http://www.jeuverbal.fr L. Racine, Mémoires sur Jean ... - le jeu verbal
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<strong>http</strong>://<strong>www</strong>.<strong><strong>jeu</strong><strong>verbal</strong></strong>.<strong>fr</strong><br />
La société entre Molière et mon père ne dura pas longtemps. J’en ai dit la raison.<br />
Boi<strong>le</strong>au resta uni à Molière, qui venait <strong>le</strong> voir souvent, et faisait grand cas de ses avis. Ce fut<br />
lui qui fournit à Molière l’idée de la scène des Femmes savantes entre Trissotin et Vadius. La<br />
même scène s’était passée entre Gil<strong>le</strong>s Boi<strong>le</strong>au et l’abbé Cotin. Enfin il lui fournit aussi <strong>le</strong><br />
compliment latin qui termine <strong>le</strong> Malade imaginaire. Dans la suite, Boi<strong>le</strong>au lui conseilla de<br />
quitter <strong>le</strong> théâtre, du moins comme acteur : « Votre santé, lui dit-il, dépérit, parce que <strong>le</strong><br />
métier de comédien vous épuise : que n’y renoncez-vous ? — Hélas! lui répondit Molière en<br />
soupirant, c’est <strong>le</strong> point d’honneur qui me retient. — Et quel point d’honneur ? répondit<br />
Boi<strong>le</strong>au : Quoi ! vous barbouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> visage d’une moustache de Sganarel<strong>le</strong>, pour venir <strong>sur</strong> un<br />
théâtre recevoir des coups de bâton ? Voilà un beau point d’honneur pour un philosophe<br />
comme vous ! »<br />
Il regarda toujours Molière comme un génie unique ; et <strong>le</strong> Roi lui demandant un jour<br />
quel était <strong>le</strong> plus rare des grands écrivains qui avaient honoré la France pendant son règne,<br />
il lui nomma Molière. « Je ne <strong>le</strong> croyais pas, répondit <strong>le</strong> Roi ; mais vous vous y connaissez<br />
mieux que moi. » Boi<strong>le</strong>au se vanta toute sa vie d’avoir appris à mon père à rimer<br />
diffici<strong>le</strong>ment : à quoi il ajoutait que des vers aisés n’étaient pas des vers aisément faits. Il ne<br />
faisait pas aisément <strong>le</strong>s siens, et il a eu raison de dire : « Si j’écris quatre mots, j’en<br />
effacerai trois. » Un de ses amis <strong>le</strong> trouvant dans sa chambre fort agité, lui demanda ce qui<br />
l’occupait : « Une rime, répondit-il ; je la cherche depuis trois heures. — Vou<strong>le</strong>z-vous, lui dit<br />
cet ami, que j’ail<strong>le</strong> vous chercher un dictionnaire de rimes ? Il pourra vous être de quelque<br />
secours. — Non, non, reprit Boi<strong>le</strong>au, cherchez-moi plutôt <strong>le</strong> dictionnaire de la raison. »<br />
Il ne s’est jamais vanté, comme il est dit dans <strong>le</strong> Bolaeana, d’avoir <strong>le</strong> premier parlé<br />
en vers de notre artil<strong>le</strong>rie ; et son dernier commentateur prend une peine fort inuti<strong>le</strong>, en<br />
rappelant plusieurs vers d’anciens poètes pour prouver <strong>le</strong> contraire. La gloire d’avoir parlé <strong>le</strong><br />
premier du fusil et du canon n’est pas grande. Il se vantait d’en avoir <strong>le</strong> premier parlé<br />
poétiquement et par de nob<strong>le</strong>s périphrases.<br />
Il composa la fab<strong>le</strong> du Bûcheron, dans sa plus grande force et, suivant ses termes,<br />
dans son bon temps. Il trouvait cette fab<strong>le</strong> languissante dans La Fontaine. Il voulut essayer<br />
s’il ne pourrait pas mieux faire, sans imiter <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> de Marot, désapprouvant ceux qui<br />
écrivaient dans ce sty<strong>le</strong>, « Pourquoi, disait-il, emprunter une autre langue que cel<strong>le</strong> de son<br />
sièc<strong>le</strong> ? »<br />
L’épitaphe, bonne ou mauvaise, qui se trouve parmi ses épigrammes, et <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong><br />
ses commentateurs n’ont rien dit parce qu’ils n’ont pu l’entendre, fut faite <strong>sur</strong> M. de<br />
Gourvil<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> commence par ce vers :<br />
Ci-gît, justement regretté, etc.<br />
Quoiqu’il ait été accusé d’aimer l’argent, accusation fondée <strong>sur</strong> ce qu’il paraissait <strong>le</strong><br />
dépenser avec peine, il avait <strong>le</strong>s sentiments nob<strong>le</strong>s et désintéressés. La fierté dans <strong>le</strong>s<br />
manières était, selon lui, <strong>le</strong> vice des sots, et la fierté du coeur la vertu des honnêtes gens.<br />
l’ai fait connaître la générosité avec laquel<strong>le</strong> il donna tous ses ouvrages aux libraires, et <strong>le</strong><br />
scrupu<strong>le</strong> qui lui fit rendre aux pauvres tout <strong>le</strong> revenu de son bénéfice. Comme il avait eu<br />
quelque part à l’opéra de Bellérophon, Lulli, soit pour <strong>le</strong> récompenser, soit pour <strong>le</strong> réconcilier<br />
avec l’Opéra, lui of<strong>fr</strong>it un présent considérab<strong>le</strong>, qu’il refusa. On sait ses libéralités pour Patru<br />
et Cassandre, et la manière dont il fit rétablir la pension du grand Corneil<strong>le</strong>, en of<strong>fr</strong>ant <strong>le</strong><br />
sacrifice de la sienne : action très véritab<strong>le</strong>, que m’a racontée un témoin encore vivant ; on<br />
a eu tort de la révoquer en doute 21 , puisque Boursault, qui ne devait pas être disposé à <strong>le</strong><br />
louer, la rapporte dans ses <strong>le</strong>ttres, aussi bien que cel<strong>le</strong> qui regarde Cassandre, en ajoutant<br />
ces paro<strong>le</strong>s remarquab<strong>le</strong>s : « J’ai été ennemi de M. Despréaux ; et quand je <strong>le</strong> serais encore,<br />
je ne pourrais m’empêcher d’en bien par<strong>le</strong>r... Quoique rien ne soit plus beau que ses<br />
poésies, je trouve <strong>le</strong>s actions que je viens de dire encore plus bel<strong>le</strong>s. » La bourse de Boi<strong>le</strong>au,<br />
comme il est dit dans son Éloge historique par M. de Boze, fut ouverte à beaucoup d’autres<br />
gens de <strong>le</strong>ttres, et même à Linière, qui, souvent, avec l’argent qu’il venait d’en recevoir,<br />
allait boire au premier cabaret, et y faisait une chanson contre son bienfaiteur.<br />
L. <strong>Racine</strong>, <strong>Mémoires</strong> <strong>sur</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Racine</strong>. 26