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SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

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Si les animaux, les plantes, les éléments,<br />

en bref tout ce que les Ojibwé rangent dans<br />

la catégorie du vivant, de l’animé, sont<br />

spontanément fidèles aux Lois naturelles,<br />

celles qui tendent, précisément, vers<br />

«l’ordre, l’harmonie et la beauté», les<br />

hommes, plus «dépendants» et plus<br />

«faibles» (Ibid.) que les autres créatures,<br />

doivent définir eux-mêmes leur rapport<br />

avec le reste de la Création. Et la leçon du<br />

mythe est que, souvent, les hommes se fourvoient,<br />

que le Paradis n’est pas de ce<br />

monde.<br />

Les Ojibwé racontent que, dans le premier<br />

état de la Création, les hommes et les<br />

animaux partageaient les mêmes villages,<br />

ils s’unissaient charnellement, etc. Mais les<br />

hommes voulurent dominer les autres créatures<br />

qui se rebellèrent et se séparèrent<br />

d’eux; ceux-ci furent désormais astreints à<br />

les traquer dans les bois pour survivre... La<br />

division s’introduisit aussi dans les communautés<br />

humaines, <strong>des</strong> langues, <strong>des</strong> clans<br />

apparurent, etc. Et finalement, c’est le créateur<br />

lui-même qui abandonna les hommes.<br />

Les hommes devinrent <strong>des</strong> anges déchus...<br />

Le mythe établit la nécessité d’instituer<br />

une morale définissant, pour les êtres<br />

humains, les «bonnes» et <strong>des</strong> «mauvaises»<br />

conduites. L’homme doit passer un contrat<br />

moral, bâtir un garde-fou, dans tous les sens<br />

du mot, avec le pouvoir créateur, qu’on<br />

l’appelle Dieu, Kitche Manitou ou autrement.<br />

Par ce contrat, il reconnaît qu’il n’a<br />

pas le pouvoir de créer ou de maîtriser le<br />

monde, seulement celui, illusoire - parce<br />

que suicidaire -, de le détruire. Si l’homme<br />

reconnaît que les Lois naturelles sont les<br />

mêmes pour toutes les créatures, la notion<br />

de respect appliquée à toutes les formes de<br />

vie, à tous les êtres, exclut celle de domination,<br />

et une contradiction patente apparaît<br />

entre les religions qui s’auto-proclament<br />

«révélées» et les religions fondées sur le<br />

respect de ces lois naturelles, selon les principes<br />

d’ordre, d’harmonie et de beauté qui<br />

animent la Création.<br />

Si le Kitche Manitou <strong>des</strong> Ojibwé n’est ni<br />

la cause de sa «vision» du monde, puisqu’il<br />

la «reçoit», ni vraiment de sa réalisation,<br />

puisqu’il «en ressent le besoin», il faut en<br />

déduire que la création n’a ni cause ni fin,<br />

qu’elle se situe dans un «espace-temps»<br />

qu’on peut figurer au mieux sous forme circulaire.<br />

Chacun d’entre nous est son propre<br />

dieu et nous créons notre propre monde à<br />

tout moment, mais la foi en Dieu, quelque<br />

nom qu’on lui donne, est la reconnaissance<br />

de notre impuissance à réaliser notre nature<br />

divine dans ce monde, et la fidélité aux traditions,<br />

qui fait souvent définir les sociétés<br />

«primitives» comme stagnantes ou «sans<br />

histoire» implique que l’existence du<br />

monde repose sur un fragile équilibre <strong>des</strong><br />

relations que les êtres créés entretiennent<br />

les uns avec les autres, et que nous ne pouvons<br />

que reproduire aussi fidèlement que<br />

possible le tableau du monde imaginé par le<br />

Créateur.<br />

Ce monde limité ne limite pourtant pas<br />

nos aspirations vers l’état indicible où la<br />

Création prend sens. S’il n’existe aucune<br />

possibilité d’accéder à la seule connaissance<br />

qui vaille, si tout retour au paradis<br />

perdu est impossible, l’homme est jeté sans<br />

amer dans un monde en dérive. C’est pourquoi,<br />

toujours selon la tradition ojibwé, le<br />

Grand Esprit a fait don aux êtres humains,<br />

pour compenser leur faiblesse constitutive,<br />

d’un pouvoir unique: celui de rêver, de<br />

rêver et bâtir le monde.<br />

Chaque nuit, en rêvant, nous pénétrons<br />

dans l’inconscient, antichambre de l’Audelà,<br />

au delà de quoi rien n’existe que<br />

l’Unité, nous accédons à ce que l’on appelle<br />

«monde <strong>des</strong> esprits», «terre <strong>des</strong> morts», etc.<br />

L’entrée au paradis, parangon de la vision<br />

divine, peut être favorisée aussi par tout ce<br />

qui permet de transcender les limites imposées<br />

par le corps physique et la matérialisation<br />

du monde en général: ce peut être le<br />

recours aux nombreuses substances psychotropes<br />

qui donnent accès à <strong>des</strong> «états de<br />

conscience non ordinaires», selon la formule<br />

de l’anthropologue américain Carlos<br />

Castaneda, ou plus simplement certains<br />

rythmes musicaux ou chantés, la danse, la<br />

transe, ou encore la méditation, etc.<br />

Ainsi, de façon spontanée ou provoquée,<br />

le simple mortel devient le fidèle d’une religion<br />

naturelle qui est bien «recueillir, rassembler»<br />

(du latin relegere) et»lier» (religare).<br />

Si l’Occident chrétien a bien vu que<br />

la fidélité était une foi (fi<strong>des</strong>), puisqu’il fait<br />

dériver le premier concept du second, il<br />

semble que seul l’homme »primitif» ait<br />

érigé cette fidélité à l’oeuvre créatrice, donc<br />

à la Nature au sens large, comme principe<br />

essentiel et vital d’une véritable philosophie<br />

qui pose l’imaginaire (le rêve, la vision)<br />

comme fondateur d’un réel protéiforme.<br />

La tradition pose donc la relation à<br />

l’autre comme base d’un mode d’être et de<br />

penser où le contrat divin dont nous parlions<br />

plus haut est aussi contrat social. La relation<br />

avec la divinité est coextensive à la relation<br />

avec les autres hommes, et celle-ci, à son<br />

tour, s’intègre dans un biosystème plus<br />

complexe où figurent les créatures non<br />

humaines, visibles et invisibles.<br />

Les Indiens Wayãpi de Guyane estiment<br />

imprudent pour un homme de partir chasser<br />

seul; depuis l’échec du Créateur, par la faute<br />

<strong>des</strong> hommes nous l’avons vu, à créer une<br />

«terre sans mal», la forêt est devenue le<br />

repaire <strong>des</strong> «esprits», hantée par les ombres<br />

<strong>des</strong> morts, avatars de l’angoisse qui nous<br />

tient tous face au mystère de l’inconnu, et<br />

l’homme a tout à craindre de ses propres<br />

fantasmes.<br />

De façon plus concrète, le chasseur peut<br />

«s’égarer», se faire mordre par un serpent,<br />

etc., et il est de tradition de s’engager au<br />

moins à deux sur les sentiers de chasse.<br />

C’est souvent avec le même partenaire que<br />

l’on part, quelqu’un que l’on connaît intimement,<br />

dans ses défauts comme dans ses<br />

qualités, et dont on peut prévoir les réactions<br />

face à tel ou tel problème. Bref, le sentiment<br />

affectif, né de goûts ou de besoins<br />

partagés, qui est celui de l’amitié, engendre<br />

une complicité (du latin complecti, embrasser,<br />

contenir), et une alliance qui, naturellement,<br />

favorise l’entraide. La notion d’imolupa,<br />

qui caractérise cette relation, est une<br />

foi en l’autre engendrant une fidélité qui est,<br />

chez les intéressés, une qualité maîtresse.<br />

A propos du contrat de fidélité passé<br />

entre l’homme, les autres créatures et la<br />

Terre-Mère conçue comme créatrice et<br />

nourricière, nous pouvons citer la réflexion<br />

du Sioux lakota Luther Standing Bear:<br />

«Le lakota est rempli de compassion et<br />

d’amour pour la nature. Il aimait la terre et<br />

toutes les choses de la terre, et son attachement<br />

grandissait avec l’âge. Les vieillards<br />

étaient - littéralement - épris du sol et ne<br />

s’asseyaient ni ne se reposaient à même la<br />

terre sans le sentiment de s’approcher <strong>des</strong><br />

forces maternelles. La terre était douce<br />

sous la peau et ils aimaient à ôter leurs<br />

mocassins et à marcher pieds nus sur la<br />

terre sacrée. Leurs tipis s’élevaient sur<br />

cette terre dont leurs autels étaient faits.<br />

L’oiseau qui volait dans les airs venait s’y<br />

reposer (...) Le vieux Lakota était un sage.<br />

Il savait que le coeur de l’homme éloigné de<br />

la nature devient dur; il savait que l’oubli<br />

dû à ce qui pousse et à ce qui vit amène également<br />

à ne plus respecter l’homme»<br />

(McLuhan, 1974, pp. 17-18).<br />

Parmi les nombreux types de flèches utilisés<br />

par les Emerillon, il en existe un dont<br />

l’extrémité est taillée de telle sorte qu’elle<br />

assomme l’animal sans le tuer. Ramenés au<br />

village, perroquets, agamis, toucans, singes<br />

même, vont devenir les «familiers» <strong>des</strong><br />

hommes (eleimba en émerillon) et partager<br />

leurs repas. Ainsi tend-on, symboliquement,<br />

à reconstruire le temps-espace du premier<br />

monde, quand régnait la convivialité<br />

entre toutes les créatures...<br />

Le Péché originel, est clairement vu par<br />

la tradition chrétienne comme une rupture<br />

du contrat qui lie l’homme à la divinité. En<br />

incitant l’homme à «consommer» la pomme<br />

- à «consommer» leur union aussi -, Eve institue<br />

la différenciation et la séparation <strong>des</strong><br />

sexes, la distance et la dépendance mutuelle<br />

entre l’homme et la femme, chacun devenant<br />

pour l’autre un «mystère». A cette<br />

désunion s’en ajoute une autre, puisque Eve<br />

suscite l’interrogation sur l’ordonnancement<br />

du monde: pourquoi l’interdit?<br />

Remettant ainsi en cause le bien-fondé de la<br />

Création, l’homme perd le sens immédiat<br />

<strong>des</strong> choses et il se met à réfléchir pour comprendre.<br />

Mais le plus grave est que cette condamnation<br />

soit sans appel, sans recours.<br />

Contrairement à ce qui se passe dans les<br />

Mariage catholique d’un couple d’Indiens<br />

Blackfoot, Alberta (Canada).<br />

© Photo Henri Bancaud, 1977.<br />

sociétés traditionnelles, l’homme se voit ici<br />

interdire le retour au paradis, devenue barré<br />

par de hautes flammes, et à l’arbre de la<br />

connaissance. Ce refoulement aux frontières<br />

en fait un être de désir et de besoin;<br />

l’homme devient aussi sujet à l’angoisse,<br />

condamné, dans une errance éternelle -<br />

symbolisée par la damnation de Caïn -, à se<br />

poser <strong>des</strong> questions dont la réponse lui est<br />

devenue inaccessible. La rupture d’avec<br />

l’espace-temps circulaire dont nous parlions<br />

plus haut, transforme le sens-signifiant<br />

en un sens historique, inscrit dans un<br />

temps et un espace, qui n’est qu’une fuite<br />

en avant sans espoir...<br />

On comprend que pour les philosophies<br />

orientales, les peuples traditionnels, et<br />

quelques penseurs occidentaux inspirés<br />

comme Jean-Jacques Rousseau, l’intellect,<br />

la raison et la démarche scientifique basée<br />

sur la distanciation, ou objectivité, inaugurée<br />

par le péché originel, ne nous permettent<br />

pas de retrouver notre adéquation au<br />

sens, à la Nature, à notre nature. La perte du<br />

sacré, l’ignorance sont la sentence de notre<br />

crime d’infidélité à Dieu et à la nature.<br />

L’histoire <strong>des</strong> civilisations du livre<br />

montre comment, dans ce mouvement pervers,<br />

de la féodalité à nos jours,<br />

le savoir peut se transformer en<br />

pouvoir, et comment une foi, ou<br />

une fidélité aveugle - sans but -<br />

peut devenir instrument d’asservissement.<br />

La conquête du<br />

monde, toutes les formes de la<br />

colonisation, sont <strong>des</strong> péripéties<br />

d’une quête du paradis perdu,<br />

réduite à de triviales motivations<br />

dont le mythe de l’Eldorado est<br />

la représentation.<br />

En 1505, le premier Français<br />

à prendre pied au Brésil,<br />

Paulmier de Gonneville, nous<br />

parle en ces termes <strong>des</strong> populations<br />

tupi de la côte: «Item disent que<br />

quand les Chrestiens eussent esté<br />

anges <strong>des</strong>cenduz du ciel, ils n’eussent<br />

pu estre mieux chéris par ces pauvres<br />

Indiens» (Les Français en Amérique...,<br />

1946, p. 36). Vers 1524, Giovanni da<br />

Verrazano, navigateur italien au service de<br />

la Couronne de France, note à propos <strong>des</strong><br />

Amérindiens qu’il rencontre sur les côtes<br />

orientales <strong>des</strong> actuels Etats-Unis: «Ces indigènes<br />

sont fort généreux et donnent tout ce<br />

qu’ils possèdent. Nous nous liâmes avec eux<br />

d’une grande amitié» (Ibid., p. 65).<br />

Plus près de nous, dans les années 1980,<br />

un prêtre qui ambitionnait d’évangéliser les<br />

Indiens Emerillon et Wayãpi de la commune<br />

de Camopi, en Guyane, fut heureux<br />

d’accueillir parmi ses premiers fidèles l’un<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

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