SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
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Jeune danseur se reposant entre deux<br />
danses, pow wow de l’île Manitoulin,<br />
Ontario (Canada)<br />
© Photo Alain Ercker, juillet 1993<br />
question d’une situation parfois conflictuelle<br />
est certes abordée, pour être confondue<br />
dans les termes, évoquant un «contact<br />
culturel particulier» (Perrin, Panoff), ou<br />
préférant <strong>des</strong> «influences “extérieures”»<br />
(J.-F. Baré). Là où les deux premiers<br />
péchent par optimisme, le second faute par<br />
omission.<br />
Sachant «qu’aucun élément d’un système<br />
culturel “source” - emprunté ou<br />
imposé - n’est reproduit à l’identique une<br />
fois transplanté dans une autre culture»<br />
(Baré, p. 2), la technologie ne saurait être<br />
un outil de comparaison fiable qu’à hauteur<br />
de sa diversité d’utilisation. Car emprunter<br />
signifie aussi “marquer de son empreinte”<br />
un trait culturel étranger qui cesse dès lors<br />
de l’être. On le marque pour signifier son<br />
acquisition, comme on marque le bétail<br />
dont on est propriétaire. Cette marque est<br />
signe de changement de propriétaire comme<br />
de nature. Même si elle peut être infime,<br />
parfois difficilement discernable.<br />
Au lieu de rendre compte de cette diversité,<br />
de l’ingéniosité et de la créativité<br />
humaines, l’acculturation rapporte au<br />
contraire les traits culturels exogènes à un<br />
usage unique, ne souffre pas d’alternative.<br />
Dans une définition qui apparaît comme<br />
le produit d’une idéologie, deux processus<br />
aux conséquences opposées s’amalgament,<br />
l’emprunt volontaire se pose au même plan<br />
que l’apport imposé, assimilant une situation<br />
volontariste à un contexte de rapport de<br />
force inégalitaire, dédouanant l’impact du<br />
procès colonial, confondant dialogue avec<br />
monologue.<br />
Génocide - ethnocide -<br />
suicide<br />
Loin de sa définition de contact culturel<br />
à emprunts réciproques, la pratique d’acculturation<br />
(4) sous-entend au contraire la diffusion,<br />
l’apprentissage d’un mode de vie au<br />
détriment d’un autre, signifie non pas accumulation<br />
mais perte, victoire de l’uniformisation<br />
sur la diversité culturelle, prend dès<br />
lors la dimension d’une déculturation; où<br />
l’échec du génocide appelle la <strong>des</strong>truction<br />
de la culture par l’ethnocide.<br />
Le terme est exogène, l’altérité admise<br />
dans la ressemblance, non dans sa spécificité<br />
culturelle. L’acculturation est à sens<br />
unique parce qu’elle masque une politique<br />
ethnocidaire. Elle ignore les résistances,<br />
méconnaît la réciprocité et les facultés<br />
d’adaptation <strong>des</strong> sociétés traditionnelles (5) ,<br />
contemple la réalité en borgne, en cyclope<br />
culturel.<br />
Les Occidentaux n’ont pas l’exclusivité<br />
de l’ethnocentrisme. La découverte est toujours<br />
réciproque, l’interrogation, l’étonnement,<br />
l’inquiétude partagées (6) . Au discours<br />
acculturateur de la civilisation occidentale<br />
répond celui d’adoption - incorporationadoption<br />
(Albert, 1988, p. 104) -, d’apprivoisement<br />
<strong>des</strong> sociétés traditionnelles. A<br />
charge d’assimiler les nouveaux arrivants<br />
dans les imaginaires réciproques. Ainsi,<br />
foin de sauveurs, de prétendus dieux <strong>des</strong>cendus<br />
<strong>des</strong> cieux, la réalité est plus cruelle,<br />
parfois plus terre-à-terre, pour les valeureux<br />
“découvreurs” (7) .<br />
Son allégeance à la «pensée régnante»<br />
(Mohia, 1993, p. 94) confine l’acculturation<br />
au concret, l’écarte de l’abstraction, de<br />
l’immatériel, la limitant au palpable, au discernable,<br />
aux traits culturels apparents.<br />
Comme s’interroge le père de Grand Chef:<br />
«combien acheter la façon de vivre d’un<br />
homme? Combien payer pour ce qu’est un<br />
homme?», l’interrogation reste sans écho,<br />
la question en suspens. L’acculturation<br />
n’est pas concernée par les questions philosophiques,<br />
spirituelles, incontournables<br />
dans la pensée amérindienne.<br />
On s’est étonné, parfois amusé, souvent<br />
attaché, plus souvent encore interrogé, sur<br />
le contenu <strong>des</strong> discours <strong>des</strong> Chefs et représentants<br />
<strong>des</strong> Amérindiens (8) (Chef Joseph<br />
<strong>des</strong> Nez-Percés, le discours du Chef<br />
Sealth (9) ...). En décalage, à l’étroit dans une<br />
réalité concrète, apparemment éloigné <strong>des</strong><br />
préoccupations matérielles, le verbe amérindien<br />
évacue les divergences <strong>des</strong> valeurs<br />
blanches et amérindiennes à <strong>des</strong> annéeslumières<br />
l’une de l’autre. Le discours <strong>des</strong><br />
Amérindiens, par essence spirituel, ne se<br />
mesure ni se soupèse. L’appétence d’une<br />
qualité de vie dans l’harmonie et l’équilibre<br />
s’accommode difficilement du discours<br />
quantitatif de la civilisation occidentale.<br />
Les Amérindiens privilégient la<br />
richesse humaine à la richesse matérielle,<br />
la relation à l’absence de contact, l’homme<br />
à l’objet.<br />
Ainsi la rencontre entre McMurphy et<br />
Grand Chef se place au niveau <strong>des</strong> sentiments.<br />
Ils ne peuvent se comprendre parce<br />
qu’ils ne parlent pas le même langage. Dans<br />
le monde de McMurphy tout est quantifié,<br />
mesuré, à un poids, un prix. Lui-même<br />
apparaît comme calculateur, il soupèse,<br />
évalue. Il ne peut comprendre le rapport <strong>des</strong><br />
tailles, expression d’un sentiment, non<br />
d’une mesure. On rapetisse parce qu’on<br />
redevient enfant, insignifiant, irresponsable,<br />
innocent, sans contrôle sur sa vie,<br />
comme les enfants... et les fous. Grand<br />
Chef/Bromden se sent dominé, voit son<br />
existence prédéterminée, se sait contrôlé,<br />
observé, scruté.<br />
De l’ethnologie à l’asile, le chemin est<br />
tracé. De ”l’objet” de recherche à ”l’objet”<br />
d’étude clinique, la dépossession de l’individu<br />
de sa vie, de son corps suit son cours.<br />
N’ayant pas encore pris conscience de la<br />
force du Système qui cherche à le broyer,<br />
McMurphy est plus “grand” que Grand<br />
Chef. Au total, l’Amérindien se distingue<br />
du Blanc pour avoir pris la mesure de son<br />
aliénation, et à travers lui, de renvoyer le<br />
Blanc à la sienne.<br />
Comment peut-on, dans un asile, rester<br />
fidèle à sa culture quand on ne contrôle plus<br />
sa vie, son existence, quand l’identité même<br />
est déterminée de l’extérieur?<br />
Fidélité/infidélité, entre<br />
philosophie et culture<br />
Le terme de fidélité renvoie en premier<br />
lieu à une valeur éthique, morale. On est<br />
fidèle à quelqu’un, à son conjoint, à l’autre,<br />
ou à quelque chose, à un serment, une promesse,<br />
à une habitude, à ses convictions. Il<br />
s’agit en l’occurrence d’un choix déterminé,<br />
d’un contrat avec soi-même qui comprend<br />
l’engagement de s’y tenir, au risque<br />
de le rompre, de trahir, de se trahir.<br />
La fidélité est mise à l’épreuve du temps,<br />
<strong>des</strong> circonstances. Ne dit-on pas que l’on<br />
reconnaît les vrais amis dans les moments<br />
difficiles? La fidélité est liée à la durée, elle<br />
épouse le temps long. A l’inverse du temps<br />
qui passe, elle demeure. Elle est d’abord<br />
affaire de temps (10) . Dès lors trahir c’est<br />
rompre avec ce temps, rompre avec une<br />
habitude, provoquer une rupture pour installer<br />
un temps nouveau. La fidélité est une<br />
manière pour l’individu de s’affirmer non<br />
seulement face au groupe, mais par cette<br />
projection dans le futur, de renier le temps<br />
qui passe, du moins d’en évacuer l’idée et<br />
son corollaire le plus angoissant, la mort.<br />
Aussi toute rupture de fidélité est-elle<br />
déchirement, brèche dans le temps où<br />
l’individu s’affirmait, affirmait son existence.<br />
Elle revendique alors la réinscription<br />
dans une nouvelle dimension temporelle.<br />
On ne rompt une fidélité que par une autre.<br />
Ce que nous prenons pour de l’infidélité, -<br />
en dehors de toute considération morale et<br />
éthique -, n’est souvent que l’affirmation<br />
d’une nouvelle fidélité.<br />
Par son caractère volontariste, elle apparaît<br />
comme un acte individuel, personnel,<br />
existentiel qui participe du processus<br />
d’individuation, témoignant de l’existence<br />
de l’individu par rapport au groupe, de sa<br />
pérennité dans la société.<br />
La promesse de fidélité qui lie l’individu<br />
aux autres comme au groupe est plus difficilement<br />
discernable. Nous l’avons vu, qu’il<br />
s’agisse de soi ou de l’autre, il y a échange<br />
et reconnaissance réciproque. Une culture<br />
ne se choisit pas, on tombe dans la marmite<br />
culturelle lorsqu’on est petit. Elle précède<br />
l’individu et, normalement, lui survit. Le<br />
choix, dans ce cas, s’est fait, en quelque<br />
sorte, à son insu. Il est prédéterminé par sa<br />
naissance. On est Amérindien parce qu’on<br />
naît Amérindien. Dès lors, comment être<br />
fidèle à quelque chose que l’on n’a pas choisit,<br />
à moins d’accepter un état de fait? Bien<br />
plus, comment même trahir sans avoir juré<br />
fidélité?<br />
On n’est sans doute jamais plus fidèle à<br />
sa culture que lorsqu’on la pense menacée.<br />
Sans doute le Termination Act de 1953 aux<br />
États-Unis visant la suppression <strong>des</strong><br />
réserves, derniers lieux de l’expression culturelle<br />
amérindienne, a-t-il eu l’effet<br />
inverse à celui escompté. On a assisté à un<br />
retour <strong>des</strong> Amérindiens vers leurs traditions,<br />
au fameux ”réveil indien” <strong>des</strong><br />
années 60. La fidélité à une culture ne<br />
concerne pas l’individu en particulier mais<br />
l’ensemble du groupe, dont elle détermine<br />
la survie, au-delà celle de l’individu.<br />
La question de la fidélité à la culture<br />
apparaît dès lors comme incongrue, ne<br />
devrait pas se poser. A moins que...<br />
A moins que... la question de la fidélité/infidélité<br />
à la culture, entendons la<br />
société, ne soit à l’ordre du jour.<br />
Etre infidèle signifie faire un choix,<br />
opter pour une autre culture. On ne rejoint<br />
pourtant pas une culture comme on s’inscrit<br />
à un club, comme on fait serment de fidélité<br />
à une cause, à un ami... Rompre avec<br />
une culture ne peut se faire qu’au nom d’un<br />
autre mode d’être et de penser.<br />
Ainsi, en préambule à la question de<br />
l’infidélité doit se poser celle du choix, exiger<br />
la coexistence d’au moins deux mo<strong>des</strong><br />
de vivre et de penser: celui où vit l’individu<br />
et qu’il rejette ne l’acceptant plus pour sien,<br />
et l’autre, qu’il revendique. En-dehors de<br />
ce choix originel, fondateur, la notion de<br />
fidélité/infidélité à la culture perd son sens.<br />
Elle ne prend réellement signification<br />
qu’avec une situation de rupture, de mise<br />
en abîme de la culture, de menace, réelle ou<br />
vécue comme telle, de confrontation, de<br />
rapport de force. Comme nous l’évoquions<br />
précédemment, l’infidélité ne peut être<br />
considérée qu’à l’aune d’une nouvelle fidélité.<br />
On ne se quitte que pour mieux se<br />
retrouver.<br />
La fidélité à un modèle<br />
Dans la pratique, l’acculturation manifeste<br />
sa duplicité. Il ne suffit pas de dénoncer<br />
la volonté uniformisatrice de la civilisation<br />
occidentale. Le Système évoqué par<br />
Bromden est plus pervers, il opère de l’intérieur.<br />
L’acculturé fonctionne en acculturé.<br />
Nadia Mohia, ayant pris conscience de<br />
sa propre acculturation, comme elle nous l’a<br />
confié, considère que la cause première du<br />
processus acculturant est une «autorité intériorisée<br />
[qui] oblige le sujet à refouler progressivement<br />
sa culture d’origine pour se<br />
conformer aux exigences adaptatives du<br />
modèle culturel cible, [...]», l’individu deve-<br />
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