Spectrum #1 2018
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PORTRAIT<br />
Thierry Chatelain : la censure à travers les âges<br />
Historien de formation, Thierry Chatelain est le directeur de la bibliothèque universitaire de<br />
Neuchâtel depuis 2010. Dans le cadre d’une exposition consacrée à la censure, il présente au<br />
public les multiples formes qu’a prises celle-ci, et surtout pourquoi elle existe encore de nos<br />
jours.<br />
GUILLAUME BABEY<br />
Comment l’exposition sur la censure<br />
a-t-elle vu le jour.<br />
Tout part d’une rencontre avec Michel<br />
Froidevaux, directeur de la fondation<br />
F.I.N.A.L.E. Il récolte les témoignages<br />
et documents qu’aucune autre institution<br />
ne conserve car jugés secondaires<br />
ou licencieux. Il dirige aussi une galerie<br />
exposant certains de ces documents interdits.<br />
C’est ainsi qu’il a désiré publier<br />
les travaux de Martin van Maelle, graveur<br />
français de génie hélas tombé dans<br />
l’oubli à cause de ses sujets très sulfureux.<br />
Michel et moi avons longuement<br />
discuté sur les notions de censure, ses<br />
limites, son utilité. « Nous avons décidé<br />
de faire une exposition sur le sujet<br />
en mettant l’accent sur la censure dans<br />
l’imprimé au XX et XXI ème siècle dans le<br />
canton de Neuchâtel » indique-t-il. Voici<br />
ses explications.<br />
Pourquoi Neuchâtel est-elle centrale<br />
dans cette thématique ?<br />
Un historien, Robert Darnton, a montré<br />
l’importance du canton de Neuchâtel<br />
au XIII ème siècle dans la diffusion d’ouvrages<br />
interdits. Ces ouvrages étaient<br />
dits « philosophiques ». A l’époque le<br />
terme englobait aussi bien les œuvres libidineuses,<br />
hérétiques, que séditieuses.<br />
C’est dans ce canton que beaucoup de<br />
ces livres interdits ont pu être imprimés.<br />
A l’époque c’était surtout le lieu<br />
d’impression qui comptait. Tant que<br />
votre livre n’était pas imprimé à Paris,<br />
il était possible de le diffuser. C’est à<br />
cette époque qu’on voit apparaître des<br />
livres portant de fausses adresses d’édition,<br />
parfois complètement fantaisistes,<br />
souvent elles-mêmes subversives. Un<br />
recueil de contes érotiques portait la<br />
mention « imprimé au Vatican ». Neuchâtel<br />
faisait partie de ce qu’on appelle<br />
« le croissant fertile de l’édition ». Cette<br />
zone s’étendait d’Avignon à Amsterdam<br />
en passant par Lyon. L’ouverture de<br />
Neuchâtel aux ouvrages insurrectionnels<br />
remonte encore plus loin, avec les<br />
protestants exilés au XVI ème siècle. De<br />
nos jours, Neuchâtel a perdu de son importance<br />
éditoriale mais l’avenir peut<br />
réserver des surprises.<br />
Quelles ont été les réactions face au<br />
contenu de l’exposition ?<br />
Sur le plan officiel, le directeur de la<br />
culture a beaucoup apprécié. Quant au<br />
public, nous avons eu des retours très positifs<br />
et intéressés. Les quelques réactions<br />
négatives ont toujours été résolues dans<br />
le dialogue et l’explication. Avec un tel sujet,<br />
il était inévitable que nous ne ferions<br />
pas l’unanimité mais nous ne cherchions<br />
pas à provoquer. Notre but avec cette exposition<br />
est de faire réfléchir le public sur<br />
l’importance de la censure dans nos sociétés<br />
et comment elle a évolué.<br />
Quel est votre constat sur l’état actuel<br />
de la censure ?<br />
Moi qui suis né à la fin des années 60, je<br />
constate que la période de liberté morale<br />
et artistique a laissé aujourd’hui<br />
place à une ère de repli. Cela me préoccupe<br />
mais les générations suivantes ne<br />
s’en rendent pas compte. Il était donc<br />
important de mettre la censure dans<br />
un contexte historique. La censure a<br />
toujours évolué avec les moyens de<br />
diffusion des idées et s’est donc aussi<br />
adaptée à Internet. De nos jours, tout le<br />
monde peut exprimer une idée mais il<br />
est tout aussi facile de l’étouffer, par le<br />
biais de groupes de pression et la menace<br />
de procédures légales. Cependant,<br />
ce n’est pas la censure elle-même qui<br />
est en cause. Elle fait partie du dialogue<br />
sociétal auquel nous devons tous participer.<br />
La liberté est menacée quand ce<br />
dialogue se brise.<br />
L'exposition Fissures de la censure<br />
est à aller voir à la BPU (Bibliothèque<br />
publique et universitaire de Neuchâtel)<br />
jusqu'au 31 mars <strong>2018</strong>.<br />
©Photo : Guillaume Babey<br />
26 02-03.<strong>2018</strong>