10 ÉVÉNEMENTS LES RENCONTRES D’AVERROÈSLes tables rondes d’Averroèsont cruellement rappeléque nos démocratiessont fragiles, mais aussiqu’elles en sont à peine…Le vendredi c’est l’Europe du sud qui était à la tribune.Celle qui souffre aujourd’hui d’une confiscationde sa souveraineté par la mise sous tutelle politique,ou économique. Turquie, Espagne, Grèce, Italie.Angelo d’Orsi, passionnant, passa avec humour deMachiavel à Berlusconi, expliquant comment l’argent,la confusion du public et du privé, la mise sous tutelledes appareils judiciaires et législatifs, lasoumission économique des médias, et aussi, exclusivitéberlusconienne, la vulgarité, avaient misà bas la notion même de démocratie en Italie. PilarMartinez Vasseur et Françoise Arvanitis faisaientle même constat : fraichement sorties de dictature,ayant balayé sous le tapis le nécessaire travail historique,politique et judiciaire, et ayant adopté desmodes de développement spéculatifs et dispendieux,la Grèce et l’Espagne n’ont plus de fonctionnementdémocratique : étant sous tutelle extérieure, politiqueet/ou économique, le peuple n’a plus le pouvoirde décision, et se trouve aujourd’hui dans une situationsociale tragique. La Turquie, quant à elle, nevit pas la même crise économique, mais souffred’une absence de mémoire, d’un déni d’histoire bienplus grand encore : fondée sur un peuple compositequi se croit unifié, incapable de reconnaître l’existencedes minorités, la démocratie laïque turquerepose sur un malentendu, celui qui consiste à croireque la majorité donne tous les droits. Ahmet Inselparle pourtant d’avancées, et de ce paradoxe d’unesociété libérale et laïque où le gouvernement conservateuret islamique garantit pourtant, par l’armée,la protection de ceux qui manifestent pour la reconnaissancedu génocide arménien…Surveiller ou participerLa deuxième table ronde avait pour titre Révolutionnumérique ou contrôle des libertés, et on ne sauraittrop conseiller à ceux qui ont raté cet épisode passionnantde l’écouter sur France Culture ou en ligne.Si Internet est le lieu d’un grand espoir citoyen,considéré par certains comme un formidable outild’émancipation des peuples, d’autres y décèlentune opportunité de façonnage de l’opinion publique,voire une menace sécuritaire. Pendant ce temps,la technologie continue à se perfectionner, d’oùL’illusionde ladémocratiel’impérative nécessité de s’interroger sur ses implications: on peut mettre aujourd’hui un pays entiersous écoute. Pour Milad Doueihei, la culture numériqueremet en question la représentativité enpolitique, basée sur la confiance sociale. L’informationcircule sur internet en réseau, de manièrehorizontale, de telle façon que de toutes petitescommunautés peuvent avoir une grande influenceet contrer les opacités classiques de la gouvernancefondée sur la hiérarchie.Quant à la confiance... D’après Fabrice Epelboin,co-fondateur du site OWNI.fr, la France ne secontente pas d’être l’un des principaux marchandsd’armes numériques dans le monde (Bull et Amesyspar exemple fournissent en infrastructures de flicageélectronique une bonne partie des dictaturesafricaines). Sous la pression d’opérateurs industrielsconnus de tous (il cite Orange) faisant passer pour del’intérêt général ce qui est un intérêt d’oligarchie,on installe d’ores et déjà les technologies de surveillancede masse sur notre réseau national. «Lesdécisions ont été prises sans que la population n’enréalise les enjeux majeurs sur notre système. Lasociété de la surveillance est entérinée dans les faitset dans le code.» Et de citer un sinistre précurseur deces pratiques «bien intentionnées» : le fichier répertoriantla religion des citoyens hollandais saisi parles nazis en 1940, qui avec l’aide d’IBM ont enquelques heures disposé de la liste de tous les juifsdes Pays-Bas.Face à ses envolées sardoniques, la verve d’AmiraYahyaoui, cyber-activiste tunisienne : « En Tunisieon a pris le pouvoir pour accéder à nos ministres. Jepars cet après-midi pour emmener des élus dans unpetit village, ils seront au milieu des gens pour répondreà leurs questions. Je n’aime pas le fatalismede Fabrice Epelboin : tout est possible avec laparticipation. (...) Internet ne rendra pas la Franceparticipative, ce sont les citoyens qui doivent imposercela. Vous devez bouger. Vous êtes 60 millions,la réponse est Internet, qui est capable de gérer ladémocratie directe quand l’espace public ne le peutpas. » Avec en contrepoint le propos frappé au coindu bon sens d’Andrea Brighenti : « Il est importantd’écrire sur le net, mais le plus important est d’agirsur le terrain. » Celui de Notre-Dame des Landes,par exemple ?Démocratie libéraleLes tables rondes se sont conclues par une doubleinterrogation sur la tyrannie des marchés et laméfiance des élections. Guillaume Leblanc, quiremplaçait Fabienne Brugère au pied levé, et brillamment,expliqua les malentendus sur les conceptsde base de la démocratie : la représentation, la participation,les principes des élections et les mandatsqu’ils génèrent sont très clairement détaillés dansleur ouvrage commun, Dictionnaire à l’usage desgouvernés. En dehors de ces questions, il fut questionde ce paradoxe qui met aujourd’hui en placedes gouvernements religieux après des révolutionspopulaires dans les pays arabes. Mais malgré lesrevers, et la tragédie Syrienne, Ziad Majed, politologuelibanais, assurait que le vent de la démocraties’était levé, et qu’il ne retomberait plus.Cependant le débat public revint sur la tyrannie desmarchés, peu abordée durant le débat. Peut-on en faitconcevoir une « démocratie libérale », c’est-à-direun régime qui inscrive en ses principes l’idée quele marché est plus important que l’intérêt des peuples? Les inégalités ne cessent de s’accroitre, on enest revenu en France au niveau de la fin du 19 ème siècle,et la misère plane sur l’Europe, où une partie grandissantede la population vit sous le seuil depauvreté, et ne voit plus ses droits fondamentauxrespectés, tandis que les riches menacent de partirdans les paradis fiscaux dès qu’il est question deredistribution. L’éducation, la culture, la santé, lasécurité des citoyens ne sont plus assurées, lessystèmes de répartition solidaires sont mis à mal auprofit d’une privatisation de l’intérêt général, etl’accès aux droits fondamentaux est grignoté, confisqué,pour rembourser une dette imposée par lecapitalisme spéculatif. Démocratie, ou aliénation ?AGNÈS FRESCHEL ET GAËLLE CLOARECL’intégralité des débats est disponible sur le sitewww.rencontresaverroes.net© X-D.R© X-D.R© X-D.R
ÉVÉNEMENTS 11Clôture féminineLa 19 e édition des Rencontresd’Averroès se clôturait le 24novembre à l’Espace Julien surune double prestation fémininede haut volSeule sur scène pour une longue intro a cappella,Emel Mathlouthi embarque le public dès les premièresminutes pour une contrée lointaine. Cettejeune chanteuse tunisienne, aujourd’hui installéeà Paris, à la voix singulière et puissante, présentaitson 1 er album Kelmti Horra (ma parole est libre). Lachanson éponyme, composée en 2008, a beaucoupcirculé sur Internet pendant la révolution de Jasmin.Elle est devenue depuis une sorte d’hymne àl’insurrection tunisienne, à la lutte pour la liberté.Jeune, féminine, ouverte au monde.Car Emel chante en arabe, français, anglais et jouede la guitare acoustique. Accompagnée de quatremusiciens (percussion, guitare électrique, violon etmachines), elle propose un univers sonore à la foissombre et mystique. Les morceaux sont très construits,millimétrés, loin de toute improvisation approximative.Emmanuel Trouvé aux machines, alterne lesrythmes lents et rapides, des basses lourdes très«dub», et des nappes planantes aux claviers. ZiedZouari au violon apporte avec ses modes une touchede poésie orientale qui se marie à la perfectionavec le chant subtil d’Emel. Une personnalité fortedécouverte pendant la révolution, mais aussi uneartiste hors du commun qui prend des risques etoffre en concert une expérience inhabituelle, par samusique subtile.Plus classique mais tout aussi intéressante, l’algérienneDjazia Satour, en 1 e partie, jouait en trioacoustique (chant, guitare et percussion) son savoureuxmélange de musique afro-américaine et derythmes traditionnels maghrébins ; sorte de grooveoriental chaleureux et entraînant. Apogée du concert,la superbe reprise du bluesman Steve James où letalentueux guitariste Ben Richou a ravi le public deson jeu virtuose.KEVIN DERVEAUXEmel Mathlouthi © A.GLa Syrie, anatomied’une dictature© A.GLe 22 novembre, au cinéma Variétés, en prélude aux tables rondes, lesRencontres d’Averroès et l’IEP, en partenariat avec l’INA et le CMCA, ontproposé une soirée consacrée à la Syrie. Dans le hall, une exposition : desdessins d’Ali Ferzat, caricaturiste qui a dénoncé avec son crayon la corruptiondu régime et qui l’a chèrement payé, victime d’une agression qui lui a laisséles mains brisées. Puis la diffusion des épisodes de Top goons, à l’humour unpeu lourd parfois, du collectif Masasit Mati, sketches avec des marionnettes,dont «Beshu» le surnom de Bachar El-Assad.Le cœur de la soirée a été la projection du passionnant documentaire, riched’informations et d’analyses de Christophe Ayad et Vincent de Cointet, Syrie,le crépuscule des Assad ainsi que le débat avec Christophe Ayad et dupolitologue Ziad Majed.L’idée de ce film de géopolitique, suscitée par ARTE, date de 2008, au momentoù le pays semblait calme et où, a précisé Christophe Ayad «la Syrien’intéressait pas grand monde». Il retrace les moments importants du clan desAssad qui gouverne le pays depuis 1970. Après des images clandestines desémeutes du printemps dernier, le documentaire démarre avec la mort du «Lionde Damas» Hafez El-Assad, en juin 2000, après 30 ans de règne absolu. On yvoit son fils, Bachar, qui, au départ n’était pas destiné à lui succéder ; il avaitchoisi des études d’ophtalmologie, mais, à la mort accidentelle en 1994 du«dauphin», Basel, on l’envoie «se former» au Liban, occupé par 35 000 soldatssyriens, où il doit gérer la situation politique complexe et démontrer qu’il estle chef. Il soutient, contre Rafic Hariri, Émile Lahoud qui sera élu. Revenantsur l’accès au pouvoir de son père, Hafez, le film met en lumière les massacresperpétrés tout au long du règne par ce fils de paysan, alaouite, qui rejoint dèsses 16 ans le parti Baas : répression sanglante du soulèvement des Frèresmusulmans en 1982, viols, tortures, entre 15000 et 30000 morts. Bachar aalors 17 ans.L’opinion publique croyait au début du tournage au «Printemps de Damas»mais le film rappelle qu’en 2001, ont été arrêtés les leaders du Manifeste des1000 et que Bachar a placé les membres de sa famille à tous les postesimportants. À travers images d’archives, témoignages d’opposants syriens,interviews d’anciens responsables politiques ou diplomates syriens, libanais,israéliens, américains et français, les documentaristes tentent d’expliquer lerôle joué par le régime syrien et son dictateur, soupçonnés de l’assassinat del’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, aussi bien au Liban que sur lascène internationale. Le film se termine par les images des émeutes, révélantles crimes de ce gouvernement héréditaire qui ne se maintient que par laterreur et la guerre.Après le film, les deux intervenants, très brillants, ont essayé de comprendre«pourquoi cela tient toujours» Parmi toutes les réponses intéressantesapportées sur l’attitude de l’armée, les positions de la Russie, de l’Iran, de laChine ou de la Turquie, une réflexion qui interroge «Bachar s’en fiche, des villes,des habitants qu’il massacre. Ce qui lui importe c’est que rentre dans l’opinioninternationale, l’idée d’un conflit régional ou mondial.»Une soirée passionnante, prélude aux tables rondes du lendemain.ANNIE GAVA