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Le café-concert: Archéologie d'une industrie ... - Marc Angenot

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Cette nuit-là, je laissai donc toute liberté à ma clientèle, au moins en ce<br />

qui concernait la politique! Elle en profita: chants socialistes, chants<br />

anarchistes, tout le répertoire révolutionnaire y passa, à la joie de tous.<br />

Je note qu'il y avait là une cinquantaine de personnes, hommes et<br />

femmes, ignorant leurs opinions réciproques, par conséquent sans<br />

entente. Au milieu d'un tonnerre d'applaudissements une voix avait<br />

chanté:<br />

Pendant qu'on danse au palais de Versailles,<br />

Au poids de l'or, peuple, on te vend le pain,<br />

Sautez, marquis! pendant que la canaille<br />

Dans les faubourgs pleure et crève de faim.<br />

(<strong>Le</strong>yret, 95)<br />

À côté du bistrot, l'atelier, pas encore dompté par le productivisme, ne cesse de<br />

résonner au milieu du bruit des machines de chansons "braillées" en choeur, et ce sont plutôt<br />

la romance et l'élégie que la "scie" gaudriolesque, ici encore. Il y a des professions où il est de<br />

règle de "pousser la romance", ainsi celle de peintre en bâtiment. Enfin, il y a les fêtes<br />

familiales, les noces tout particulièrement, qui sont solennisées par une tournée de chansons.<br />

Ces quelques données serviront à distinguer l'<strong>industrie</strong> de <strong>café</strong>-<strong>concert</strong> de la "culture<br />

populaire" proprement dite. Si le populo a élu le <strong>café</strong>-<strong>concert</strong> comme lieu de loisir et de<br />

rigolade, s'il emprunte occasionnellement à son répertoire, c'est avec une logique sélective et<br />

non dans une soumission aveugle à la chanson commerciale. <strong>Le</strong> lettré a toutes les raisons pour<br />

voir dans le caf'conc' dont il a été un jour le spectateur effaré, une basse culture populaire, au<br />

goût même des illettrés, mais ses dégoûts et ses prétendues analyses ne résultent que <strong>d'une</strong><br />

information de parti pris.<br />

<strong>Le</strong>s souvenirs de <strong>Le</strong>yret sont confirmés ou complétés par ce qu'on apprend dans le<br />

travail récent de Laurent Marty sur la chanson dans la vie ouvrière à Roubaix (Marty, 1982).<br />

<strong>Le</strong> cabaret, note ce chercheur, est le foyer de la vie ouvrière, son "centre vital". "En 1890, on<br />

compte 2500 estaminets à Roubaix, un pour 50 habitants" (1982, 123). C'est à l'estaminet que<br />

s'installent et officient les sociétés ouvrières productrices de chansons, héritières des "lices<br />

chansonnières" romantiques. <strong>Le</strong>s nombreux auteurs-chansonniers ne sont pas des<br />

professionnels. Ils sortent de la classe ouvrière. <strong>Le</strong>urs chansons sont imprimés à l'occasion<br />

de fêtes, ducasses et grandes sorties de la société. Louis Catrice a été, dans le Nord picard, le<br />

maître de la chanson patoisante, résistant par sa langue et par le "localisme" de ses thèmes à<br />

la chanson commerciale apolitique venue de Paris. "Localisme", note L. Marty: "l'horizon<br />

3<br />

s'arrête à Roubaix". Mais cette culture pauvre, et culture du pauvre est aussi porteuse de<br />

3<br />

"Peu d'ouverture sur l'avenir, peu d'ouverture sur le monde extérieur. <strong>Le</strong> niveau de réflexion<br />

reste extrêmement faible (...) La plupart des chansons mettent en scène ce qui est connu. <strong>Le</strong>s<br />

opinions affirmées font référence à des normes traditionnelles" (p.206).<br />

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