PolitiqueDécroître pour embellirJean-Claude Besson-Girard a publié un remarquable ouvrage sur le rôledes s<strong>en</strong>sations dans l’approche de la décroissance. Il prépare, avec deschercheurs, universitaires ou non, le lancem<strong>en</strong>t d’un semestriel de réflexionEntropia, revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Portrait.Jean-Claude Besson-Girard est né <strong>en</strong>1938. De 1942 à 1945, il est confiépar sa mère à une famille de paysansdu Dauphiné. Cette expéri<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong>fantle marquera pour toujours, dans sa relationà la nature et dans la découverte d’unmode de vie sur le point de disparaître :la paysannerie d’avant la mécanisationagricole. D’ailleurs, quand découvrantbi<strong>en</strong>tôt d’autres milieux de vie, il revi<strong>en</strong>dratous les ans jusqu’à l’adolesc<strong>en</strong>ce, part<strong>ici</strong>peraux travaux de la ferme p<strong>en</strong>dantles grandes vacances. Vi<strong>en</strong>t le temps desp<strong>en</strong>sionnats. D’abord à Lyon, berceau desa famille maternelle, composée d’ouvrierset de petits employés, comme ondisait alors, puis à Paris chez la meilleureamie de sa mère où il découvre une toutautre classe sociale : celle de la bourgeoisiejuive et cultivée. Mais la référ<strong>en</strong>cemajeure de toutes ces années de formationest le père de cette amie avec qui ilappr<strong>en</strong>d le goût et le plaisir de la connaissance.C’est un instituteur d’avantQuatorze, qui a connu Péguy et Jaurès.Abonné aux Cahiers de la quinzainedepuis l’origine, il se reconnaît commeanarchiste tolérant, grand admirateur deKropotkine. Grâce à cet homme d’exception,c’est le temps d’une boulimie de lecturespour Jean-Claude Besson-Girard.Mais une autre passion comm<strong>en</strong>ce à faireson chemin <strong>en</strong> lui : celle de la peinture.Dès l’âge de quatorze ans, il passe de lacontemplation des œuvres dans lesmusées à la pratique du chevalet depeintre. En 1955 et 1956, l’été, il sillonnela Prov<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> vélo pour découvrir lespaysages de Cézanne, Gauguin et VanGogh…En 1956, après avoir passé son bac àParis, il retourne à Lyon pour y <strong>en</strong>tamerdes études d’anthropologie, mais, rapidem<strong>en</strong>t,il se laisse <strong>en</strong>traîner dans le mondede la peinture et, <strong>en</strong> mars 1958, pour sesvingt ans, il fait sa première expositionpersonnelle qui le confirme dans sa vocation.Il est rattrapé par la guerre d’Algérieet se retrouve à Alger le 13 mai 1958.P<strong>en</strong>dant ses tr<strong>en</strong>te mois de “service”,Jean-Claude Besson-Girard (au mégaphone) lors d’une journée “Résistance V<strong>en</strong>toux” <strong>en</strong> 2003.dont deux étés au Sahara, il découvre lapolitique dans ses dim<strong>en</strong>sions de viol<strong>en</strong>ce,de colonisation et de guerre. Mais ilcontinue à dessiner, à peindre, à écrire età lire beaucoup. Les poètes et les philosopheslui sont alors d’un grand secours.Fin 1960, il est de retour à Lyon. Il s’<strong>en</strong>gagecontre la torture, <strong>en</strong>tre au PSU naissant(Parti socialiste unifié), qui mènealors une vigoureuse campagne pour laliberté des Algéri<strong>en</strong>s à choisir leur “autodétermination”.Il vit de petits boulots etpeint avec passion, fréqu<strong>en</strong>te les catholiquesde gauche, va à la messe et traverseune brève mais int<strong>en</strong>se période mystique.Sa peinture lui fait r<strong>en</strong>contrer un ingénieurchargé de la construction de canauxet barrages parallèles à la Durance quil’invite à habiter et travailler <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce.Il partage avec cet homme d’action uneutopie dont il rêve depuis plusieursannées : créer un lieu de vie, de r<strong>en</strong>contreet de confrontation <strong>en</strong>tre “l’artiste,le savant et le politique”. Mais, à la suited’une crise personnelle, cette utopiedemeurera <strong>en</strong> l’état.En 1965, il se retrouve <strong>en</strong>seignantdans un lycée agricole à côté de Mâcon.Suit une formation pour dev<strong>en</strong>ir animateursocio culturel tout <strong>en</strong> continuant àpeindre, à exposer son travail avecquelque reconnaissance, et à fréqu<strong>en</strong>terdes poètes à Lyon. C’est une nouvellepériode riche de r<strong>en</strong>contres et d’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts.Après deux années de peintur<strong>en</strong>on-figurative et partageant les thèsesradicales du mouvem<strong>en</strong>t situationniste, ildécide de “faire la grève de la peinture” <strong>en</strong>1967. Son <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politique, p<strong>en</strong>dantles événem<strong>en</strong>ts de mai 68, lui vaut uneinterdiction d’<strong>en</strong>seigner. Il se retrouveconfiné, à Dijon, comme bibliothécaire etdocum<strong>en</strong>taliste dans un institut agricolede formation pour adultes.Détaché comme formateur à laFédération nationale des foyers ruraux deFrance, il ne supporte plus les donneursde leçon révolutionnaire qui s’agit<strong>en</strong>tdans les institutions. Il franchit le pas. Ildémissionne et se retrouve dans lesCév<strong>en</strong>nes <strong>en</strong> 1971. Il a tr<strong>en</strong>te-trois ans.C’est le mom<strong>en</strong>t de faire le point. C’est leSILENCE N°339 Octobre 200640
etour à la nature, à la terre et aux s<strong>en</strong>sationsde l’<strong>en</strong>fance. La survie est rude. Lesjoies sont int<strong>en</strong>ses. Il s’agit aussi d’ordonneret de mettre <strong>en</strong> pratique les influ<strong>en</strong>cesd’un héritage intellectuel complexe :l’anarchie, la mystique, l’art et la philosophie.S’il a r<strong>en</strong>oncé à la pratique de lapeinture, il ne peut se passer de la nécessitéde créer : ce sera avec la terre, lespierres, les élém<strong>en</strong>ts, les animaux et … lesautres, ses semblables.Expéri<strong>en</strong>cecommunautaireLes autres arriv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet. Une dynamiquese crée. Pour défricher, planter,reconstruire une vaste et belle ruine abandonnéeà la forêt depuis la guerre deQuatorze. Il a tissé un réseau de relationset r<strong>en</strong>contré Armand Petitjean qui apublié, trois ans plus tôt, le fameux Halteà la croissance ? (1). P<strong>en</strong>dant une dizained’années, il part<strong>ici</strong>pe à des r<strong>en</strong>contres dechercheurs qui se retrouv<strong>en</strong>t l’été au masde la Baume. En 1975, il débat déjà avecJacques Grinevald, Jean-Pierre Dupuy,Edgar Morin, et d’autres intellectuels critiques,de la notion de décroissance. Sesrelations avec ce milieu vont <strong>en</strong>richir lavie communautaire qui compr<strong>en</strong>dra, àson apogée, une vingtaine d’adultes detous âges et trois <strong>en</strong>fants, sans compter les“passants” pour des séjours plus oumoins longs. Les débats écologiques etpolitiques sont quotidi<strong>en</strong>s. Ils mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong>avant le désir d’inv<strong>en</strong>ter des microsociétésautonomes et reliées <strong>en</strong> réseaux. Jean-Claude Besson-Girard reçoit le souti<strong>en</strong> demembres du Club de Rome, de l’ethnologueRobert Jaulin (inv<strong>en</strong>teur de lanotion d’ethnocide), de Philippe Courrège,mathémat<strong>ici</strong><strong>en</strong> fortem<strong>en</strong>t impliquédans la lutte antinucléaire, et avecqui il va travailler jusqu’<strong>en</strong> 1984 sur laquestion des échanges non monétaires etde l’économie physique appliquée à l’expéri<strong>en</strong>cecommunautaire <strong>en</strong> train de sevivre. Cette av<strong>en</strong>ture va durer une douzained’année. Sa caractéristique principalefut qu’elle ne suivait pas un plan préétabli,mais dégageait de l’expéri<strong>en</strong>ce vécuele visage d’un projet pouvant être utile àd’autres et ailleurs. En 1984, “la t<strong>en</strong>tative(1) Commande du Club de Rome à un groupe dechercheurs du Massachusetts Institute of Technology(MIT), Halte à la croissance ? est publié <strong>en</strong> français,<strong>en</strong> 1972, chez Fayard, dans la collection Écologie,dirigée par Armand Petitjean. Ce livre a lancé unvaste débat sur les ressources finies de la planète etsur la nécessité de ral<strong>en</strong>tir nos prélèvem<strong>en</strong>ts sur lesressources naturelles.Pourquoi Entropia?Revue d’étudethéoriqueet politiquede la décroissanceToute p<strong>en</strong>sée qui refuse son autocritiqu<strong>en</strong>’est plus une p<strong>en</strong>sée, mais unecroyance. Depuis plus de cinquante ans,“la croissance” et “le développem<strong>en</strong>t” relèv<strong>en</strong>tde ce statut irrationnel et dogmatique.Dans les années soixante-dix,cep<strong>en</strong>dant, quelques chercheurs hétérodoxeset que la clairvoyance n’effrayait pas(Illich, Georgescu-Roeg<strong>en</strong>, Ellul, Partant,Castoriadis…) se sont dressés contre cettedictature de l’économisme et ont jeté lesbases d’une p<strong>en</strong>sée de la décroissance.P<strong>en</strong>sée dérangeante s’il <strong>en</strong> est.Depuis quelques années, et singulièrem<strong>en</strong>tdepuis le colloque intitulé :“Défaire le développ<strong>en</strong>t, refaire lemonde” (UNESCO 2002), des publicationscomme Sil<strong>en</strong>ce et l’Écologiste, lebulletin de “La Ligne d’horizon, les amisde François Partant”, lui ont fait uneplace grandissante dans leurs colonnes.Le bimestriel La Décroissance contribue,depuis trois ans, à acc<strong>en</strong>tuer son caractèreiconoclaste et provocant. Car cett<strong>en</strong>otion de décroissance bouleverse <strong>en</strong>effet les signes et les lignes : les signesthéoriques et symboliques de reconnaissancecomme les lignes des clivages politiquestraditionnels. Cette situation peut<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer des dérapages et des dérivesthéoriques et politiques qui exig<strong>en</strong>t laplus grande vigilance de la p<strong>en</strong>sée et despratiques.Ce qui reste clair c’est que, depuispeu, quatre crises capitales sont maint<strong>en</strong>antid<strong>en</strong>tifiées et confirm<strong>en</strong>t la pertin<strong>en</strong>ceet l’urg<strong>en</strong>ce d’une recherche surl’après-développem<strong>en</strong>t qui est, <strong>en</strong> quelquesorte, le prolongem<strong>en</strong>t ouvert et“positif” de la notion irritante de décroissance.Ces crises sont d’ailleurs prés<strong>en</strong>tesà l’arrière-plan de sujets de conversationsordinaires et véhicul<strong>en</strong>t une inquiétudegrandissante. La crise énergétique liée àl’épuisem<strong>en</strong>t et au r<strong>en</strong>chérissem<strong>en</strong>t desressources fossiles et au consumérismecompulsif généralisé ; la crise climatiqueparallèle à la réduction de la biodiversité,à la privatisation du vivant et des ressourcesnaturelles ; la crise sociale inhér<strong>en</strong>teau mode capitaliste de productionet de croissance, mais exacerbée par unemondialisation libérale génératrice d’exclusionau Nord et plus <strong>en</strong>core au Sud ;la crise culturelle des repères et desvaleurs dont les conséqu<strong>en</strong>ces psychologiqueset sociétales sont visibles <strong>en</strong> toutdomaine. Ces quatre crises remett<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cause, comme jamais, le dogme de lacroissance économique sans limites et leproductivisme qui l’accompagne. Ellesrévèl<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t, pour les résoudre,l’inefficacité flagrante du “développem<strong>en</strong>tdurable”, comme oxymore sédatifet comme m<strong>en</strong>songe cons<strong>en</strong>suel. Mais,au-delà de ces aspects économiques,physiques, biologiques, sociologiques etpolitiques, se profile <strong>en</strong> réalité une criseanthropologique totalem<strong>en</strong>t inédite.C’est <strong>en</strong> partageant l’ess<strong>en</strong>tiel de cesinterrogations majeures qu’un petitgroupe de chercheurs, universitaires ounon, a décidé de proposer une revued’étude théorique et politique de la décroissance: Entropia. Cette publicationaura un rythme semestriel. Chaque livraisoncomportera un thème principal :décroissance et politique, décroissance etemploi, décroissance et technique… Eller<strong>en</strong>dra compte, égalem<strong>en</strong>t, de l’actualitéde “la mouvance de la décroissance” etdes débats ou controverses qui la stimul<strong>en</strong>t.Des comptes-r<strong>en</strong>dus de lecture inviterontà approfondir la réflexion et àl’ouvrir à d’autres cieux et d’autres culturesque la nôtre.Entropia s’inscrit dans la longue traditionde la revue d’idées et d’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t,lieu d’expression privilégié d’unep<strong>en</strong>sée collective naissante et qui s’élaboreau fil du temps. Une p<strong>en</strong>sée sur lacrête des interrogations fondam<strong>en</strong>talesde notre époque, pour l’amplification dela prise de consci<strong>en</strong>ce d’une situation dela condition humaine sans précéd<strong>en</strong>t,pour l’<strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t de l’imaginairethéorique, poétique et politique del’après-développem<strong>en</strong>t.Entropia, 52, Grande rue, 84340 Malaucène,tél. : 04 90 65 18 66,publié par Parangon,comme Objectif décroissance coordonné par Sil<strong>en</strong>ce.SILENCE N°339 Octobre 200641