une bande dessinee idéologique : rahan - Revue des sciences ...

de chaperonnage «laïque». Le «bonheur»
ne se gagne pas en marge de la
société (74,18). Mais il existe de bons
religieux ! R se découvre d'opportuns
«compagnons de route», de «bons
sorciers, pas comme les autres» (56,
18). A ce retournement fait pendant le
dévoiement toujours possible de la
science en technologie diabolique (48,
26).
L'ambiance est celle de l'industrie.
Les « sauvages » sont affublés en « travailleurs»
de villes modernes. On leur
applique la «loi d'airain» : «S; tu
fournis beaucoup de "pierres qui brûlent"
du vivras ! mais si tu tentes de
t'échapper, c'est pour toi la mort»
(46, 60). Les mineurs vivent dans des
« Kombinats » concentrationnaires.
Beaucoup de détails ne se comprennent,
en outre, qu'en référence aux
images véhiculées par les médias actuels,
que R se serve, pour sauter à la
perche, d'un engin dont le «nerf»
suppose l'emploi de la fibre de verre
(115, 23) ou qu'il dompte un cheval de
style «anglo-arabe» (37, 60). Ses réactions
sont celles de l'Occidental ordinaire.
Jeté dans une oubliette, il prend
le temps de se raser (34, 67) ; en vacances
chez des mélanodermes, il apprend
à... jouer (106, 25). Lors d'un
échange de prisonniers, ceux-ci se
croisent comme... à Berlin (73, 68).
Reste le langage, souvent pétri d'une
modernité involontaire, incompréhensible
en milieu «primitif». La méduse,
par exemple, est qualifiée de
«monstre en eau» (92, 18). Selon le
modèle français, la chauve-« souris »
devient un «oiseau-rat » (22, 38 et R
«vole» d'arbre en arbre (28, 40), métaphore
que ses contemporains « réalisent»,
en ce sens qu'ils le croient capable
de voler comme un oiseau. Le
langage fait l'objet d'une «quotidiennisation»,
inverse de l'étrangéification
de surface. Ainsi, «Lesgonuks ne
font pas le bonheur» (13, 74). Il est
nécessaire de «perpétuer l'espèce»
(62, 40). Un homme veut «réintégrer
le clan» en tant que «simple chasseur»,
— comme un responsable déchu
demande à reprendre du service
comme simple membre ou militant —
(7, 53). Une pendaison a lieu « jusqu'à
ce que mort s'en suive» (8, 8). La
«police» ordonne : «suis-nous» (39,
55) et R fait la classe : «répétez avecmoi»
(86, 73). La langue de bois n'est
pas loin : les sorciers veulent «diriger
le clan» (56, 14) ; R «est heureux de
contribuer à la mort du "démon"»
(41, 71) ; «Les ancien estiment que R,
en tant que captif, a eu raison de vouloir
s'échapper. C'était son devoir de
chasseur» (58, 51). Les habitudes langagières
de la partie adverse ne sont
pas oubliées. Tel «petit bourgeois
chauvin » clame : « Vous trahissez le
clan !» (2, 29). Un sorcier se conduit
en «gestapiste» : «parle ! parle !»
(102, 38). En contraste avec la raideur
de ces schèmes, R se laisse aller à des
familiarités qui reflètent l'atmosphère
banlieusarde de sa naissance : «Eh
bien, on peut dire que tu lui en fais
fais des choses, à R !» (63, 58). Un
enfant l'apostrophe : « tu nous ramènes
chez les nôtres, dis ?» (17, 8). Une
publicité pour « Pif » recourt au vocabulaire
de la classe d'âge qu'on veut
toucher, et jusqu'à celui de la drogue :
«planant», «flashant» (96, 26)...
10. Elitisme républicain
Ce solitaire paradoxal qu'est R, à l'altruisme
planétaire, est unique. Il
échappe aux pesanteurs, non seulement
de la société «primitive», mais
de toute société. Craô l'annonce :
« Tu ne seras pas un chasseur comme
les autres» (35, 9). Ténor claironnant,
R se fait connaître en pleine lumière :
« Je suis R, le fils de Craô » (2, 26 ; 17,
5) ; en d'autres termes : «militant, fils
de militant exemplaire». Notons que
le caractère non naturel de cette parenté
va de pair avec son idéalité.
Craô n'est pas plus un père précis que
R, en tant qu'orphelin, n'est un fils
identifiable. II est pupille de l'humanité.
Solitaire dans son Versailles
mental, il rêve à d'autres R, qui «devaient
agir de même, dans d'autres
parties du monde» (22, 41). Mais
l'histoire n'en montre pas et l'éventualité
ne sert qu'à dissimuler le caractère
définitivement aristocratique du
guide. Déguisé en humble, R «n'est
qu'un simple chasseur» (81, 41). Ce
modeste, pourtant, est assez puissant
pour déboulonner les dieux. Il monte
«A l'assaut des deux» (56, titré). Son
iconoclasme l'amène, justement, au
rang de ceux auxquels il s'attaque.
Nouveau prêtre, il est « fier d'appartenir
à cette espèce qui pouvait rivaliser
avec les dieux» (50, 74) et fait l'objet
d'incantations rituelles particulièrement
redondantes (65, 18). Guerrier
exceptionnel, il jouit des privilèges
(27, 21) que lui confèrent ses victoires.
Le collier que Craô transmet à son
successeur porte une série de griffes,
symboles des qualités inaccessibles
aux autres, qui «n'appartiennent qu'à
R» (13, 59). Bien que «courage,
loyauté, générosité, ténacité, sagesse»
(35, 9), ne soient pas «magiques» selon
les canons de l'ancienne religion,
désormais interdite, ces vérités ordonnent
efficacement la vie du militant.
Certes, le héros «ne croyait pas aux
superstitions» (44, 35). Les fausses
croyances, toutefois, supposent qu'il y
en ait de véridiques, aux valeurs
contraires : «Ce n'est pas la mort
qu'il faut vénérer, mais la vie» (30,
26). Ces considérations s'appliquent
également au coutelas dont se sert R.
Pris à un chef comme une marque
d'émancipation, ce «précieux souvenir»
(78, 66) d'ivoire reçoit des actions
de grâce (4, 25). Son acquisition
n'est pas un vol (35, 18), pas plus que
la confiscation des outils de production
et de la puissance patronale.
Technologiquement inférieur au couteau
de fer, que R invente évidemment
(5, 69), il lui est idéologiquement supérieur.
Preuve du caractère immaculé
de la théorie et des premiers succès
de la pratique, il est récupéré coûte
que coûte lorsqu'il paraît perdu (14,
57). Comme il n'est pas question de
risquer sa vie pour un simple coutelas,
ce dernier possède donc un caractère
éminemment religieux. Il est d'ailleurs
-173-