SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
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Celle-ci est considérée comme une vertu, un<br />
signe, une garantie de l’amour, de sa perdurance<br />
et de la profondeur du sentiment. Par<br />
contre, l’infidélité est définie comme un<br />
indice de manque et d’affaiblissement de<br />
l’amour. La qualité de la personne fidèle se<br />
trouve soupçonnée, voire accablée de<br />
manque de mérite, de force morale et relève<br />
de la bassesse.<br />
Ibn Hazm estime que la fidélité en<br />
amour comme dans d’autres domaines est<br />
la preuve de la “bonne naissance” et de la<br />
“bonne souche” d’une personne. A ce propos<br />
il livre deux vers qui résument bien sa<br />
vision:<br />
«– Les actes de chaque homme nous renseignent<br />
sur son origine.<br />
Et la vue te dispense de rechercher toute<br />
[autre] information.<br />
– Voit-on jamais le laurier-rose produire<br />
du raisin ou les abeilles emmagasiner<br />
<strong>des</strong> sucs amers dans leurs ruches?» (22) .<br />
Il distingue trois degrés dans la fidélité:<br />
Le premier consiste en une fidélité réciproque,<br />
à savoir le devoir et l’obligation de<br />
l’amant et de l’aimé d’être “fidèle à qui vous<br />
est fidèle”. Celui qui ne respecte pas ce<br />
comportement étant de souche vilaine. Là<br />
aussi une fidélité à garder le secret est exigée<br />
même dans le cas où l’aimée exige de<br />
l’amant sa livraison. Ibn Hazm raconte, à<br />
cet égard, l’histoire d’une personne qui a<br />
aboutit à la séparation avec son aimé.<br />
Le second degré concerne l’amant plus<br />
que l’aimé. Il réside dans l’attitude consistant<br />
à “rester fidèle à qui vous trahit”. Mais<br />
cette qualité est le propre <strong>des</strong> personnes<br />
fortes et raisonnables: «Quiconque rend trahison<br />
pour trahison n’est point blâmable».<br />
Mais, ne point succomber à chercher la<br />
vengeance est supérieur en gloire. Pour lui,<br />
c’est une qualité dont il faut user en de rares<br />
circonstances: «Regretter tendrement le<br />
passé, ne pas oublier ce qui est fini et dont<br />
le temps est révolu. Voilà la meilleure<br />
preuve de la vraie fidélité» (23) .<br />
A ce propos, notre savant nous livre<br />
deux confidences: la première, concernant<br />
l’un de ses amis dont les sentiments changèrent<br />
à son égard et qui n’a pas pu se retenir<br />
de divulguer <strong>des</strong> secrets qu’Ibn Hazm<br />
lui avait racontés. Celui-ci en a été instruit<br />
et l’ami concerné eût peur qu’il ne subisse<br />
le même sort mais la générosité d’Ibn<br />
Hazm n’a pas d’égale, il lui envoya une<br />
poésie le rassurant qu’il ne cherchera guère<br />
vengeance.<br />
L’autre touche à ses relations avec le<br />
secrétaire de son père qui était ministre et<br />
dont il livre l’identité. Il s’agit de<br />
Mohammad Ibn Walîd Maksîr. Quand les<br />
temps ont changé avec les événements de<br />
l’évincement <strong>des</strong> omayya<strong>des</strong> de Cordoue,<br />
ce dernier a pu avoir une place influente<br />
auprès d’un gouverneur. Dans le périple de<br />
l’exil de notre auteur, le gouverneur ne lui<br />
réserva pas un bon accueil et refusa même<br />
de lui rendre service. Ibn Hazm se contenta<br />
de lui envoyer une poésie pour le blâmer<br />
sans recourir à un acte de vengeance.<br />
Le troisième degré est le plus noble et<br />
concerne le seul amant. Il réside dans le fait<br />
d’une fidélité même après la perte de tout<br />
espoir et après la mort de l’aimé. Et là, c’est<br />
le comble <strong>des</strong> degrés de la fidélité. Ibn<br />
Hazm nous raconte un épisode crucial: une<br />
esclave-chanteuse, fidèle à son maître après<br />
sa mort, refusa de se livrer aux hommes y<br />
compris à son nouveau maître. Elle accepta<br />
la dégradation de sa situation en devenant<br />
une simple femme de service. Ainsi, s’estelle<br />
exclue du monde <strong>des</strong> esclaves-chanteuses<br />
que l’on choisit pourtant pour la procréation.<br />
La thématique ‘ouodrite et courtoise de<br />
la vassalité de l’amant à l’aimé que nous<br />
avions déjà signalée, se traduit chez Ibn<br />
Hazm dans le reste du chapitre consacré à<br />
la fidélité. Ainsi, il présume que la fidélité<br />
est d’obligation plus impérieuse pour<br />
l’amant que pour l’aimé. N’est-ce pas de lui<br />
que provient l’attachement , «En effet, qui<br />
donc l’a formé à faire tout cela, s’il ne voulait<br />
point aller jusqu’au bout? Qui l’a obligé<br />
à s’attirer l’amour s’il ne voulait y mettre le<br />
seau final par la fidélité envers celui dont il<br />
a sollicité la tendresse?» (24) . Mais il souligne<br />
que la fidélité de l’amant va de soi puisqu’il<br />
cherche à gagner l’estime et l’acceptation<br />
de l’aimé. Celle de ce dernier est très estimable<br />
aussi car: «En vérité, la fidélité n’est<br />
louable que quand on peut ne pas être<br />
fidèle» (25) .<br />
La fidélité ne se limite pas à une vision<br />
intérieure. Elle doit se traduire par <strong>des</strong> actes<br />
et c’est là qu’apparaissent les valeurs courtoises<br />
liées à la vassalité. Elle a <strong>des</strong> exigences<br />
impérieuses pour les amants qui se<br />
manifestent dans un grand respect <strong>des</strong><br />
engagements pris envers l’aimé: la<br />
recherche incessante de jeter un voile discret<br />
sur le comportement public et privé, la<br />
divulgation de ses qualités, la couverture de<br />
ses défauts et de ses tares, l’exaltation de<br />
ses actes et la fermeture <strong>des</strong> yeux sur ses<br />
erreurs. Ibn Hazm évoque ses conduites par<br />
une image évoquante. Il s’agit d’«éviter<br />
que fine pluie ne devienne une grosse<br />
averse et que votre ombre ne se change en<br />
une nuit tombante» (26) .<br />
Si l’amant et l’aimé portent l’un à l’autre<br />
une affection égale et réciproque, les<br />
mêmes devoirs leur incombent, bien que<br />
l’aimé puisse bénéficier d’une moindre<br />
obligation. Mais dans le cas où ce dernier<br />
n’éprouve rien du sentiment du premier,<br />
celui-ci doit se contenter de ce qu’il trouve:<br />
«Il aura simplement ce que sa chance lui<br />
offrira ou ce que ses efforts auront fait mûrir<br />
pour lui» (27) .<br />
Ibn Hazm a recours au mot al-gahdr (la<br />
trahison) qui signifie infidélité à une personne<br />
mais qui comprend aussi l’effet de<br />
la surprise dans cette conduite. N’oublions<br />
guère qu’aussi bien chez les anciens arabes<br />
que chez les ‘ouodrites (courtois), la relation<br />
amoureuse se noue d’un ‘ahd (une<br />
parole, ce qui va de soi, ou un accord tacite,<br />
etc..). Ce qui lie les amants (en dépit de<br />
l’absence), et toute accusation est perçue<br />
comme une vraie trahison. Mais ce qui est<br />
surprenant chez Ibn Hazm, c’est que tout<br />
son chapitre sur la trahison se réduit à une<br />
seule exposition, en l’occurrence la trahison<br />
du messager. Pourquoi cet intermédiaire<br />
et non pas l’un <strong>des</strong> partenaires<br />
concerné? A-t-il voulu esquisser ce faceà-face<br />
ou bien relater un élément autobiographique<br />
sans oser nommer la personne<br />
concernée?<br />
L’exposition se limite à indiquer son<br />
horreur de la trahison et de narrer l’anecdote<br />
suivante: le fils d’un prince aimait une jeune<br />
esclave et a pris comme intermédiaire un de<br />
ses jeunes amis. Celui-ci acheta traîtreusement<br />
la jeune esclave. Un jour entrant chez<br />
elle en maître, il trouve dans une boîte<br />
qu’elle a ouverte, <strong>des</strong> lettres d’amour: ce<br />
sont celles qu’il apportait autrefois. Il piqua<br />
une colère de jalousie jusqu’à ce que la fille<br />
répondait à sa question: «D’où cela vient-il,<br />
ô débauchée?». Elle répondit: «C’est toi, qui<br />
me l’as apportée» (28) . Il se ressaisit en se souvenant<br />
qu’il lui rapportait les lettres du fils<br />
d’un prince en prétendant que c’était ses<br />
propres lettres. Là l’usurpateur ne peut que<br />
s’incliner devant la légitimité et le passé cinglant<br />
resurgit.<br />
Curieusement, cette notion de “trahison”<br />
se retrouve dans le chapitre d’André Le<br />
Chapelain consacré à l’infidélité: «Si l’un<br />
<strong>des</strong> deux amants trahit ses engagements...»<br />
(29) . Notre clerc expose trois genres<br />
de situations dans lesquelles il examine plusieurs<br />
cas de figures. En premier lieu,<br />
lorsqu’il s’agit de l’homme qui est infidèle,<br />
il y a injonction pour la maîtresse de le<br />
repousser s’il retourne vers elle. La raison<br />
est que: «l’enseignement naturel et universel<br />
d’Amour nous apprend que personne ne<br />
peut éprouver un amour véritable pour deux<br />
êtres à la fois» (30) . Et quand bien même cet<br />
amant revient soumis, la maîtresse doit être<br />
ferme à moins qu’elle ne veuille se montrer<br />
«indulgente à son égard». Si elle accepte<br />
facilement elle semble «porter atteinte à sa<br />
propre vertu». Mais si elle est amoureuse du<br />
«perfide», elle doit s’attendre à souffrir. Le<br />
Chapelain lui prodigue <strong>des</strong> conseils.<br />
D’abord, elle veillera à lui cacher ses <strong>des</strong>seins<br />
en lui montrant que son coeur n’est<br />
pas affligé par le changement de ses sentiments<br />
à son égard.<br />
Ensuite, si cette démarche ne paye guère<br />
elle doit chercher à le rendre jaloux:<br />
«feindre avec une extrême habilité de penser<br />
aux étreintes d’un autre homme» (31) .<br />
Enfin, si cette ruse ne débouche pas à<br />
recouvrir l’amour perdu, cette femme se<br />
trouve dans l’obligation d’abandonner<br />
cette passion: «dans une tempête de cette<br />
sorte, on ne peut jamais jeter l’ancre au<br />
rivage que l’on désire atteindre. Les<br />
femmes doivent donc bien se garder de se<br />
lier à de tels amants, car une passion de<br />
cette nature ne peut engendrer de joies, elle<br />
est sujette au contraire à <strong>des</strong> peines innombrables<br />
et infinies» (32) . André Le Chapelain<br />
exhorte la femme à s’informer sur le prétendant<br />
amant. Si un homme cède à une<br />
infidélité uniquement par sensualité irrésistible<br />
avec une femme qui n’est pas d’origine<br />
noble, sa bien-aimée doit lui pardonner,<br />
à moins qu’il ne cesse de lui accorder<br />
la permission de la quitter pour une autre,<br />
celle-ci doit refuser.<br />
En deuxième lieu, lorsqu’il s’agit de la<br />
femme infidèle à son amant, l’injonction<br />
est claire: il doit l’abandonner. Le<br />
Chapelain souligne qu’il ne faut pas prêcher<br />
pour le non-respect d’une opinion<br />
ancienne prétendant mettre dans la même<br />
balance l’infidélité de l’homme et de la<br />
femme: «A dieu ne plaise que nous confessions<br />
jamais qu’une femme, n’ayant pas<br />
rougi de céder aux désirs de deux hommes,<br />
doive rester impunie! Sans doute cela estil<br />
toléré chez les hommes parce que c’est<br />
dans leur habitude, et parce que c’est un<br />
privilège de leur sexe d’accomplir volontiers<br />
tout ce qui, en ce monde, est déshonnête<br />
par nature» (33) .<br />
Mais dans le cas où l’amant de cette<br />
femme infidèle languit d’amour au point de<br />
ne pouvoir l’oublier, il doit être considérer<br />
comme «indigne de tout secours». On ne<br />
peut en tant qu’honnête homme perdre sa<br />
fermeté virile devant cette situation abjecte.<br />
De même, il considère l’accord d’une<br />
femme d’un baiser à un homme autre que<br />
son amant comme relevant d’une conduite<br />
«indigne».<br />
En troisième lieu, il examine plusieurs<br />
situations diverses que peut affronter un<br />
amant et une amante. Si l’un <strong>des</strong> deux<br />
demande la permission d’aller aimer<br />
ailleurs, il y a nécessité de trancher dans le<br />
vif car on ne peut aimer deux personnes à<br />
la fois. Mais ce qui est sûr que lorsqu’une<br />
personne a été touchée par les traits d’un<br />
nouvel amour, ce sont les implications qui<br />
l’emportent. Le véritable amant n’éprouve<br />
jamais le désir d’aimer ailleurs sauf au cas<br />
où il se rend compte que son ancienne passion<br />
a cessé pour un motif précis et valable.<br />
Et à ce propos André Le Chapelain évoque<br />
une expérience personnelle: «Notre expérience<br />
nous a montré que cette règle est<br />
très vraie. Nous avons en effet été touché<br />
par l’amour d’une femme remarquable<br />
sans avoir pourtant rien obtenu d’elle et<br />
sans espérer que notre passion soit partagée.<br />
Et nous sommes contraint de languir<br />
d’amour pour une femme qui a une telle<br />
position que nous ne pouvons rien dire de<br />
notre passion et que nous n’osons point<br />
nous en remettre à sa merci: ainsi, sommesnous<br />
forcé d’assister au naufrage de notre<br />
propre corps.<br />
Mais, bien que notre témérité et notre<br />
imprévoyance nous aient entraîné dans les<br />
puissantes lames de cette tempête, nous ne<br />
pouvons imaginer de nous libérer de notre<br />
passion» (34) . Et suivant la règle de l’exclusivité<br />
en amour, il rejette l’idée qu’un<br />
homme peut avoir deux sortes d’amour<br />
pour deux femmes: la première, un pur et la<br />
seconde, un charnel. Par contre, un simple<br />
amour pur peut se transformer en amour<br />
physique.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
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<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />
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