L'Essentiel Prépas #16 _ Avril 2018

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PAROLES DE PROF Regards croisés entre Histoire et Économie : les apports réciproques de deux dimensions qui éclairent l’appréhension du monde contemporain Par Michel Bernard, Professeur de Chaire supérieure, Lycée Moissan, Meaux et Gérard Péhaut, Professeur de Chaire supérieure, Lycée Voltaire, Orléans Depuis 1982, la voie économique des classes préparatoires économiques et commerciales offre aux étudiants qui y préparent les concours d’entrée dans les écoles supérieures de management, un enseignement particulier et original qui associe, en un même cours, l’Économie, la Sociologie et l’Histoire du monde contemporain, en une approche à la fois pluri et transdisciplinaire : l’ESH. →→ Bibliographie ACEMOGLU Doran et ROBINSON James A. : Prospérité, puissance et pauvreté, Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, Markus Alter, Genève, 2015. APPELBY Joyce : Capitalisme, histoire d’une révolution permanente, Piranha, Paris, 2016 DAUMAS Jean-Claude : L’Histoire économique en mouvement, entre héritages et renouvellements, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2012. NOREL Philippe : L’histoire économi-que globale, Collection Economie Humaine, Le Seuil, Paris, 2009. POMERANZ Kenneth : Une grande divergence, La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, L’évolution de l’humanité, Albin Michel, Paris, 2010. Les crises récentes et les transformations de l’économie mondiale soutiennent une demande de compréhension et d’éclairage de la part du public, des étudiants et des enseignants. Dans ce cadre, l’histoire économique, relativement absente des enseignements universitaires, trouve toute sa place dans les programmes de nos classes préparatoires : elle permet de comprendre le présent par la connaissance du passé, rend intelligibles les évolutions et les problèmes contemporains, des crises financières en passant par les problématiques de l’industrialisation ou la montée en puissance de la Chine. De nombreux ouvrages économiques récents, extrêmement divers tant du point de vue des méthodes que des approches, offrent un éclairage nouveau sur les transformations du monde : on pourra ici citer, sans hiérarchie, les travaux de Barry Eichengreen, de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, des institutionnalistes que sont Doran Acemoglu et James Robinson ou encore pour clore ce rapide tour d’horizon, les ouvrages de Kenneth Pomeranz ou Thomas Piketty. : Le renouvellement de l’histoire économique Depuis quelques années, l’histoire économique s’est renouvelée, réalisant un double aggiornamento : l’emprunt des méthodes comptables de l’économiste a doté l’historien d’une solide base chiffrée, celle de l’histoire quantitative, parfois même contrefactuelle ; la prise en compte des structures, de leurs pesanteurs et de leurs transformations, a conféré aux historiens une nouvelle identité, celle des « Annales ». Ainsi l’histoire est-elle devenue économique et sociale (cf. le beau projet de Pierre Léon : une « Histoire Économique et Sociale du Monde », Armand Colin, 1977). L’introduction de la dimension historique inscrit ces enseignements dans le temps long. La référence aux faits stylisés de la croissance est significative des questionnements. Il s’agit de montrer aux étudiants comment la croissance économique s’est accélérée et comment elle a conduit à des changements radicaux ; qu’on la considère comme un phénomène cumulatif de longue période ou comme une succession de paradigmes entrecoupés de ruptures ou de crises. Pour résumer trois grandes questions doivent être prises en compte (il ne s’agit d’ailleurs pas de les admettre comme intangibles tant les débats sont vifs autour de leur libellé…) : >>> suite page 19 La cliométrie Née à la fin du XIX e siècle (la première chaire d’histoire économique fut créée à Harvard, en 1892, pour Ashley), l’histoire économique a acquis ses lettres de noblesse avec la New Economic History américaine, sorte d’économétrie rétrospective, à laquelle se rattache en France l’Histoire quantitative. La démarche des « quantitativistes » (ne pas confondre avec la théorie quantitative de la monnaie !) permet à l’historien de disposer de séries homogènes longues là où il n’avait hier que données éparpillées et fragmentaires : les statistiques de prix et de productions (hier exprimées en quantités : x tonnes d’acier) sont aujourd’hui complétées par des données agrégées : des taux de croissance du PIB, de la production industrielle, de la production agricole, et même de la productivité du travail. Signe de cette fécondation mutuelle de la Comptabilité nationale et de l’histoire : la cliométrie est aujourd’hui autant affaire d’historiens que d’économistes. Des « classiques » ont pu ainsi être revisités tel le vieux débat sur l’absence de take-off en France, réactualisé par l’accélération de la production et de la productivité industrielles dans les années 1830 mise en évidence par les séries longues sur la croissance de l’économie française depuis le début du XIX e siècle (Jean-Claude Toutain, Maurice Lévy- Leboyer), ou tel que le rôle de l’esclavage dans la croissance américaine au XIX e siècle (Robert W. Vogel), ou encore en mettant en évidence le rôle des institutions, ces « contraintes humainement conçues qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales » dans la croissance économique (Douglass W. North, ces deux derniers auteurs ayant partagé le prix Nobel d’économie en 1993 pour « avoir renouvelé la recherche en histoire économique en appliquant la théorie et les méthodes quantitatives dans le but d’expliquer le changement économique et institutionnel »). n L’ESSENTIEL DU SUP | PRÉPAS 18 AVRIL <strong>2018</strong> | N°16
PAROLES DE PROF >>> suite de la page 18 - comment la croissance a-t-elle rompu les équilibres de très longue période, antérieurs à la révolution industrielle, qui sont marqués par la permanence des niveaux de vie qui font que, partout dans le monde, « le fils vit comme son père » ? - comment cette croissance se manifeste-t-elle avec, en particulier, cette extraordinaire accélération depuis la Seconde Guerre mondiale qui fait que le « fils vit mieux que le père », tout au moins dans les pays développés. Comment expliquer les écarts, les décrochages, les retards ? Comment expliquer les réussites des politiques économiques mais aussi leurs échecs, comment expliquer que l’on ne puisse, malgré l’expérience acquise en finir avec les crises ? Comment analyser les transformations permanentes engendrées par les progrès et innovations de toutes sortes ? - comment expliquer les phénomènes de rattrapage, les changements d’équilibres et de rapports de force entre les continents, les pays, les aires culturelles et finalement appréhender la réalité d’une mondialisation que l’on peut concevoir comme une sorte d’uniformisation ou bien, au contraire, comme la juxtaposition de modèles, d’expériences, de choix différents qui sont en relation permanente avec le développement des flux de toute nature et la domination du marché ? : La démarche de l’ESH Les programmes d’ESH font largement écho à la démarche de nombreux chercheurs qui souhaitent un rapprochement entre histoire et science économiques à l’instar de ce qui se produit dans les pays anglo-saxons. Les expériences des historiens et des économistes doivent permettre un enrichissement mutuel. Les premiers doivent s’attacher à mieux maîtriser les outils couramment utilisés par les économistes, en particulier les méthodes statistiques et quantitatives quand les économistes devraient parfois mieux prendre en compte, dans leurs modèles, les faits et les réalités des sociétés dans lesquelles se déroulent les activités économiques. D’excellents exemples de ces problématiques sont fournis par la confrontation des expériences méthodologiques. La théorie de la croissance unifiée, présentée par Oded Galor (« United Growth Theory », Princeton, 2011) montre que l’histoire n’est que le cadre dans lequel joue un modèle théorique et mathématique, c’est-à-dire fondé sur des données quantifiables et une approche formalisée, de croissance de l’Antiquité à nos jours. C’est évidemment assez éloigné de la perspective des historiens qui, même s’ils font leurs les instruments d’analyse mis au point par les économistes, cherchent avant tout à expliquer le passé tel qu’il s’est passé plutôt que de plaquer des modèles abstraits et parfois généralisables aux différents lieux et époques. Si l’ambition de l’enseignement de l’ESH est plus modeste, l’intérêt manifeste de l’approche pluridisciplinaire qu’il engendre est de permettre aux étudiants d’éviter deux grands écueils propres à notre époque de grandes mutations technologiques : la tentation d’une histoire désincarnée et le relativisme historique. Il favorise la contextualisation et rend possible la maîtrise des grandes évolutions et des grandes périodes historiques : ainsi, les phases de la croissance depuis le XIX e siècle, la succession des transformations technologiques, la mise en place du marché ou sa contestation, l’évolution de la pensée et des théories économiques deviennent familières à de futurs dirigeants et managers en leur expliquant le pourquoi de l’économie actuelle. Il combat aussi une tendance parfois un peu marquée au relativisme historique qui conduit souvent à analyser le passé au regard des valeurs ou des théories contemporaines. : Une histoire économique globale ? Depuis quelques années, l’histoire économique connaît donc un regain d’intérêt et certaines approches permettent de répondre au désir de rapprochement de l’histoire et de l’économie. Une des réponses possibles est l’histoire économique globale. Cette approche de l’histoire se caractérise par la mise en relation, pour un objet donné, de périodes ou d’espaces géographiques différents. Rompant avec les cadres académiques traditionnels, s’intégrant mal au découpage en quatre périodes historiques il s’agit plus d’une méthode de travail que d’un champ disciplinaire proprement dit à l’origine duquel on trouve le projet développé, à la fin des années 40, par l’UNESCO (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization), d’écrire une histoire de l’humanité sans orientation géographique particulière, ce qui fut fait par Louis Gottschalck, Marshall Hodgson et William Mc Neill. Une des particularités de l’histoire globale est la volonté de rendre en compte les effets de la mondialisation en intégrant tous les lieux, toutes les sociétés et toutes les époques en « décentrant » le regard, en usant des comparaisons et en raisonnant à l’échelle mondiale. Largement inspirée des travaux fondateurs de Fernand Braudel, en particulier de « Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XV e - XVIII e siècles) » (1969), l’histoire globale agrège des disciplines. Cette dimension, au cœur de l’ESH, permet de croiser les acquis de la géohistoire (pourquoi telle zone est-elle dynamique et telle autre pas à tel moment donné ?), ceux de l’histoire vue d’ailleurs, l’histoire croisée ou bien encore l’histoire environnementale. En outre, l’histoire globale ouvre aussi des perspectives sur ce qui vient après et ne cherche pas à se limiter à l’explication des événements passés. En France ce n’est pas simple. L’histoire économique est héritière des travaux fondateurs d’Ernest Labrousse et Fernand Braudel et donc de l’école des Annales. Pour le premier, les méthodes étaient largement quantitatives, fondées sur des séries, en particulier de prix que des centaines de petites mains s’efforçaient de reconstituer, comme, par exemple, celles des Mercuriales. De ces mouvements de prix se déduisaient des tendances qui permettaient souvent d’aller vers le social (par exemple l’explication de la Révolution française par les mouvements des prix des céréales). L’histoire globale n’est pas née en France. Le travail fondateur est dû à Kenneth Pomeranz qui dans « La grande divergence » se demande pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine (il répond à la question souvent posée aux étudiants : Pourquoi l’Angleterre ?). En France, la publication de l’ouvrage de Philippe Norel, « L’histoire économique globale » (2009) comble cette lacune, en faisant le point sur les tendances actuelles, et dote les étudiants d’un ouvrage les poussant à réfléchir au sens des évolutions de l’économie mondiale. Comment pouvons-nous utiliser l’histoire ? Au-delà d’un arrière-plan, elle nous fournit des cadres explicatifs (et aussi des exemples factuels). Elle détermine les grandes tendances dans lesquelles s’inscrivent nos problématiques. C’est ainsi que nous pouvons tout à la fois mobiliser les travaux de longue durée d’A. Maddison, les acquis de la cliométrie et de la nouvelle économie institutionnelle (Douglass C. North, « Institutions, Institutional Change and Economic Performance », Cambridge University Press, 1990) ou plus récemment, les ouvrages de Doran Acemoglu et James Robinson (« Prospérité, puissance et pauvreté : Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres », Markus Haller, 2015). Bien entendu cela ne doit pas conduire à rejeter les approches plus anciennes. Les théories de la croissance proposées, dans les années soixante par Walt W. Rostow ou Alexander Gerschenkron, les travaux de Paul Bairoch, « L’Histoire économique et sociale du monde » sous la direction de Pierre Léon conservent tout leur intérêt pour qui veut relier les questionnements économiques au temps long et montrer qu’une grande partie des questions que nous nous posons sur notre environnement économique et social ne sont pas nouvelles même si le contexte change. n L’école des Annales « Les économies ont les crises de leurs structures » (selon l’expression d’Ernest Labrousse), tel pourrait être en raccourci le message des Annales, qui a pris progressivement corps au cours des années trente. Délaissant l’histoire événementielle au profit de la longue durée, les individus au profit des structures (la Méditerranée au temps de Philippe II plutôt que Philippe II en Méditerranée), l’École des Annales* a privilégié une lecture économiste, voire économiciste (le poids de ses influences marxistes ?), de l’histoire, traquant les régularités, privilégiant la continuité. Selon Fernand Braudel « il n’y a jamais entre passé, même passé lointain, et temps présent de rupture totale, de discontinuité absolue ou, si l’on préfère, de non-contamination » (« La dynamique du capitalisme », Arthaud, 1985 : un ouvrage court, clair et brillant, indispensable). Ainsi sommes-nous invités à mettre la crise actuelle en perspective historique, à replacer les bouleversements contemporains dans la longue chaîne de l’histoire du développement, depuis l’assolement quadriennal et le marnage des terres de Charles Townshend (1674-1738) dans le Norfolk à l’émergence de l’Asie du Sud-Est. Alors pouvons-nous mieux appréhender comment des « jeux de l’échange » naquit « le temps du monde » (respectivement les titres des tomes II et III de « Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme ; XV e -XVIII e siècles)… n * d’après le titre de la revue « Annales d’histoire économique et sociale » fondée en 1929 par Lucien Febvre (un moderniste) et Marc Bloch (un médiéviste) pour rompre avec l’histoire événementielle et rapprocher la méthode historique des sciences humaines. L’ESSENTIEL DU SUP | PRÉPAS 19 AVRIL <strong>2018</strong> | N°16
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