SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

PASCAL HINTERMEYER - DANIEL RAMELET
Les intérêts des commentateurs, historiens,
juristes, philosophes hier, journalistes,
publicistes, politologues, sociologues,
économistes, aujourd’hui, ne font
que renforcer les résistances à l’objectivation
sociologique des agents impliqués
dans le fonctionnement du champ politique.
Tout comme la sociologie des sociologues
(14) est une condition indispensable
au développement de l’autonomie scientifique
de la sociologie, seule manière de
comprendre non seulement les représentations
du monde qu’importent les sociologues,
mais encore les problématiques
qu’imposent les usages et, surtout, les
effets des luttes entre écoles, courants de
pensée et tendances sur les manières de
faire la science, la sociologie des agents
impliqués dans la pensée de la politique est
bien la seule manière de comprendre en
quoi la science politique dépend aussi des
stratégies de carrière, des logiques de
publication, des interventions dans les
médias, des conseils d’expertise auprès des
partis politiques.
Il faudrait pour bien le comprendre analyser
les effets des positions (succès ou
échecs de carrière, succès ou échecs de
publication...) sur les prises de position
scientifiques (dénonciation ou adhésion à
telle manière de penser et de faire la science
politique) (15) . Les instruments de représentation
utilisés par la science politique finissent
par se mêler au sens commun de la politique
qui s’est constitué (16) : cela va de soi de
penser qu’il existe un électorat de chaque
parti ou une opinion publique que l’on peut
mesurer, comme cela va de soi de voter ou
d’utiliser les catégories forgées par les
agents du champ politique. Si les politiciens
construisent le monde social avec le langage
qu’ils utilisent, en faisant ou défaisant
les groupes qu’ils désignent, en stigmatisant
ou valorisant les pratiques qu’ils nomment,
il ne faut oublier que les commentaires
savants des spécialistes de la politique
construisent à leur tour le monde des politiciens
dans la mesure où le langage n’est pas
seulement description du monde mais aussi
constitutif de son organisation. Entrées dans
le sens commun, ces manières de voir et de
penser la politique deviennent des évidences
qui font la politique et qui, comme
toutes les évidences, résistent à toutes les
mises en question. Dans ces conditions,
mener une sociologie des politologues
risque fort d’apparaître comme un travail de
déconstruction.
Le sociologue, qui veut traiter la politique
comme une «chose» a donc toutes les
chances d’apparaître comme le prototype de
l’infidèle. Comme l’écrivait P. Ansart: «le
regard froid que jette l’observateur sur une
idéologie est ressenti comme attentatoire au
fidèle qui trouve dans son propre discours
non un «phénomène» mais l’évidence
intensément vécue de son action».
Notes
1. C’est vers 1960 que les sciences politiques vont
s’ouvrir au positivisme instrumental d’une
sociologie technicisée. Il est vrai aussi que
quelques années auparavant F. Goguel avait
proposé un programme de «sociologie
électorale».
2. Rammstedt O. A propos de la constitution d’une
sociologie allemande. Théorie et empirisme
dans la détection de l’ennemi du peuple.
Regards Sociologiques. 1993. N° 5.
3. Montlibert Ch. de. Contribution à l’histoire de
la sociologie: la professionnalisation, ses effets,
ses limites. Revue française de sociologie. 1982.
XXII. 37-53.
4. On sait, par exemple, qu’en France, le C.E.R.C.
- Centre d’Etudes des Revenus et des Coûts -
bien que centre directement rattaché au Premier
Ministre, était devenu suffisamment indépendant
pour traiter de manière approfondie des
inégalités sociales; supprimé en 1993, il a été
remplacé par un service dont les statuts précisent
que les rapporteurs seront obligatoirement
des administrateurs civils ou, pour le dire autrement,
des fonctionnaires issus de l’E.N.A., dont
la carrière dépend du commanditaire.
5. Montlibert Ch. de. L’évaluation des Universités
ou les effets du commérage institutionnalisé.
IM.CRESAL (ed.) Les raisons de l’action
publique: entre expertise et débat. Paris. 1993.
L’Harmattan. 366 p. pp 173-181.
6. Weber M. Parenthèse théorique. Le refus religieux
du monde, ses orientations et ses degrés.
Traduit par Ph. Fritsch. Archives des Sciences
Sociales des Religions. 1986. N° 61./1. pp 7-
34.
7. Montlibert Ch. de. L’identitarisme. Avancées.
1994. N° 2. 7-13.
8. Cassirer E. Le Mythe de l’Etat. Paris. 1993.
Gallimard.
9. Charbonnel N. Les aventures de la métaphore.
Strasbourg. 1993. P.U.S.
10. Reboul O. L’endoctrinement. Paris. 1977.
P.U.F.
11. Lacroix B. Ordre politique et ordre social.
Objectivisme, objectivation et analyse politique.
In Grawitz M., Leca J. Traité de Science
Politique. Paris. 1985. P.U.F.
12. Bourdieu P. La noblesse d’Etat. Paris. 1989. Ed.
Minuit.
13. Weber M. Essais sur la théorie de la science.
Paris. 1965. Plon.
14. Montlibert Ch. de. L’hétéronomie du champ de
la sociologie. Regards Sociologiques. 1993.
N° 5. pp 31-34.
15. On consultera avec intérêt l’étude de J.B.
Legavre sur Frédéric Bon pour comprendre
comment un politologue peut être à la fois «un
des spécialistes les plus renommés en matière
d’estimation et de sondages d’opinion, un
consultant à la SOFRES puis à BVA, un des
conseillers de Michel Rocard, un inventeur,
avec d’autres, de la figure de l’expert en opinion
publique».
J.B. Legavre, Fréderic Bon, «Portrait d’un politologue,
portrait d’une «nouvelle» discipline»,
Politix. 1992. N° 18. p. 146-172.
16. Offerlé M. Le nombre de voix. Electeurs, partis
et électorats socialistes à la fin du 19e siècle en
France. Actes de Recherches en Sciences
Sociales. 1988. N° 71 - 72. pp 4-21.
Symbolique de la fidélité
dans l’institution militaire
La vie sociale est faite de
continuité et de changements,
de transmission et
de ruptures, de fidélité
et d’infidélités. Dans
ces couples de contraires,
chaque terme existe par
l’autre et la tension qui les lie.
S’il parvenait à éliminer celui
auquel il s’oppose, ce succès
lui serait sans doute fatal.
Il le priverait en tout cas
de l’essentiel de son sens.
Pascal Hintermeyer
Faculté de sciences sociales
Daniel Ramelet
Assistant social des Armées
Dans le face à face entre fidélité et
infidélités, les institutions prennent le
parti de la première. Elles structurent
l’effervescence sociale, la profusion des
initiatives et des intérêts, en énonçant des
règles, en les solennisant et en les faisant
respecter. Elles se réfèrent à la permanence de
leurs valeurs fondatrices et de leurs traditions.
Mais elles doivent aussi, même si elles ne se
l’avouent pas toujours, s’adapter à leur
environnement et, pour survivre, accepter le
risque de la nouveauté, de la critique, du
désordre (1) , en somme une dose d’infidélité.
Certaines institutions sont, plus que
d’autres, attachées à la stabilité qu’elles
assurent. Elles se présentent volontiers sous
un jour immuable. L’exemple le plus
extrême est sans doute celui de l’institution
militaire qui, en toute circonstance, se proclame
fidèle à elle-même, à ses principes et
à ses missions. Les signes qu’elle exhibe -
uniformes, galons et décorations, exercices,
revues et parades - expriment la conformité
à un ordre idéal et presque intemporel.
L’arsenal réglementaire dont elle s’est
dotée prescrit l’attitude à adopter en toutes
circonstances. Celles qui ne font pas l’objet
d’une telle prescription sont abordées
conformément à la tradition.
A une époque où les sociologues attirent
l’attention sur la part d’indétermination
nécessaire pour stimuler l’initiative des
acteurs et le dynamisme collectif (2) , l’armée
apparaît de plus en plus comme une excep-
Présentation au drapeau, peloton composé d’un officier ( porteur du drapeau) de
deux sous-officiers et de trois militaires du rang. Le drapeau défile devant les troupes.
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
30
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
31