Journal asmac No 3 - juin 2021

Point de mire
Les poissons
connaissent-ils
l’ennui?
Le COVID-19 ne menace pas la santé des pensionnaires du zoo,
mais il a d’autres conséquences. Le manque de visites rend le quotidien
monotone et provoque l’ennui.
Prof. Bernd Schildger, directeur du parc zoologique du Dählhölzli de Berne
7
centimètres de verre nous séparent,
mais ils ne font pas obstacle.
Avec ses yeux jaune orangé
et ses grandes pupilles noires,
il m’observe, ou plutôt, il me fixe. Lentement,
son regard se fore un passage à travers
la vitre, pénètre la cornée, le cristallin
et le corps vitré, pour franchir la rétine
et remonter le nerf optique jusqu’à mon
cerveau. Le mouvement constant de sa
bouche, synchronisé au léger battement
des branchies ne distrait pas, mais intensifie
plutôt l’expérience de ce regard. L’effet
d’apesanteur et l’immobilité de cet
être qui me scrute, flottant dans l’eau vert
tilleul du fleuve Amazonie , rendent cet
instant encore plus fascinant et irréel.
Se peut-il que les modèles de comportement
des poissons présentent des caractéristiques
communes avec ceux des humains,
lorsqu’ils sont accablés par l’ennui?
Il semble à première vue étrange que les
poissons en captivité puissent varier leur
comportement, selon qu’ils sont stimulés
ou non par la présence humaine. Ne devraient-ils
pas être indifférents aux spectateurs
que nous sommes? Mais c’est tout le
contraire si j’en crois les réactions du cichlidé
à deux taches du bassin amazonien du
zoo du Dählhölzli à Berne. Plus je passe de
temps devant la vitre de l’aquarium et plus
ses congénères sont nombreux à se masser
face à moi, de l’autre côté de la vitre. Dans
ce banc improvisé se trouvent des perches,
des pacus et des arowanas argentés. Ces
derniers sont plus farouches d’ordinaire et
se montrent à peine. Mais en l’absence de
visiteurs, en ces temps de pandémie, on les
voit soudain se mêler aux autres espèces et
s’attarder longtemps devant la paroi de
l’aquarium, pour observer leur unique
spectateur. Mieux: ils se mettent à suivre
ses mouvements et à se déplacer de part et
d’autre quand il fait mine de bouger.
Le plaisir des visites
A peine nous sommes-nous installés sur la
petite esplanade, dans l’espace dédié aux
saïmiris, que ces petits singes se mettent à
bondir de tous côtés dans notre direction.
Un jeune mâle se tient sur la balustrade, à
10 centimètres à peine de ma main. Mais
voici qu’un deuxième attrape ma main,
tandis qu’un troisième saute sur mon
épaule. En un instant, nous perdons totalement
le contrôle de la situation. Les petits
singes virevoltent autour de nous sans
but apparent. Ils ne sont pas spécialement
motivés par la nourriture, comme nous le
constatons après quelques essais. Non,
c’est bien notre simple présence qui cause
leur excitation. L’exubérance de ces petits
primates intimide ma jeune accompagnatrice
dans un premier temps. Le visage
apeuré, elle tente de se réfugier derrière sa
mère, comme pour leur échapper. Mais
c’est sans compter l’agilité et la vélocité
des saïmiris, surnommés «singes-écureuils».
Au bout de 30 minutes, la jeune visiteuse
s’est toutefois habituée à ce ballet trépidant
et elle parvient à l’observer avec attention.
Sa mère réussit de son côté à communiquer
au singe une certaine tolérance
au contact humain. Ses gestes se veulent
protecteurs et doivent signaler à l’animal
qu’elle ne représente aucun danger. Naturellement,
elle essaie, par son approche
prudente, d’influencer les réflexes de domination
et de refréner la tyrannie des
grands sur les petits. Mais en vain. Les modalités
d’expression comportementale sont
limitées, en dépit d’une grande variété de
possibilités effectives chez les vertébrés
supérieurs. Les structures de comportement
qui s’opposent à la négation du comportement
sélectif naturel dans un contexte
de domination vécue sont étrangères aux
singes. Autrement dit: chez les singes qui
vivent en groupe, la tolérance trouve ses limites
au moment où l’organisation de
groupe devient impraticable.
La sérénité et le repli
Cet œil jaune avec son réseau de fines
veines rouges ne me toise qu’en apparence.
C’est plutôt au-delà de moi qu’il
regarde. Le corps inerte et amorphe du
crapaud du Colorado semble reposer sur le
sable de toute éternité. Mais cette impassibilité
prend fin quand il aperçoit un grillon.
Trois petits bonds patauds le rapprochent
de sa proie. L’agitation de sa
patte palmée distrait le grillon qui ne voit
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