Le café-concert: Archéologie d'une industrie ... - Marc Angenot
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Puis c'est encore au <strong>café</strong>-<strong>concert</strong> que l'aimable animal qui, d'après un<br />
vers célèbre, sommeille dans le coeur de tout homme, est le plus sûr<br />
d'avoir des occasions de s'étirer. Et, d'autre part, les âmes douces et<br />
simples ne sont pas moins assurées d'y trouver leur compte, car l'antique<br />
romance, toujours la même depuis cent ans, n'y fleurit pas moins que le<br />
couplet scatologique ou grivois.<br />
<strong>Le</strong>maître est parfait: son indulgence spirituelle est bien plus efficace pour réaffirmer les<br />
privilèges du lettré que les indignations d'un Sarcey. Spontanément, si l'on peut dire,<br />
<strong>Le</strong>maître se complaît à voir au <strong>café</strong>-<strong>concert</strong> l'art (si l'on peut dire) propre au Peuple, amateur<br />
de grivoiserie et de sensiblerie. Ce public qu'il dit "populaire", ne manifeste-t-il pas au grand<br />
jour les limites, presque touchantes, de son goût?<br />
Je crois bien que ce public ne rapporterait rien de plus d'un vaudeville<br />
de Meilhac que <strong>d'une</strong> chanson de Paulus; et toute l'émotion esthétique<br />
dont il est capable, une romance amoureuse ou patriotique la lui procure<br />
aussi pleinement qu'une tragédie de Racine. Alors à quoi bon le<br />
gourmander sur ses habitudes? Je serais presque fâché qu'il y renonçât.<br />
Car le ténor en habit noir et aux mains gantées de blanc, distingué<br />
comme le monsieur des 100,000 chemises, qui vient perler sa romance<br />
ou se gargariser de sa chanson à boire; la grosse femme à l'ignoble<br />
mimique et que chaque geste fait trembler tout entière comme un bloc<br />
de gelée: la jeune personne aux coudes pointus qui parle de petits<br />
oiseaux en filant ses notes et qui représente le grand art; la plate bêtise<br />
du chanteur comique, ses pauvres grimaces et ses tristes gambades, la<br />
conviction et l'air de contentement profond avec lequel il débite les plus<br />
basses et les plus insipides plaisanteries; les têtes du public, le gros rire<br />
des hommes, la candeur des petites bourgeoises qui achètent les<br />
romances pour les jouer au piano en rentrant... tout cela forme un<br />
spectacle lamentable, mais qui n'est pourtant pas sans douceur. C'est<br />
comme un grand bain de sottise que l'on prendrait. (p. 291)<br />
Il fallait citer un peu longuement ce passage dont l'objectivité observée n'exclut pas, loin de là,<br />
un sentiment euphorique de supériorité de classe. Sans doute le chercheur peut tirer quelques<br />
informations de cette "page brillante", comme des indignations d'autres publicistes, mais il<br />
doit aussi se méfier de ce pittoresque où la description tient lieu d'explication, une description<br />
qui suppose une ouïe et une vue bourgeoises.<br />
On peut compenser en partie les partis pris de sources lettrées en recherchant d'autres<br />
témoignages, peu nombreux, de l'intérieur du milieu. <strong>Le</strong> livre de Chadourne, <strong>Le</strong>s Cafés<strong>concert</strong>s,<br />
composé par un chansonnier lui-même, n'est pas tout à fait de ceux-là, car Chadourne<br />
qui se rattache à l'ancienne chanson des Caveaux, n'a que mépris pour les beuglants dont il<br />
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