dans</strong> ce pays où les volontés sont perpétuellement tenduesvers un but terrestre, les uns vers <strong>la</strong> gloire, <strong>la</strong> plupart vers <strong>la</strong> fortune, ellereprésentait <strong>la</strong> paix, le calme, elle était celle qui n’appartient plus au mon<strong>de</strong>,celle qui vit <strong>dans</strong> <strong>la</strong> volonté d’En Haut.Il poursuivait en soulignant les mêmes qualités qui figurent <strong>dans</strong> lesrécits re<strong>la</strong>tés par les missionnaires, tout en les rattachant <strong>de</strong> manière plusspécifique à l’entreprise impérialiste :Ici, tous s’inclinent avec respect <strong>de</strong>vant elle <strong>et</strong> <strong>de</strong>vant ses sœurs, exiléesvolontaires dont les ennemis mêmes ne peuvent nier le sacrifice ; le climatdéjà terrible pour les hommes est mortel pour elles, elles le savent <strong>et</strong> neveulent pas y songer… A les voir passer <strong>dans</strong> leur simplicité, leur humilité,leur pur<strong>et</strong>é, dissimu<strong>la</strong>nt sous un visage toujours affable leurs propressouffrances pour ne penser qu’à celles d’autrui, les plus endurciss’attendrissent. Leur présence donne un charme <strong>de</strong> douceur souriante <strong>et</strong> <strong>de</strong>bonté à l’occupation française… <strong>la</strong> sœur est le lien entre terre <strong>et</strong> ciel, pourtous, elle est le lien entre l’Afrique <strong>et</strong> <strong>la</strong> France.Il concluait le récit <strong>de</strong> sa rencontre avec Mère <strong>Marie</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière suivante :« Toute faible que soit c<strong>et</strong>te sœur que nous venons <strong>de</strong> croiser, j’ai pensé quesans être une puissance, elle était une force, peut-être <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> force <strong>de</strong>Brazzaville, celle qui émane <strong>de</strong> l’amour <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> charité » 56 .Deux références plus courtes à Mère <strong>Marie</strong> <strong>et</strong> aux sœurs <strong>de</strong> Clunyméritent d’être mentionnées, car elles soulignent les mêmes qualités <strong>et</strong> sontreliées à <strong>la</strong> France. L’œuvre <strong>de</strong>s bonnes sœurs évoquait <strong>la</strong> France, une présenceféminine rassurante, rendue encore plus frappante par le contexte hostile <strong>de</strong>l’Afrique équatoriale. Raymond Colrat <strong>de</strong> Montrozier, journaliste, arriva àBrazzaville environ <strong>de</strong>ux ans après Baratier avec une expédition chargéed’évaluer <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> l’Afrique centrale pour son exploitation future 57 . Ilécrivait :Je veux toutefois, avant <strong>de</strong> quitter Brazzaville, dire quelques mots sur <strong>de</strong>sfemmes compatissantes <strong>et</strong> dévouées prêtes à tous les sacrifices. Non loin duposte, un peu en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, se trouve une maison où l’on ne dit dumal <strong>de</strong> personne <strong>et</strong> où l’on fait son <strong>de</strong>voir en n’attendant <strong>de</strong> récompense quedu ciel. Les bonne sœurs <strong>de</strong> Cluny, au nombre <strong>de</strong> cinq, se dévouent là àtoutes les misères. Elles vont <strong>dans</strong> les vil<strong>la</strong>ges, cherchant les p<strong>et</strong>ites filles àsoigner, <strong>et</strong> tiennent chez elles une sorte d’hospice d’incurables. Les ma<strong>la</strong>dies56 Baratier, Au Congo, p.12057 Broc, Dictionnaire illustré, I, p.87.


32PHYLLIS M. MARTINles plus dégoûtantes ne les rebutent pas….Dévouement tout près <strong>de</strong>l’héroïsme <strong>et</strong> toujours mo<strong>de</strong>ste. 58 .Le contraste résidait non seulement au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong>s hommes quifrayaient le chemin <strong>de</strong> l’empire colonial, mais aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> sauvagerie présuméedu continent noir évoquée par le titre du livre <strong>de</strong> Montrozier, Deux ans chezles anthropophages.Enfin, <strong>de</strong>ux ans plus tard, le Colonel Henri Moll se trouvait <strong>dans</strong> <strong>la</strong>capitale <strong>de</strong> l’Afrique Équatoriale à attendre <strong>de</strong> l’approvisionnement <strong>et</strong> untransport pour le Tchad. Comme Baratier, il était diplômé <strong>de</strong> Saint-Cyr <strong>et</strong>avait servi en Indochine <strong>et</strong> au Soudan français. Dans une l<strong>et</strong>tre nostalgique àsa fiancée, il pensait que les sœurs recréaient le mon<strong>de</strong> <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>rrière :J’ai rencontré ce matin les sœurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission catholique menant à <strong>la</strong>promena<strong>de</strong> leurs jeunes catéchumènes, une centaine <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites filles noiresvêtues <strong>de</strong> pagnes <strong>et</strong> <strong>de</strong> camisoles <strong>de</strong> même couleur. Tout ce p<strong>et</strong>it mon<strong>de</strong>marchait en rang, <strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux comme en France <strong>et</strong> les sœurs veil<strong>la</strong>ientjalousement, avec leur besoin <strong>de</strong> manifester leur autorité à ce que l’ordre soitbien observé. Elles emportaient <strong>de</strong>s provisions pour aller déjeuner <strong>de</strong>hors,tout comme chez nous. C’était d’un eff<strong>et</strong> fort drô<strong>la</strong>tique. 59Je ne voudrais pas suggérer que Mère <strong>Marie</strong> était fort connue en France,car en fait ceux qui avaient lu à son propos étaient <strong>de</strong>s catholiques, mais onpeut dire qu’elle suscitait <strong>de</strong>s images romancées <strong>et</strong> féminisées <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong>coloniale pour une certaine catégorie <strong>de</strong> lecteurs. C’était une <strong>vie</strong> qui évoquaitles aspects « moralisateurs » <strong>de</strong> l’expansion impérialiste, que ce soit du point<strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition missionnaire ou <strong>dans</strong> une perspective plus sécu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong>« mission civilisatrice » avec ses principes moraux <strong>et</strong> ses aspects matériels 60 .Un ouvrage tel que celui <strong>de</strong> Baratier a probablement atteint un public plus<strong>la</strong>rge, du fait <strong>de</strong> son statut <strong>de</strong> membre <strong>de</strong> l’expédition Marchand qui écrivait<strong>et</strong> publiait <strong>dans</strong> une maison d’édition popu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> Paris. Dans l’imaginair<strong>et</strong>out comme <strong>dans</strong> le concr<strong>et</strong>, il semb<strong>la</strong>it implicite que les religieuses avaientapporté à travers leur <strong>vie</strong> coloniale une plus gran<strong>de</strong> contribution à <strong>la</strong> Franced’Outre-mer que le comte d’Haussonville ne le faisait entendre <strong>dans</strong> sonexposé. C’est certainement ce mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> romantisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> réalisme qui58 R. Colrat <strong>de</strong> Montrozier, Deux ans chez les anthropophages (Paris : Librairie Plon, 1902), pp.24-5.59 Colonel Moll, Une âme <strong>de</strong> colonial : l<strong>et</strong>tres du Lieutenant-Colonel Moll (Paris : Emile-Paul,1912), p.14. Aussi, Broc, Dictionnaire illustré, I, p.234.60 Feay, « Mission to Moralize », par exemple, pp.4-12, 217-90, 301-03 ; Alice L. Conklin, A Missionto civilize : the Republican I<strong>de</strong>a of <strong>Empire</strong> in France and West Africa, 1895-1930 (Stanford UniversityPress, 1997), en particulier l’Introduction <strong>et</strong> les chapitres 3 <strong>et</strong> 4.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 33rend <strong>la</strong> <strong>vie</strong> fascinante <strong>et</strong> qui complique le double travail <strong>de</strong> composition <strong>et</strong> <strong>de</strong>décomposition analytiques pour sa compréhension.Réussites & reconnaissance : les <strong>de</strong>rnières annéesLa Première Guerre mondiale fut une pério<strong>de</strong> difficile pour <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>Brazzaville. Les hommes étaient enrôlés <strong>de</strong> force comme porteurs ou soldats<strong>dans</strong> les campagnes du Cameroun allemand. Le stationnement <strong>de</strong>s troupes<strong>dans</strong> <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong> l’AEF aggravait le manque <strong>de</strong> nourriture, ce qui avaittoujours été un problème chronique <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te ville. Les agricultricescédaient leurs cultures sous l’emprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> terreur. Les religieuses passaientune gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> leur temps à prodiguer <strong>de</strong>s soins aux soldats <strong>et</strong> autrepersonnel tout en essayant <strong>de</strong> maintenir leur routine auprès <strong>de</strong>s femmes <strong>et</strong><strong>de</strong>s filles. Elles utilisaient leurs ressources au maximum lorsqu’une épidémie<strong>de</strong> grippe espagnole frappa <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion, b<strong>la</strong>ncs <strong>et</strong> noirs confondus.Cependant, les soins qu’elles prodiguèrent à c<strong>et</strong>te occasion contribuèrent àleur bonne réputation 61 .Durant les années d’après-guerre, Mère <strong>Marie</strong> atteint le somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> saréussite <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa célébrité, malgré <strong>de</strong>s déceptions sur le p<strong>la</strong>n personnel.Brazzaville connut une forte croissance économique <strong>dans</strong> les années 20grâce à <strong>la</strong> construction d’une voie ferrée en direction <strong>de</strong> <strong>la</strong> côte <strong>et</strong> àl’expansion du commerce en amont du fleuve. La popu<strong>la</strong>tion européenneétait en augmentation, le nombre <strong>de</strong> femmes b<strong>la</strong>nches <strong>et</strong> d’enfants doub<strong>la</strong> <strong>et</strong><strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> famille commença à prendre <strong>de</strong> nouvelles dimensions 62 . Lesconditions <strong>de</strong> <strong>vie</strong> quotidiennes <strong>de</strong>s religieuses s’amélioraient grâce auxprogrès en matière <strong>de</strong> traitement médical <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong>dies tropicales, àl’assistance apportée par toute une génération <strong>de</strong> chrétiennes africaines <strong>et</strong> à<strong>de</strong>s renforts <strong>de</strong>s jeunes sœurs <strong>de</strong> France. Leur œuvre d’assistance étaitdésormais bien imp<strong>la</strong>ntée, <strong>et</strong> leurs écoles ainsi que l’éducation <strong>de</strong> mèreschrétiennes qu’elles prodiguaient étaient très recherchées. Les tensions entreles missionnaires hommes <strong>et</strong> les éléments anti-cléricaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> communautéb<strong>la</strong>nche avaient diminué par rapport au début du siècle, même si beaucoupdépendait encore <strong>de</strong>s politiques <strong>et</strong> <strong>de</strong>s sympathies <strong>de</strong>s administrateurs enversMonseigneur Guichard, successeur <strong>de</strong> Mgr. Augouard.61 Martin, Loisirs <strong>et</strong> société, pp.68-70.62 Ibid., chapitres 2 <strong>et</strong> 7.


34PHYLLIS M. MARTINDurant les dix <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> auCongo, les objectifs missionnaires correspondirent davantage aux aspirations<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion africaine. Les jeunes gens éduqués <strong>dans</strong> les écolescatholiques entraient sur le marché du travail <strong>et</strong> adoptaient le style <strong>de</strong> <strong>vie</strong>d’une nouvelle élite urbaine. Une épouse éduquée au couvent capable <strong>de</strong>faire le lien entre les nouvelles compétences techniques <strong>et</strong> sociales qu’elle yavait acquises <strong>et</strong> les pratiques traditionnelles, représentait un atout précieuxpour un jeune homme désireux <strong>de</strong> grimper <strong>dans</strong> l’échelle sociale. Alors que<strong>la</strong> dot <strong>de</strong> filles éduquées à <strong>la</strong> mission augmentait, les familles amenaient leursfilles à Mère <strong>Marie</strong> pour une formation pratique d’épouse <strong>et</strong> <strong>de</strong> mère <strong>et</strong> lesjeunes gens venaient inscrire leur future femme au groupe d’apprentissageintitulé « travail avec les fiancées ». L’administration adm<strong>et</strong>tait ne pas avoirfait grand-chose pour l’éducation africaine <strong>et</strong> <strong>de</strong>voir « s’en rem<strong>et</strong>tre auxécoles privées » 63 . En 1929, les sœurs indiquaient que 773 filles <strong>et</strong> femmess’étaient inscrites à divers cours <strong>de</strong> formation sur l’ensemble <strong>de</strong>s trois annéesprécé<strong>de</strong>ntes. « Notre œuvre est florissante » écrivait Mère <strong>Marie</strong> à <strong>la</strong> Maisonmère,mais « c’est encore minime, 700 enfants ba<strong>la</strong>ri atten<strong>de</strong>nt une p<strong>la</strong>ce<strong>dans</strong> les vil<strong>la</strong>ges » 64 .Tout en jouissant paisiblement d’une popu<strong>la</strong>rité croissante auprès <strong>de</strong> <strong>la</strong>popu<strong>la</strong>tion africaine, Mère <strong>Marie</strong> continuait à bénéficier du respect <strong>de</strong>sEuropéens grâce à <strong>de</strong>ux proj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> haute tenue, célébrés <strong>dans</strong> <strong>la</strong> capitale <strong>et</strong>reconnus en métropole. Maintenant que le pouvoir colonial était désormaisbien en p<strong>la</strong>ce, <strong>la</strong> rhétorique <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère reposait davantage sur <strong>la</strong> contribution<strong>de</strong> celle-ci à l’éducation que sur son héroïsme. Tout d’abord, elle avaitimporté <strong>dans</strong> <strong>la</strong> capitale d’Afrique équatoriale <strong>la</strong> coutume <strong>de</strong>s mariagesmultiples dont elle avait été le témoin à Plougastel, ce qui semb<strong>la</strong>it être uneidée judicieuse <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> chrétienne car elle coïncidait avec les objectifscoloniaux <strong>et</strong> les aspirations africaines. L’église missionnaire cherchait à fairecroître le nombre <strong>de</strong> ses membres en encourageant le mariage <strong>et</strong> les gran<strong>de</strong>sfamilles, alors que <strong>la</strong> politique officielle vou<strong>la</strong>it promouvoir <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>et</strong><strong>la</strong> procréation comme éléments indispensables à l’effort <strong>de</strong> repriseéconomique d’après-guerre en France métropolitaine <strong>et</strong> outre-mer. Du point<strong>de</strong> vue pratique, <strong>la</strong> politique <strong>de</strong> mise en valeur nécessitait une force <strong>de</strong> travaildynamique qui assurerait du travail pour les proj<strong>et</strong>s coloniaux <strong>et</strong> é<strong>la</strong>rgirait <strong>la</strong>63 AOM, 5D27, « AEF ; Gouvernement général : Inspection <strong>de</strong> l’Enseignement, 1928-1929 »64 « Communauté du Sacré-Coeur à Brazzaville », BCSSJC 142 (1917-1921), pp.446-7 ; 157,(1923-1927), pp.467-468 ; Annales, SSJC, 1929, p.27.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 35Mére <strong>Marie</strong> avec ses « filles » le jour <strong>de</strong> leur mariage, Cathédrale <strong>de</strong> Brazzaville, vers 1925.(Archives, Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny. Tous droits réservés)


36PHYLLIS M. MARTINbase d’imposition 65 . L’insistance sur le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille décou<strong>la</strong>it aussi d’unsouci d’ordre domestique <strong>et</strong> d’une tentative « d’accentuer <strong>la</strong> nécessité <strong>et</strong> <strong>la</strong>normalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> domination coloniale » 66 . Dans <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> d’après-guerre, leclergé avait recommandé que le gouvernement d’AEF accor<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mesuresd’incitation comme <strong>de</strong>s réductions d’impôts aux gran<strong>de</strong>s familles, ; il publiaiten outre les noms <strong>de</strong>s parents ayant beaucoup d’enfants <strong>et</strong> donnait <strong>de</strong>smédailles, comme c’était <strong>la</strong> coutume <strong>dans</strong> les paroisses françaises 67 .De telles initiatives stratégiques coïncidaient avec l’importance accordéepar les Africains à <strong>la</strong> fertilité <strong>et</strong> à <strong>la</strong> maternité comme étant <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> l’âgeadulte. Comme l’ont noté Dagmar Engels <strong>et</strong> Shu<strong>la</strong> Marks, « les idéologies <strong>et</strong>les politiques coloniales ne pouvaient être acceptées avec succès <strong>et</strong>considérées comme naturelles <strong>et</strong> légitimes que si elles s’enracinaient <strong>dans</strong> lemo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong>s souverains <strong>et</strong> <strong>dans</strong> celui <strong>de</strong>s suj<strong>et</strong>s » 68 . Et <strong>dans</strong> <strong>la</strong> capitale duCongo français <strong>de</strong>s années 20, les intérêts coloniaux, les notions chrétiennes<strong>de</strong> domesticité <strong>et</strong> les aspirations africaines urbaines <strong>et</strong> familiales semblents’être rejointes, en dépit <strong>de</strong> tout ce qu’il restait encore à négocier <strong>et</strong> <strong>de</strong>snombreux problèmes jamais résolus.Le spectacle <strong>de</strong>s mariages multiples à <strong>la</strong> cathédrale attirait un grandnombre <strong>de</strong> spectateurs à une époque où les activités <strong>de</strong> loisirs publics étaientencore rares en ville. Parfois on assistait au mariage <strong>de</strong> soixante couples enmême temps <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te cérémonie avait lieu quatre ou cinq fois par an. Selonun récit, publié <strong>dans</strong> le magazine <strong>de</strong>s sœurs, Au service du Maître <strong>de</strong> <strong>la</strong> Mission :65 L’angoisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion française <strong>et</strong> <strong>la</strong> mise en avant <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> maternité au début<strong>de</strong> <strong>la</strong> IIIe République sont étudiés <strong>dans</strong> Elinor A. Accampo, Rachel G. Fuchs <strong>et</strong> MaryLynn Stewart (éd.) Gen<strong>de</strong>r and the Politics of Social Reform in France, 1870-1914 (Baltimore : TheJohns Hopkins University Press, 1995). De telles angoisses furent encore accentuées par <strong>la</strong>Première Guerre mondiale. Pour l’Afrique <strong>de</strong> l’Ouest française, voir Alice L. Conklin, « Re<strong>de</strong>fining“Frenchness ” : Citizenship, Race Regeneration and Imperial Motherhood in Franceand West Africa, 1914-40 », <strong>dans</strong> C<strong>la</strong>ncy-Smith <strong>et</strong> Gouda, Domesticating the <strong>Empire</strong>, pp.65- 83.Albert Sarraut, La mise en valeur <strong>de</strong>s colonies françaises (Paris : Payot, 1923) contient <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>rationc<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te politique.66 C<strong>la</strong>ncy-Smith <strong>et</strong> Gouda, Domesticating the <strong>Empire</strong>, p.9.67 AOM, 5D89, Mgr. Guichard au Gouverneur général, 8 mai 1931 ; APSE, 513 B/III, P.Jaffré àPropagan<strong>de</strong> Fi<strong>de</strong>, 1 er septembre 1930 .68 Dagmar Engels <strong>et</strong> Shu<strong>la</strong> Marks, « Introduction : Hegemony in a Colonial Context », <strong>dans</strong> Engels<strong>et</strong> Marks (éd.), Contesting Colonial Hegemony : State and Soci<strong>et</strong>y in Africa and India (Londres :British Aca<strong>de</strong>my Press, 1994), p.4. Voir aussi, <strong>dans</strong> le même ouvrage, le chapitre par DeborahGaitskell, « At Home with Hegemony? Coercion and Consent in African Girls’ Education forDomesticity in South Africa before 1910 », pp.110-28.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 37Dès avant l’aurore, les fiancés sont là sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l’église, avec les témoins<strong>et</strong> les <strong>de</strong>ux familles <strong>de</strong>s conjoints… Tout en <strong>de</strong>visant gaiement, ils scrutentparfois inconsciemment du regard <strong>la</strong> route qui monte <strong>de</strong> chez les sœurs d’oùdoivent venir les bien-aimées… Enfin, voilà là-bas, sortant <strong>de</strong> <strong>la</strong> touffe <strong>de</strong>bambous, l’essaim qui gravit allègrement <strong>la</strong> côte, conduit par <strong>la</strong> “Mère”.Les cloches <strong>de</strong> <strong>la</strong> cathédrale sonnaient alors que chaque couple se rencontrait<strong>et</strong> s’alignait pour rentrer <strong>dans</strong> l’Église pour <strong>la</strong> cérémonie <strong>de</strong> mariage :Sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce c’est le premier éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> joie, au milieu <strong>de</strong>s félicitations bruyantes<strong>de</strong>s parents <strong>et</strong> <strong>de</strong>s amis. On examine <strong>de</strong> plus près les costumes <strong>de</strong>circonstance, lesquels représentent l’état <strong>de</strong> fortune <strong>de</strong> chacun ; on peut voir<strong>de</strong>s vestons d’une coupe irréprochable, <strong>de</strong>s cravates prétentieuses, <strong>de</strong>ssouliers vernis <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chapeaux <strong>de</strong> toutes formes. Les jeunes femmes, lespieds également cerclés <strong>de</strong> perles en guise <strong>de</strong> chaussures, étalent une infinievariété <strong>dans</strong> leurs pagnes <strong>et</strong> leurs camisoles en cr<strong>et</strong>onne imprimée. Leurscompagnes s’empressent <strong>de</strong> leur nouer artistiquement autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête lemouchoir bariolé qui leur servira <strong>de</strong> coiffure désormais. 69Les photographies confirment le caractère grandiose <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène. Après lemariage, les couples se rendaient au couvent pour remercier les sœurs. Dansun rare é<strong>la</strong>n <strong>de</strong> fierté pour <strong>la</strong> tâche accomplie, Mère <strong>Marie</strong> écrivait à <strong>la</strong>Maison-mère en 1929 : « c<strong>et</strong>te année j’ai marié 224 filles. Il n’y a pasbeaucoup <strong>de</strong> mères en France qui en ont fait autant » 70 . C’était une réussitequi relevait à <strong>la</strong> fois du patriotisme <strong>et</strong> d’un triomphe pour l’Église.Un autre proj<strong>et</strong> remarqué <strong>de</strong> « sens maternel » <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong>Mère <strong>Marie</strong> au Congo concernait les enfants métis abandonnés par leur pèreb<strong>la</strong>nc, <strong>de</strong>s soldats français basés à Brazzaville pendant <strong>la</strong> guerre. Les femmesafricaines, incapables <strong>de</strong> pourvoir aux besoins <strong>de</strong> ces enfants, venaient à <strong>la</strong>mission pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>. Du point <strong>de</strong> vue impérial, le « problème »<strong>de</strong>s métis prit une ampleur toute particulière pendant c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>, toutcomme c’était le cas en Afrique <strong>de</strong> l’Ouest. Dans les années 20, avec l’arrivée<strong>de</strong>s b<strong>la</strong>ncs en nombre croissant, l’attention <strong>de</strong>s autorités se porta sur unepolitique qui accentuait <strong>la</strong> distanciation sociale <strong>et</strong> raciale. Les implicationsbiologiques, l’ordre urbain, <strong>la</strong> respectabilité <strong>et</strong> <strong>la</strong> citoyenn<strong>et</strong>é bourgeoisesétaient <strong>de</strong>venus les thèmes <strong>de</strong> débats sur les popu<strong>la</strong>tions métisses <strong>dans</strong> les69 R.P.Jaffré, « De Plougastel au Congo », Au service du Maître <strong>de</strong> <strong>la</strong> Mission : Annales <strong>de</strong>sSœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny, 23 (1930), pp.1-3.70 ASSJC, Congo D, L<strong>et</strong>tres, Mère <strong>Marie</strong> à Mère générale, 24 mai 1921 ; « Communauté du Sacré-Cœurà Brazzaville », BCSSJC, 157 (1923-1927), p.468.


38PHYLLIS M. MARTINcolonies 71 . La présence <strong>de</strong>s métis rappe<strong>la</strong>it sans cesse aux b<strong>la</strong>ncsségrégationnistes <strong>de</strong> Brazzaville que les catégories pouvaient être remises encause, les frontières dépassée, <strong>et</strong> l’ordre colonial défié. Ou, comme l’avaitdéc<strong>la</strong>ré Andrée Blouin <strong>dans</strong> une condamnation acerbe <strong>de</strong> ses années passéesà <strong>la</strong> mission catholique à <strong>la</strong>quelle sa mère l’avait confiée dès l’âge <strong>de</strong> trois ans,elle <strong>et</strong> ses camara<strong>de</strong>s étaient <strong>de</strong>s « aberrations <strong>de</strong> l’espèce » avec « leurpotentiel <strong>de</strong> perturbation <strong>de</strong> l’ordre établi » 72 . En 1919, MonseigneurAugouard <strong>la</strong>nçait un appel au ministre <strong>de</strong>s Colonies pour obtenir unesubvention afin <strong>de</strong> prendre soin <strong>de</strong> ces enfants, en soulignant le <strong>de</strong>voirpatriotique :Il semble que c’est à <strong>la</strong> France qu’incombe le soin <strong>de</strong> secourir ces pauvresenfants qui vont r<strong>et</strong>ourner à <strong>la</strong> barbarie … d’autre part, les p<strong>et</strong>ites mulâtres semultiplient à Brazzaville <strong>et</strong> leurs pères les abandonnent ensuite sans aucunremords. Leur sort est peut-être pire que celui <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its Noirs <strong>et</strong> c’est unspectacle vraiment écœurant <strong>de</strong> voir ces <strong>de</strong>mi-b<strong>la</strong>ncs errer sans soins <strong>et</strong>souvent sans vêtements. Ces enfants cependant ne sont pas responsables <strong>de</strong><strong>la</strong> faute <strong>de</strong> leurs parents <strong>et</strong> il faut venir à leur secours.Dans une l<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> suivi, il notait : « il y va vraiment <strong>de</strong> l’honneur <strong>de</strong> <strong>la</strong>France » <strong>et</strong> prévenait le ministre que « sans soins, ces p<strong>et</strong>ites filles finiraientpar s’adonner à <strong>la</strong> prostitution » 73 . En 1920, <strong>la</strong> mission <strong>de</strong> Brazzaville avaitreçu le premier d’une série <strong>de</strong> dons publics pour <strong>la</strong> construction <strong>et</strong>l’ameublement <strong>de</strong>s instal<strong>la</strong>tions <strong>et</strong>, une décennie plus tard, « l’orphelinat » <strong>de</strong>sfilles, adjacent au couvent mais c<strong>la</strong>irement séparaé du travail que les sœursaccomplissaient auprès <strong>de</strong>s filles africaines, abritait cinquante-sept métissesâgées <strong>de</strong> 18 mois à vingt ans. Elles apprenaient le français <strong>et</strong> les matières <strong>de</strong>base, leur principale tâche consistant à coudre <strong>et</strong> faire <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>ouches sur lelinge <strong>de</strong> <strong>la</strong> cathédrale, une tâche ordonnée par l’archevêque Guichard 74 . Dansses l<strong>et</strong>tres à <strong>la</strong> Maison-mère, Mère <strong>Marie</strong> ne se <strong>la</strong>issait pas aller à exprimer71 Pour l’Afrique <strong>de</strong> l’Ouest, voir, Owen White, Children of the French <strong>Empire</strong> : Miscegenation andColonial Soci<strong>et</strong>y in French West Africa, 1895-1960 (Oxford : C<strong>la</strong>rendon Press, 1999) ; Conklin,« Re<strong>de</strong>fining “Frenchness” », pp.71, 77. Pour Brazzaville, voir Martin, Loisirs <strong>et</strong> société, pp.77-84, 243-56.72 Andrée Blouin en col<strong>la</strong>boration avec Jean Mackel<strong>la</strong>r, My Country, Africa : Autobiography of theB<strong>la</strong>ck Passionaria (New York : Praeger, 1983), p.58.73 AOM, AP667 (2), Mgr. Augouard au ministre <strong>de</strong>s Colonies, Paris, 16 septembre 1919, <strong>et</strong> Poitiers,5 novembre 1919. « Communauté du Sacré-Cœur à Brazzaville », BCSSJC, 157 (1925),pp.466-7 ; 187 (1933), pp.539-40 ; ASSJC, Congo D, L<strong>et</strong>tres, M. <strong>Marie</strong> à Mère générale, 10 février1923.74 ASSJC, Congo D, L<strong>et</strong>tres, Mère <strong>Marie</strong> à Mère générale, 2 novembre 1920, 10 février 1923, 10mai 1924.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 39une opinion à ce suj<strong>et</strong> — ce qui n’est pas surprenant <strong>de</strong> sa part — maistraitait <strong>de</strong> problèmes pratiques : les besoins <strong>de</strong>s enfants à sa charge <strong>et</strong> lemanque <strong>de</strong> ressources adéquates.Mère <strong>Marie</strong> reçut <strong>de</strong>s témoignages officiels <strong>de</strong> gratitu<strong>de</strong> pour sacontribution <strong>de</strong> femme coloniale <strong>et</strong> <strong>de</strong> missionnaire. En 1913, MonseigneurAugouard l’avait recommandée à un membre <strong>de</strong> l’Académie française qui luiavait décerné un titre honorifique pour ses « trente ans d’Afrique à Dakar <strong>et</strong>à Brazzaville, trente ans avec <strong>la</strong> race noire ». Sur <strong>la</strong> citation il était inscrit :« Missionnaire française, son métier est d’être héroïque » 75 . En 1927, ellereçut <strong>la</strong> médaille <strong>de</strong> <strong>la</strong> Légion d’honneur. C’est le Procureur général <strong>de</strong> l’AEFqui avait proposé à B<strong>la</strong>ise Diagne, le député sénéga<strong>la</strong>is bien connu <strong>de</strong>l’Assemblée nationale à Paris, que Mère <strong>Marie</strong> soit désignée commecandidate en raison <strong>de</strong>s « nombreux services » qu’elle avait rendus à <strong>la</strong>colonie 76 .Le matin du 14 juill<strong>et</strong> 1927, <strong>la</strong> voiture du Gouverneur général arriva aucouvent pour prendre <strong>la</strong> Mère supérieure, <strong>de</strong>venue une femme âgée portant<strong>de</strong>s lun<strong>et</strong>tes. La voiture l’amena à l’emp<strong>la</strong>cement du défilé <strong>et</strong> on <strong>la</strong> fit asseoirau premier rang. Le Gouverneur général Anton<strong>et</strong>ti, en grand uniforme <strong>de</strong>cérémonie, <strong>la</strong> fit avancer <strong>et</strong>, entouré d’officiers <strong>de</strong> l’armée coloniale épéedégainée, il rendit hommage à toute son œuvre <strong>de</strong> patriote à Dakar <strong>et</strong> àBrazzaville. Il termina en concluant : « Au cours <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te longue existence <strong>de</strong>dévouement <strong>et</strong> <strong>de</strong> charité, elle n’a cessé d’être entourée <strong>de</strong> l’estime <strong>et</strong> durespect <strong>de</strong> tous, colons ou fonctionnaires. Par <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong>, par lesœuvres d’éducation <strong>et</strong> d’assistance aux indigènes qu’elle a créées, elle a étéune bonne ouvrière <strong>de</strong> l’action civilisatrice française » 77 . Ensuite, il éping<strong>la</strong> <strong>la</strong>Croix <strong>de</strong> Chevalier <strong>de</strong> <strong>la</strong> Légion d’honneur sur sa poitrine <strong>et</strong> <strong>la</strong> foulel’acc<strong>la</strong>ma 78 . En même temps, au milieu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire coloniale<strong>de</strong> l’Afrique, <strong>de</strong> <strong>vie</strong>illes images subsistaient. Un délégué du pape en tournée àtravers l’Afrique, qui s’était arrêté <strong>dans</strong> <strong>la</strong> capitale française coloniale, avait75 ASSJC, 2A/u.3.6, Archives, Institut <strong>de</strong> France, 1 er août 1913 ; <strong>et</strong> Le courrier colonial, 10 février1914.76 ASSJC, 2A/u.3.6, ministre <strong>de</strong>s Colonies à M. Diagne, Député, 2 juill<strong>et</strong> 1927 ; ministre <strong>de</strong>s Coloniesà Mère <strong>Marie</strong> Dédié, 2 juill<strong>et</strong> 1927 ; Député du Sénégal, B<strong>la</strong>ise Diagne à Mgr. Guichard,5 juill<strong>et</strong> 1927, « Les religieuses à l’honneur », Le courrier du Finistère, 9 juill<strong>et</strong> 1927 ; L’informationcoloniale (Léopoldville), 28 juill<strong>et</strong> 1927.77 La citation officielle fut publiée au Journal officiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> République française, 3 juill<strong>et</strong> 1927.78 ASSJC, 2A/u.2.3, S. Germaine du Saint-Coeur <strong>de</strong> <strong>Marie</strong> à Mère générale, 21 juill<strong>et</strong> 1927 ; Augouard,Anecdotes congo<strong>la</strong>ises, p.229 ; L’information coloniale, 28 juill<strong>et</strong> 1927. La scène a été photographiée<strong>et</strong> reproduite sous forme <strong>de</strong> cartes postales.


40PHYLLIS M. MARTINrencontré <strong>la</strong> Mère supérieure <strong>et</strong> avait rapporté ses exploits <strong>dans</strong> un quotidiencatholique britannique <strong>et</strong> parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> longévité <strong>de</strong> Monseigneur Augouard<strong>dans</strong> ses fonctions. Publié en 1930, l’article était intitulé : « Deux héroscélèbres : l’évêque <strong>de</strong>s Cannibales <strong>et</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite Mère du Congo » 79 .Malgré tous ces hommages publics, le mon<strong>de</strong> personnel <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong>à <strong>la</strong> mission était moins bril<strong>la</strong>nt. Plusieurs facteurs contribuaient à ce<strong>la</strong>. Elleavait maintenant soixante-dix ans, avait souffert d’une mauvaise santé toutau long <strong>de</strong> sa carrière en Afrique <strong>et</strong> trouvait toutes ses multiples tâches <strong>de</strong>Mère supérieure complexes <strong>et</strong> fatigantes. Les religieuses plus jeunes qui <strong>la</strong>trouvaient beaucoup trop stricte <strong>et</strong> peu sensible à leurs besoins étaient unesource <strong>de</strong> tensions pour elle. Mère <strong>Marie</strong> mentionnait tous ces problèmes<strong>dans</strong> ses l<strong>et</strong>tres. A plusieurs occasions elle suggéra qu’elle vou<strong>la</strong>it rem<strong>et</strong>tre sesfonctions à une personne plus jeune. Elle continuait à dépendre lour<strong>de</strong>ment<strong>de</strong>s bonnes re<strong>la</strong>tions avec l’évêque <strong>de</strong> Brazzaville. Elle avait en quelque sorteréussi à naviguer <strong>et</strong> à gérer ses longues re<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> travail avec ProsperAugouard, mais était incapable ou peu désireuse d’accepter le plus jeuneFirmin Guichard. Son incapacité à établir <strong>de</strong> bons rapports avec ce <strong>de</strong>rnierreprésentait un échec personnel <strong>et</strong> professionnel pour une femme quiconsidérait sa vocation <strong>de</strong> religieuse comme l’aspect le plus important <strong>de</strong> sa<strong>vie</strong>. En 1923 déjà, elle avait reconnu <strong>dans</strong> ses l<strong>et</strong>tres qu’elle avait « <strong>de</strong>sproblèmes avec Monseigneur » qui al<strong>la</strong>it <strong>et</strong> venait <strong>de</strong> ses voyages comme siles sœurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté n’existaient pas. Elle considérait que c’était unmauvais point pour <strong>la</strong> mission.Suite à un échange entre l’évêque <strong>et</strong> <strong>la</strong> Mère générale, <strong>la</strong> décision futprise que Mère <strong>Marie</strong> <strong>de</strong>vait r<strong>et</strong>ourner en France 80 . Selon un journal <strong>de</strong>Léopoldville, L’avenir colonial belge, « son départ provoqu[a] une profon<strong>de</strong>sensation à Brazzaville ». On <strong>la</strong> décrivit comme <strong>la</strong> personnalité coloniale quiavait servi le plus longtemps <strong>dans</strong> les <strong>de</strong>ux Congo : « le plus bel exempled’énergie féminine accompli sur le continent noir est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> R.M. <strong>Marie</strong>.Elle est sans conteste, <strong>la</strong> plus popu<strong>la</strong>ire figure du Congo français » 81 . Unenote du Gouverneur général louait son « courage », <strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> droiture <strong>de</strong>son caractère » <strong>et</strong> soulignait <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>rité dont elle avait joui auprès <strong>de</strong>sBrazavillois ordinaires, popu<strong>la</strong>rité qui en avait fait une figure incontournable79 Bishop Hinsley, « Two Famous Heroes : the Bishop of the Cannibals and the Little Mother ofthe Congo », The Universe, 14 février 1930.80 ASSJC, Congo D, L<strong>et</strong>tres, Mère <strong>Marie</strong> à Mère générale, 15 avril 1923, 16 juill<strong>et</strong> 1923, 10 mai1924, 18 juill<strong>et</strong> 1924, 22 mars 1926, 20 octobre 1928, 28 février 1931.81 L’avenir colonial belge, juill<strong>et</strong> 1931.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 41<strong>de</strong> <strong>la</strong> ville 82 . Une foule d’Européens <strong>et</strong> d’Africains s’assemb<strong>la</strong> pour lui faireses adieux <strong>de</strong>vant le ferry qu’elle emprunta pour traverser le fleuve Congo <strong>et</strong>entamer son voyage <strong>de</strong> r<strong>et</strong>our vers <strong>la</strong> France. Mère <strong>Marie</strong>, selon tous lesrécits – <strong>et</strong> même le sien – ne s’était jamais résignée à un r<strong>et</strong>our définitif enFrance. Selon le Vicaire général, elle s’était tournée vers lui au momentd’embarquer en disant : « Voyez donc, mon Père, c’est ici que je <strong>de</strong>vrais finirmes jours, <strong>dans</strong> mon pays, au milieu <strong>de</strong> mes enfants ! Pourquoi aller mourirsur une terre étrangère ? » 83 . Elle n’était revenue en France que quatre fois aucours <strong>de</strong> sa carrière <strong>de</strong> missionnaire qui avait duré quarante neuf ans.Conclusion : r<strong>et</strong>raite <strong>et</strong> exilMère <strong>Marie</strong> passa les <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa <strong>vie</strong> <strong>dans</strong> une re<strong>la</strong>tive obscurité<strong>dans</strong> les couvents <strong>de</strong> sa congrégation à proximité <strong>de</strong> Paris, d’abord à Senlis,puis, au moment <strong>de</strong> l’avancée alleman<strong>de</strong> sur <strong>la</strong> capitale française, à Anthonyoù elle mourut en 1943. C’était une r<strong>et</strong>raite tout à fait ordinaire <strong>et</strong> normalepour une religieuse <strong>de</strong> son âge ; du temps passé à <strong>la</strong> prière <strong>et</strong> à <strong>la</strong> méditation,<strong>de</strong>s promena<strong>de</strong>s <strong>dans</strong> les cours du couvent, <strong>de</strong>s visiteurs, <strong>la</strong> rédaction <strong>de</strong>l<strong>et</strong>tres à <strong>de</strong>s amis <strong>et</strong> à <strong>la</strong> famille <strong>et</strong>, quand sa santé le lui perm<strong>et</strong>tait,l’exécution <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites tâches utiles à <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté 84 .Elle consacrait une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> son temps à revivre ses années auCongo. Même si elle avait consciencieusement suivi <strong>la</strong> voie prescrite par sessupérieurs, elle avait toujours regr<strong>et</strong>té <strong>de</strong> n’y être jamais r<strong>et</strong>ournée, car enFrance elle se considérait comme une exilée. Elle était souvent confinée au lit<strong>et</strong> le climat l’incommodait (on peut s’imaginer les rigueurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>vie</strong> <strong>dans</strong> un<strong>vie</strong>ux couvent). Elle écrivait à une <strong>de</strong> ses nièces en 1932, « je ne quittepourtant pas tout à fait <strong>la</strong> chambre. J’attends <strong>la</strong> chaleur avec le beau tempspour le faire sans hésitation. Le froid ne m’a pas ménagée. Comme je pensaissouvent au chaud soleil du Congo qui m’était si favorable ! » 85 . L’un <strong>de</strong> sesgrands p<strong>la</strong>isirs consistait à recevoir <strong>de</strong>s visites <strong>de</strong> ses « filles », <strong>de</strong>s religieusesdu Congo qui étaient <strong>de</strong> passage en France pour un congé 86 . L’intérêt qu’ellecontinuait à manifester pour <strong>la</strong> mission transparaît <strong>dans</strong> une l<strong>et</strong>tre qu’elle82 ASSJC, 2A/u.3.6, Gouverneur général à Mère <strong>Marie</strong>, 6 juill<strong>et</strong> 1931.83 Père Jaffré à Mère générale, Brazzaville, juill<strong>et</strong> 1931. Avec mes remerciements à Roger Freypour c<strong>et</strong>te référence.84 D’après ses l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> les récits <strong>de</strong>s visiteurs.85 Papiers <strong>de</strong> famille Unvoas, Mère <strong>Marie</strong> à Bien Chère Augustine, Paris, 16 mai 1932.86 APSE, 518/B/II, S. Joseph du S. Ange à Mgr. Biechy, Montpellier, 1 er mai 1939.


42PHYLLIS M. MARTINenvoya au nouvel évêque <strong>de</strong> Brazzaville <strong>et</strong> <strong>dans</strong> <strong>la</strong>quelle elle commentaitl’œuvre missionnaire <strong>et</strong> le manque <strong>de</strong> qualification <strong>de</strong>s instituteurs <strong>la</strong>ïques<strong>dans</strong> les écoles 87 . Mère <strong>Marie</strong> mourut paisiblement le 8 décembre 1943. Ellefut enterrée au cim<strong>et</strong>ière d’Anthony <strong>dans</strong> une tombe marquée d’une simplecroix, selon <strong>la</strong> coutume <strong>de</strong> sa congrégation 88 . Les journaux <strong>de</strong> Paris, duFinistère <strong>et</strong> du Congo publièrent l’annonce <strong>de</strong> son décès. Des hommagesaffluèrent à <strong>la</strong> Maison-mère. Un officier r<strong>et</strong>raité <strong>de</strong> l’armée coloniale écrivit :« C’était une gran<strong>de</strong> coloniale, qui a rendu <strong>de</strong> beaux services à notre œuvreen AEF » ; <strong>de</strong>ux hommes d’église déc<strong>la</strong>rèrent : « une vail<strong>la</strong>nte missionnairemais surtout une religieuse modèle, » <strong>et</strong> « j’aurais été content <strong>de</strong> rendre c<strong>et</strong>hommage à une religieuse qui a si gran<strong>de</strong>ment honoré, par son dévouementin<strong>la</strong>ssable <strong>et</strong> par son énergie, non seulement l’Église mais <strong>la</strong> France » 89 .Comme expression pratique <strong>et</strong> idéalisée <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme française, Mère<strong>Marie</strong> était donc une figure à <strong>la</strong> fois marginale <strong>et</strong> centrale <strong>de</strong> <strong>la</strong> Brazzavillecoloniale, qui avait remarquablement réussi à évoluer en parallèle <strong>dans</strong>plusieurs mon<strong>de</strong>s. Au début <strong>de</strong> l’ère coloniale, elle inspira une rhétorique quisoulignait l’héroïsme, <strong>la</strong> dévotion <strong>et</strong> le courage ; après <strong>la</strong> Première Guerremondiale, tandis que les circonstances changeaient <strong>dans</strong> <strong>la</strong> colonie, onl’admira pour sa contribution à l’ordre social. Contribua-t-elle à faireprogresser <strong>la</strong> domination coloniale, ou apporta-t-elle aux Africains lesmoyens <strong>de</strong> survivre à une occupation coloniale brutale <strong>et</strong> sans égards poureux ? De toute évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> réponse est affirmative <strong>dans</strong> les <strong>de</strong>ux cas, <strong>et</strong>répondre autrement re<strong>vie</strong>ndrait à simplifier sa <strong>vie</strong> <strong>et</strong> ses choix. La <strong>vie</strong> <strong>de</strong>Mère <strong>Marie</strong> est une bonne illustration du rôle varié <strong>et</strong> contradictoire <strong>de</strong>smissionnaires, <strong>dans</strong> ce cas <strong>de</strong>s religieuses, lorsque nous essayons <strong>de</strong> lespositionner <strong>dans</strong> une situation coloniale dynamique. Elle n’a pas résolu lescontradictions <strong>de</strong> l’empire, mais elle les a vécus concrètement. On a suggéréque les femmes françaises <strong>de</strong> l’époque étaient perçues comme apolitiquespar nature <strong>et</strong> plus altruistes que les hommes du fait <strong>de</strong> l’absence d’égalitécomplète en matière <strong>de</strong> droits civiques 90 . La carrière <strong>de</strong> Mère <strong>Marie</strong> sembleconforter c<strong>et</strong>te opinion, mais il apparaît aussi que ce<strong>la</strong> semble avoir convenu87 APSE, 518/B/II, Mère <strong>Marie</strong> à Mgr. Biechy, Senlis, 8 juill<strong>et</strong> 1939.88 Une photographie <strong>de</strong>s années 60 montre <strong>la</strong> tombe, mais lors <strong>de</strong> ma visite au cim<strong>et</strong>ière en 2001,j’ai constaté que le cim<strong>et</strong>ière <strong>de</strong>s Sœurs avait été rattaché à celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> municipalité <strong>et</strong> que lesrestes <strong>de</strong>s premières tombes avaient été rassemblés <strong>dans</strong> un caveau avec une seule pierre portantl’inscription : « Sœurs <strong>de</strong> Saint-Joseph <strong>de</strong> Cluny ».89 ASSJC, 2A/u.2.3. Hommages à Mère <strong>Marie</strong>.90 « Introduction », <strong>dans</strong> C<strong>la</strong>ncy-Smith <strong>et</strong> Gouda, Domesticating the <strong>Empire</strong>, p.33.


EGLISE, EMPIRE & GENRE 43à ses préférences personnelles. Contrairement à certains <strong>de</strong> ses collègueshommes, elle ne représentait pas une présence rivale <strong>et</strong> menaçante au sein dusystème colonial, mais elle exploita plutôt au maximum le rôle que l’onattendait d’elle en tant que missionnaire enseignante <strong>et</strong> infirmière. Elle étaiteffectivement une bonne sœur. Des réussites substantielles ajoutées à <strong>de</strong>s récits<strong>de</strong> dévouement, <strong>de</strong> sacrifice, <strong>de</strong> compassion <strong>et</strong> d’humilité racontés <strong>dans</strong>l’Église <strong>et</strong> <strong>dans</strong> les milieux <strong>la</strong>ïques lui avaient permis d’évoluer <strong>dans</strong> <strong>de</strong>scommunautés très differses <strong>et</strong> d’exploiter un réservoir <strong>de</strong> bonnes volontésaccumulées. Elle sut m<strong>et</strong>tre à profit les louanges prononcées à son égardpour se consacrer à ses priorités : l’éducation <strong>de</strong>s filles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s femmesafricaines à <strong>la</strong> <strong>vie</strong> chrétienne, les <strong>de</strong>voirs liés à sa vocation religieuse <strong>et</strong> <strong>la</strong>simple <strong>et</strong> ordinaire appartenance à sa congrégation.

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