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Oral History of Europe in Space - European University Institute

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ORAL HISTORY OF EUROPE IN SPACE<br />

INTERVIEW DE GEORGE VAN REETH<br />

Par René Oosterl<strong>in</strong>ck et Nathalie T<strong>in</strong>jod<br />

San V<strong>in</strong>centi, 19-20 septembre 2008<br />

Transcription révisée


Dans le cadre de l’Extension du Projet Histoire de l’Agence spatiale européenne, une campagne<br />

d’archives orales et rétrospectives à but historique a été menée. George van Reeth a accordé en mars<br />

2002 à Daw<strong>in</strong>ka Laureys un premier entretien dans le but d’éclairer l’histoire des débuts de la<br />

participation belge à l’aventure spatiale européenne. 1 Ce second entretien procède d’une<br />

méthodologie différente puisqu’il est conduit en présence d’un second témo<strong>in</strong> <strong>in</strong>contournable, René<br />

Oosterl<strong>in</strong>ck, et embrasse l’ensemble de la carrière de George van Reeth. Les po<strong>in</strong>ts qui avaient été<br />

longuement abordés dans l’entretien précédent n’ont pas été repris dans le questionnaire envoyé au<br />

témo<strong>in</strong>. Ce dernier a néanmo<strong>in</strong>s souhaité revenir sur les épisodes les plus marquants. Cet entretien a<br />

été enregistré les 19 et 20 septembre 2008 au domicile du témo<strong>in</strong> (San V<strong>in</strong>centi, Gaiole <strong>in</strong> Chianti,<br />

Italie). 2<br />

INTRODUCTION : Monsieur van Reeth, vous avez joué un rôle majeur dans la structuration<br />

des outils <strong>in</strong>stitutionnels de l’aventure spatiale européenne, qu’il s’agisse de l’ESRO, de<br />

l’ELDO ou de l’ESA. 3 Votre pr<strong>of</strong>il peut être qualifié d’‘hybride’ : juriste ayant entamé des<br />

études d’<strong>in</strong>génieur et aguerri aux sciences politiques… vous <strong>in</strong>carnez également aux yeux des<br />

jeunes générations un engagement européen. […] Vous parlez plusieurs langues couramment,<br />

vous avez vécu en Belgique, en Allemagne, en Hollande, en France, aujourd’hui en Italie.<br />

[…] Ceux qui n’ont jamais eu le plaisir et l’honneur de vous rencontrer ne savent pas que<br />

vous avez en outre une stature très imposante… ce qui a sans doute joué un rôle dans votre<br />

carrière : vous étiez donc ‘de taille’ à relever tous ces défis ! On m’a parlé d’une grande<br />

aptitude au leadership vous concernant, d’une faculté de jugement impressionnante et de vos<br />

qualités d’habile négociateur. Vous êtes en outre un mélomane averti et un amateur de bons<br />

v<strong>in</strong>s et de mets raff<strong>in</strong>és. La première série de questions a pour objectif d’appréhender<br />

l’homme, l’être huma<strong>in</strong> plutôt que le Directeur (« flesh and bones »).<br />

NATHALIE TINJOD : Permettez-moi tout d’abord, en ce vendredi 19 septembre 2008 à Gaiole <strong>in</strong><br />

Chianti, de vous demander : comment allez-vous ?<br />

GEORGE VAN REETH : […] Je vais assez bien, le moral est un peu ce qu’il est... D’un po<strong>in</strong>t<br />

de vue santé, j’ai des problèmes qui ne relèvent pas tellement des problèmes classiques (cœur,<br />

poumon, etc.) associés à l’âge – j’ai 84 ans ! – mais plutôt d’une difficulté à me déplacer. En<br />

pratique j’ai beso<strong>in</strong> non seulement de ces quelques horribles <strong>in</strong>struments [déambulateur,<br />

chaise roulante de temps en temps] mais surtout de l’aide d’une personne qui m’empêche de<br />

tomber. Pour le reste… quand on est pensionné et que l’on a eu une carrière jugée<br />

satisfaisante, à tort ou à raison, que vous étiez content avec ce que vous faisiez… au moment<br />

où tout d’un coup ça s’arrête, cela crée quelques problèmes, si on veut, ou quelque malaise.<br />

Pour moi, cela a été la Conférence m<strong>in</strong>istérielle de Munich 4 ; c’était quand même la grande<br />

défaite de l’Agence ! J’ai dû me battre, je dirais presque plus que le Directeur général 5 et, cela<br />

s’est passé et, deux sema<strong>in</strong>es après, j’étais pensionné ! Au moment même, cela ne me frappait<br />

pas encore tellement parce que j’avais toujours l’ISU [International <strong>Space</strong> <strong>University</strong>] pour<br />

m’occuper mais, néanmo<strong>in</strong>s, on sent un vide et cela prend un certa<strong>in</strong> temps pour s’habituer à<br />

ce genre de malaise, pour se dire : « Tiens c’est f<strong>in</strong>i, je n’aurai plus jamais cela. »<br />

1<br />

Cf. Daw<strong>in</strong>ka Laureys, La contribution de la Belgique à l’aventure spatiale européenne des orig<strong>in</strong>es à 1973,<br />

Dissertation présentée en vue de l’obtention du grade de Docteur en Philosophie et Lettres, Section Histoire,<br />

Université de Liège, 2005, 453 p. Publiée par Beauchesne, collection Explorations, Etudes de l’Académie<br />

<strong>in</strong>ternationale d’Histoire des sciences sur les sciences et les techniques modernes, volume 3, Paris, 2008, 419 p.<br />

2<br />

La transcription a été révisée et approuvée par MM. van Reeth et Oosterl<strong>in</strong>ck en décembre 2008.<br />

3<br />

ESRO: <strong>Europe</strong>an <strong>Space</strong> Research Organisation; ELDO: <strong>Europe</strong>an Launcher Development Organisation; ESA:<br />

<strong>Europe</strong>an <strong>Space</strong> Agency.<br />

4<br />

Réunion du Conseil de l’ESA, tenue au niveau m<strong>in</strong>istériel à Munich les 18, 19 et 20 novembre 1991. Deux<br />

résolutions ont été adoptées : l’une sur le Plan à long-terme (1992-2005) et les Programmes et l’autre sur les<br />

Programmes d’observation de la Terre et de son environnement.<br />

5<br />

Jean-Marie Luton, DG de l’ESA de 1990 à 1997 puis Président d’Arianespace.<br />

2


NT : Considérez-vous avoir conservé de l’<strong>in</strong>fluence encore longtemps après votre départ de<br />

l’Agence ?<br />

GvR : Non. Je ne l’observe pas. J’ai encore assisté à certa<strong>in</strong>es réunions – entre autres une à<br />

Hawaï qui était très agréable – mais je n’ai pas l’impression vraiment que j’<strong>in</strong>tervenais d’une<br />

façon ou d’une autre encore dans les activités de l’ESA. Non, pas du tout.<br />

NT : Cela dit, Daw<strong>in</strong>ka Laureys qui avait eu des difficultés à se faire ouvrir les portes [pour ses<br />

recherches historiques], m’a dit qu’à partir du moment où elle vous avait vu, elle a pu <strong>in</strong>terviewer des<br />

m<strong>in</strong>istres, etc. Votre nom est resté un sésame encore aujourd’hui.<br />

GvR : Je suppose… vous savez moi je vis ici en ermite en Toscane ; je ne sais pas, il est<br />

possible que de temps en temps je serve encore comme référence ou quelque chose comme<br />

cela, mais je n’en suis pas conscient.<br />

RENE OOSTERLINCK : Ce qui, je pense, est important c’est que quand vous avez quitté<br />

l’Agence vous n’avez pas voulu être consultant ; vous avez vraiment quitté…<br />

GvR : Oui, oui.<br />

RO : … contrairement à beaucoup d’autres, vous avez tourné une page mais cela ne veut pas<br />

dire que vous n’ayez pas laissé une <strong>in</strong>fluence. Parce que je dois dire que vous avez laissé une<br />

adm<strong>in</strong>istration bien en place…<br />

GvR : Qui marchait…<br />

RO : Qui marchait et au mo<strong>in</strong>s les 10 années qui ont suivi votre départ, vous étiez toujours la<br />

référence et les méthodes de travail que vous aviez <strong>in</strong>troduites ont marché.<br />

GvR : C’est vrai ce que vous dites, mais c’était beaucoup mo<strong>in</strong>s dû à moi et à l’<strong>in</strong>fluence que<br />

je pouvais avoir qu’à l’absence totale d’<strong>in</strong>fluence de mon successeur 6 qui était un gentil<br />

personnage mais qui avait des méthodes de gestion différentes des miennes. Les gens sont<br />

venus parfois me dire : « Ah, dans votre temps cela allait quand même beaucoup mieux. »<br />

[…] et je parle de la première période car dans [votre questionnaire] on parle également de la<br />

réorganisation de l’Adm<strong>in</strong>istration – là j’aurais mon mot à dire…<br />

[Hors microphone George van Reeth nous dit que le ‘démantèlement’ de la Direction de<br />

l’Adm<strong>in</strong>istration devenue ‘Direction des Ressources’, amputée du Service juridique, des Services<br />

généraux, des Systèmes de gestion de l’<strong>in</strong>formation, notamment, est une erreur ; une Direction de<br />

l’Adm<strong>in</strong>istration forte doit être la colonne vertébrale de l’Organisation et permet de contenir les<br />

velléités d’<strong>in</strong>dépendance des directions de programmes, souvent qualifiées de ‘baronnies’.]<br />

NT : Si vous le permettez, on va reprendre la chronologie. Il ressort de votre entretien précédent que<br />

vous avez ‘par hasard’ fait acte de candidature à l’ESRO, à quarante ans environ, après mo<strong>in</strong>s d’une<br />

diza<strong>in</strong>e d’années au barreau d’Anvers, mais que vous aviez néanmo<strong>in</strong>s toujours manifesté un <strong>in</strong>térêt<br />

pour les activités aéronautiques – comme en témoignent vos activités au se<strong>in</strong> du Starfighter<br />

Management Office de l’OTAN (NASMO), de 1962 à 1964. Votre milieu d’orig<strong>in</strong>e vous prédisposaitil<br />

à cette vocation spatiale et aéronautique ?<br />

GvR : A priori j’ai toujours été beaucoup <strong>in</strong>téressé par l’aviation avant tout – car le spatial on<br />

n’en parlait même pas ! Je connaissais et reconnaissais dans l’air tous les avions aussi bien<br />

allemands qu’américa<strong>in</strong>s, qu’anglais ; cela m’<strong>in</strong>téressait beaucoup ; en fait, je voulais être<br />

aviateur c’est pour cela que j’avais commencé des études d’<strong>in</strong>génieur immédiatement après la<br />

guerre. J’ai très vite vu qu’en Belgique les ouvertures à venir pour l’aviation n’étaient pas<br />

énormes ; il y a avait une ou deux firmes qui faisaient de petites parties d’avions pour vendre<br />

6 Adalbert W. Plattenteich, Directeur de l’Adm<strong>in</strong>istration de décembre 1991 à mai 1997, décédé le 28 mars 2006.<br />

3


aux Français, aux Anglais, etc., mais enf<strong>in</strong>, rien. Mon autre <strong>in</strong>térêt était la politique – pas au<br />

niveau belge car cela ne m’a jamais <strong>in</strong>téressé et encore la plupart du temps je ne savais même<br />

pas qui était le Premier m<strong>in</strong>istre en Belgique – ce n’était pas toujours très clair ! J’ai donc<br />

décidé que j’allais faire des Sciences Politiques. Monseigneur Van Wayenberg, ami de mon<br />

père et recteur de l’Université de Louva<strong>in</strong>, m’a dit : « Si vous faites cela, faites aussi le<br />

Droit. » […] J’avais juré que je ne serais jamais avocat !<br />

NT : Pour quelle raison ?<br />

GvR : Je trouvais cela idiot ; c’est un métier qui ne m’<strong>in</strong>téressait pas du tout.<br />

NT : Votre père n’était pas avocat ?<br />

GvR : Non. Mon père était commissaire de police. […] j’ai donc fait [un Doctorat en] Droit<br />

avec une particularité : Droit maritime, ce qui m’<strong>in</strong>téressait le plus, et en quatre ans. J’ai<br />

également suivi les cours de Sciences politiques, notamment à Paris. […]<br />

NT : Vous avez rencontré alors des gens qui vous ont servi par la suite ?<br />

GvR : Non. Je n’ai pas présenté l’examen ; je m’y rendais occasionnellement, quand un cours<br />

m’<strong>in</strong>téressait. Une fois Docteur en Droit, on me dit : « Si vous n’avez rien, vous pourriez<br />

quand même faire le stage d’avocat au barreau ! » Je l’ai fait chez un grand spécialiste,<br />

comme il y a en quatre ou c<strong>in</strong>q grands à Anvers, de Droit maritime. Je passais donc mon<br />

temps à aller écouter le témoignage des capita<strong>in</strong>es de bateaux qui avait fait une bêtise quelque<br />

part ; c’était vraiment sans <strong>in</strong>térêt. En plus, sans aller dans trop de détails, parmi les avocats<br />

quelques-uns connaissaient leur métier mais les juges n’y connaissaient rien de rien. […] Et<br />

puis, c’est un monde dans lequel il est très difficile d’entrer ; c’est très fermé, presque<br />

familial. Bon, c’était ma carrière d’avocat…<br />

NT : Comment avez-vous sauté le pas ?<br />

GvR : Je m’<strong>in</strong>téressais beaucoup à l’<strong>Europe</strong>, et à la politique européenne. J’étais grand<br />

admirateur – pas tellement de [Paul-Henri] Spaak ; plutôt de [Alcide] de Gasperi, [Robert]<br />

Schuman, [Jean] Monnet.<br />

NT : Pourquoi ?<br />

GvR : Ecoutez, on sortait de la Guerre, il ne faut pas l’oublier ! Je n’en ai pas particulièrement<br />

souffert, au contraire ; j’étais un réfractaire, j’ai même une médaille ; cela m’amusait plus<br />

qu’autre chose, soyons sérieux ! D’un côté, j’étais fasc<strong>in</strong>é par la politique <strong>in</strong>dustrielle<br />

[lapsus], pardon, européenne et de l’autre côté beaucoup <strong>in</strong>téressé par les avions, toujours.<br />

J’avais déjà vu plusieurs fois quelqu’un que René [Oosterl<strong>in</strong>ck] connaît bien, qui était au<br />

m<strong>in</strong>istère [des Affaires étrangères] chargé du recrutement des Belges qui voulaient faire une<br />

carrière, ou qui voulaient travailler dans une organisation <strong>in</strong>ternationale – c’était de Reuse 7 –<br />

en lui disant que cela m’<strong>in</strong>téressait si jamais il avait quelque chose. Puis un jour, je n’étais pas<br />

là mais ma sœur, qui était comme moi avocate et avec laquelle je partageais un bureau, reçoit<br />

un coup de téléphone de M. de Reuse : « Est-ce que [George] serait prêt à aller en Allemagne<br />

travailler à l’OTAN ? C’est très urgent, je dois avoir la réponse tout de suite » – « Il n’est pas<br />

ici et ne reviendra pas avant dema<strong>in</strong> » – « Que dois-je répondre ? » – « Ecoutez, dites qu’il<br />

accepte. »<br />

NT : Elle vous connaissait bien alors…<br />

GvR : Evidemment que j’étais d’accord ! Je me présente à Coblence où il y avait le NASMO.<br />

Il y avait là un colonel belge qui était très impressionné par le fait que je parlais quatre ou<br />

c<strong>in</strong>q langues, etc. « Vous pouvez commencer ma<strong>in</strong>tenant ? » – « Donnez-moi 15 jours ». Et<br />

7 Joseph de Reuse qui de 1976 à 1980 était Chef de la Propriété <strong>in</strong>tellectuelle à l’ESA.<br />

4


là, j’arrive dans ce bureau où il y avait des gens très sympas mais… <strong>in</strong>capables d’exécuter le<br />

travail qu’ils étaient supposés faire : préparer les contrats avec les différentes firmes, prendre<br />

des licences pour construire le Starfighter [Lockheed F-104] en <strong>Europe</strong> – parce que c’était le<br />

but de l’affaire. Rien n’avait été fait. Moi, dans ma naïveté, on me donnait un système, le<br />

radar de l’avion dont je devais m’occuper. J’avais la chance d’avoir avec moi un<br />

<strong>in</strong>génieur/technicien hollandais très, très bon, disons-le, et en un an et demi on avait placé un<br />

contrat ; c’est le seul contrat qui avait été signé au sujet du Starfighter.<br />

A ce moment-là, l’OTAN donnait [au staff] des contrats de six mois, maximum un an, et le<br />

renouvellement <strong>in</strong>tervenait deux jours avant l’échéance. Si on avait fait cela avec les gens de<br />

l’ESA, cela aurait bardé ! A l’OTAN, c’était comme ça, surtout dans ces bureaux provisoires ;<br />

donc on était en attente d’une prolongation de contrat et pour moi d’un autre projet car celuilà<br />

était fait. 8<br />

Pendant cette période, j’ai été envoyé à Paris à la direction centrale de l’OTAN, là où se<br />

trouve ma<strong>in</strong>tenant l’université Dauph<strong>in</strong>e ; j’avais un hôtel tout près de la rue de La Pérouse, et<br />

je vois ESRO et ELDO sur la porte d’entrée. L’ESRO je ne savais pas ce que c’était ; l’ELDO<br />

j’en avais entendu parler : ils faisaient des fusées et des trucs comme cela. Tiens, me dis-je, je<br />

vais quand même à l’ELDO pour voir s’ils ont des opportunités, etc. Je monte facilement,<br />

personne ne m’arrête, je demande le Chef du Personnel, [Gwyn] Nichols ; j’explique qui je<br />

suis et ce que je fais. « C’est très <strong>in</strong>téressant, mais nous on n’a beso<strong>in</strong> de personne ; par<br />

contre, allez à l’ESRO ; c’est la même chose mais au lieu que ce soit pour les fusées, c’est<br />

pour les satellites. » A ce moment-là, les Russes avaient déjà lancé Spoutnik et donc on savait<br />

plus ou mo<strong>in</strong>s ce qu’était un satellite. Je descends, je passe le corridor, je remonte de l’autre<br />

coté et demande le Chef du Personnel. Francesco d’Attilia me dit : « Vous devriez rencontrer<br />

notre spécialiste, le docteur Vozzi. » Je n’étais pas préparé. Le Chef des Contrats avait un<br />

problème : rien n’était prêt en termes de contrats pour ESRO 2 et les <strong>in</strong>dustriels<br />

commençaient à être <strong>in</strong>quiets ; je ne le savais pas. « Je vais vous <strong>in</strong>terroger un petit peu. Si<br />

vous étiez chargé d’un contrat avec ‘cost plus’ qu’est-ce que vous feriez ? » Je n’en avais<br />

jamais fait de ma vie, puisqu’à l’OTAN on travaille en ‘fixed price’ ; alors je brode, je parle<br />

de ce que je sais et de ce que je ne sais pas ; il prenait des notes. Après un certa<strong>in</strong> temps je ne<br />

savais plus quoi dire ; j’arrête. Il lève la tête avec un grand sourire : « C’est cela que je vais<br />

faire, vous avez tout à fait raison ; merci beaucoup. » Je me dis : « Sono pazzi ! Ils sont<br />

fous ! » Je repars à Coblence, j’oublie cette histoire…<br />

Je reçois bientôt un coup de téléphone d’un copa<strong>in</strong> de l’université, Jacques Tass<strong>in</strong> ; je ne<br />

savais pas ce qu’il était devenu. Il me dit : « Vous avez été dans notre Organisation à Paris ;<br />

on est <strong>in</strong>téressé par votre candidature ; vous devriez venir à Delft. » Quel rapport avec<br />

l’ESRO Paris, je n’ai pas compris. Je lui réponds n’être plus <strong>in</strong>téressé, la prolongation de mon<br />

contrat entretemps était <strong>in</strong>tervenue. « Il faut absolument venir à Delft. » J’y vais en voiture et<br />

là, six ou sept personnes m’<strong>in</strong>terviewent. C’était très facile car pas un seul ne savait de quoi il<br />

parlait. Tass<strong>in</strong>, Blassel, qui était le chef, Crowley, etc. C’était facile : à chaque fois que je ne<br />

connaissais pas la réponse, je disais : « I am afraid, it’s a military secret, I can’t tell you. » –<br />

« Oh, yes, you must not! » Jacques me téléphone. Je lui dis que ce ne sont pas des gens<br />

sérieux, que je n’ai pas envie. « Vous ne pouvez pas faire cela ; vous êtes le seul bon<br />

candidat ! Venez déjeuner avec notre directeur d’établissement. » Entre temps, j’avais<br />

compris que c’était la même organisation à Paris et à Delft qui était une très belle ville, avec<br />

d’excellents restaurants. Dr. L<strong>in</strong>es 9 m’<strong>in</strong>vite à déjeuner. On ne fait pas d’<strong>in</strong>terview – c’était<br />

8 Hors microphone Yvonne van Reeth, née Chapela<strong>in</strong>, se remémore les années pendant lesquelles elle travaillait<br />

à l’OTAN à Paris ; elle en garde un excellent souvenir et évoque de bonnes conditions salariales. Elle rejo<strong>in</strong>dra<br />

ensuite les organisations spatiales européennes, de 1967 à 1993.<br />

9 Alfred L<strong>in</strong>es dit ‘Freddy’, Directeur technique de l’ESRO de 1962 à 1968.<br />

5


typiquement L<strong>in</strong>es. Je lui avais raconté que mon contrat fait chez NASMO avait beso<strong>in</strong> de 40<br />

signatures dans les services allemands et que cela m’emmerdait. Il dit : « Vous devriez venir<br />

chez nous. Ici vous êtes le maître. Vous préparez les contrats, je les signe sans même les lire<br />

mais c’est votre tête s’il y a quelque chose qui ne marche pas. » Cela m’attirait, c’était une<br />

approche que j’aime bien. Donc je suis retourné à Coblence, j’ai écrit une lettre au Directeur :<br />

« Merci beaucoup pour votre proposition mais je ne peux l’accepter vu le temps pris pour<br />

vous décider, j’ai trouvé une autre position. » Cela a créé une bagarre entre l’ESRO, entre<br />

[Francesco] d’Attilia et [Calixte] Stefan<strong>in</strong>i d’un côté et le commandant de Vries, de l’autre,<br />

grand manitou à l’OTAN. J’ai lu la correspondance, c’était des <strong>in</strong>sultes : « Comment des<br />

Organisations <strong>in</strong>ternationales peuvent voler le personnel des autres organisations, ce n’est pas<br />

juste, etc. » J’étais très <strong>in</strong>quiet : je craignais que l’une me dise : « On aimerait bien vous avoir<br />

mais on ne peut pas » et que l’autre ne me pardonne pas d’avoir voulu la quitter !<br />

NT : Une question ici, si vous permettez : c’était difficile à ce moment-là pour les organisations<br />

<strong>in</strong>ternationales 1) de recruter, 2) de recruter du bon personnel ?<br />

GvR : Oui, parce que différents pays envoyaient les gens dont ils voulaient se débarrasser. En<br />

ce sens-là c’était difficile. De temps en temps ils tombaient sur quelqu’un de bien parce qu’il<br />

y avait des gens bien. Je ne veux pas raconter toute l’histoire mais quand j’étais à l’OTAN, il<br />

y avait un autre belge, soûl tout le temps, qui arrivait à 11 heures au bureau pour s’endormir...<br />

Un scandale ! Mais il était alors protégé par le m<strong>in</strong>istre de la Défense belge.<br />

NT : Les conditions <strong>of</strong>fertes par l’ESRO était plus <strong>in</strong>téressantes ?<br />

GvR : Les mêmes. J’étais A4 dans les deux cas.<br />

NT : L’ESRO, c’était combien de personnes à ce moment-là ?<br />

GvR : Je n’ai jamais su si j’avais le numéro 36 ou 73 ; il n’y avait pas cent personnes.<br />

NT : Et à Delft ?<br />

GvR : Delft <strong>in</strong>clus.<br />

NT : C’était une petite structure, tout le monde se connaissait ?<br />

GvR : A ce moment-là tout le monde se connaissait à peu près.<br />

NT : Monsieur Gibson dans l’<strong>in</strong>terview qu’il a donnée récemment à un historien avait l’air de dire que<br />

Freddy L<strong>in</strong>es avait un caractère difficile…<br />

GvR : Moi je n’ai pas trouvé. J’ai eu de très bonnes relations avec Freddy L<strong>in</strong>es. C’est vrai<br />

qu’il ne plaisait pas à tout le monde. C’est également vrai que curieusement, dans cette<br />

période-là, c’étaient les Anglais – surtout les gens de Farnborough, dont venaient L<strong>in</strong>es,<br />

Crowley, [Sidney] Shapcott – qui essayaient de se rendre maîtres de cette organisation<br />

<strong>in</strong>ternationale qui allait faire des satellites. J’ai assisté avec Jacques Tass<strong>in</strong> à un cocktail un<br />

soir avec L<strong>in</strong>es et Crowley qui tous les deux étaient soûls comme on ne peut pas l’être et donc<br />

disaient la vérité ; cela nous a choqué de voir qu’il y a avait vraiment une politique anglaise<br />

de mettre la ma<strong>in</strong> là-dessus – comme les Français ont fait dix ans après ; c’était la même<br />

méthode.<br />

RO : Et puis vous avez pris vos fonctions de Chef des Contrats à l’ESTEC [le 1 er juillet<br />

1964]…<br />

GvR : Chef des Contrats, oui, à l’ESTEC à Delft. Je compris tout de suite pourquoi je pouvais<br />

faire comme je voulais : j’étais seul ; je n’avais même pas de secrétaire. Je me débrouillais.<br />

Les Conditions générales des Contrats (la fixation des prix, ce qui était admissible ou ne<br />

l’était pas, etc.), je les ai tapées moi-même, à l’hôtel, avant de les défendre devant les autres…<br />

6


NT : Vous vous êtes <strong>in</strong>spiré de modèles à l’époque, ou avez-vous tout <strong>in</strong>venté ?<br />

Si. Pour, entre autres, gérer les ‘allowable costs’ et ‘non-allowable costs’ dans un projet je me<br />

suis <strong>in</strong>spiré de ce qui s’appelait : Armed Forces Procurement Regulations, que quelqu’un<br />

m’avait données, je ne sais plus qui. Elles m’étaient très utiles ; on pouvait adapter cela à<br />

l’<strong>Europe</strong> ; ce n’était pas du tout pareil mais enf<strong>in</strong> les mêmes notions revenaient.<br />

NT : On parlait déjà de politique <strong>in</strong>dustrielle ?<br />

GvR : La politique <strong>in</strong>dustrielle n’existait pas. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a eu un drame,<br />

quelques années après, à l’ESRO. La politique <strong>in</strong>dustrielle on a commencé à en parler quand<br />

Pr<strong>of</strong>. Bondi est arrivé. 10 Avant cela, Auger 11 était suprêmement dés<strong>in</strong>téressé par la politique<br />

<strong>in</strong>dustrielle ; c’était un Scientifique ; et c’étaient les aspects scientifiques qui l’<strong>in</strong>téressaient<br />

beaucoup plus.<br />

NT : Il y a eu une pression extérieure ou <strong>in</strong>térieure qui a fait qu’on a commencé à parler de politique<br />

<strong>in</strong>dustrielle ?<br />

GvR : Absolument. Ce sont les contrats pour TD-1 et TD-2 – au début on devait faire 2<br />

satellites. Les Italiens n’avaient rien, rien, rien là-dedans [en terme de retour <strong>in</strong>dustriel]. Ils<br />

ont commencé à rouspéter et c’est Bondi qui le premier a parlé d’un retour garanti pour<br />

chaque pays membre ; à ce moment-là tout le monde participait à tous les programmes ; il n’y<br />

avait pas de programme optionnel. A cette occasion-là, on a commencé avec 70 % de retour<br />

puis à la f<strong>in</strong> on est arrivé à la folie de 99 %, pratiquement.<br />

NT : Comment avez-vous réussi ? L’<strong>in</strong>dustrie spatiale était <strong>in</strong>existante dans certa<strong>in</strong>s Etats membres.<br />

GvR : On faisait des visites ; on les encourageait ; on les aidait. Enf<strong>in</strong>, je vais vous dire deux<br />

choses – une sorte de blague – quand on a fait HEOS, Jean Vandenkerckhove et moi sommes<br />

allés visiter Junkers qui avait gagné la compétition, grâce à l’aide d’un consultant américa<strong>in</strong> –<br />

ce qu’on ne savait pas à ce moment-là. L’autre, Hawker Siddeley Dynamics, avait aussi son<br />

conseiller américa<strong>in</strong>. J’ai vu des dess<strong>in</strong>s faits au Etats-Unis sous le nom de HSD, ou de<br />

Junkers, je ne sais plus. En tout état de cause, on y est allé, Jean et moi et quand on est sorti, il<br />

m’a dit: « We would not let them build a baby cage. » Mais, bravo ! Effectivement, ils étaient<br />

naïfs, ils n’y connaissaient rien mais en mo<strong>in</strong>s de six mois, ils avaient recruté les gens qui s’y<br />

connaissaient et avaient des América<strong>in</strong>s sur place pour les aider.<br />

NT : Comment s’est organisé le dialogue avec l’<strong>in</strong>dustrie ?<br />

GvR : On commençait par un appel d’<strong>of</strong>fres puis on allait visiter les firmes qui avaient fait<br />

une <strong>of</strong>fre <strong>in</strong>téressante. On a fait a<strong>in</strong>si connaissance avec l’<strong>in</strong>dustrie ; c’était f<strong>in</strong>alement une<br />

petite <strong>in</strong>dustrie. Après un an on connaissait tout le monde qui travaillait là-dedans.<br />

NT : Pour les pays où l’<strong>in</strong>dustrie était trop embryonnaire, vous vous êtes organisés avec les pouvoirs<br />

publics, les gouvernements ?<br />

GvR : Très peu. Les gouvernements jouaient un rôle dans l’AFC et le Conseil mais en<br />

pratique, le travail qui se faisait, les contacts, les critiques et les ‘Progress Reports’ venaient<br />

du staff technique de l’ESRO… C’est une bonne question que vous posez car c’était la<br />

différence entre l’ELDO et l’ESRO. A l’ESRO, l’Exécutif qu’on appelait ‘le Secrétariat’ –<br />

qui n’était pas un secrétariat ; c’était un vrai Exécutif – avait des gens suffisamment<br />

compétents pour discuter avec les <strong>in</strong>dustriels et, si vous voulez, gérer le programme sans<br />

<strong>in</strong>tervention des gouvernements au niveau technique ; au niveau politique, les gouvernements<br />

étaient évidemment au Conseil et à l’AFC qui étaient les seuls qui existaient, avec un Comité<br />

10 Sir Hermann Bondi, Directeur général de l’ESRO de novembre 1967 à avril 1971.<br />

11 Pierre Auger, Directeur général de l’ESRO de mars 1964 à octobre 1967.<br />

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scientifique mais qui s’occupait des expériences et pas de politique. La différence avec<br />

l’ELDO est que tragiquement l’ELDO n’a jamais pu gérer ses programmes.<br />

NT : En tant que Chef des Contrats à l’ESTEC, vous aviez un pouvoir important ?<br />

GvR : Grâce à L<strong>in</strong>es, à ce moment-là Directeur technique et Directeur de l’ESTEC, oui. Parce<br />

que quand même je tenais – pas seulement pour cette période-là mais aussi plus tard – un rôle<br />

d’orthodoxie. Je disais : « C’est cela que l’on a décidé et il ne faut pas aller faire autre chose<br />

ma<strong>in</strong>tenant, parce que cela vous amuse ; ça c’est la ligne sur laquelle on est. » Les gens<br />

n’avaient pas peur mais enf<strong>in</strong> ils avaient alors un certa<strong>in</strong> respect pour l’op<strong>in</strong>ion de<br />

l’Adm<strong>in</strong>istration. En outre, on tenait la bourse ! On pouvait toujours dire : « Cela n’était pas<br />

prévu dans vos budgets, etc. »<br />

RO : Et la transition de Delft à l’ESTEC ?<br />

GvR : A Noordwijk ? Là c’était une décision politique. L’établissement technique devait être<br />

dans le Benelux. Quand on s’est aperçu que le sous-sol à Delft ne pouvait avoir la stabilité<br />

nécessaire pour faire des expériences, etc., les Belges ont dit : « Mais alors Zaventem, où est<br />

l’aéroport ma<strong>in</strong>tenant, on peut le faire là, c’est aussi le Benelux. » Tous les Anglais étaient<br />

férocement contre : « Ces Belges, ce sont des Français, c’est clair, les Hollandais, par contre,<br />

ce sont des gens avec qui nous pouvons parler. » L<strong>in</strong>es, quand la décision a été prise d’aller à<br />

Noordwijk plutôt qu’à Delft et pas à Zaventem, m’a dit: “George, we always thought that the<br />

Dutch were the closest to us. It is not true. It is horrible! We are not used to this way <strong>of</strong><br />

liv<strong>in</strong>g.” It was true, Holland was very poor at that time. I had the pleasure to tell him: “You<br />

should have voted for Belgium!” – “I am beg<strong>in</strong>n<strong>in</strong>g to th<strong>in</strong>k that you were right!” The way it<br />

was voted <strong>in</strong> the Council was <strong>in</strong>terest<strong>in</strong>g because we were 11 Member States with Norway<br />

and Austria not yet [Members]. Ils avaient dit leur <strong>in</strong>tention de devenir membres mais rien<br />

n’était signé. Pour les encourager, ils participaient au Conseil et ils votaient. Il y eu c<strong>in</strong>q voix<br />

pour Noordwijk et 5 pour Zaventem : Belgique, Suisse, France, Espagne, Italie – soit le Sud<br />

de l’<strong>Europe</strong> – pour la Belgique. L’Autriche avait promis de voter pour les Belges. Et au<br />

moment du vote, l’Autriche a voté pour la Hollande. Paternotte de la Vaillée 12 a demandé au<br />

délégué autrichien : « Mais enf<strong>in</strong> on avait un accord ! » – « Oui mais le Président Hosie, un<br />

Anglais, a pendant l’<strong>in</strong>terruption de midi téléphoné en Autriche et dit que vraiment si on<br />

votait contre la Hollande cela ferait une très mauvaise impression étant donné que l’Autriche<br />

avait voté à l’ONU contre la Hollande sur la question de l’Indonésie, et la guerre, etc. et qu’il<br />

vaudrait mieux voter pour la Hollande plutôt que pour la Belgique ; et donc les <strong>in</strong>structions<br />

ont changé. » C’est a<strong>in</strong>si qu’on s’est retrouvé à Noordwijk, où le sol était f<strong>in</strong>alement aussi<br />

mouvant ! L<strong>in</strong>es avait fait couper toutes les connections avec les gens du Conseil au moment<br />

de la décision pour ne pas que les délégués apprennent la nouvelle. Mais cela n’a pas posé de<br />

problème, f<strong>in</strong>alement ; cela a très bien marché.<br />

NT : Vous vous rappelez de la construction de l’ESTEC ?<br />

GvR : Oh, oui. J’ai fait le contrat pour le premier bâtiment. Et puis, bon, on a déménagé….<br />

NT : Cela a pris combien de temps ?<br />

GvR : Je ne sais pas. Un an et demi, deux ans.<br />

NT : Vous étiez déjà en famille ?<br />

GvR : Oui, j’avais déjà 5 enfants.<br />

12 Baron Alexandre Paternotte de La Vaillée : Diplomate, il anime la Délégation belge aux Conseils de l’ESRO<br />

et de l’ELDO dans les années 60. En charge de la politique scientifique au se<strong>in</strong> du M<strong>in</strong>istère des Affaires<br />

étrangères, il exerce la Présidence du Conseil de l’ELDO en 1967, avant d’être nommé ambassadeur auprès de<br />

différents Etats.<br />

8


NT : La vie était comment à l’ESTEC, avec les familles ?<br />

GvR : Ma famille était restée en Belgique. J’étais seul. Au début c’était un peu difficile.<br />

Après un certa<strong>in</strong> temps, on a eu des maisons et des appartements corrects. Priorité était<br />

donnée aux fonctionnaires <strong>in</strong>ternationaux, ce qui ne nous rendait pas sympathiques auprès des<br />

Hollandais. Plus de 80 couples attendaient pour se marier d’avoir obtenu une maison – ne<br />

vous fiez pas aux chiffres, néanmo<strong>in</strong>s.<br />

NT : M. Bondi dit dans son autobiographie que lui aussi avait laissé sa famille en Angleterre. Il était<br />

assez courant que les fonctionnaires <strong>in</strong>ternationaux ne se déplacent pas en famille ?<br />

GvR : Je ne sais pas. Pour moi, la question était que ma femme n’était pas enthousiaste de la<br />

Hollande, des Hollandais. Non, je crois qu’il y avait pas mal de familles qui emménageaient,<br />

quand il y avait une maison disponible, ce qui n’était pas toujours le cas.<br />

NT : Il y avait beaucoup de jeunes, à l’ESTEC ? C’était plutôt jeune l’ESRO ?<br />

GvR : Il y avait quelques spécialistes de Peenemünde parmi les Allemands, quelques Anglais<br />

qui avaient fait la guerre, mais la plupart étaient des <strong>in</strong>génieurs comme René Colette, [Eric]<br />

Slachmuylders, ce niveau-là, c’est-à-dire qu’ils sortaient de l’université et en général avaient<br />

fait un an ou deux à MIT ou Caltech, en Amérique. 13 Ceux-là, ils étaient très demandés.<br />

NT : Il y avait des tensions entre les nationalités à ce moment-là ? La Guerre n’était pas très lo<strong>in</strong>…<br />

GvR : Non, pas du tout. L’<strong>in</strong>tégration s’est faite au déjeuner. Au lieu de se mettre par<br />

nationalité autour d’une table, c’était projet par projet. Et ils parlaient de leurs projets. Tous –<br />

enf<strong>in</strong> ceux dont moi je me rappelle – étaient des enthousiastes.<br />

[Duke, le chien, qui est mouillé par la pluie, vient se frotter contre son maître qui dit<br />

l’importance d’avoir un chien et s’amuse qu’il soit sur la bande.]<br />

NT : Vous avez gagné progressivement en visibilité entre 1964 et 1972. Comment expliquez-vous que<br />

l’on vous ait proposé le poste de Directeur adm<strong>in</strong>istratif de l’ELDO ?<br />

GvR : A ce moment-là j’étais déjà A6.<br />

NT : Toujours Chef des Contrats ?<br />

GvR : Oui, oui. J’avais bien développé mon bureau. J’avais des gens bien. Les un ou deux<br />

mo<strong>in</strong>s bien j’avais réussi à m’en débarrasser. Les gens de la technique, comme j’avais quand<br />

même une petite notion de ce qu’eux faisaient (les 2 ans d’école d’<strong>in</strong>génieurs que j’avais faits<br />

n’ont pas aidé beaucoup. C’est plutôt après…), ils respectaient mon op<strong>in</strong>ion car ils savaient<br />

que c’était de la rigueur ; c’était juste. A l’ESTEC, j’avais de bonnes relations avec tout le<br />

monde. Bonnes dans les sens qu’ils me respectaient mais c’était assez relax, on parlait<br />

ensemble, enf<strong>in</strong>, bien.<br />

Bon, le poste à l’ELDO. A l’ESTEC, on n’avait AUCUN respect, pas le MOINDRE pour<br />

l’ELDO. On disait : « Ils ne savent rien faire, ils ratent chaque chose », tandis que nous on<br />

réussissait. On avait quand même lancé déjà trois ou quatre satellites qui marchaient bien…<br />

Leur méthode de gestion de programme… ils n’arriveraient jamais à rien. L’ELDO, c’était<br />

nul pour nous. A ce moment-là, [Roy] Gibson prenait le poste de Directeur de<br />

l’Adm<strong>in</strong>istration à Paris et donc celui de chef de l’Adm<strong>in</strong>istration à l’ESTEC était ouvert.<br />

J’étais candidat, et était également candidat un délégué allemand Schramm. Les Allemands<br />

voulaient absolument leur candidat et la majorité – et même la totalité – des délégués voulait<br />

que moi je prenne le poste de Gibson. Mais le Directeur général, qui était Hocker 14 à ce<br />

13 MIT: Massachusetts <strong>Institute</strong> <strong>of</strong> Technology; Caltech: California <strong>Institute</strong> <strong>of</strong> Technology.<br />

14 Alexander Hocker, Président du Groupe de travail légal, adm<strong>in</strong>istratif et f<strong>in</strong>ancier de la COPERS (1961-1964)<br />

Vice-président (1964) puis Président du Conseil de l’ESRO de 1965 à 1967. Directeur général d’avril 1971 à<br />

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moment-là, devait faire une proposition et il refusait systématiquement de me proposer. Il<br />

proposait à chaque fois Schramm et chaque fois il y a avait un vote de toutes les délégations<br />

qui refusaient Schramm et voulaient van Reeth.<br />

NT : Vous impliquez donc que DG n’était pas impartial… ?<br />

GvR : Il n’était pas impartial DU TOUT. Ecoutez, personne ne l’était. Il faut venir d’un petit<br />

pays comme la Belgique, et encore, on n’est pas impartial non plus mais cela ne se voit pas,<br />

ne se sent pas parce que l’on était trop petit. Bon, il y a avait un blocus, les délégations qui<br />

disaient : « On veut van Reeth, comme Directeur de l’Adm<strong>in</strong>istration à l’ESTEC » et les<br />

Allemands qui voulaient Schramm. Arrive séparément la crise de l’ELDO qui ratait encore<br />

une fois une fusée et tout le monde disait : « C’est assez, il faut refaire cette Organisation et<br />

donc le seul homme qui peut le faire c’est le général Aub<strong>in</strong>ière 15 qui, après quelque<br />

hésitation, accepta le poste de Secrétaire général et prenait pour Directeur technique<br />

H<strong>of</strong>fmann 16 ; et puis, il fallait un directeur adm<strong>in</strong>istratif ; deux Français sur trois c’était trop<br />

mais deux Allemands sur trois aussi ! Eureka, il y a toujours les Belges, toujours très pro-<br />

ELDO et pour de mauvaises raisons d’ailleurs. Donc il fallait un Belge et on a présenté<br />

quelques personnes à Aub<strong>in</strong>ière – je ne sais pas qui, ou plutôt je le sais mais cela n’a pas<br />

d’importance ici –… Aub<strong>in</strong>ière n’était pas d’accord en général car il les connaissait.<br />

NT : Des gens en <strong>in</strong>terne de l’ELDO, de l’ESRO ?<br />

GvR : De l’<strong>in</strong>térieur, de l’ELDO, de l’ESRO, d’un peu partout. Aub<strong>in</strong>ière avait assisté à une<br />

conférence sur la façon moderne de passer les contrats. Il avait été assez impressionné, surtout<br />

que ma présentation était suivie de celle de Wilhelm Brado : « Chez nous à l’ELDO on ne fait<br />

pas tout ça, c’est trop compliqué, etc. » Aub<strong>in</strong>ière avait compris que ce n’était pas là qu’était<br />

la grande <strong>in</strong>itiative. Il a parlé aux Belges, qui étaient d’accord. J’étais à l’aéroport de<br />

Schiphol. Je n’étais même pas candidat et j’allais au mariage de Roy Gibson qui était quand<br />

même mon grand ami… On appelle l’avion et en même temps on appelle M. van Reeth au<br />

téléphone ; c’était très urgent. C’était Jef van Eesbeek, le délégué belge : « Le gouvernement<br />

belge a décidé de présenter votre candidature comme Directeur adm<strong>in</strong>istratif de l’ELDO.<br />

Vous acceptez EVIDEMMENT. » J’étais furieux : « Ils ont vendu ma peau ! » Après un<br />

certa<strong>in</strong> temps, je me suis dit, Paris ce n’est pas désagréable, le travail n’est pas désagréable, au<br />

contraire ; je me suis calmé…<br />

NT : Et comment Gibson, au mariage duquel vous vous rendiez, a réagi ?<br />

GvR : Bien. « Bravo ! On est collègues ma<strong>in</strong>tenant, vous à l’ELDO et moi à l’ESRO. » Ce<br />

n’était pas tout à fait la même chose ! [Rires].<br />

NT : L’ELDO, c’était combien de personnes ?<br />

GvR : 600. Beaucoup trop. La première chose qu’Aub<strong>in</strong>ière a faite c’est une charrette de<br />

quelques centa<strong>in</strong>es de personnes qui pouvaient partir.<br />

NT : Il dit dans son entretien avec Lebeau qu’il y avait beaucoup de militaires à qui on <strong>of</strong>frait une<br />

s<strong>in</strong>écure à l’ELDO en f<strong>in</strong> de carrière.<br />

GvR : C’est vrai, c’est exact. Une grande partie.<br />

ju<strong>in</strong> 1974.<br />

15 Général Robert Aub<strong>in</strong>ière : Premier Directeur général du CNES de 1962 à 1971 tout en exerçant de 1968 à<br />

1970 la Présidence du Conseil de l’ELDO dont il sera la Secrétaire général de 1972 à 1973. Décédé en décembre<br />

2001.<br />

16 Hans H<strong>of</strong>fmann : Ingénieur allemand, il rejo<strong>in</strong>t en 1961 Weser-Flug-GmbH, qui se fondra dans ERNO. De<br />

1969 à 1971, Directeur des programmes futurs de l’ELDO puis Directeur technique. Après 1977, il retourne dans<br />

l’<strong>in</strong>dustrie (Manag<strong>in</strong>g Director, ERNO, Dornier, etc.).<br />

10


NT : Vous confirmez ? Cela donnait-il une ambiance particulière, différente de l’ESRO ?<br />

GvR : Non. Pour vous donner une idée de ce qu’était l’ELDO : j’ai été nommé mais le<br />

Directeur adm<strong>in</strong>istratif, un Allemand dont j’oublie le nom [Costa], a refusé de partir et a dit :<br />

« Mon contrat va jusque-là, je fais tout mon contrat. » Il a refusé de me voir et de me recevoir.<br />

Je voulais faire connaissance, lui serrer la ma<strong>in</strong>, etc. ; il n’a pas voulu. L’ELDO était spéciale<br />

comme mentalité, spéciale.<br />

NT : C’était où à ce moment-là ?<br />

GvR : Dans le même bâtiment à Neuilly que l’ESRO.<br />

NT : Vos responsabilités en tant que Directeur adm<strong>in</strong>istratif comprenaient la Gestion du Personnel, les<br />

F<strong>in</strong>ances…<br />

GvR : Oui des trucs comme cela ; il y avait [Gwyn] Nichols qui faisait cela [Gestion du<br />

Personnel] très bien. Les choses habituelles... Sauf les Contrats je ne m’en occupais pas car ils<br />

n’en faisaient pas, ou très peu, quelques petites broutilles. Ils étaient faits par les<br />

gouvernements nationaux. Franchement… Bon, on allait changer ça ; on n’a pas eu le temps,<br />

puisque l’ELDO, j’y suis arrivé et un an après c’était déjà f<strong>in</strong>i – il n’y avait plus d’ELDO.<br />

NT : Comment s’est faite la transition entre le moment où vous êtes arrivé et le moment où vous êtes<br />

devenu le liquidateur de l’ELDO ?<br />

GvR : Je suis arrivé le 1 er janvier 1972 et la liquidation a commencé après la Conférence<br />

m<strong>in</strong>istérielle du 31 juillet 1973 ; donc en un an et demi on a fait un travail qui semblait être ce<br />

pour quoi Aub<strong>in</strong>ière avait été nommé, c’est-à-dire ‘nettoyer’ l’Organisation.<br />

NT : Comment avez-vous fonctionné avec le général Aub<strong>in</strong>ière ?<br />

GvR : Très bien. Il n’y avait pas beaucoup de gens qui aimaient Aub<strong>in</strong>ière. Moi, j’aimais<br />

BEAUCOUP Aub<strong>in</strong>ière. Et lui, il m’aimait bien. Même après quand tout était f<strong>in</strong>i, on allait<br />

encore déjeuner ensemble, on se rencontrait, rarement, mais de temps en temps il donnait un<br />

coup de téléphone disant : « Venez déjeuner avec moi, on va parler un peu. » J’avais de très<br />

bonnes relations… d’ailleurs quand il est mort [le 5 décembre 2001] on venait de décider<br />

qu’il allait venir ici et que j’allais lui avoir une entrée aux Offices à Florence ; il était un grand<br />

connaisseur de tout ce qui était pe<strong>in</strong>ture, tableaux, œuvres d’art, etc.<br />

NT : A part le général Aub<strong>in</strong>ière et vous qui y avait-il à l’ELDO à cette époque-là ?<br />

GvR : [Hans] H<strong>of</strong>fmann et [Jean-Pierre] Causse – pour un certa<strong>in</strong> temps – [Michel] Bourély ;<br />

nombre de gens étaient encore là : Nichols, [Pierre] Levade ; les techniciens : [Max] Hauzeur,<br />

Orye 17 , Toussa<strong>in</strong>t… Les meilleurs sont allés à l’ESA parce qu’à partir de 1973 cela s’appelait<br />

ESA, sur la proposition du m<strong>in</strong>istre anglais Heselt<strong>in</strong>e 18 – c’était aussi un type bien. Il y avait<br />

beaucoup de types bien là-dedans, c’est dommage que… [Silence].<br />

NT : Vous pensez que cela aurait pu marcher, si vous aviez pu faire les réformes … ?<br />

GvR : Il aurait fallu qu’il y ait une fusée qui marche… On avait commencé à penser, à<br />

travailler sur Europa 3 : Sillard, d’Allest, Vignelles, tous ces gens-là qui venaient tous du<br />

CNES. 19 Et Orye. Il fallait travailler sur un nouveau modèle plus grand. EUROPA telle que<br />

17 Raymond Orye : chef du département Ariane à l'ESA (1973-1996).<br />

18 Michael R.D. Heselt<strong>in</strong>e : M<strong>in</strong>ister for Aerospace and Shipp<strong>in</strong>g de 1972 à 1974, puis Secretary <strong>of</strong> State for<br />

Industry & President <strong>of</strong> Trade de 1992 à 1995, Deputy Prime M<strong>in</strong>ister & First Secretary <strong>of</strong> State de 1995 à<br />

1997.<br />

19 Yves Sillard : Responsable de la construction du CSG (Centre Spatial Guyanais) qu’il dirige de 1969 à 1971<br />

puis du développement du lanceur Ariane. Directeur des Lanceurs de 1973 à 1976 puis Directeur général du<br />

CNES, sous la Présidence d’Hubert Curien, de 1976 à 1982.<br />

Frédéric d’Allest : Chef de projet Ariane au CNES de 1973 à 1976 puis Directeur des Lanceurs de 1976 à 1982,<br />

11


conçue pouvait à pe<strong>in</strong>e porter 200 kg de charge utile ! Déjà les satellites avaient dépassé de<br />

lo<strong>in</strong> cela. Même les premiers étaient quand même à 400 kg, 500 kg, et ma<strong>in</strong>tenant !<br />

NT : Pour vous l’échec de l’ELDO était à la fois technique et organisationnel ?<br />

GvR : C’était primordialement politique. Le manque d’expérience et de connaissances<br />

qu’avaient les gouvernements de comment faire un programme <strong>in</strong>ternational… Ils avaient fait<br />

l’OTAN mais l’OTAN c’était les militaires, c’est toujours autre chose, il ne faut pas y<br />

toucher, ils ont leur structure, etc. L’ELDO, son drame était qu’il n’y avait pas une structure<br />

ou une organisation ELDO en tant que telle, qui avait quelque chose à dire. C’est au niveau<br />

des différents participants qu’on prenait la décision ; c’était également un peu vrai que la<br />

plupart des parties d’EUROPA étaient déjà connues d’avance. Le Blue streak existait. Le<br />

deuxième étage, français, avait volé. Les Allemands n’avaient rien encore mais c’était<br />

normal ; ils étaient peu <strong>in</strong>téressés et n’avaient pas encore commencé à vraiment penser à une<br />

structure <strong>in</strong>ternationale spatiale. Pour eux, le spatial c’était quelques diza<strong>in</strong>es de types quelque<br />

part dans un co<strong>in</strong>, à Oberpfaffenh<strong>of</strong>en ou quelque chose comme cela, où ils pouvaient<br />

s’amuser un petit peu à faire soi-disant des fusées et des satellites…<br />

NT : Liquider une Organisation dans les années 70 cela consiste en quoi ?<br />

GvR : C’est moi qui l’ai fait. J’ai eu de la chance d’avoir beaucoup d’argent…<br />

NT : C’est rare ! En général c’est plutôt l’<strong>in</strong>verse.<br />

J’avais du cash, et beaucoup. J’ai décrit dans le papier sur la Belgique de Daw<strong>in</strong>ka comment<br />

s’est passé le conseil de l’ELDO où ils ont décidé de ne pas cont<strong>in</strong>uer, à la grande fureur des<br />

Belges qui n’avaient pas été prévenus et traités d’une façon scandaleuse. Je ne vais pas le<br />

répéter. Mais cela a eu comme effet, que personne n’osait dire : « Rendez-nous nos sous. »<br />

L’argent disponible était largement suffisant. Il a fallu se battre pour <strong>of</strong>frir de meilleures<br />

conditions pour le Personnel que celles prévues par les organisations coordonnées (OCDE,<br />

OTAN, Conseil de l’<strong>Europe</strong>, etc.). J’ai eu quelques batailles dures ; on a dû se battre très fort,<br />

même à l’<strong>in</strong>térieur de la Coord<strong>in</strong>ation qui craignait que ce soit un précédent. Et j’ai gagné !<br />

Des <strong>in</strong>demnités considérables ont été versées.<br />

NT : Vous avez <strong>in</strong>demnisé tout le monde, même ceux qui sont partis à l’ESA ?<br />

GvR : Non. C’était un choix, ils n’étaient pas sans travail.<br />

NT : Démissionnaires ?<br />

GvR : Transférés. Pas sans travail. Pas mis à la porte.<br />

NT : Quelle a été la capacité d’absorption de l’ESA, à ce moment-là ?<br />

GvR : Une soixanta<strong>in</strong>e [d’agents].<br />

NT : Sur des activités nouvelles ou existantes ?<br />

GvR : Par exemple, Kalteneker à l’ESRO s’est adjo<strong>in</strong>t Bourély qui était au service juridique<br />

de l’ELDO, mais avec un grade en mo<strong>in</strong>s. Les gens de l’ELDO étaient punis pour avoir été à<br />

l’ELDO ; en général les gens venaient mais avec un grade en mo<strong>in</strong>s.<br />

NT : Roy Gibson dit dans son entretien qu’il avait placé beaucoup de gens de l’ELDO autour de lui<br />

pour être sûr que la fusion prendrait bien.<br />

puis Directeur général de 1982 à 1989. Président Fondateur d'Arianespace jusqu'en 1990.<br />

Roger Vignelles : Chef de Projet Ariane à partir de 1976, Directeur des Lanceurs dès 1982, puis Directeur<br />

général adjo<strong>in</strong>t en charge d'Ariane et Hermès au CNES après 1989. Rejo<strong>in</strong>t la SEP (Société européenne de<br />

Propulsion) de 1991 à 1997 en tant que Directeur général adjo<strong>in</strong>t puis de PDG.<br />

12


GvR : Oui, cela peut être vrai. C’était presqu’automatique. Il était Directeur de<br />

l’Adm<strong>in</strong>istration. Les techniciens étaient partis ; ceux-là ils ont trouvé du travail dans<br />

l’<strong>in</strong>dustrie, les organismes nationaux. C’était plutôt les adm<strong>in</strong>istratifs qui restaient. Pour avoir<br />

une solution, on a dit : « On transfère tout le monde et on s’arrangera, on va les <strong>in</strong>tégrer. »<br />

Cela c’était Gibson, bravo. Il a bien fait.<br />

[Pause].<br />

NT : Nous reprenons l’entretien. Pouvez-vous nous parler des débuts de l’ESA, après avoir évoqué la<br />

liquidation de l’ELDO ? Vous avez participé à la négociation de la Convention ?<br />

GvR : Oh oui, beaucoup. A quand situe-t-on le début de l’ESA ? En 1973 ou en 1975 ? En<br />

1973, factuellement cela a commencé. En 1975, la nouvelle Convention était agréée par les<br />

Etats Membres.<br />

NT : Il y a eu un exercice de révision de la Convention de l’ESRO dès 1971. Cet exercice a-t-il servi<br />

de base à la rédaction de la Convention ESA ?<br />

GvR : Oui et non. Il y en a eu deux. L’une très <strong>in</strong>fluencée par les Français, qui allait dans le<br />

sens de plus de décentralisation, les programmes quasi-<strong>in</strong>dépendants, etc. Puis est arrivée<br />

l’élection en France de [Valéry] Giscard d’Esta<strong>in</strong>g. Du coup, la délégation française a<br />

certa<strong>in</strong>ement eu des <strong>in</strong>structions de changer tout, de faire une Convention où seul le Conseil<br />

était mentionné comme organe dirigeant, pas de ‘Programme Boards’ [Conseils Directeurs de<br />

Programmes] sauf l’AFC – qui n’était d’ailleurs pas un PB – mais comment dire, issu du<br />

Conseil.<br />

NT : Un Comité…<br />

GvR : Du coup les Scientifiques ont dit : « Pas sans nous, nous voulons un PB du programme<br />

scientifique où nous pouvons discuter de ce que l’on va faire et ne pas faire [le SPC]. » La<br />

tendance était autant de pouvoir possible pour le Conseil et pas question de programmes<br />

séparés, etc. Les Délégués français qui devaient défendre ce po<strong>in</strong>t de vue étaient plutôt<br />

embarrassés car ils avaient dit exactement le contraire un mois avant. Cela a passé et cela n’a<br />

pas passé. La Convention donnait la possibilité d’avoir des ‘Programme Boards’ et la<br />

possibilité d’avoir des budgets différents et surtout la possibilité pour les Etats membres de<br />

participer à un programme ou de ne pas y participer. En fait, ce n’était pas comme cela.<br />

Avant, les pays membres devaient dire : « Je participe à ce programme ». A partir de la<br />

nouvelle Convention, le pr<strong>in</strong>cipe était que tout le monde participait à tous les programmes<br />

sauf s’ils déclaraient dans une période assez courte, de 3 mois si je me souviens bien, qu’ils<br />

n’étaient pas <strong>in</strong>téressés. Ils devaient avoir une approche négative à un programme ou<br />

automatiquement ils étaient dedans. Voilà pour le côté Conseil – ou côté politique.<br />

Pour le Personnel, et particulièrement pour la Direction, il y a eu la grande bagarre<br />

d’Aub<strong>in</strong>ière ; tout le monde était pour Aub<strong>in</strong>ière comme Directeur général de la nouvelle<br />

organisation sauf les Français.<br />

NT : Apparemment c’est [Pierre] Messmer, alors Premier m<strong>in</strong>istre, qui n’était pas d’accord.<br />

GvR : C’est possible. Je ne le savais pas.<br />

NT : Il était en faveur de Chevallier. Il ne voulait pas d’Aub<strong>in</strong>ière. Et le m<strong>in</strong>istre de la Défense ne<br />

voulait pas se séparer de Chevallier. Et celui qui restait était… Blassel ?<br />

GvR : Blassel n’avait aucune chance contre Aub<strong>in</strong>ière. Et donc on a fait l’évidence même, on<br />

a pris Gibson.<br />

13


NT : Est-il vrai que les Anglais ont toujours renoncé à avoir un établissement mais ont négocié des<br />

postes à responsabilité à la place ?<br />

GvR : Non. Je ne dirais pas cela. Il est arrivé un moment où les Anglais n’étaient plus du tout<br />

<strong>in</strong>téressés par l’Espace en général et en particulier au se<strong>in</strong> d’une Organisation <strong>in</strong>ternationale.<br />

Gibson a été fait Directeur général pas contre les Anglais mais sans un enthousiasme<br />

extraord<strong>in</strong>aire des Anglais. « The devil you know before the devil you don’t know ». D’autres<br />

pays étaient plutôt pro-Gibson, particulièrement les Allemands.<br />

NT : Et votre nom<strong>in</strong>ation ?<br />

GvR : Cela s’est fait… Gibson Directeur général, le reste des directorats et moi j’étais pour<br />

a<strong>in</strong>si dire le choix automatique pour reprendre le poste de Gibson. Il n’y a jamais eu une<br />

grande discussion là-dessus. Il y avait eu avant ce que vous pouvez voir chez Daw<strong>in</strong>ka : la<br />

fameuse pagaille à l’<strong>in</strong>térieur de l’ESTEC et puis comment les Belges m’ont proposé à<br />

l’ELDO – mais après l’ELDO c’était à peu près automatique que je prendrais le poste de<br />

Directeur de l’Adm<strong>in</strong>istration de l’ESA.<br />

NT : Vous souvenez-vous qui étaient les premiers directeurs à l’ESA autour de Gibson et vousmême<br />

?<br />

GvR : Oh, il y avait Trella. 20 Cela c’est certa<strong>in</strong>.<br />

NT : Inspecteur général ?<br />

GvR : Oui. Enf<strong>in</strong>, il fallait lui trouver un poste, non ?! La science, c’était Trendelenburg. 21<br />

Les Télécommunications, c’était un Allemand, qui est mort [en 1991] : Luksch. 22 Directeur<br />

de l’ESTEC : Berghuis. 23 Del<strong>of</strong>fre était directeur pour <strong>Space</strong>lab 24<br />

.<br />

NT : Comment fonctionniez-vous avec les uns avec les autres? Tout se passait bien avec cette équipelà<br />

où bien la mise en place a-t-elle été difficile ?<br />

GvR : Moi, je n’ai pas eu de problèmes extraord<strong>in</strong>aires avec les autres directeurs. On avait de<br />

temps en temps des vues séparées. Ah, mais est-ce que [Pierre] Blassel était déjà là ?<br />

[Question adressée à sa femme Yvonne]. Non, pas Blassel, Lebeau. 25 Lebeau était là. Avec<br />

Lebeau j’ai eu disons quelques batailles homériques. Lebeau faisait n’importe quoi ! Non<br />

seulement il était Directeur général adjo<strong>in</strong>t, un titre qu’il voulait avoir et qu’il a eu mais qui ne<br />

voulait rien dire ; Gibson ne s’en occupait pas trop… Il était également [Directeur] des<br />

programmes futurs « et des programmes » : ça c’est lui qui l’avait ajouté et cela lui donnait,<br />

selon lui, une autorité sur ce qui se passait dans tous les programmes dans l’Agence.<br />

NT : D’accord. Autorité que vous avez l’air de lui contester...<br />

GvR : Oui. Parce que j’estimais que… je ne sais même plus ! On était assez copa<strong>in</strong>s quand on<br />

avait la paix. Je n’avais rien contre André, au contraire on se comprenait assez bien parce<br />

qu’on trouvait que les autres n’étaient pas au même niveau, mais quand il y avait une bagarre<br />

20 Massimo Trella a été Inspecteur technique de 1975 à 1978 puis Directeur technique de 1978 à 1985 et enf<strong>in</strong><br />

Inspecteur général de 1984 à 1998. Il est décédé en 2002.<br />

21 Ernst A. Trendelenburg, Directeur des Programmes scientifique et météorologique de 1975 à 1977 puis<br />

Directeur du Programme scientifique de 1978 à 1983. Décédé en 1989. Il sera remplacé par Roger-Maurice<br />

Bonnet de 1983 à 2001.<br />

22 Walter Luksch, Directeur du Programme de communications par satellites de 1975 à 1978 puis Directeur des<br />

Programmes d’applications de 1978 à 1981. Il sera remplacé par Edmund (Ted) Mallett (1981-1985) puis<br />

Giorgio Salvatori (1985-1989) et René Collette (1990-1998).<br />

23 Johan Berghuis, Directeur de l’ESTEC de 1975 à 1977.<br />

24 Bernard Del<strong>of</strong>fre, Directeur du Programme <strong>Space</strong>lab de 1975 à 1976, bientôt remplacé par Michel Bignier<br />

(1977-1980) ensuite Directeur des Systèmes de transport spatial jusqu’en 1986.<br />

25 André Lebeau, Directeur des programmes futurs et de la Planification (1975-1980).<br />

14


elle était forte. Mais pour le reste j’avais f<strong>in</strong>alement personnellement de bonnes relations avec<br />

tout le monde.<br />

NT : Et vous fonctionniez bien avec le Directeur général, Roy Gibson.<br />

GvR : Oui. Avec Gibson, toujours. Bon, moi j’ai vu Gibson rentrer à l’ESTEC des années<br />

avant [en 1967]. La première chose que l’on a faite est d’aller déjeuner ensemble ; on a<br />

beaucoup parlé. Roy et moi on avait une relation très facile. C’est rare que l’on ait eu une<br />

différence de vue nous amenant à des frictions. Souvent, je n’étais pas tout à fait d’accord<br />

mais je le lui disais ; et puis, il prenait mon avis – ou ne le prenait pas mais cela a toujours été<br />

bien avec Roy. On a toujours été de bons amis et certa<strong>in</strong>ement on a bien travaillé ensemble.<br />

NT : Et les débuts de l’Agence… j’imag<strong>in</strong>e qu’il y avait beaucoup de choses à mettre en place ? Le<br />

Siège, les établissements, les f<strong>in</strong>ances…<br />

GvR : Non, cela y était. Tout était là, déjà. L’ESTEC y était et marchait bien – du mo<strong>in</strong>s s’il<br />

ne marchait pas bien nous on le savait pas. C’était une autorité, une entité en soi-même.<br />

NT : L’ESOC ?<br />

GvR : L’ESOC était plus difficile parce que nous on n’estimait pas qu’il était bien géré. On<br />

avait des difficultés. Ste<strong>in</strong>er, n’était pas gentil et pas correct et son contrat n’a pas été<br />

prolongé. 26<br />

NT : L’ESRIN ? Il y a toujours eu des problèmes avec l’ESRIN ?<br />

GvR : Oui, mais des problèmes sympathiques, huma<strong>in</strong>s, ayant souvent à voir avec les<br />

Directeurs. Je me suis beaucoup occupé de l’ESRIN. J’ai parfois agi avec le Comité du<br />

Personnel CONTRE le Directeur car j’estimais que le Directeur – qui était un Anglais,<br />

Timothy Howell 27 … J’ai eu de la chance, comme Gibson a eu de la chance : j’ai pu éloigner<br />

le Directeur sans le mettre ouvertement à la porte car les Communautés à Bruxelles me<br />

demandaient un spécialiste en télécommunications. Je l’ai recommandé CHAUDEMENT.<br />

NT : On peut parler du Siège.<br />

GvR : J’en suis très fier. D’ailleurs, regardez, sur notre ord<strong>in</strong>ateur on a la photographie du<br />

Siège en fond d’écran.<br />

NT : C’était une us<strong>in</strong>e Thomson-Brandt…<br />

GvR : On devait quitter Neuilly ; le bail expirait en octobre. L’Organisation étant bien établie,<br />

on a voulu essayer d’avoir notre bâtiment, pour ne pas constamment louer des bureaux<br />

quelque part. C’est Gwyn Nichols qui a trouvé ce bâtiment, qui était abandonné et en très<br />

mauvais état. Nous avons pu l’acheter, à un prix abordable. Il y a eu une discussion avec les<br />

Français. Normalement, le pays hôte fait un effort f<strong>in</strong>ancier pour établir le Siège. Cela a<br />

marché. Ils ont payé 10 %, si je me rappelle bien, de l’achat de ce terra<strong>in</strong>. On a ensuite<br />

recherché une firme d’architectes [maître d’œuvre pour la rénovation], établi un comité pour<br />

évaluer les propositions. Tout le monde était en faveur d’une proposition – sauf moi. Le<br />

bâtiment était grand, avec d’énormes portes, mais il n’y avait pas assez de bureaux pour<br />

mettre les gens ! Cela m’a pris un certa<strong>in</strong> temps pour conva<strong>in</strong>cre tout le monde que le<br />

meilleur aménagement possible était la proposition de l’AUA (Atelier d’Urbanisme et<br />

d’Architecture), firme assez réputée, très à gauche, qui avait entre autres fait le quartier<br />

général du Parti communiste [Place du Colonel Fabien à Paris] sur la base de l’idée prônée<br />

par Oscar Niemeyer, l’architecte de Brasilia. Roy Gibson, le Directeur général, m’a laissé<br />

26<br />

Re<strong>in</strong>hold Ste<strong>in</strong>er, Directeur de l’ESOC puis Directeur des Opérations (1979-1983).<br />

27<br />

Tim Howell, Chef de l’ESRIN de 1980 à 1988 puis détaché de 1984 à 1988 auprès des Communautés<br />

européennes.<br />

15


faire. Je sais que quand le bâtiment a été presque f<strong>in</strong>i, il a dit que cela lui rappelait les toilettes<br />

de Waterloo Station. Il avait grand tort : bien qu’il date de 1976, le bâtiment est toujours très<br />

convenable ; il n’a pas trop vieilli. En tout état de cause, tout le monde disait qu’il serait<br />

impossible de f<strong>in</strong>ir, qu’on ne serait jamais prêt pour le 1 er octobre ; on était prêt le 1 er<br />

septembre ! Bravo à l’architecte et bravo à Nichols qui s’en est beaucoup occupé ; je m’en<br />

suis aussi beaucoup occupé. On a pris une approche projet. Et on n’a pas rencontré trop de<br />

problèmes avec l’entrepreneur. Après, beaucoup de choses se sont passées. On a fait la<br />

cant<strong>in</strong>e ; il a fallu creuser en-dessous des fondations du bâtiment dans lequel on travaillait<br />

déjà. Cela a marché. J’en étais fier. Au mo<strong>in</strong>s un projet de l’Agence qui était prêt à temps,<br />

dans les délais et comme il faut !<br />

NT : Le déménagement, c’était une grosse affaire ?<br />

GvR : On a fait cela direction par direction.<br />

NT : On avait déjà un nombre de fenêtres par nombre de barrettes ?<br />

RO : Vous parlez de l’attribution des bureaux… lorsque j’étais Chef du Personnel et des<br />

Services du Site, seuls les A6 avaient trois fenêtres. Après mon départ, la mesure a été<br />

étendue aux A5, avec le résultat qu’il n’y a plus de bureaux disponibles au Siège !<br />

NT : On peut peut-être parler des responsabilités du Directeur de l’Adm<strong>in</strong>istration. On a bien compris<br />

que vous n’étiez pas un homme de micro management. Qui étaient les hommes autour de vous ?<br />

J’avais une équipe extraord<strong>in</strong>aire ! Tous les chefs des différents départements étaient<br />

compétents et efficaces. Je ne peux pas les mentionner tous et me limite à ceux qui étaient le<br />

plus près de moi : W<strong>in</strong>fried Thoma, qui gérait les contrats, doma<strong>in</strong>e qui me tenait à cœur ; il<br />

était bien, et avait aussi appris son métier avec moi, à l’ESTEC. Herbert Frank, aux F<strong>in</strong>ances,<br />

était là depuis le début de l’ESRO. C’était la base de la structure, deux personnes sur<br />

lesquelles je pouvais m’appuyer à cent pour cent. Gwyn Nichols, au Personnel, qui manipulait<br />

cela d’une manière très anglo-saxonne. Pierre Levade, c’était le bâtiment. Il dépensait<br />

beaucoup d’argent mais le faisait très bien. C’est à peu près cela. Hans Kaltenecker puis<br />

Michel Bourély pour les Affaires juridiques. Roy Gibson avait gardé pour lui les Affaires<br />

<strong>in</strong>ternationales. C’était important pour l’Agence d’avoir des contacts avec les autres<br />

organisations spatiales, et un peu partout dans le monde. Avec la NASA, on en avait déjà<br />

vaguement avant Gibson, mais c’est lui qui est arrivé à avoir de bonnes relations avec la<br />

NASA, tout en ayant de grandes bagarres de temps en temps, mais en général on avait de<br />

bonnes relations avec la NASA, avec les Indiens, les Japonais plus tard avec les Ch<strong>in</strong>ois.<br />

NT : Etiez-vous du voyage en Ch<strong>in</strong>e, en 1979 ?<br />

GvR : Non.<br />

NT : Vous vous souvenez de cette délégation ?<br />

GvR : Je crois qu’il y avait René Colette, Marius Le Fèvre… Je m’en rappelle vaguement<br />

parce que les types sont venus nous dire que le voyage était formidable ! A partir de là, on a<br />

eu des contacts avec les organisations ch<strong>in</strong>oises qui s’occupaient de l’Espace. 28<br />

NT : C’étaient de simples contacts ou il y avait déjà des axes de coopération ?<br />

28 La visite en Ch<strong>in</strong>e, à l’<strong>in</strong>vitation de la Ch<strong>in</strong>ese Electronics Society, a eu lieu du 12 au 19 février 1979. La<br />

délégation a également rencontré des représentants de l’Académie des Sciences et de l’Astronautics Society,<br />

a<strong>in</strong>si que le vice-Premier m<strong>in</strong>istre. Cette délégation était composée de Roy Gibson (DG), René Collette<br />

(Communications par satellites), Peter Creola (Président du PB-Ariane), Raymond Fife (Affaires<br />

<strong>in</strong>ternationales), Pr<strong>of</strong>. Preben Gudmandsen (Délégué au PB-RS), Marius Le Fèvre, (délégué à l’AFC), Edmund<br />

Mallett (Président du JCB), Raymond Orye (Ariane), Donald T<strong>in</strong>g (Science), Pr<strong>of</strong>. Massimo Trella (Directeur<br />

technique). Cf. ESA/C(79)28.<br />

16


GvR : Non, de simples contacts.<br />

NT : Et avec la Russie ?<br />

GvR : Plus.<br />

NT : Malgré la Guerre froide ?<br />

GvR : Oui, mais enf<strong>in</strong>, avec les Russes on avait plus d’échanges, surtout sur le plan<br />

scientifique.<br />

NT : Pour les lancements, je me souviens avoir trouvé dans les archives un dossier de négociations qui<br />

n’a pas abouti avec les Russes. Le lancement de Marecs, je crois. M. Lafferranderie 29 m’a dit qu’au<br />

dernier moment on n’avait pas signé car les Russes avaient refusé de fournir les <strong>in</strong>formations<br />

<strong>in</strong>dispensables…<br />

GvR : On en a parlé mais cela ne s’est jamais fait. C’était courant. Ils pratiquaient la politique<br />

des portes fermées ; ils n’étaient pas très ouverts. Plus tard, on a eu quelques contacts. Cela ne<br />

menait pas à grand-chose mais c’était bien d’avoir des contacts un peu partout.<br />

NT : La vraie collaboration c’était avec les Etats-Unis.<br />

GvR : C’était, pratiquement, avec les América<strong>in</strong>s, à ce moment-là.<br />

NT : Quelles étaient leurs motivations ? Etaient-ils dés<strong>in</strong>téressés ? Ils n’avaient pas beso<strong>in</strong> de nous…<br />

GvR : Oui et non. Oui, ils pouvaient faire un programme sans nous, par contre, comme<br />

argument <strong>in</strong>terne de la NASA avec l’Adm<strong>in</strong>istration, avec le Président, avec le Congrès,<br />

c’était important de dire : « Attention, c’est un programme <strong>in</strong>ternational, nous travaillons avec<br />

les Européens, 10 pays, etc. » C’était vrai. Et il y avait eu le grand drame d’Ulysse/ISPM…<br />

NT : Pouvez-vous détailler ?<br />

GvR : Oui et non…<br />

[Monsieur Van Reeth n’étant pas en mesure de rapporter de mémoire l’affaire Ulysse/ISPM,<br />

il nous a priés d’<strong>in</strong>terrompre momentanément l’entretien. Af<strong>in</strong> de faciliter la reprise, nous<br />

convenons de reprendre sur la politique du Personnel, avec M. Oosterl<strong>in</strong>ck]. 30<br />

NT : Au milieu des années 80 se passent un certa<strong>in</strong> nombre de choses importantes : l’arrivée du<br />

Pr<strong>of</strong>esseur Reimar Lüst 31 à la Direction générale et aussi, en 1985 et 1987, les réunions du Conseil<br />

tenues au niveau m<strong>in</strong>istériel à Rome et La Haye. On adopte des programmes importants pour<br />

l’Agence, de grande envergure : Horizon 2000 pour le programme scientifique, Columbus, Ariane 5,<br />

Hermès. S’ensuit une campagne de recrutement sans précédent. Quel a été l’impact de ce changement<br />

de dimension sur l’organisation de l’Adm<strong>in</strong>istration et en particulier sur la gestion du personnel ?<br />

RENE OOSTERLINCK : Il faut d’abord revenir un peu en arrière. A la f<strong>in</strong> des années 1970,<br />

l’Agence comptait à peu près 1600 personnes, et puis on a dim<strong>in</strong>ué d’une façon substantielle<br />

et vers les années 1982-83, on n’était plus que 1350. L’<strong>in</strong>convénient de cela c’est que la<br />

29<br />

Gabriel Lafferranderie, Chef du Service juridique (1984-1998) puis Conseiller juridique auprès du Directeur<br />

général jusqu’en 2006.<br />

30<br />

René Oosterl<strong>in</strong>ck : d’abord chargé de la propriété <strong>in</strong>tellectuelle et du transfert de technologie (1979-1984), il<br />

devient Chef du Personnel et des Services du Site (1984-1998), avant de prendre la tête du Service juridique<br />

(1998-1999) puis du Département de la Navigation (1999-2004). Directeur des Affaires juridiques, des Relations<br />

<strong>in</strong>ternationales, en charge également de la Sécurité et de la Communication de 2005 à 2008, il prend la Direction<br />

du programme Galileo et de la Navigation à partir du 1 ju<strong>in</strong> 2008.<br />

31<br />

Le Pr<strong>of</strong>esseur Reimar Lüst a été impliqué dans les affaires spatiales européennes dès la COPERS ; il participa<br />

à la rédaction du Blue Book et dirigea différents groupes de travail et comités. Délégué allemand, puis Viceprésident<br />

du Conseil de l’ESRO (1968-1970), il joua un rôle déterm<strong>in</strong>ant au se<strong>in</strong> de plusieurs projets spatiaux<br />

européens (HEOS-B, COS-B, etc.). Directeur général de l’ESA de 1984 à 1990.<br />

17


moyenne d’âge était élevée. En outre, à peu près la moitié des agents étaient néerlandais et<br />

britanniques. On voulait donc, avec cette augmentation de personnel rendue nécessaire par les<br />

nouveaux programmes, rééquilibrer la répartition par nationalité et rajeunir l’Agence. On a<br />

mis en place pour cela un programme de recrutement anticipé qu’on a présenté au Conseil et<br />

qui permettait de recruter en avance par rapport aux beso<strong>in</strong>s dont la liste avait été dressée.<br />

Cela nous donnait deux ans pour recruter des agents pour qu’ils soient opérationnels le<br />

moment venu. Ensuite, on a aussi mis en place les « Jeunes diplômés stagiaires » [YGT :<br />

Young Graduate Tra<strong>in</strong>ees]. Au début on a utilisé ce schéma aussi pour recruter les meilleurs<br />

jeunes à l’Agence, au terme de leur contrat d’un an. Le but n’était pas tellement d’avoir une<br />

source de recrutement pour l’ESA mais pour l’<strong>in</strong>dustrie. Nous en avons néanmo<strong>in</strong>s nousmêmes<br />

pr<strong>of</strong>ité, <strong>in</strong>itialement.<br />

NT : On donnait donc une première expérience pr<strong>of</strong>essionnelle à des jeunes pour leur permettre<br />

ensuite d’être embauchés dans l’<strong>in</strong>dustrie.<br />

RO : Oui. Jusqu’en 1985, les beso<strong>in</strong>s de Personnel étaient exprimés au Conseil année par<br />

année. A la f<strong>in</strong> de l’année, on présentait ce qu’on appelle un « Complément », on disait : « On<br />

a beso<strong>in</strong> de tant de personnes pour l’année suivante » ; le Conseil donnait son approbation, et<br />

il fallait rester à l’<strong>in</strong>térieur de ce nombre.<br />

GvR : Je crois qu’au début on avait une autorisation de 50 pour le recrutement anticipé, et on<br />

avait assuré le Conseil qu’on ne demanderait pas de budget supplémentaire.<br />

RO : En 1985, pour la première fois, on présente au Conseil un plan multi-annuel, avec un<br />

Complément sur trois ans – ce qui était très différent de ce que l’on faisait avant. On avait<br />

élaboré un modèle mathématique assez complexe pour évaluer les beso<strong>in</strong>s en Personnel pour<br />

les années à venir. Un exemple, sur les Etudes générales ou la Technologie de po<strong>in</strong>te, chaque<br />

personne gère 1 million, à peu près. Pour un programme de TRP [Technological Research<br />

Programme] de 50 millions, 50 personnes étaient nécessaires. Pour un programme ‘hands <strong>of</strong>f’<br />

où l’on ne s’occupait pas tellement des détails, très souvent une personne gérait plusieurs<br />

millions.<br />

Ensuite, on s’était rendu compte que lorsque l’on recrute il faut à peu près six mois entre la<br />

décision d’ouvrir le poste et le moment où la personne est en poste. Quand on a une<br />

augmentation en personnel, on est donc toujours à la f<strong>in</strong> de l’année en-dessous du<br />

Complément. On a aussi donc eu l’autorisation implicite du Conseil de recruter au-delà du<br />

Complément, donc d’ouvrir plus de postes dans une année sachant que le beso<strong>in</strong> était<br />

supérieur l’année suivante, de faire un ‘overbook<strong>in</strong>g’, si vous voulez, pour avoir à la f<strong>in</strong> de<br />

l’année les gens en poste dont on avait beso<strong>in</strong>.<br />

Autre chose très importante changée dans la politique du Personnel, c’est la composition des<br />

Commissions d’examen des candidatures. J’avais constaté que le ‘middle management’ (A5,<br />

etc.) étant majoritairement britannique, les entretiens étaient toujours en anglais.<br />

Automatiquement, les candidats anglophones étaient favorisés parce qu’ils s’exprimaient<br />

mieux et non parce qu’ils étaient meilleurs techniquement. On a donc mis des francophones,<br />

des Italiens, des Espagnols dans les Interview boards. Et on a même autorisé à parler dans la<br />

langue du candidat quelques m<strong>in</strong>utes au début pour le rassurer. Cela a eu un effet très<br />

bénéfique. Le nombre d’Espagnols et d’Italiens a augmenté. Rassurés, ils s’exprimaient<br />

mieux, et les membres des Commissions étaient plus compréhensifs.<br />

Pour revenir sur les recrutements anticipés, on n’avait pas de budget. Il a fallu argumenter<br />

avec les Directions de programmes pour le f<strong>in</strong>ancement des 75 postes : « Si vous allez sur le<br />

marché aujourd’hui, vous trouverez difficilement la personne expérimentée dont vous avez<br />

beso<strong>in</strong> et cela vous coûtera très cher. Si la personne est sans expérience spécifique et que vous<br />

18


la recrutez deux ans à l’avance, en A2 plutôt qu’en A4, la personne sera au niveau,<br />

opérationnelle le moment venu, tout en ayant travaillé sur vos projets. » Les économies<br />

étaient suffisantes pour f<strong>in</strong>ancer ce schéma.<br />

Pour les YGT, on a f<strong>in</strong>ancé ce schéma au moyen d’une recharge. Les programmes payaient un<br />

peu selon le même pr<strong>in</strong>cipe, sachant que les meilleurs restaient ensuite à l’ESA.<br />

GvR : Ils étaient libres, d’ailleurs.<br />

RO : Oui. J’ai gardé en souvenir une note du CSAC qui disait : «You are recruit<strong>in</strong>g the dead<br />

wood <strong>in</strong>to the forest ». Le CSAC était CONTRE le recrutement des jeunes, qu’il trouvait<br />

scandaleux! J’avais bien préparé la réunion à laquelle assistaient George van Reeth, Lüst et le<br />

CSAC et j’ai fait valoir que les membres du CSAC autour de la table avaient tous été recrutés<br />

à 27 et 28 ans. Avait-on fait une erreur à ce moment-là ? Il y a eu un silence et puis, ils ont<br />

bien admis qu’il fallait recruter jeune. Par ailleurs, la notion de jeunes n’était pas correcte ;<br />

pour moi quelqu’un qui a 32 ou 33 ans a déjà 5-6 ans d’expérience et ne se considère plus<br />

comme un débutant. Il faut vraiment recruter ces gens-là pour qu’ils apportent de nouvelles<br />

compétences à l’ESA.<br />

NT : Dans cette campagne, vous êtes allés chercher les ‘jeunes’ ou l’ESA était-elle suffisamment<br />

attrayante ?<br />

RO : Non, on a dû faire des campagnes de recrutement dans les pays où l’on n’avait pas assez<br />

de ressortissants, avec Véronique Percheron d’ailleurs. On a fait le tour de l’<strong>Europe</strong>. On a fait<br />

des présentations de l’Agence, accompagnés d’<strong>in</strong>génieurs de la nationalité du pays concerné.<br />

On allait d’une université à l’autre, pour montrer les avantages de l’ESA, faire de la<br />

propagande. Cela a très bien marché, sauf en Allemagne. C’est un pays très compliqué pour<br />

recruter des jeunes car ils ont souvent déjà un contrat de l’<strong>in</strong>dustrie quand ils sortent de<br />

l’école d’<strong>in</strong>génieur. C’est plus facile de recruter des Allemands plus tard, entre 35 et 40 ans.<br />

NT : Avec le recul, vous estimez que cela a été un bon exercice ? Vous avez recruté des gens de<br />

qualité ?<br />

RO : On a réalisé en 1990 une étude sur les types de recrutement effectués. Près de 1000<br />

personnes ont été recrutées entre 1985 et 1990, avec 10 000 candidatures par an ; on a eu un<br />

succès substantiel, ce qui permettait d’être très sélectif. Souvent, la moyenne des grades A,<br />

des <strong>in</strong>génieurs, était au niveau bac + 6, souvent avec une double formation, soit un MBA ou<br />

une double spécialisation. On a également <strong>in</strong>troduit une politique de promotion, ce qui nous a<br />

permis de recruter des jeunes de qualité et de leur <strong>of</strong>frir une perspective de carrière.<br />

NT : L’ambiance à l’Agence a changé à ce moment-là ?<br />

RO : L’ambiance a changé, surtout à l’ESTEC et à l’ESRIN, avec beaucoup de jeunes. Les<br />

anciens ont d’abord eu beaucoup de difficulté, surtout dans certa<strong>in</strong>s secteurs, à <strong>Space</strong>lab<br />

typiquement, mais dans la direction technique, cela a été très bénéfique. Les jeunes sont<br />

arrivés avec des idées nouvelles, des technologies nouvelles. En 1979, la moyenne d’âge était<br />

de 40 ans. Dix ans plus tard, c’était tout autre chose.<br />

NT : Qui était Directeur de l’ESTEC à ce moment-là ?<br />

RO : C’était Trella.<br />

NT : Pour ce qui est des relations avec le SAC et le CSAC, vous avez évoqué des tensions ?<br />

RO : Non. Disons que George et moi étions d’avis qu’il faut avoir un CSAC fort. Il n’y a rien<br />

de pire qu’avoir en face de soi un CSAC faible. Par exemple, un accord discuté avec un<br />

CSAC faible ne sert à rien ; il ne sera pas défendu s’il est contesté. Les représentants du<br />

personnel ne vont pas prendre leurs responsabilités. Donc on a eu des CSAC forts. Lorsque je<br />

19


suis arrivé à l’Agence, mon bureau était très proche du bureau de George. Il m’avait<br />

recommandé d’aller au Comité du Personnel. Je me suis présenté ; j’ai été élu ; j’ai même été<br />

Vice-président du CSAC et Président au niveau des Organisations coordonnées. J’ai appris là<br />

énormément de choses sur les relations huma<strong>in</strong>es, sur comment cela fonctionne, etc. Je<br />

connaissais très bien le CSAC. Cela a donc été un peu compliqué, les premiers mois, quand je<br />

suis devenu Chef du Personnel [en 1984], de retrouver les collègues, mes amis, de l’autre côté<br />

de la table…<br />

GvR : Ce n’était pas seulement compliqué, c’était unique !<br />

RO : C’était difficile les premiers mois, mais au mo<strong>in</strong>s je pouvais comprendre ce qu’ils<br />

attendaient de nous.<br />

GvR : Moi j’aimais bien ma bande de ‘maoïstes’ : ils étaient excessifs, tout ce qu’on voulait,<br />

mais on pouvait au mo<strong>in</strong>s parler avec eux et se mettre à leur niveau. Quelqu’un qui a aidé<br />

c’est Curien 32 , lors de la grève qu’on a eu un jour. C’est très curieux, on a dit qu’on ne payait<br />

pas ce jour de grève. Tous sont venus le jour après avec un certificat médical attestant qu’ils<br />

avaient été par hasard malades ce jour-là !<br />

NT : Vous pouvez nous expliquer pourquoi il y a eu cette grève ?<br />

GvR : C’est très difficile à expliquer. René, tu peux peut-être ?<br />

RO : Je pense qu’il s’agit d’un concours de circonstances. Il y avait des frictions avec le<br />

Directeur général à ce moment-là. Ensuite il y avait aussi au se<strong>in</strong> de la coord<strong>in</strong>ation un<br />

mouvement en vue de réduire notre salaire… C’était tout cela ensemble.<br />

GvR : Le DG dont je ne veux pas mentionner le nom n’a pas aidé.<br />

RO : Le Directeur général ne venait pas du spatial mais des chantiers navals et donc il a voulu<br />

appliquer les relations entre employeur et syndicat. Il n’a pas compris que les relations à<br />

l’ESA c’était totalement différent ; on ne traite pas l’Association du Personnel comme un<br />

syndicat ouvrier !<br />

GvR : En outre, son anglais n’était pas très bon et il répétait régulièrement : « I will suppress<br />

you all ». Cela ne le rendait pas très populaire avec les troupes.<br />

NT : La grève est <strong>in</strong>terdite dans le Statut du Personnel ?<br />

RO : Non, la grève n’est pas mentionnée. Elle est autorisée.<br />

NT : Mais elle est restée très rare dans l’histoire de l’Agence…<br />

RO : Oui, c’est très rare. Il y a eu des manifestations. Lorsque le Conseil s’est réuni à<br />

l’ESTEC, par exemple, l’ensemble du Personnel a fait une haie d’honneur, si je peux dire. Il y<br />

a eu ensuite des problèmes avec les délégués. Mais il n’y a pas eu d’autres grèves.<br />

NT : Vos relations dans l’ensemble étaient assez bonnes, avec le personnel et l’Association du<br />

Personnel ?<br />

GvR : Avec le Personnel certa<strong>in</strong>ement. Avec cette bande d’Irlandais et de Français 33 ,<br />

f<strong>in</strong>alement moi j’avais une bonne relation. On se parlait, on se respectait. Et d’ailleurs quand<br />

j’ai quitté l’ESTEC, ils sont venus tous me féliciter et me donner un cadeau de la part du<br />

Comité du Personnel. Ils se bagarraient, ils trouvaient que leur job était de s’opposer mais<br />

f<strong>in</strong>alement les relations personnelles sont toujours restées assez bonnes.<br />

32 Hubert Curien : Directeur général du CNRS de 1969 à 1973. Président du CNES de 1976 à 1984, période<br />

pendant laquelle s'effectue le premier tir de la fusée Ariane (1979). Président du Conseil de l’ESA de 1981 à<br />

1984, M<strong>in</strong>istre de la Recherche et de la Technologie de 1984 à 1986, puis de nouveau, de 1988 à mars 1993.<br />

33 Dermot O’Sullivan, Georges Gourmelon, David Campbell, etc.<br />

20


RO : Il y a eu des frictions, comme toujours ; un manque de confiance ; ils ont voulu qu’au<br />

Central Jo<strong>in</strong>t Committee où l’on négociait, l’on signe les m<strong>in</strong>utes sur le champ, à la f<strong>in</strong> de la<br />

réunion. Ils ont exigé que l’on enregistre les réunions. Mais ce qui est bien c’est que jamais on<br />

n’a eu à écouter les bandes pour voir si l’Adm<strong>in</strong>istration avait tenu parole. J’ai trouvé cela très<br />

positif.<br />

GvR : Le Personnel de l’ESA, à l’ESTEC certa<strong>in</strong>ement, à l’ESRIN aussi, est très dévoué à la<br />

cause. Les gens croient en ce qu’ils font et trouvent que c’est bien de faire cela. Il n’y a pas de<br />

contestation quant à la valeur du travail.<br />

NT : D’ailleurs une chose m’avait frappée, lorsqu’est <strong>in</strong>tervenue la consultation des membres du<br />

Personnel sous Rodotà 34 , une question évoquait la réduction du temps de travail ; le Personnel était<br />

massivement contre…<br />

GvR : Lorsqu’il y a eu le débat sur les 39 heures en France, j’ai dit qu’on donnait ¼ d’heure<br />

de plus pour déjeuner à midi ; ils ont presque dit : « Cela on l’a déjà ». Alors on a enlevé ¼<br />

d’heure à la f<strong>in</strong> de la journée sur quatre jours.<br />

RO : Avant on travaillait 41h15. Ensuite on a dim<strong>in</strong>ué. La proposition a été faite lorsque<br />

j’étais au CSAC : d’augmenter d’un jour les congés et de partir à 17:15 au lieu de 17:30 et à<br />

16h le vendredi. Pour arriver à 40 heures.<br />

NT : Vouliez-vous ajouter quelque chose sur la grande campagne de recrutement ?<br />

RO : Sur la grande campagne de recrutement, je pense qu’on a tout dit. On a fait les<br />

campagnes dans les universités, les campagnes de presse : on a dépensé beaucoup d’argent<br />

dans les journaux. Puis on a atte<strong>in</strong>t un rythme de croisière, avec 10 000 candidatures par an,<br />

ce qui a permis un recrutement à très haut niveau.<br />

NT : Cela a dû avoir un impact sur la visibilité de l’Agence ?<br />

RO : Oui, exactement. On n’était pas tellement connu dans les grandes écoles européennes ;<br />

grâce à cette campagne, l’ESA était de plus en plus perçue comme un bon employeur. Ensuite<br />

on a eu malheureusement la chute dans les années 1990, avec d’abord l’annulation d’Hermès,<br />

qui a été dramatique. Ce qui est <strong>in</strong>téressant dans ce contexte c’est qu’il y avait toujours eu une<br />

jalousie au se<strong>in</strong> de l’équipe mixte Hermès – moitié CNES, moitié fonctionnaires<br />

<strong>in</strong>ternationaux – qui comprenait près de 150 personnes, à certa<strong>in</strong>s moments. Lorsque le<br />

programme s’est arrêté, on a proposé à tous les gens du CNES un poste à l’ESTEC. Je n’ai eu<br />

AUCUNE candidature. Cela démontre bien que le salaire ne fait pas tout. Ceux de l’ESA qui<br />

étaient à Toulouse gagnaient certes plus que les gens du CNES mais avec l’<strong>in</strong>convénient<br />

qu’ils ont dû partir à l’ESTEC. Cela a été dramatique pour beaucoup de familles qui étaient<br />

<strong>in</strong>stallées à Toulouse sur d’autres programmes avant : Météosat…<br />

GvR : Hermès était une folie. Moi, j’étais plutôt soulagé quand on l’a abandonné. C’était le<br />

petit joujou des gens du CNES, particulièrement d’Allest, etc., mais avec Orye on avait fait<br />

une étude : un vol d’Hermès par an nous coûtait tout le budget de l’ESA ! J’étais conva<strong>in</strong>cu<br />

qu’on ne pouvait pas le faire. On travaillait sur un avion, soi disant,‘a spacecraft’, dont la<br />

charge utile était mo<strong>in</strong>s 3 tonnes : vide il pesait déjà trois tonnes de trop ! C’était une folie,<br />

mais enf<strong>in</strong> on est passé par là… Dema<strong>in</strong> on parlera du <strong>Space</strong>lab et on verra pourquoi chaque<br />

fois que les Etats-Unis faisaient une proposition, on acceptait de collaborer, avec raison<br />

souvent. Pour d’autres, comme l’ISS [International <strong>Space</strong> Station], c’est quand même assez<br />

curieux ; [Columbus] vole ma<strong>in</strong>tenant depuis un an ou deux 35 , mais enf<strong>in</strong> j’ai commencé la<br />

34<br />

Antonio Rodotà, Directeur général de l’ESA de 1997 à 2003.<br />

35<br />

Le lancement de Columbus est <strong>in</strong>tervenu le 7 février 2008 (Atlantis, Kennedy <strong>Space</strong> Center, Cape Canaveral,<br />

Florida).<br />

21


négociation avec la NASA au début des années 80 ! On a signé l’Accord IGA<br />

[Intergovernmental Agreement] en 1988 mais en 1990 c’était fichu ! Les Russes, après leur<br />

révolution, sont devenus le deuxième partenaire important en lieu et place de l’ESA. Les<br />

Russes étaient tout d’un coup considérés comme la seule participation <strong>in</strong>téressante ; si l’ESA<br />

voulait aussi quelque chose, on verrait ce que l’on peut faire ! L’esprit même de l’Accord<br />

orig<strong>in</strong>el entre la NASA, l’ESA, le Japon était complètement perdu. Cela n’avait rien à voir<br />

avec ce qu’ils ont ma<strong>in</strong>tenant. D’ailleurs, quand vous le voyez, notre petit truc, il est quand<br />

même pitoyable, il n’est pas énorme !<br />

NT : Vous pensez que l’on aurait dû arrêter à un moment donné ?<br />

GvR : Non ; je ne sais pas ce que l’on aurait dû faire ; je crois que c’était <strong>in</strong>évitable que<br />

lorsque les Russes se sont présentés aux América<strong>in</strong>s pour collaborer à l’ISS… c’était comme<br />

ça ; ce n’était pas de notre faute, même pas celle des América<strong>in</strong>s. A leur place j’aurais fait la<br />

même chose !<br />

NT : Revenons sur quelque chose un peu différent de ce dont nous venons de parler mais qui vous a<br />

<strong>in</strong>téressé tous les deux : l’attentat au Siège en 1984.<br />

RO : La bombe se trouvait exactement au-dessous de mon bureau, près de l’entrée, dans le<br />

co<strong>in</strong> occupé par les relations publiques. Je suis passé à l’ESA vers 11 heures du soir en<br />

rentrant de mission pour lire des documents ; puis je suis rentré à la maison et une heure plus<br />

tard, la bombe explosait.<br />

NT : Y-a-t-il eu beaucoup de dégâts ?<br />

GvR : Non. Il y a eu peu de dégâts. Cela m’a donné des bureaux tout neufs. La France a dit :<br />

« On n’est pas responsables, mais si vous voulez d’autres bureaux, on peut vous les <strong>of</strong>frir. »<br />

RO : C’était quand même spectaculaire dans la mesure où des morceaux de plafond étaient<br />

tombés, les voitures dans la rue étaient abîmées. Quand on est arrivés le mat<strong>in</strong>, c’était quand<br />

même assez émouvant.<br />

GvR : Moi j’étais là dans la nuit ; Lo Verde m’avait téléphoné et donc j’y suis allé. Il n’y<br />

avait pas de victimes. Et puis on a eu, cela doit être le jour après, la visite du m<strong>in</strong>istre [de<br />

l’Intérieur] [Pierre] Joxe. Il est venu, a dit : « Bon, qu’est-ce que vous voulez ? ». Je suis<br />

d’accord, ce n’était pas le plus grand désastre, mais enf<strong>in</strong> j’ai été choqué par l’attitude de ce<br />

m<strong>in</strong>istre.<br />

RO : S’il y avait eu du personnel dans le bâtiment, il y aurait eu des morts, c’est clair.<br />

GvR : Il y avait deux personnes mais heureusement, elles étaient de l’autre côté.<br />

NT : Ce qui a dû vous surprendre, c’est la revendication ; si je me souviens bien, ils avaient voulu<br />

frapper l’ESA « bras armé de l’OTAN dans l’Espace » !<br />

GvR : Cela démontrait qu’une chose, c’est qu’ils étaient cons !<br />

NT : En tous cas mal <strong>in</strong>formés.<br />

RO : Ils avaient associé l’ESA à un lancement Ariane qui venait d’avoir lieu.<br />

GvR : Cela n’avait rien de militaire. On était tellement prudents pour tout ce qui était militaire<br />

que quand il y avait des <strong>of</strong>ficiers dans les délégations, on leur demandait de se mettre en civil.<br />

NT. Il y a eu une enquête ; c’était les Brigades rouges ?<br />

GvR : Elles l’avaient revendiqué !<br />

NT : Quelles ont été les suites ?<br />

22


GvR : On a refait le bâtiment ; on a eu des bureaux tout neufs.<br />

RO : On a eu des <strong>in</strong>formations selon lesquelles Reimar Lüst [Directeur général] était sur la<br />

liste noire de la Bande à Bader. On a donné à tous les chauffeurs une formation à la fuite<br />

rapide en cas de danger potentiel. On a aussi <strong>in</strong>stallé des portes bl<strong>in</strong>dées aux appartements des<br />

personnes visées.<br />

NT : Le Personnel a-t-il eu peur ?<br />

RO : Non.<br />

GvR : Non.<br />

NT : Pendant des travaux de rénovation, certa<strong>in</strong>s ont travaillé dans la salle de c<strong>in</strong>éma ?<br />

RO : Oui, on a fait des bureaux paysagers dans la salle de c<strong>in</strong>éma. Puis on en a pr<strong>of</strong>ité pour<br />

faire les travaux au sous-sol. La cant<strong>in</strong>e a été transférée dans l’Annexe ; on servait des plats<br />

assez limités néanmo<strong>in</strong>s. Les travaux étaient spectaculaires, pour un bâtiment en activité.<br />

GvR : Le Siège a été un des premiers bâtiments à Paris en béton armé. Cela se retrouvait dans<br />

les sous-sols, d’où la pose de miroirs autour d’un bloc, qui en fait tenait le bâtiment.<br />

NT : Puisque l’on parle de questions politiques, je voudrais revenir sur quelque chose que Bondi<br />

mentionne dans ses mémoires : pour lui, cela avait été un problème de travailler avec le régime de<br />

Franco, du temps de l’ESRO. Avez-vous eu des cas de conscience de cet ordre ?<br />

GvR : Aucun. Oui, on a eu un problème avec l’Espagne, parce que les Espagnols n’avaient<br />

rien, mais pas avec la délégation, particulièrement le général Azcarraga ; c’était un homme<br />

bien, raisonnable. 36 On a fait plusieurs missions en Espagne pour essayer de trouver des<br />

<strong>in</strong>dustriels qui pouvaient faire quelque chose pour nous. Mais, non, politiquement, on n’a<br />

certa<strong>in</strong>ement eu aucun problème. Si Bondi a eu des problèmes, je peux comprendre ; c’était<br />

vraiment le seul gouvernement critiquable d’un po<strong>in</strong>t de vue droits de l’homme, etc. Du côté<br />

Agence, on n’a pas eu de problèmes avec eux. J’avais plutôt tendance à dire que l’Exécutif<br />

pouvait toujours compter sur un vote positif de l’Espagne quand les militaires étaient au<br />

pouvoir. Une fois que c’est devenu une démocratie, c’était systématiquement non, non, non, à<br />

tout, parce qu’ils ne comprenaient pas à ce moment-là. Azcarraga avait déjà été assass<strong>in</strong>é. La<br />

Délégation espagnole disait donc non à tout. Est-ce que Bondi dit qu’il a eu des problèmes ?<br />

NT : Non, mais il dit que pour lui après ce qu’il a vécu pendant la guerre, l’idée de travailler avec le<br />

régime de Franco lui a posé un cas de conscience ; mais il ne rapporte pas de problèmes particuliers.<br />

[…]<br />

GvR : Bondi, vu son passé, je peux m’imag<strong>in</strong>er qu’il ait eu des réticences ou des problèmes.<br />

NT : Vous vous entendiez bien avec Bondi ?<br />

GvR : J’avais de très bonnes relations avec Bondi : on était amis ; on se voyait en dehors du<br />

travail – du mo<strong>in</strong>s lorsqu’il était là, ce qui était rare parce qu’il voyageait tout le temps ; il<br />

était toujours parti. Je me rappelle, à l’aéroport de Delhi ou Bombay, en Inde en tous cas,<br />

j’étais avec Gibson et trois ou quatre autres en mission et tout d’un coup : « Tiens, on dirait<br />

que c’est Bondi », avec son long manteau qu’il avait toujours. Comment était-on arrivé à se<br />

retrouver à l’aéroport de Delhi, avec notre Directeur général qu’on croyait être à Paris !?<br />

Mais… Bondi était quelqu’un d’extraord<strong>in</strong>aire.<br />

NT : C’était un bon Directeur général ?<br />

GvR : [Hésitation] Ah, oui.<br />

36<br />

Général Luis Azcarraga Pérez-Caballero, Membre de la Délégation de l’Espagne de 1975 à 1986. Tué par<br />

balles en 1988, à l’âge de 81 ans.<br />

23


NT : Toujours dans son autobiographie, il dit qu’il avait totalement sous-estimé la direction générale<br />

de l’ESRO.<br />

GvR : Bondi ne connaissait rien à l’Espace. Il ne s’y était jamais <strong>in</strong>téressé. Quand il est<br />

devenu Directeur général, il a commencé à s’y <strong>in</strong>téresser. Et pour moi il l’a bien fait mais<br />

comme Bondi ne pouvait pas rester assis plus d’un quart d’heure, il a quitté trop tôt l’ESRO ;<br />

pour moi il aurait dû rester au mo<strong>in</strong>s trois ou quatre ans de plus.<br />

NT : Pourquoi est-il parti ?<br />

GvR : C’était Bondi, il était comme cela. On lui a <strong>of</strong>fert autre chose, il y est allé… C’était<br />

quelqu’un d’extraord<strong>in</strong>aire ! Il y en avait quelques-uns que l’on a connus… l’Espace était<br />

quand même à l’avance de tout ce qui se faisait en science et en technologie en <strong>Europe</strong> ; donc<br />

automatiquement on a fait connaissance avec un certa<strong>in</strong> nombre de gens… Mais Bondi est<br />

certa<strong>in</strong>ement une des grandes personnalités desquelles je me rappelle. Probablement –<br />

puisque vous me demandez [dans le questionnaire] qui étaient les personnes… – pour moi il y<br />

en a deux ‘outstand<strong>in</strong>g’ : Bondi et Lüst, qui vraiment étaient d’un niveau, en tant qu’hommes<br />

d’abord, en tant que personnes… D’autres ont fait du très bon boulot pour l’Agence, pour<br />

l’ESRO, etc., il y en a certa<strong>in</strong>ement plusieurs mais avant tout Bondi et Lüst sont les deux<br />

personnalités, pour moi.<br />

[Pause]<br />

NT : Nous reprenons notre conversation, le 20 septembre 2008. Si vous le voulez bien nous allons<br />

reprendre avec les Lanceurs. Le 24 décembre 1979 <strong>in</strong>tervient le premier lancement d’Ariane. Pour<br />

vous qui aviez dû liquider l’ELDO, c’était un beau cadeau de Noël, non ?<br />

GvR : J’ai toujours été très pro-Ariane, dès le début d’ailleurs, dès la fameuse Conférence<br />

m<strong>in</strong>istérielle de Bruxelles en 1973. Je donnais raison aux Français, aidés par les Belges,<br />

contre certa<strong>in</strong>s pays qui ne voulaient absolument plus faire des fusées mais voulaient une<br />

grande coopération avec les Etats-Unis.<br />

NT : Ces pays c’étaient… ? L’Angleterre, l’Allemagne ?<br />

GvR : L’Angleterre mo<strong>in</strong>s, ils étaient plutôt… Heselt<strong>in</strong>e, qui était le m<strong>in</strong>istre anglais, était<br />

personnellement pour faire des fusées mais son Treasury, son m<strong>in</strong>istère des F<strong>in</strong>ances avait<br />

dit : « Pas un sou pour cela, etc.» Et donc il était contre mais il a plutôt essayé de trouver un<br />

compromis. C’était surtout les Allemands, et dans un sens les Italiens, suivis plus ou mo<strong>in</strong>s<br />

par les ‘petits’ qui n’étaient pas pour mais enf<strong>in</strong> qui n’étaient pas contre non plus. A partir de<br />

cette Conférence donc, on a confié au CNES le travail technique, c’est-à-dire concevoir et<br />

construire la fusée ; c’était assez naïf d’ailleurs car ceux qui étaient pour pensaient qu’il<br />

suffisait de faire une fois une fusée qui marchait et c’était tout ce qu’il fallait faire pour<br />

prouver aux América<strong>in</strong>s que s’ils n’étaient pas sages… qu’ils nous donneraient tout ce qu’on<br />

voulait ; en tout état de cause on pouvait faire des fusées, une au mo<strong>in</strong>s. Cette op<strong>in</strong>ion était<br />

partagée par plusieurs délégations. Je crois que, au mo<strong>in</strong>s très vite les Français se sont aperçus<br />

que si vous voulez vraiment avoir, je ne dirais pas une arme mais un potentiel, il ne fallait pas<br />

faire une fusée mais plusieurs et en fait avoir une capacité constante de construire des fusées.<br />

Ma<strong>in</strong>tenant, pour être court sur Ariane, cela a merveilleusement marché.<br />

NT : Les lanceurs auraient-ils pu devenir un programme obligatoire ?<br />

GvR : Non, je ne crois pas.<br />

NT : Les Français ont pourtant essayé lors des négociations de la Convention…<br />

GvR : Oui, mais pas sérieusement.<br />

24


NT : Il y avait trop d’opposition des Scientifiques…<br />

GvR : Les Français pensaient : « Tenons-le en dehors de l’ESA, c’est notre projet ;<br />

malheureusement on a beso<strong>in</strong> de l’argent des autres et donc il faut bien leur donner quelque<br />

chose. » Inutile de le dire, cela a merveilleusement bien marché.<br />

NT : Vous avez eu des sueurs froides avec l’échec de L02 ?<br />

GvR : Non. Vous savez, on avait déjà L01 que l’on avait dû remettre d’une sema<strong>in</strong>e, à la<br />

grande irritation du Président de la République, M. Giscard d’Esta<strong>in</strong>g, qui était absolument<br />

contre en tant qu’ancien m<strong>in</strong>istre des F<strong>in</strong>ances, qui ne voyait pas pourquoi on dépensait de<br />

l’argent à faire des fusées. […]<br />

Le second tir n’a pas été un succès, au sens où… bon c’était un échec. J’étais à Kourou lors<br />

du second lancement. C’était un truc très… je ne dirais pas ‘amateur’, lo<strong>in</strong> de [là], mais enf<strong>in</strong><br />

sans beaucoup de rigueur. Je me rappelle que Bignier et moi nous sommes allés à Vernon voir<br />

comment on faisait les moteurs et on en est sortis horrifiés. On faisait un petit trou par ci par<br />

là et un grand et un mo<strong>in</strong>s grand… Rien d’<strong>in</strong>dustriel. Purement un jeu technique… Bignier<br />

leur avait dit que cela n’allait pas et ils le savaient déjà, surtout à Vernon, à la SEP, et ils ont<br />

fait un très grand effort pour être beaucoup plus rigoureux, etc. Enf<strong>in</strong>, pour être court j’ai<br />

revisité la même us<strong>in</strong>e SEP à Vernon à peu près deux ans après et il y avait là quarante<br />

moteurs qui attendaient, parfaits, faits avec des méthodes <strong>in</strong>dustrielles très précises, etc. ;<br />

donc ils avaient vite compris ! L’échec de L02 était… on ne peut pas dire que c’était une<br />

bonne chose mais enf<strong>in</strong> il avait beaucoup d’avantages ; il a attiré l’attention sur le fait que<br />

quand on veut faire un travail comme cela, il ne faut pas le faire en amateur mais en<br />

pr<strong>of</strong>essionnel.<br />

NT : Cet échec vous a-t-il posé des problèmes dans la négociation de la commercialisation d’Ariane ?<br />

Vous étiez en négociation avec Intelsat 37 à ce moment-là… ?<br />

GvR : Non, pas moi, Gibson. C’est Roy qui a [négocié]. Primo, il y a toute l’histoire de<br />

comment faire une série : faire c<strong>in</strong>q, six fusées, dans un genre de programme de confirmation<br />

[= la Série de Promotion Ariane]. Cela a été difficile avec les Allemands et pour une fois on<br />

pouvait comprendre leur po<strong>in</strong>t de vue ; parce que eux étaient strictement [tenus au doma<strong>in</strong>e]<br />

scientifique et expérimental et ne pouvaient se mettre à faire des travaux quasiment <strong>in</strong>dustriels<br />

ou commerciaux. On y est arrivé quand même, et donc on a mis en route cette série,<br />

f<strong>in</strong>alement c’était c<strong>in</strong>q [lanceurs] et Roy est allé voir Intelsat et a conva<strong>in</strong>cu les gens d’Intelsat<br />

que ne fut-ce que pour des raisons politiques ils devaient au mo<strong>in</strong>s une fois faire un lancement<br />

avec Ariane. Il a réussi. Il y avait à Intelsat non seulement les politiciens, les politiques, mais<br />

aussi quelques <strong>in</strong>génieurs ou techniciens qui étaient prêts à essayer un lancement avec Ariane<br />

– qui d’ailleurs leur a coûté fort peu car Roy a fait des prix quasiment irrésistibles ; on a donc<br />

lancé Intelsat [5 F7 et 5 F8] avec la série de Promotion [L7 et L8].<br />

NT : La grande affaire, ensuite, c’est la création d’Arianespace 38 qui s’est faite un peu dans votre dos<br />

par les Français à l’orig<strong>in</strong>e ?<br />

GvR : Oh, oui. Cela démontre le complexe qu’avaient les Français et surtout les gens qui<br />

travaillaient sur Ariane. Ils ont fait une proposition mais pas à l’ESA mais directement aux<br />

pays membres un par un et ils faisaient TOUT pour tenir l’Exécutif de l’ESA en dehors de<br />

cette affaire. Cela a f<strong>in</strong>i quand même par tomber automatiquement dans les ma<strong>in</strong>s, au mo<strong>in</strong>s<br />

côté politique, de l’ESA puisque les pays membres à qui les Français s’adressaient ne<br />

voulaient rien faire s’ils n’avaient pas au mo<strong>in</strong>s l’op<strong>in</strong>ion ou l’approbation de l’ESA. Donc<br />

37<br />

INTELSAT : INternational TELecommunication SATellite Consortium.<br />

38<br />

Arianespace, opérateur de services de lancement, fondé en 1980. Frédéric d’Allest en a été le premier<br />

Président.<br />

25


cela n’a pas été difficile car curieusement, moi au mo<strong>in</strong>s, je trouvais que c’était une bonne<br />

idée et qu’il fallait le faire. C’était assez nouveau à ce moment-là car nulle part dans le monde<br />

il y avait une société disons privée – elle l’était plus ou mo<strong>in</strong>s – qui lançait des fusées ; c’était<br />

toujours des Etats : aussi bien aux Etats-Unis, qu’en Russie, qu’en Inde, enf<strong>in</strong> partout c’était<br />

l’Etat qui était le maître d’œuvre de tout lancement. Et venir avec une société privée, car<br />

Arianespace était une société privée – enf<strong>in</strong>, c’est ce que l’on prétendait – cela venait un peu<br />

comme un choc pour la plupart des pays à qui les Français s’adressaient et eux ont <strong>in</strong>sisté<br />

pour qu’au mo<strong>in</strong>s on en discute à l’<strong>in</strong>térieur de l’ESA et que l’on fasse les Accords dans le<br />

cadre de l’ESA. Ce qui a été fait.<br />

NT : C’est votre Service juridique qui s’est occupé du dossier ? C’était Monsieur Bourély 39 à<br />

l’époque ? Kaltenecker ?<br />

GvR : Côté juridique, dans quel sens ?<br />

NT : Pour les Accords.<br />

GvR : Non, c’est moi qui ai négocié les accords avec Arianespace sur ce qu’ils pouvaient faire<br />

et ne pas faire, comment avoir une certa<strong>in</strong>e répartition entre les pays membres, etc. Les choses<br />

habituelles…<br />

NT : Vous savez qu’à <strong>in</strong>tervalles réguliers on doit ré<strong>in</strong>jecter de l’argent dans Arianespace. Récemment<br />

encore, à cause de la parité dollars/euros qui n’est pas favorable à Ariane. Les délégations<br />

régulièrement mettent en question le tour de table Arianespace, avec les <strong>in</strong>dustriels qui sont tout de<br />

même les premiers <strong>in</strong>téressés... Cela vous a-t-il dès le début semblé pouvoir poser problème – ou on<br />

n’avait pas le choix ?<br />

GvR : Aucun, non. Je ne vois pas le problème. Il y avait une chose : il y avait deux prix,<br />

même si Arianespace l’a toujours nié. En pratique, il y avait un prix pour l’ESA et un prix<br />

pour les clients commerciaux. C’était <strong>in</strong>évitable, si vous voulez. On ne pouvait commencer à<br />

demander pour des lancements commerciaux les prix qu’ils pouvaient demander à l’ESA.<br />

NT : C’est un peu ce que les América<strong>in</strong>s vous ont reproché dans l’affaire TCI [Transpace Carriers<br />

Inc] – même s’il ressort que l’affaire TCI était une histoire <strong>in</strong>terne américa<strong>in</strong>e.<br />

GvR : Oui. TCI, qui était une firme privée voulait lancer des Thor-Delta. Leur cible, en<br />

attaquant Ariane, était mo<strong>in</strong>s Ariane que le Shuttle qui faisait des prix absolument aberrants,<br />

au début. Cela ne coûtait rien. Cela a f<strong>in</strong>i évidemment avec la tragédie du Shuttle qui a eu un<br />

<strong>in</strong>cident, en 1986, Challenger. Et [la cible] de TCI était beaucoup plus la NASA que l’ESA et<br />

les pays membres d’Arianespace.<br />

NT : Vous n’étiez pas obligés sur le plan juridique de répondre puisque la Section 301 devant le<br />

Congrès est une affaire <strong>in</strong>terne. Vous avez pris la décision de répondre… ?<br />

GvR : Oui, il fallait répondre parce que l’on était attaqué. On a réfléchi. Orye était [très<br />

impliqué] dans cette affaire. On a dit : on n’a rien à cacher donc on va jouer jeu ouvert, on<br />

montrera tout et on donnera tous les renseignements que l’on veut, etc.<br />

NT : Les América<strong>in</strong>s ont-ils été aussi ouverts ?<br />

GvR : Non. La négociation avant l’accident de Challenger était assez curieuse : j’étais le chef<br />

de la Délégation européenne et j’avais tous les pays membres qui envoyaient quelqu’un pour<br />

venir voir comment cela se passait. Mon ‘adversaire’ était l’USTR [United States Trade<br />

Representative] et c’était une dame, Madame Archibald, une dame charmante qui avait TOUS<br />

les départements du gouvernement américa<strong>in</strong> y <strong>in</strong>clus l’Agriculture qui faisaient partie de sa<br />

délégation. Il y a eu des moments où Jane Archibald et moi allions déjeuner ensemble et<br />

39<br />

Michel Bourély a quitté l’Agence le 31 décembre 1982. Gabriel Lafferranderie lui a succédé à la tête du<br />

Service juridique.<br />

26


comploter comment on pouvait court-circuiter nos délégations. Moi, j’avais beaucoup mo<strong>in</strong>s<br />

de problèmes avec la délégation européenne qu’elle en avait avec la délégation américa<strong>in</strong>e,<br />

parce que… c’est très compliqué. J’avais fait un papier là-dessus que j’ai donné à une réunion<br />

du groupe de Lafferranderie quelque part en Ecosse, à Aberdeen. Si je peux le retrouver, ce<br />

papier donnait assez bien comment était la négociation. 40<br />

NT : Passons à une autre question qui est le transfert de responsabilité des facilités de lancement à<br />

Arianespace. Vous vous souvenez de ces négociations ?<br />

GvR : Pas du tout.<br />

NT : Donc ce n’est pas vous qui les avez…<br />

GvR : Cela dépend de ce que vous voulez dire. On a fait un accord avec Arianespace. 41 J’étais<br />

président du groupe. Nous sommes arrivés à un accord assez facilement. J’étais à ce momentlà<br />

100 % conva<strong>in</strong>cu qu’Arianespace était une bonne chose même si cela paraissait un peu<br />

étrange à première vue, puisque comme je vous l’ai dit nulle part dans le monde on avait fait<br />

une chose pareille. Je savais également que l’Agence ne pouvait pas prendre la responsabilité<br />

de commercialiser Ariane, non. D’ailleurs, laissez-moi vous dire que je suis ple<strong>in</strong><br />

d’admiration pour les gens d’Arianespace, surtout ceux qui y étaient là quand moi j’y étais<br />

encore parce qu’ils ont fait un sacré boulot !<br />

NT : Comment avez-vous accueilli depuis votre retraite la nouvelle que Soyouz allait être lancé de<br />

Guyane ?<br />

GvR : [Hésitation] Je crois que f<strong>in</strong>alement c’est une bonne chose à faire puisqu’il y a un gap<br />

dans les capacités, entre le petit lanceur, l’italien [Vega] – enf<strong>in</strong>, je ne sais pas quand on le<br />

verra – et Ariane, surtout Ariane 5, qui est quand même une sacrée bête ; c’est grand ! Alors<br />

avoir quelque chose au milieu en plus, et – c’est devenu important – bon marché, oui, cela a<br />

un sens. Au début, je disais : « Que sont-ils en tra<strong>in</strong> de faire ? » Mais après avoir réfléchi et<br />

parlé avec les gens d’Arianespace parce que j’ai été après ma retraite encore deux fois <strong>in</strong>vité à<br />

un lancement…<br />

NT : Et l’arrêt d’Ariane 4 vous vous en souvenez ?<br />

GvR : Oui. Il le fallait : on ne pouvait pas faire Ariane 5 ET Ariane 4. Cela demanderait deux<br />

groupes <strong>in</strong>dustriels, deux équipes de lancement et probablement pas assez de travail ni pour<br />

l’une ni pour l’autre. C’est dommage parce que cette fusée marchait merveilleusement bien.<br />

Et donc quand la première Ariane 5 n’a pas marché, il y avait une tendance chez beaucoup de<br />

gens à dire : « Mais pourquoi est-ce que l’on ne cont<strong>in</strong>ue pas avec Ariane 4 ? »<br />

NT : Ce n’était pas possible…<br />

GvR : Ce n’était pas possible et cela n’aurait pas eu de sens non plus. C’était du<br />

sentimentalisme. On l’aimait bien parce qu’elle nous avait bien servi mais c’est tout. Ariane 5<br />

est une meilleure fusée. Déjà elle emporte plus ; c’est quand même autre chose.<br />

NT : Raymond Orye que j’ai eu au téléphone et à qui je demandais quelle question il vous poserait, s’il<br />

devait vous <strong>in</strong>terviewer, a mentionné la crise du f<strong>in</strong>ancement d’Ariane 5…<br />

GvR : Oh oui ! Vignelles avait dépensé 30 millions de plus que ce qu’il avait. Et sa raison<br />

était : « Je ne peux pas arrêter ma<strong>in</strong>tenant ; il faut que je cont<strong>in</strong>ue ; c’est à vous à trouver<br />

l’argent. » Alors j’étais furieux ; typiquement les gens du CNES… ils font n’importe quoi et<br />

40 Cf. George van Reeth, “Section 301 <strong>of</strong> the U.S. Trade Law and its application <strong>in</strong> the case <strong>of</strong> the TCI compla<strong>in</strong>t<br />

aga<strong>in</strong>st the <strong>Europe</strong>an <strong>Space</strong> Agency and its Member States”, ECSL Summer Course, Aberdeen, 12-26 August<br />

1995. Voir également John Krige, “The Commercial Challenge to Arianespace. The TCI Affair”, <strong>Space</strong> Policy,<br />

Vol. 15 (1999), pp. 87-94.<br />

41 Convention ESA/Arianespace, datée du 15 mai 1981.<br />

27


après ils disent : « Et bien oui, on a fait cela, c’était pour le bien du programme… » Et nous<br />

on devait aller devant les pays membres et dire : « Sorry, mais on a beso<strong>in</strong> de… je crois que<br />

c’était 30 millions d’ECU de plus. »<br />

[A ce moment-là Raymond Orye appelle au téléphone, ce qui fait sourire tout le monde.]<br />

GvR : Ah oui, il est sur le po<strong>in</strong>t de nous rendre visite avec d’ailleurs le responsable qui était<br />

Vignelles de ce dépassement de 30 millions.<br />

NT : Donc vous êtes restés bien copa<strong>in</strong>s tous?<br />

GvR : Oh, oui ! D’ailleurs c’est quelque chose de caractéristique de l’activité spatiale. Peutêtre<br />

partout – personnellement je connais mieux l’<strong>Europe</strong> ; les gens bien se bagarraient, ils<br />

n’étaient pas d’accord mais ils restaient AMIS. On était vraiment amis avec les bons ; et en<br />

général toute l’équipe… aussi bien à l’ESA, qu’au CNES, à Arianespace, les gens étaient<br />

bons. Et même si, comme sur les 30 millions, on avait une grande bagarre, permettez<br />

l’expression, ‘on s’engueulait’, après on restait amis. Des gens comme Vignelles, par<br />

exemple, qui n’est pas exactement le plus facile, c’est pour cela qu’il réussit des choses<br />

comme Ariane 5, c’est resté un ami.<br />

NT : L’accident de Challenger, vous vous en souvenez ?<br />

GvR : Oui, parce que cela a mis f<strong>in</strong> à toute cette histoire de TCI. La décision prise par le<br />

Président des Etats-Unis était que le Shuttle était strictement pour leur propre utilisation ou<br />

pour des satellites qui étaient grands au po<strong>in</strong>t qu’on ne pouvait les lancer avec d’autres<br />

[lanceurs]. Le Shuttle c’est ma<strong>in</strong>tenant vers la <strong>Space</strong> Station. Le Shuttle c’était une erreur<br />

dramatique. Si nous on en a fait, eux ils en ont fait aussi…<br />

NT : Je vous propose que l’on <strong>in</strong>terrompe un moment sur les programmes et que l’on parle de la vie un<br />

peu après l’ESA, que vous avez quittée en 1991. Quelles étaient les circonstances de votre départ,<br />

c’était votre choix ?<br />

GvR : Non. Non, mais c’était le règlement. J’avais déjà été prolongé au-delà de 65 ans. Et<br />

puis, on ne trouvait pas de successeur. Chaque fois, il y a avait eu quelques prétendants mais<br />

ils étaient <strong>in</strong>acceptables ; je ne vais pas les nommer, ce ne serait pas gentil. Chaque fois j’étais<br />

prolongé, puis il y eut la Conférence m<strong>in</strong>istérielle de Munich où [hésitation], Jean-Marie<br />

Luton <strong>in</strong>sistait pour que je reste au mo<strong>in</strong>s jusqu’à la Conférence.<br />

NT : Peu après vous prenez la présidence de l’ISU. Je vais pr<strong>of</strong>iter de la présence de<br />

Monsieur Oosterl<strong>in</strong>ck qui connaît bien toutes ces affaires pour que ce soit lui qui vous<br />

<strong>in</strong>terviewe sur cette période. Si vous le voulez bien ?<br />

GvR : Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que j’aie très envie de parler de l’ISU. [Monsieur van<br />

Reeth manifeste une certa<strong>in</strong>e nervosité à ce moment-là].<br />

NT : On peut déjà peut-être expliquer ce qu’est l’ISU.<br />

GvR : Oui, cela c’est une bonne chose, si René peut le faire.<br />

RO : Oui, et puis voir comment l’ESA a été impliquée dans l’ISU…<br />

GvR : Oui c’est surtout cela... parce que franchement… Déjà, ils ont eu une première réunion<br />

quelque part près de Harvard. A la deuxième – je peux peut-être raconter cela – j’étais en Inde<br />

pour l’IAF et près de la pisc<strong>in</strong>e, il y a [Peter] Diamandis, que je ne connaissais pas, qui est<br />

venu et que j’ai engueulé en lui disant : « Vous m’<strong>in</strong>vitez à venir aux Etats-Unis pour votre<br />

première réunion, cela coûte un passage en première classe pour les Etats-Unis et puis vous<br />

me donnez un quart d’heure, ou 20 m<strong>in</strong>utes maximum pour parler. Moi, je ne me déplace pas<br />

28


pour 20 m<strong>in</strong>utes ; j’ai mieux à faire que dépenser l’argent de l’Agence là-dessus. » Bon, on<br />

s’explique là-dessus au bord de la pisc<strong>in</strong>e de l’hôtel en Inde. Et il me dit : « Pourriez-vous<br />

nous <strong>in</strong>diquer un endroit où nous pourrions aller en <strong>Europe</strong> ? » – « Bon, et bien il y en a<br />

plusieurs : Rome, Strasbourg, Munich. » Il s’avéra que Rome n’était pas assez grand et qu’à<br />

Munich, l’année académique en Allemagne commence plus tard… et donc je les ai mis en<br />

contact avec l’université Louis Pasteur à Strasbourg que je connaissais parce qu’ils avaient<br />

fait une étude pour l’ESA sur l’Espace et ses retombées économiques et j’ai dit à Diamandis :<br />

« Voilà, essayez, je vous mets en contact avec le Pr<strong>of</strong>. Cohendet de l’Université de<br />

Strasbourg » ; et en plus ils n’avaient pas un sou ; et j’ai dit : « Je vous trouverai un million. »<br />

Cela a commencé comme ça. Voilà. Bon, après… René, c’est toi le spécialiste…<br />

RO : Cela explique bien le début. En 1987, le bureau de Wash<strong>in</strong>gton nous signale qu’une<br />

Université <strong>in</strong>ternationale de l’Espace allait être créée. D’abord on était un peu sceptique au<br />

début ; on ne voyait pas très bien comment cela pouvait vivre, exister. Ils créaient la première<br />

année au MIT, le Summer Course, en 1988. Comme dit George, c’était organisé d’une façon<br />

un peu bizarre : on <strong>in</strong>vitait les gens pour des périodes très courtes ; pour venir donner une<br />

heure ou deux de cours et puis f<strong>in</strong>i. George n’y est pas allé en 1988. Il m’a demandé d’y aller.<br />

J’y suis allé pendant quelques jours. D’abord j’étais sceptique en voyant les fondateurs ; ils<br />

étaient quand même très <strong>in</strong>expérimentés pour mettre en place…<br />

NT : Ils venaient d’où ?<br />

C’étaient des jeunes : Diamandis avait étudié à MIT ; il était médec<strong>in</strong>. Ensuite, il y avait Bob<br />

Richards, qui était Canadien et puis Todd Hawley. C’étaient trois copa<strong>in</strong>s, qui avaient créé<br />

une petite fondation pour l’Espace [<strong>Space</strong> Generation Foundation, 1985] et avaient conva<strong>in</strong>cu<br />

quelques personnes à Wash<strong>in</strong>gton de l’<strong>in</strong>térêt de cette université <strong>in</strong>ternationale de l’Espace.<br />

Donc ils avaient organisé cette première session à MIT. Nous, à l’ESA on a envoyé une seule<br />

personne à cet événement ; c’était tout de même assez cher. Sur place, j’étais d’abord très<br />

déçu mais après deux jours avec les étudiants, j’ai dit que c’était plus important que mon<br />

scepticisme à l’encontre des fondateurs ou de l’Organisation. Je voyais quand même que cela<br />

pouvait être très <strong>in</strong>téressant. Je suis donc retourné voir George, disant : « Bon, il y a un<br />

potentiel mais il faut trouver l’argent pour que cela vive. » C’est là qu’on a eu l’IAF à<br />

Bangalore ; George s’est engagé auprès de Peter Diamandis à trouver l’argent. Ensuite on a<br />

soumis un document au Conseil et on a utilisé les surplus qu’on avait par les <strong>in</strong>térêts, le<br />

‘open<strong>in</strong>g balance’ pour f<strong>in</strong>ancer ; on n’a pas pu aller tout de suite à un million ; on a<br />

commencé avec quelques centa<strong>in</strong>es de milliers de dollars. Lorsqu’il s’est agi de passer à un<br />

million, il y avait quand même beaucoup de réticences de la part de certa<strong>in</strong>s Etats, qui ne<br />

voyaient pas très bien pourquoi l’ESA devrait <strong>in</strong>vestir dans un projet <strong>in</strong>ternational où il n’y<br />

avait pas que l’<strong>Europe</strong>. George a été conva<strong>in</strong>quant et donc le dossier est passé. On s’est mis<br />

d’accord avec ISU que cet argent devait être utilisé pour des bourses pour les étudiants.<br />

Chaque été, 30 à 40 étudiants européens étaient f<strong>in</strong>ancés par l’ESA. Ce qu’on a vu les années<br />

suivantes c’est que de plus en plus c’était une fenêtre sur l’ESA, sur l’<strong>Europe</strong> pour tous les<br />

jeunes <strong>in</strong>téressés par l’Espace. C’était quand même très important. On a eu par exemple à<br />

l’ISU des lancements en direct montrés à tous les étudiants et je dois dire que la NASA était<br />

un peu jalouse de voir que l’<strong>Europe</strong> pouvait faire des Relations publiques par ce biais-là.<br />

Ensuite on a eu des années très difficiles, entre autres la session au Japon à Kita-Kyushu qui a<br />

coûté énormément d’argent. De nouveau l’Université était en faillite, pour a<strong>in</strong>si dire. Et là, de<br />

nouveau l’ESA a sauvé l’Université en versant l’argent par anticipation pour l’année à venir.<br />

En prenant un risque, quand même. Si l’Université disparaissait, l’ESA avait payé un million<br />

à une entité dont la faillite était peut-être probable.<br />

GvR : Il faut dire que du côté ISU, il y avait au mo<strong>in</strong>s une personne fiable, c’était Young M<strong>in</strong><br />

Shim qui savait où était l’argent et ce qu’il en était. Les autres, c’était de la haute fantaisie !<br />

29


RO : C’est vrai. D’ailleurs on se souvient qu’un des fondateurs était très étonné que sa note de<br />

téléphone soit supérieure à sa note d’hôtel ! Pour vous montrez comment ils dépensaient<br />

l’argent. Alors il y avait Young M<strong>in</strong>, une très jeune coréenne qui gardait les f<strong>in</strong>ances et c’est<br />

grâce à elle et à ce que l’ESA avait donné, que l’ISU a survécu. Les pr<strong>of</strong>esseurs qui<br />

enseignaient à l’ISU n’étaient pas contents : ils voulaient plus d’argent, plus de moyens ; ils<br />

ne se rendaient pas compte que l’argent n’était pas là. On a eu ensuite des sessions dans<br />

différents pays : Canada (1990), Japon (1992), Etats-Unis (1993), Thaïlande… On a fait le<br />

tour du monde.<br />

A un certa<strong>in</strong> moment, les fondateurs voulurent aussi <strong>of</strong>frir un Master mais pour cela il fallait<br />

un campus permanent. On a donc fait un appel à candidatures. A l’ESA on était assez<br />

sceptiques ; je trouvais qu’on allait trop vite. On n’était pas encore assez bien structurés pour<br />

la session d’été et ce master aurait dû attendre encore quelques années. Mais les fondateurs<br />

ont poussé. On a donc lancé cet appel d’<strong>of</strong>fres. On a reçu des candidatures de plusieurs pays.<br />

En f<strong>in</strong> de compte, c’était Toronto et Strasbourg qui restaient, Montréal aussi.<br />

GvR : Montréal était ma favorite car c’était acceptable aussi bien pour les Français que pour<br />

les América<strong>in</strong>s mais enf<strong>in</strong> l’évaluation des autres qui a été faite a donné f<strong>in</strong>alement Toronto et<br />

Strasbourg.<br />

RO : F<strong>in</strong>alement, on a choisi Strasbourg malgré un lobby<strong>in</strong>g énorme des América<strong>in</strong>s, enf<strong>in</strong><br />

surtout des Canadiens pour prendre Toronto. Le problème de cette candidature était que l’ISU<br />

aurait été totalement <strong>in</strong>tégrée, soumise à l’Université ; elle perdait toute identité, toute liberté,<br />

le Sénat de l’Université décidait sur le Curriculum, sur les pr<strong>of</strong>s qui devaient enseigner et ça<br />

c’est un élément majeur à cause duquel on n’a pas choisi Toronto.<br />

GvR : Il y a eu une triste histoire de tricherie à Toronto et f<strong>in</strong>alement dans la réunion où la<br />

décision a été prise, c’est un América<strong>in</strong> qui a exposé que franchement la façon d’agir de<br />

Toronto n’était pas acceptable et il a fait un tel speech que dans le vote – secret – qui a suivi,<br />

il était évident que des América<strong>in</strong>s avaient voté pour Strasbourg plutôt que pour Toronto et je<br />

crois que c’était beaucoup dû à la diatribe de cet América<strong>in</strong>…<br />

RO : Walter Anderson, qui était partenaire de l’ISU depuis 1987, était l’<strong>in</strong>vestisseur privé le<br />

plus important ; il avait créé une firme de télécommunications (Esprit) qui dès 1987 a mis de<br />

l’argent dans ISU ; il était très enthousiaste mais il regardait naturellement tout cela d’un<br />

po<strong>in</strong>t de vue de gestionnaire. 42 Lorsqu’on a évalué les <strong>of</strong>fres, il est <strong>in</strong>tervenu pour dire qu’il y<br />

avait quand même des problèmes avec l’<strong>of</strong>fre de Toronto, qu’il n’avait pas tellement<br />

confiance et il a soutenu la candidature de Strasbourg. Ensuite, le vote a été secret mais il est<br />

clair qu’on ne pouvait l’emporter que si on avait un support des América<strong>in</strong>s.<br />

NT : Qui étaient les votants ?<br />

RO : Je ne me souviens plus…<br />

GvR : Tous les gens qui étaient au ‘Board <strong>of</strong> Directors’ sauf moi, par exemple, je ne pouvais<br />

pas voter car je faisais partie du « Secrétariat ». Il y en avait une diza<strong>in</strong>e.<br />

RO : Il y avait un autre membre très important dont je voudrais parler : la SEP [Société<br />

européenne de Propulsion], avec [Marcel] Pouliquen qui, à chaque fois a réussi à faire des<br />

paiements d’avance. Matra contribuait également mais payait quand il le fallait.<br />

Quand il a été question d’un Master, il a semblé qu’il fallait quelque chose de plus solide – au<br />

début la structure était légère, les trois fondateurs géraient cela avec enthousiasme, mais ils<br />

étaient peu fiables quand on discutait de sommes comme un million de dollars – très vite le<br />

42 Walter Anderson a été condamné à 9 ans de prison en 2007 pour fraude fiscale.<br />

30


oard a décidé qu’il fallait un Président et le premier Président a été George ; à ce moment-là<br />

on était à Cambridge, aux Etats-Unis et il a passé là plusieurs années, a mis de l’ordre, a créé<br />

une structure très simple mais avec des règles f<strong>in</strong>ancières et adm<strong>in</strong>istratives qui n’existaient<br />

pas. Au mo<strong>in</strong>s on avait quelque chose de solide pour quand le campus permanent serait créé.<br />

Dans la procédure de sélection, George en tant que Président était totalement neutre et moi<br />

j’étais représentant de l’ESA, en tant que shareholder. Cette sélection a été très dure et il a<br />

fallu plusieurs années pour recréer une bonne ambiance au se<strong>in</strong> de l’Organisation, certa<strong>in</strong>es<br />

personnes qui pensaient qu’elle aurait dû aller au Canada ayant un goût amer. George est parti<br />

et le Président suivant était [Roland] Doré, ancien Directeur général de l’Agence spatiale<br />

canadienne. On avait donné 1,2 millions à l’Université pour s’<strong>in</strong>staller à Strasbourg. L’équipe<br />

a été surdimensionnée ; on a recruté, recruté, recruté et dépensé presque tout l’argent, avant<br />

même l’arrivée des étudiants ! L’année suivante, on a eu de nouveau des problèmes<br />

f<strong>in</strong>anciers. On a donc passé des moments très difficiles au début.<br />

GvR : On a eu beaucoup d’aide du maire de Strasbourg, Mme Trautmann, extrêmement<br />

sympathique.<br />

RO : L’ESA a cont<strong>in</strong>ué à être toujours, jusqu’à aujourd’hui, le plus grand contributeur.<br />

NT : Comment sélectionniez-vous les étudiants qui recevaient des bourses ?<br />

RO : On laissait à l’Université la procédure de sélection car les étudiants devaient chercher à<br />

compléter le f<strong>in</strong>ancement : 40% venaient de l’ESA et 60% devaient venir d’ailleurs. On avait<br />

un droit de regard sur la sélection mais à posteriori. On ne voulait pas <strong>in</strong>fluencer la sélection.<br />

On vérifiait qu’il n’y avait pas de dérive, pas de favoritisme. Cela a toujours été très bien fait.<br />

On a aussi détaché du personnel : [George] Haskel était un scientifique dont le poste avait<br />

cessé d’exister à l’ESA ; on l’a conva<strong>in</strong>cu d’aller à Cambridge pour assister George dans la<br />

mise en place du curriculum. Puis il est allé à Strasbourg, jusqu’à sa retraite. On a ensuite<br />

envoyé Walter Peters qui est aujourd’hui le doyen, le Dean de l’Université. On a<br />

constamment envoyé quelqu’un de l’ESA ; Juan de Dalmau aussi a été détaché.<br />

NT : Vous estimez que l’<strong>in</strong>vestissement en valait la pe<strong>in</strong>e ? Que le retour sur <strong>in</strong>vestissement, en termes<br />

de visibilité de l’ESA mais aussi de formation de gens qui peuvent être du personnel utile pour l’ESA<br />

ou pour l’<strong>in</strong>dustrie spatiale ?<br />

RO : On voit ma<strong>in</strong>tenant avec tous les gens qui sont passés là que c’est vraiment important<br />

dans le CV de quelqu’un ; on le voit par le nombre de candidats que nous avons. C’est aussi<br />

très important pour la visibilité de l’<strong>Europe</strong>. Un exemple récent : j’étais avec Jean-Jacques<br />

Dorda<strong>in</strong>, notre Directeur général, dans l’Office du White House à Wash<strong>in</strong>gton quand<br />

plusieurs personnes entrent, trois ou quatre et un jeune vient, enf<strong>in</strong> relativement jeune, 35<br />

ans environ et me dit : « René, comment ça va ? » C’était un ancien de l’ISU. Et là Jean-<br />

Jacques, étonné, a mesuré l’importance de l’ISU ! […] Même chose au Japon ou en Ch<strong>in</strong>e. En<br />

Ch<strong>in</strong>e, dans l’Académie technologique, le second est un ancien d’ISU.<br />

GvR : On m’a dit d’ailleurs que mettre l’ISU dans son CV était un atout ; que cela<br />

impressionne les gens qui recrutent dans l’<strong>in</strong>dustrie.<br />

NT : Aujourd’hui, il y a plus de concurrence. Beaucoup de formations similaires se sont créées ?<br />

RO : Oui, similaires mais pas de la même qualité, en terme de diversité. A l’ISU, il y a des<br />

médec<strong>in</strong>s, des juristes, des f<strong>in</strong>anciers, des <strong>in</strong>génieurs, des scientifiques qui suivent le même<br />

Curriculum au début puis ils font un projet ensemble ; ils viennent du monde entier. Les<br />

autres formations sont assez locales : pour les Italiens, les Espagnols. Cet aspect multiculturel,<br />

<strong>in</strong>ternational et multidiscipl<strong>in</strong>aire est plus limité ailleurs. Mais il y a de la concurrence. ISU<br />

c’est cher par rapport à la gratuité mais comparé à l’INSEAT, on est lo<strong>in</strong> de ces prix-là.<br />

31


NT : Et la vie à Cambridge, c’était comment ?<br />

GvR : Pour moi personnellement, c’était le bon côté de l’ISU. J’ai eu grand plaisir à être à<br />

Cambridge. Toute l’atmosphère d’Harvard… Et même… je ne peux pas dire qu’il y avait de<br />

grands restaurants mais des endroits agréables et surtout des librairies ; c’est <strong>in</strong>ouï, cela ne se<br />

trouve nulle part d’autre ! J’ai d’ailleurs pas mal de livres dans ma bibliothèque tous achetés<br />

là-bas. Pour le reste, bon, c’était vraiment… ISU dans son ‘beg<strong>in</strong>n<strong>in</strong>g’ ce n’était pas comme<br />

c’est devenu après, à Strasbourg. Moi j’avais des doutes sur Strasbourg. C’est curieux parce<br />

qu’il y a eu des ragots disant que c’est moi qui avait imposé Strasbourg. Pas du tout, j’étais<br />

même hésitant ; il n’y avait pas d’<strong>in</strong>dustrie spatiale… Je ne voulais surtout pas Toulouse car<br />

l’<strong>in</strong>fluence des Français aurait été trop grande. Montréal était mon choix, mais comme René<br />

l’a dit, je ne votais pas et je n’ai pas fait de propagande pour Strasbourg.<br />

RO : C’est vrai. J’avais aussi des doutes sur Strasbourg ; j’avais aussi une certa<strong>in</strong>e cra<strong>in</strong>te : si<br />

Strasbourg est sélectionnée, l’ESA aura plus de travail à faire ; on ne peut pas se permettre<br />

que cela ne réussisse pas, si cela vient en <strong>Europe</strong>, on doit tout mettre en œuvre. J’avais le plus<br />

grand doute sur la viabilité de l’ISU comme campus permanent. Toulouse, où l’<strong>in</strong>dustrie<br />

spatiale était implantée, ce n’est pas que l’on ne voulait pas l’<strong>in</strong>fluence française mais cela<br />

aurait été <strong>in</strong>acceptable pour tous les autres pays ; de la même manière que si cela avait été<br />

dans le périmètre de la NASA, à Huntsville par exemple, cela aurait été <strong>in</strong>acceptable pour les<br />

autres.<br />

GvR : On aurait automatiquement dit que c’étaient les Français qui... En fait, moi j’ai dû<br />

conva<strong>in</strong>cre le m<strong>in</strong>istre Hubert Curien que l’ISU était quelque chose que l’<strong>Europe</strong> devait faire<br />

et il a aidé beaucoup pour avoir l’agrément académique en France. Je dois dire qu’à<br />

Strasbourg la réception a été agréable ; ils ont vraiment fait beaucoup et particulièrement<br />

Mme Trautmann. Ils ont ma<strong>in</strong>tenant un beau bâtiment, payé par la ville de Strasbourg, et ils<br />

ont encore toujours les mêmes dettes apparemment…<br />

RO : Elles ont dim<strong>in</strong>ué un tout petit peu. Il y a ma<strong>in</strong>tenant un très grand bâtiment mais qui<br />

était à moitié vide. L’ESA l’an dernier a <strong>in</strong>stallé un petit radiotélescope et une station TTNC<br />

qui fonctionne ma<strong>in</strong>tenant. C’était très important pour l’Université de Stuttgart, la plus grande<br />

université aéronautique allemande, qui avait un programme de petit satellite et devait avoir<br />

une station de back-up – qui est ma<strong>in</strong>tenant à l’ISU. Et à l’ESTEC on passe à la seconde<br />

génération ; l’ESA a <strong>in</strong>stallé la 1 ère génération à l’ISU. Et on a détaché pour deux ans un jeune<br />

diplômé stagiaire, quelqu’un de brillant, à Strasbourg pour que le labo marche. On a donc<br />

ma<strong>in</strong>tenant à l’ISU toute une partie technique qui n’existait pas avant.<br />

NT : Ce qui a rendu votre présidence difficile c’étaient les tensions avec… ?<br />

GvR : … Les tensions avec mes trois na<strong>in</strong>s dont, f<strong>in</strong>alement, celui qui était le plus honnête et<br />

correct était Todd Rowley qui est mort malheureusement. On a eu des histoires assez<br />

spéciales ; quand on a fait un summer school à Torronto, Todd et les deux autres ont fait un<br />

speech non pas sur l’ISU mais prenant la défense de l’homosexualité. […] Cela a fait scandale<br />

et avec raison ! D’un autre côté, Todd, on pouvait lui faire confiance. Quant à Diamandis<br />

j’avais coutume de citer Virgile : « timeo danaos et dona ferrentes. »<br />

RO : Tu l’as dit à New York, lorsque l’on discutait aussi de la présidence ; Diamandis faisait<br />

des promesses à George qui a sorti cette expression, très appropriée puisqu’il avait un nom<br />

grec. Il a eu la grâce de rire d’ailleurs.<br />

NT : Vous avez évoqué hors micro une campagne de presse calomnieuse vous voulez revenir sur cet<br />

épisode ?<br />

GvR : Non. Je préfère ne pas en parler.<br />

32


NT : Cela vous a affecté en tous cas. F<strong>in</strong>alement, après 30 ans à l’Agence, à l’ESRO, à l’ELDO, les<br />

périodes les plus difficiles ont été dans le milieu semi-universitaire ?<br />

GvR : Oui, je dois dire. J’ai eu des divergences avec Trendelenburg, avec Ste<strong>in</strong>er, avec<br />

d’autres directeurs ; des batailles homériques avec Lebeau mais toujours très impersonnelles ;<br />

bon, on n’était pas d’accord, on discutait. Non, je dois dire ISU pour moi reste la chose la plus<br />

pénible de toute ma carrière. Ma<strong>in</strong>tenant j’apprends de René que cela marche, pour le<br />

moment. Moi, j’ai fait beaucoup, au début ; franchement il y a eu des moments où j’ai regretté<br />

de m’être tellement impliqué. Il y a eu de s<strong>in</strong>istres règlements de compte à l’<strong>in</strong>térieur… Bon,<br />

mais je préfère ne pas trop en parler.<br />

NT : Vous vouliez ajouter quelque chose sur l’ISU ?<br />

RO : Non, je pense qu’on a dit l’essentiel.<br />

NT : Avant que l’on fasse une pose, j’aimerais que l’on parle des associations<br />

pr<strong>of</strong>essionnelles dont vous avez été membre : l’IAF, IAA, AIAA. 43 Jouent-elles un rôle<br />

important dans la communauté spatiale ? De quel ordre ?<br />

GvR : [Hésitation] Oui. L’IAF, certa<strong>in</strong>ement. J’ai été – cela s’appelle Président ? – de l’IAF.<br />

J’en ai les plus agréables souvenirs quoique comme Président, j’ai probablement eu plus de<br />

difficultés que n’importe quel autre Président. C’était deux années ; la première, il y a eu<br />

Tienanmen Square et la deuxième année, <strong>in</strong>terv<strong>in</strong>t la décision de mettre l’Allemagne de l’Est<br />

au même niveau que l’Allemagne de l’Ouest. Après Tienanmen Square, il était <strong>in</strong>concevable<br />

d’aller en Ch<strong>in</strong>e. Pas pour moi ; moi je n’y ai jamais cru.<br />

RO : On avait sélectionné la Ch<strong>in</strong>e, pour la Session annuelle de l’IAF. Moi j’étais à Hong-<br />

Kong et George était à Pék<strong>in</strong>.<br />

GvR : J’ai quitté le jour avant de Tiananmen Square. Mais pas un América<strong>in</strong> ne serait allé à la<br />

Session en Ch<strong>in</strong>e. Moi j’avais quelques doutes. Pendant que j’y étais, les étudiants<br />

manifestaient, allaient partout. La police les guidaient, les saluaient ; il y avait une ambiance<br />

bon enfant mais à la longue en effet c’était difficile pour un gouvernement d’accepter cela.<br />

J’ai vu le film ici où il y a le type qui se met devant le tank. Si c’était vraiment à ce po<strong>in</strong>t, le<br />

tank serait passé sur le type et c’était f<strong>in</strong>i. Mais enf<strong>in</strong> j’ai été obligé de convoquer une réunion<br />

de direction et de faire voter : est-ce qu’on va en Ch<strong>in</strong>e ou est-ce que l’on n’y va pas ? Le<br />

résultat était majoritairement négatif. Que faire, alors ? Rien cette année ? Les Espagnols,<br />

avec Azcarraga et une société d’aéronautique, ont fait énormément pour qu’on puisse avoir<br />

une conférence à Malaga. C’était lo<strong>in</strong> d’être évident, à six mois de la conférence. […] J’ai<br />

beaucoup aimé travailler pour l’IAF. C’était des palabres ; on parle, on présente beaucoup de<br />

papiers ; beaucoup sont présentés dix fois, mais il y avait également de très bonnes<br />

présentations.<br />

RO : Et puis, c’est le seul endroit où toutes les discipl<strong>in</strong>es étaient présentes.<br />

GvR : Oui, et puis toutes les parties étaient présentes : les Russes, les Ch<strong>in</strong>ois, tout le monde !<br />

NT : On dit souvent que certa<strong>in</strong>s pays ne viennent que pour avoir des <strong>in</strong>formations sur les programmes<br />

des autres pays. Est-ce que, surtout au début, il y a eu beaucoup d’espionnage dans le spatial ?<br />

GvR : Non. Tout le monde y va pour avoir certa<strong>in</strong>s renseignements, sur des choses qu’ils ne<br />

savent pas. Si quelqu’un prend des données d’un speech c’est qu’il est public ; tout le monde<br />

peut y aller. Ceux qui ne veulent pas que les autres le sachent, ne présentent pas.<br />

43 IAF : International Astronautical Federation.<br />

IAA : International Academy <strong>of</strong> Astronautics.<br />

AIAA : American <strong>Institute</strong> <strong>of</strong> Aeronautics and Astronautics.<br />

33


NT : Est-ce que les agences étaient <strong>in</strong>filtrées ? Vous avez eu des doutes, quelquefois ?<br />

GvR : Non. Pas du tout. Tout cela n’était pas assez important. L’espionnage se fait à un autre<br />

niveau. Pas à l’IAF, pas sur ce type d’Organisation. On présente des choses techniquement<br />

<strong>in</strong>téressantes ; on y apprend des choses mais on ne peut pas appeler cela de l’espionnage, lo<strong>in</strong><br />

de là.<br />

NT : Revenons sur les réseaux. On en a parlé hors micro. Pour vous, il n’y a pas de grande voie de<br />

cooptation dans le milieu spatial ?<br />

GvR : Il y en a peut-être mais je n’en ai jamais fait partie et je n’ai jamais été sollicité. Je<br />

n’avais pas de réseau ; les Belges ne savaient même pas que j’étais à l’ESRO. La Délégation<br />

belge en 1964 était très étonnée quand j’ai été nommé Chef des Contrats.<br />

NT : Comment expliquez-vous qu’il y ait eu autant de Belges dans le spatial, très en décalage avec le<br />

niveau de contribution ?<br />

GvR : Il y a une bonne raison à cela : la plupart des Belges qui étaient à l’Agence venaient<br />

après avoir fait un an ou deux soit à MIT soit à Caltech. Ils reviennent en Belgique et où<br />

trouver un job pour quelqu’un qui a fait Caltech ? La possibilité est évidemment cette jeune<br />

Organisation, ESRO, que l’on commence à mettre en place. Tous : Jean Vandenkerckhove,<br />

Erik Slachmuylders, René Colette, etc. tous venaient des universités américa<strong>in</strong>es. A l’ELDO,<br />

le favoritisme a joué et même trop. L’<strong>in</strong>compétence était, je ne dis pas générale, mais assez<br />

poussée quand même. Les gens venaient poussés par des Délégations, des amis. Un homme<br />

que j’aimais beaucoup et qui était un grand ami, Jef van Eesbeek 44 , a <strong>in</strong>filtré dans l’ELDO ses<br />

cous<strong>in</strong>s, ses fils, etc. L’ELDO marchait comme cela.<br />

RO : Je voudrais quand même corriger quelque chose que vous avez dit, dans la façon de<br />

poser la question : les Belges n’ont jamais été surreprésentés à l’ESA !<br />

GvR : A l’ESA non mais à l’ESRO, oui !<br />

NT : Cela vient du précédent entretien…<br />

RO : A l’ESA, les Belges ont toujours été un peu sous-représentés, par rapport à leur<br />

contribution. Par contre, il y a quand même eu à un certa<strong>in</strong> moment une discussion, selon<br />

laquelle il fallait non plus compter les personnes mais pondérer par grade. Certa<strong>in</strong>es<br />

personnes disaient que les Belges avaient des postes trop importants à l’ESA. Ils seraient alors<br />

surreprésentés...<br />

GvR : Ils l’étaient au tout début. Au Conseil, Jef van Eesbeek était là et Marchall représentait<br />

les Affaires étrangères belges. On parlait de la distribution géographique des contrats.<br />

Marchall, qui était un gentil garçon, se lève et dit : « La Belgique <strong>in</strong>siste non seulement sur<br />

une répartition géographique des contrats mais aussi du Personnel. » Van Eesbek tirait sur sa<br />

manche et disait : « Assieds-toi, assieds-toi. » [rires] Nous on savait qu’il y avait 10% de<br />

Belges. La participation était de mo<strong>in</strong>s de c<strong>in</strong>q ! Il ne faut pas parler de ce que l’on ne sait<br />

pas !<br />

NT : Sur la répartition des contrats, il y avait un vrai problème ?<br />

GvR : Il y avait un vrai problème, qui est venu des deux TD : l’Italie n’avait aucune<br />

participation [<strong>in</strong>dustrielle dans ce programme] et ils ont commencé à faire des difficultés.<br />

Tout le monde participait [f<strong>in</strong>ancièrement] à tout. Bondi a joué un rôle très important. Dans<br />

un sens, il a sauvé l’ESRO. Chaque pays membre aurait au mo<strong>in</strong>s 70 % de sa part de<br />

contribution, ce qui était difficile à faire. Comment est-ce qu’on calculait tout cela ? C’était<br />

44 Jef van Eesbeek : Attaché aux services du Premier m<strong>in</strong>istre, il fut l’un des représentants les plus réguliers de la<br />

Belgique aux réunions du Conseil et aux Conférences des organismes spatiaux européens.<br />

34


ma spécialité. Parfois un pays descendait un peu mais on le remontait dans les trois ou six<br />

mois. J’ai écrit un papier là-dessus. 45<br />

NT : Que vous <strong>in</strong>spire l’évolution du tissu <strong>in</strong>dustriel dans le secteur spatial, la concentration depuis les<br />

consortia jusqu’à EADS ?<br />

Au moment où j’ai quitté l’Agence, il y avait déjà certa<strong>in</strong>es anomalies comme par exemple<br />

une firme qui appartenait à deux consortia ; l’exemple typique était en Allemagne, où une<br />

firme appartenait aux consortia [concurrents] Mesh et Cosmos ! En Angleterre, c’était pire,<br />

British Aircraft Corporation avait fusionné avec Hawker Siddeley ; tous deux étaient dans des<br />

consortia différents ! Ma<strong>in</strong>tenant, je ne comprends plus rien. L’<strong>in</strong>dustrie n’est plus<br />

compétitive entre différentes firmes. Tout le monde est dans EADS. 46 Il y en a qui le<br />

regrettent, d’ailleurs. Par exemple, en Belgique toute l’<strong>in</strong>dustrie spatiale belge appartient à<br />

Alcatel.<br />

NT : Ce n’est plus le même métier… Cette hyper-concentration a-t-elle un impact sur les<br />

dépassements de coûts ?<br />

RO : Je ne veux pas répondre. On est en ple<strong>in</strong> appel d’<strong>of</strong>fres pour Galileo, c’est très délicat.<br />

[Après plusieurs heures d’entretien, Monsieur van Reeth a préféré remettre à une date<br />

ultérieure la reprise du questionnaire qui lui avait été adressé à l’avance ; il avait choisi les<br />

questions auxquelles il avait le sentiment de pouvoir répondre en faisant appel à sa seule<br />

mémoire.<br />

George van Reeth est décédé le 25 août 2010].<br />

45 Cf. George van Reeth, “The Evolution <strong>of</strong> Industrial Policy”, <strong>in</strong> Proceed<strong>in</strong>gs <strong>of</strong> an International Symposium on<br />

‘Twenty Years <strong>of</strong> the ESA Convention’, Munich, 4-6 September 1995 (ESA SP-387, November 1995, pages 101-<br />

104).<br />

46 EADS: <strong>Europe</strong>an Aeronautic Defence and <strong>Space</strong> company.<br />

Consortia: Mesh : Matra, Erno, Saab, HSD and Aeritalia.<br />

Cosmos : MSDS (Marconi), SNIAS, SAT, MBB, Siemens, Selenia, ETCA.<br />

Star : BAC, Thomson/CSF, Dornier, CGE-FIAR, Montedel, Fokker, Contraves, LM Ericsson, SEP<br />

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