10.06.2014 Views

SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

«La vraie sincérité n’est pas abandon au<br />

caprice, mais loyauté courageuse vis-à-vis<br />

de l’inspiration axiale qui traverse notre vie<br />

et qu’il nous faut laborieusement découvrir...<br />

La fidélité est bien toujours fidélité à<br />

soi-même, mais à un soi-même qui se définit<br />

par la relation à autrui et par la tension<br />

vers ce qui n’est pas encore... La fidélité<br />

n’est ni spontanéité pure, ni simple<br />

constance formelle. Dans les deux cas la<br />

vie sociale serait rendue impossible et<br />

l’existence personnelle se trouverait ravagée<br />

par éclatement de sa cohérence. La<br />

fidélité est sincérité. Elle s’oppose à une<br />

spontanéité comprise comme sacralisation<br />

de l’éphémère et enlisement dans l’immédiat;<br />

elle exige parfois d’aller contre l’élan<br />

spontané... Si la fidélité véritable est élan<br />

avant d’être devoir, elle est toujours vécue<br />

comme »épreuve«, car l’obstacle et le<br />

risque sont condition de sa valeur»<br />

(pp. 119-120).<br />

La fidélité exige beaucoup de souplesse,<br />

car l’homme fidèle doit savoir discerner en<br />

lui ce qui est ferme et s’y tenir, et ce qui est<br />

devenu caduc et s’en dégager. Comme<br />

disait Charles Péguy (cité par Régamey):<br />

«La raideur est essentiellement infidèle, ...<br />

c’est la souplesse qui est fidèle».<br />

R. Mehl fait un pas de plus quand il pose<br />

la question suivante: Si je puis être sincère<br />

quand je promets un objet ou une action que<br />

je sais à ma portée, puis-je l’être entièrement<br />

quand je fais une promesse de fidélité,<br />

donc une promesse sans contenu concret à<br />

durée illimitée? Cela est-il en mon pouvoir?<br />

N’est-ce pas, comme dit M. Nédoncelle,<br />

«décider de tout soi-même avec un aspect<br />

de soi-même» (p. 49)? Je suis poussé à une<br />

telle promesse par la vigueur d’un sentiment<br />

ou d’une passion, dont je puis prévoir<br />

la rapide altération et qui sont en moi <strong>des</strong><br />

forces pulsionnelles obscures et imprévisibles<br />

qui précisément échappent plus que<br />

d’autres au contrôle de la conscience claire<br />

et de la volonté. Comme dit alors Paul<br />

Ricœur, jouant à l’avocat du diable: «La<br />

sincérité me dit: tu te condamnes à mentir,<br />

soit à autrui à qui tu promets ce que tu ne<br />

peux engager, soit à toi-même à qui tu prétends<br />

imposer la pérennité d’un sentiment<br />

passager. La fidélité est trahison d’autrui et<br />

de soi-même» (p. 295).<br />

La réponse n’est pas aisée. Il n’y a sincérité,<br />

écrit R. Mehl, que là où s’exprime<br />

mon être authentique. Or, cette authenticité<br />

toujours problématique ne peut être saisie<br />

dans l’instant présent, coupé de l’histoire<br />

dont il est l’aboutissement et du devenir<br />

qu’il porte en lui. Elle «n’a de chances<br />

d’être saisie que dans un projet fondamental<br />

de mon être. Un projet, c’est-à-dire<br />

l’acte de me projeter en avant de moimême,<br />

hors de mes doutes et de mes contradictions<br />

présentes, pour réaliser non pas<br />

tant celui que je serais déjà virtuellement,<br />

mais pour devenir celui que je suis appelé<br />

à être. Il n’y a de promesse authentique de<br />

fidélité que par rapport à une vocation».<br />

Celle-ci ne peut certes être reconnue que si<br />

elle répond à <strong>des</strong> tendances existant en mon<br />

moi empirique. Mais elle rencontre aussi<br />

<strong>des</strong> résistances, exige <strong>des</strong> choix et <strong>des</strong> arbitrages<br />

entre <strong>des</strong> possibles multiples, et donc<br />

<strong>des</strong> limitations à s’imposer à soi-même. Du<br />

virtuel il faut passer à l’actuel, du multiple<br />

à l’un. «Promettre fidélité à quelqu’un,<br />

c’est en même temps se choisir soi-même<br />

en dévoilant son authenticité, en prenant<br />

conscience d’une vocation restée jusque-là<br />

secrète, et peut-être même occultée.<br />

L’homme qui engage sa fidélité devient<br />

autre qu’il n’était avant cette promesse».<br />

Le violent amour-passion que j’éprouve<br />

aujourd’hui, et dont je devine la finitude,<br />

n’est pas forcément plus authentique que le<br />

calme, patient et durable amour-tendresse<br />

qui peut insensiblement, si je le veux, en<br />

prendre le relais (pp. 29-32).<br />

Il n’est pas d’engagement sans risque.<br />

Mais on ne peut ni croître ni s’approfondir<br />

en tous les sens. Par son audace même, la<br />

promesse «m’engage dans un processus<br />

créateur où ma volonté de ne pas remettre<br />

en question mes décisions intervient dans<br />

la détermination du futur: elle obture <strong>des</strong><br />

possibles et les rejette au rang de tentations»<br />

(Ricœur, p. 295). Face au futur, nous<br />

ne sommes pas dépourvus de tout moyen:<br />

par le projet et la parole donnée nous pouvons<br />

le préparer, l’orienter et créer en nous<br />

<strong>des</strong> dispositions d’esprit grâce auxquelles<br />

même l’épreuve imprévisible ne sera pas<br />

perçue comme pure fatalité. «Audacieusement,<br />

j’affirme, par ma promesse, que<br />

mon avenir et l’avenir de celui à qui fidélité<br />

a été promise ne se feront pas sans<br />

nous». Par contre, inclure dès le départ<br />

l’échec de la fidélité dans sa vision de<br />

l’avenir, n’est-ce pas le meilleur moyen de<br />

le préparer? (Mehl, pp. 33-34).<br />

Éléments<br />

pour une sociologie<br />

de la fidélité<br />

N’insistons pas ici sur la psychologie de<br />

la fidélité, qui pourrait pourtant se révéler<br />

fort riche. J’invite simplement les psychosociologues<br />

à étudier un jour ce que les<br />

jeunes gens qui se marient se promettent<br />

exactement au moment de passer devant le<br />

maire. Que représente pour eux la fidélité?<br />

Quel contenu donnent-ils à ce mot à un<br />

moment où ils ne sont pas tout à fait dans<br />

leur état normal? La lecture à laquelle<br />

l’officier d’état-civil procède devant eux<br />

pourrait donner <strong>des</strong> éléments de réponse<br />

quand il y est question quelque part, si ma<br />

mémoire est exacte, du meilleur et du pire:<br />

mais qui l’écoute, qui pourrait répéter ce<br />

qui a été dit avant de signer? Les quelques<br />

personnes que j’ai interrogées ont toutes<br />

répondu: on promet de ne pas aimer un<br />

autre homme ou une autre femme que celui<br />

ou celle à qui on s’est lié, et en bon lexique<br />

Le Robert se fait l’écho de cette manière de<br />

voir. Personne n’a dit: on promet d’aimer<br />

jusqu’au bout celui ou celle qu’on a épousé,<br />

et de vouloir activement son bonheur à lui<br />

ou à elle, quoi qu’il arrive. Je me suis<br />

demandé s’il n’y avait pas là une sorte de<br />

décentrement significatif, et donc s’il n’y<br />

avait pas quelque part maldonne...<br />

Quant à une sociologie de la fidélité, R.<br />

Mehl l’a entamée en abordant le problème<br />

de son institutionnalisation. Bien qu’elle<br />

relève éminemment du domaine de la<br />

liberté, les sociétés ont été amenées à<br />

l’encadrer et dans une certaine mesure à<br />

légiférer à son sujet pour préserver la stabilité<br />

<strong>des</strong> relations interpersonnelles les<br />

plus fondamentales. Sans un minimum de<br />

confiance mutuelle, sans un minimum de<br />

respect <strong>des</strong> contrats et donc <strong>des</strong> engagements<br />

qui lient les uns aux autres, tout le<br />

jeu social serait gravement insécurisé et<br />

perturbé. Mais cette institutionnalisation ne<br />

va pas sans dangers: le façonnement par<br />

l’esprit contractuel <strong>des</strong> moeurs et <strong>des</strong> mentalités<br />

peut conduire à ériger en principe<br />

que toutes nos obligations sont contenues<br />

dans le contrat, ce qui laisse entendre qu’il<br />

n’y en a pas au-delà de celui-ci, et risque de<br />

conduire directement au légalisme et au<br />

refoulement de toute gratuité. On peut<br />

remarquer habituellement une certaine discrétion<br />

du législateur pour tout ce qui<br />

touche aux fidélités et infidélités dans le<br />

domaine privé, comme s’il avait le sentiment<br />

que cela se situe à un niveau de profondeur<br />

qu’il est incapable d’atteindre.<br />

Le problème sociologique posé par la<br />

fidélité peut être envisagé encore sous un<br />

autre angle, incluant l’histoire et l’anthropologie.<br />

Il est <strong>des</strong> sociétés et <strong>des</strong> ambiances<br />

culturelles qui rendent plus facile l’exercice<br />

de la fidélité en tant qu’option de continuité,<br />

et d’autres qui le rendent plus difficile et<br />

aux yeux <strong>des</strong>quelles il fait problème.<br />

On pourrait esquisser une sorte d’idéaltype<br />

du milieu clos et unifié, à «temporalité<br />

froide», privilégiant une vision <strong>des</strong> choses<br />

de type essentialiste et <strong>des</strong> vérités toutes<br />

faites socialement transmises, unanimement<br />

attaché aux mêmes valeurs, où les<br />

choix sont réduits et où les pressions collectives<br />

sur les individus dispensent ceux-ci<br />

d’options personnelles: la durée s’impose<br />

alors d’elle-même et l’histoire se présente<br />

comme une prolongation répétitive du<br />

passé. Dans les «civilisations de l’habitude»<br />

où chacun sait de manière précise quel est<br />

son rôle et quelles sont les exigences <strong>des</strong><br />

autres à son égard, toute activité est programmée,<br />

réglée par <strong>des</strong> modèles culturels<br />

qu’on veut intangibles et qui n’autorisent<br />

que de faibles écarts. Ordre, permanence,<br />

stabilité sont culturellement survalorisés.<br />

Par contre, une culture à «temporalité<br />

chaude» qui vit <strong>des</strong> transformations rapi<strong>des</strong><br />

et même, au plan <strong>des</strong> valeurs, mise sur le<br />

«changement», prend l’habitude <strong>des</strong> discontinuités<br />

dans le temps, <strong>des</strong> ruptures et du<br />

rejet <strong>des</strong> traditions. Dans ces sociétés de<br />

l’éphémère, de l’instantané, du prêt-à-jeter,<br />

aux mo<strong>des</strong> et aux goûts fluctuants, où l’on<br />

ne s’attache ni aux objets, ni aux lieux, ni<br />

aux métiers, ni à la limite aux personnes,<br />

prédominent <strong>des</strong> relations fonctionnelles<br />

sans épaisseur et sans durée. On prône le<br />

changement, mais celui-ci est forcément<br />

éprouvé, à un moment ou à un autre, comme<br />

une infidélité.<br />

C’est surtout dans de tels contextes que<br />

l’on prétend passer d’une fidélité à un héritage,<br />

à <strong>des</strong> institutions ou à <strong>des</strong> convictions<br />

stables, qui n’a de sens que liée à la continuité<br />

dans le temps, à une fidélité à soi,<br />

vécue dans le présent, expression de la<br />

liberté, de la sincérité et de l’authenticité<br />

personnelle, justifiée par l’idée incontestablement<br />

juste que soi-même on devient<br />

continuellement autre. Une éthique fondée<br />

unilatéralement sur l’accord avec soi-même<br />

dans l’immédiateté de l’instant présent, et<br />

donc sur le refus de valeurs objectives ou<br />

d’un sens tout fait préexistant, pousse à une<br />

sorte d’amnésie sociale et exaltera avec<br />

Nietzsche la faculté d’oubli. La décision<br />

alors se situe au niveau de la sensation, de<br />

l’affectivité, du réflexe, et n’arrive plus à<br />

s’inscrire dans le long terme. On perçoit<br />

comme insolite tout ce qui a pour projet de<br />

durer.<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

20<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22<br />

21

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!