10.06.2014 Views

SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Celle-ci est considérée comme une vertu, un<br />

signe, une garantie de l’amour, de sa perdurance<br />

et de la profondeur du sentiment. Par<br />

contre, l’infidélité est définie comme un<br />

indice de manque et d’affaiblissement de<br />

l’amour. La qualité de la personne fidèle se<br />

trouve soupçonnée, voire accablée de<br />

manque de mérite, de force morale et relève<br />

de la bassesse.<br />

Ibn Hazm estime que la fidélité en<br />

amour comme dans d’autres domaines est<br />

la preuve de la “bonne naissance” et de la<br />

“bonne souche” d’une personne. A ce propos<br />

il livre deux vers qui résument bien sa<br />

vision:<br />

«– Les actes de chaque homme nous renseignent<br />

sur son origine.<br />

Et la vue te dispense de rechercher toute<br />

[autre] information.<br />

– Voit-on jamais le laurier-rose produire<br />

du raisin ou les abeilles emmagasiner<br />

<strong>des</strong> sucs amers dans leurs ruches?» (22) .<br />

Il distingue trois degrés dans la fidélité:<br />

Le premier consiste en une fidélité réciproque,<br />

à savoir le devoir et l’obligation de<br />

l’amant et de l’aimé d’être “fidèle à qui vous<br />

est fidèle”. Celui qui ne respecte pas ce<br />

comportement étant de souche vilaine. Là<br />

aussi une fidélité à garder le secret est exigée<br />

même dans le cas où l’aimée exige de<br />

l’amant sa livraison. Ibn Hazm raconte, à<br />

cet égard, l’histoire d’une personne qui a<br />

aboutit à la séparation avec son aimé.<br />

Le second degré concerne l’amant plus<br />

que l’aimé. Il réside dans l’attitude consistant<br />

à “rester fidèle à qui vous trahit”. Mais<br />

cette qualité est le propre <strong>des</strong> personnes<br />

fortes et raisonnables: «Quiconque rend trahison<br />

pour trahison n’est point blâmable».<br />

Mais, ne point succomber à chercher la<br />

vengeance est supérieur en gloire. Pour lui,<br />

c’est une qualité dont il faut user en de rares<br />

circonstances: «Regretter tendrement le<br />

passé, ne pas oublier ce qui est fini et dont<br />

le temps est révolu. Voilà la meilleure<br />

preuve de la vraie fidélité» (23) .<br />

A ce propos, notre savant nous livre<br />

deux confidences: la première, concernant<br />

l’un de ses amis dont les sentiments changèrent<br />

à son égard et qui n’a pas pu se retenir<br />

de divulguer <strong>des</strong> secrets qu’Ibn Hazm<br />

lui avait racontés. Celui-ci en a été instruit<br />

et l’ami concerné eût peur qu’il ne subisse<br />

le même sort mais la générosité d’Ibn<br />

Hazm n’a pas d’égale, il lui envoya une<br />

poésie le rassurant qu’il ne cherchera guère<br />

vengeance.<br />

L’autre touche à ses relations avec le<br />

secrétaire de son père qui était ministre et<br />

dont il livre l’identité. Il s’agit de<br />

Mohammad Ibn Walîd Maksîr. Quand les<br />

temps ont changé avec les événements de<br />

l’évincement <strong>des</strong> omayya<strong>des</strong> de Cordoue,<br />

ce dernier a pu avoir une place influente<br />

auprès d’un gouverneur. Dans le périple de<br />

l’exil de notre auteur, le gouverneur ne lui<br />

réserva pas un bon accueil et refusa même<br />

de lui rendre service. Ibn Hazm se contenta<br />

de lui envoyer une poésie pour le blâmer<br />

sans recourir à un acte de vengeance.<br />

Le troisième degré est le plus noble et<br />

concerne le seul amant. Il réside dans le fait<br />

d’une fidélité même après la perte de tout<br />

espoir et après la mort de l’aimé. Et là, c’est<br />

le comble <strong>des</strong> degrés de la fidélité. Ibn<br />

Hazm nous raconte un épisode crucial: une<br />

esclave-chanteuse, fidèle à son maître après<br />

sa mort, refusa de se livrer aux hommes y<br />

compris à son nouveau maître. Elle accepta<br />

la dégradation de sa situation en devenant<br />

une simple femme de service. Ainsi, s’estelle<br />

exclue du monde <strong>des</strong> esclaves-chanteuses<br />

que l’on choisit pourtant pour la procréation.<br />

La thématique ‘ouodrite et courtoise de<br />

la vassalité de l’amant à l’aimé que nous<br />

avions déjà signalée, se traduit chez Ibn<br />

Hazm dans le reste du chapitre consacré à<br />

la fidélité. Ainsi, il présume que la fidélité<br />

est d’obligation plus impérieuse pour<br />

l’amant que pour l’aimé. N’est-ce pas de lui<br />

que provient l’attachement , «En effet, qui<br />

donc l’a formé à faire tout cela, s’il ne voulait<br />

point aller jusqu’au bout? Qui l’a obligé<br />

à s’attirer l’amour s’il ne voulait y mettre le<br />

seau final par la fidélité envers celui dont il<br />

a sollicité la tendresse?» (24) . Mais il souligne<br />

que la fidélité de l’amant va de soi puisqu’il<br />

cherche à gagner l’estime et l’acceptation<br />

de l’aimé. Celle de ce dernier est très estimable<br />

aussi car: «En vérité, la fidélité n’est<br />

louable que quand on peut ne pas être<br />

fidèle» (25) .<br />

La fidélité ne se limite pas à une vision<br />

intérieure. Elle doit se traduire par <strong>des</strong> actes<br />

et c’est là qu’apparaissent les valeurs courtoises<br />

liées à la vassalité. Elle a <strong>des</strong> exigences<br />

impérieuses pour les amants qui se<br />

manifestent dans un grand respect <strong>des</strong><br />

engagements pris envers l’aimé: la<br />

recherche incessante de jeter un voile discret<br />

sur le comportement public et privé, la<br />

divulgation de ses qualités, la couverture de<br />

ses défauts et de ses tares, l’exaltation de<br />

ses actes et la fermeture <strong>des</strong> yeux sur ses<br />

erreurs. Ibn Hazm évoque ses conduites par<br />

une image évoquante. Il s’agit d’«éviter<br />

que fine pluie ne devienne une grosse<br />

averse et que votre ombre ne se change en<br />

une nuit tombante» (26) .<br />

Si l’amant et l’aimé portent l’un à l’autre<br />

une affection égale et réciproque, les<br />

mêmes devoirs leur incombent, bien que<br />

l’aimé puisse bénéficier d’une moindre<br />

obligation. Mais dans le cas où ce dernier<br />

n’éprouve rien du sentiment du premier,<br />

celui-ci doit se contenter de ce qu’il trouve:<br />

«Il aura simplement ce que sa chance lui<br />

offrira ou ce que ses efforts auront fait mûrir<br />

pour lui» (27) .<br />

Ibn Hazm a recours au mot al-gahdr (la<br />

trahison) qui signifie infidélité à une personne<br />

mais qui comprend aussi l’effet de<br />

la surprise dans cette conduite. N’oublions<br />

guère qu’aussi bien chez les anciens arabes<br />

que chez les ‘ouodrites (courtois), la relation<br />

amoureuse se noue d’un ‘ahd (une<br />

parole, ce qui va de soi, ou un accord tacite,<br />

etc..). Ce qui lie les amants (en dépit de<br />

l’absence), et toute accusation est perçue<br />

comme une vraie trahison. Mais ce qui est<br />

surprenant chez Ibn Hazm, c’est que tout<br />

son chapitre sur la trahison se réduit à une<br />

seule exposition, en l’occurrence la trahison<br />

du messager. Pourquoi cet intermédiaire<br />

et non pas l’un <strong>des</strong> partenaires<br />

concerné? A-t-il voulu esquisser ce faceà-face<br />

ou bien relater un élément autobiographique<br />

sans oser nommer la personne<br />

concernée?<br />

L’exposition se limite à indiquer son<br />

horreur de la trahison et de narrer l’anecdote<br />

suivante: le fils d’un prince aimait une jeune<br />

esclave et a pris comme intermédiaire un de<br />

ses jeunes amis. Celui-ci acheta traîtreusement<br />

la jeune esclave. Un jour entrant chez<br />

elle en maître, il trouve dans une boîte<br />

qu’elle a ouverte, <strong>des</strong> lettres d’amour: ce<br />

sont celles qu’il apportait autrefois. Il piqua<br />

une colère de jalousie jusqu’à ce que la fille<br />

répondait à sa question: «D’où cela vient-il,<br />

ô débauchée?». Elle répondit: «C’est toi, qui<br />

me l’as apportée» (28) . Il se ressaisit en se souvenant<br />

qu’il lui rapportait les lettres du fils<br />

d’un prince en prétendant que c’était ses<br />

propres lettres. Là l’usurpateur ne peut que<br />

s’incliner devant la légitimité et le passé cinglant<br />

resurgit.<br />

Curieusement, cette notion de “trahison”<br />

se retrouve dans le chapitre d’André Le<br />

Chapelain consacré à l’infidélité: «Si l’un<br />

<strong>des</strong> deux amants trahit ses engagements...»<br />

(29) . Notre clerc expose trois genres<br />

de situations dans lesquelles il examine plusieurs<br />

cas de figures. En premier lieu,<br />

lorsqu’il s’agit de l’homme qui est infidèle,<br />

il y a injonction pour la maîtresse de le<br />

repousser s’il retourne vers elle. La raison<br />

est que: «l’enseignement naturel et universel<br />

d’Amour nous apprend que personne ne<br />

peut éprouver un amour véritable pour deux<br />

êtres à la fois» (30) . Et quand bien même cet<br />

amant revient soumis, la maîtresse doit être<br />

ferme à moins qu’elle ne veuille se montrer<br />

«indulgente à son égard». Si elle accepte<br />

facilement elle semble «porter atteinte à sa<br />

propre vertu». Mais si elle est amoureuse du<br />

«perfide», elle doit s’attendre à souffrir. Le<br />

Chapelain lui prodigue <strong>des</strong> conseils.<br />

D’abord, elle veillera à lui cacher ses <strong>des</strong>seins<br />

en lui montrant que son coeur n’est<br />

pas affligé par le changement de ses sentiments<br />

à son égard.<br />

Ensuite, si cette démarche ne paye guère<br />

elle doit chercher à le rendre jaloux:<br />

«feindre avec une extrême habilité de penser<br />

aux étreintes d’un autre homme» (31) .<br />

Enfin, si cette ruse ne débouche pas à<br />

recouvrir l’amour perdu, cette femme se<br />

trouve dans l’obligation d’abandonner<br />

cette passion: «dans une tempête de cette<br />

sorte, on ne peut jamais jeter l’ancre au<br />

rivage que l’on désire atteindre. Les<br />

femmes doivent donc bien se garder de se<br />

lier à de tels amants, car une passion de<br />

cette nature ne peut engendrer de joies, elle<br />

est sujette au contraire à <strong>des</strong> peines innombrables<br />

et infinies» (32) . André Le Chapelain<br />

exhorte la femme à s’informer sur le prétendant<br />

amant. Si un homme cède à une<br />

infidélité uniquement par sensualité irrésistible<br />

avec une femme qui n’est pas d’origine<br />

noble, sa bien-aimée doit lui pardonner,<br />

à moins qu’il ne cesse de lui accorder<br />

la permission de la quitter pour une autre,<br />

celle-ci doit refuser.<br />

En deuxième lieu, lorsqu’il s’agit de la<br />

femme infidèle à son amant, l’injonction<br />

est claire: il doit l’abandonner. Le<br />

Chapelain souligne qu’il ne faut pas prêcher<br />

pour le non-respect d’une opinion<br />

ancienne prétendant mettre dans la même<br />

balance l’infidélité de l’homme et de la<br />

femme: «A dieu ne plaise que nous confessions<br />

jamais qu’une femme, n’ayant pas<br />

rougi de céder aux désirs de deux hommes,<br />

doive rester impunie! Sans doute cela estil<br />

toléré chez les hommes parce que c’est<br />

dans leur habitude, et parce que c’est un<br />

privilège de leur sexe d’accomplir volontiers<br />

tout ce qui, en ce monde, est déshonnête<br />

par nature» (33) .<br />

Mais dans le cas où l’amant de cette<br />

femme infidèle languit d’amour au point de<br />

ne pouvoir l’oublier, il doit être considérer<br />

comme «indigne de tout secours». On ne<br />

peut en tant qu’honnête homme perdre sa<br />

fermeté virile devant cette situation abjecte.<br />

De même, il considère l’accord d’une<br />

femme d’un baiser à un homme autre que<br />

son amant comme relevant d’une conduite<br />

«indigne».<br />

En troisième lieu, il examine plusieurs<br />

situations diverses que peut affronter un<br />

amant et une amante. Si l’un <strong>des</strong> deux<br />

demande la permission d’aller aimer<br />

ailleurs, il y a nécessité de trancher dans le<br />

vif car on ne peut aimer deux personnes à<br />

la fois. Mais ce qui est sûr que lorsqu’une<br />

personne a été touchée par les traits d’un<br />

nouvel amour, ce sont les implications qui<br />

l’emportent. Le véritable amant n’éprouve<br />

jamais le désir d’aimer ailleurs sauf au cas<br />

où il se rend compte que son ancienne passion<br />

a cessé pour un motif précis et valable.<br />

Et à ce propos André Le Chapelain évoque<br />

une expérience personnelle: «Notre expérience<br />

nous a montré que cette règle est<br />

très vraie. Nous avons en effet été touché<br />

par l’amour d’une femme remarquable<br />

sans avoir pourtant rien obtenu d’elle et<br />

sans espérer que notre passion soit partagée.<br />

Et nous sommes contraint de languir<br />

d’amour pour une femme qui a une telle<br />

position que nous ne pouvons rien dire de<br />

notre passion et que nous n’osons point<br />

nous en remettre à sa merci: ainsi, sommesnous<br />

forcé d’assister au naufrage de notre<br />

propre corps.<br />

Mais, bien que notre témérité et notre<br />

imprévoyance nous aient entraîné dans les<br />

puissantes lames de cette tempête, nous ne<br />

pouvons imaginer de nous libérer de notre<br />

passion» (34) . Et suivant la règle de l’exclusivité<br />

en amour, il rejette l’idée qu’un<br />

homme peut avoir deux sortes d’amour<br />

pour deux femmes: la première, un pur et la<br />

seconde, un charnel. Par contre, un simple<br />

amour pur peut se transformer en amour<br />

physique.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

66<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

67

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!