http://www.jeuverbal.fr L. Racine, Mémoires sur Jean ... - le jeu verbal
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devant <strong>le</strong> Roi, la <strong>jeu</strong>ne actrice qui faisait <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’Elise manqua de mémoire : « Ah !<br />
Mademoisel<strong>le</strong>, s’écria-t-il, quel tort vous faites à ma pièce ! » La demoisel<strong>le</strong>, consternée de<br />
la réprimande, se mit à p<strong>le</strong>urer. Aussitôt il courut à el<strong>le</strong>, prit son mouchoir, essuya ses<br />
p<strong>le</strong>urs, et en répandit lui-même. Je ne crains point d’écrire de si petites choses, parce que<br />
cette facilité à verser des larmes fait connaître la bonté d’un caractère, suivant cette maxime<br />
des anciens :<br />
ανατοι δαριδαχρυεσ ανδρεσ 43<br />
Les applaudissements que sa tragédie avait reçus ne l’empêchaient pas de<br />
reconnaître qu’el<strong>le</strong> n’était pas dans toute la grandeur du poème dramatique. L’unité de lieu<br />
n’était pas observée, et el<strong>le</strong> n’était qu’en trois actes : c’est mal à propos que dans quelques<br />
éditions on l’a partagée en cinq. Il avait trouvé l’art d’y lier, comme <strong>le</strong>s anciens, <strong>le</strong>s choeurs<br />
avec l’action, mais il terminait l’action par un choeur : chose inconnue aux anciens, et<br />
contraire à la nature du poème dramatique, qui ne doit pas finir par des chants.<br />
Il entreprit de traiter un autre sujet de l’Écriture sainte, et de faire une tragédie plus<br />
parfaite. Mme de Sévigné doutait qu’il y pût réussir, et disait dans une de ses <strong>le</strong>ttres : « Il<br />
aura de la peiné à faire mieux qu’Esther : il n’y a plus d’histoire comme cel<strong>le</strong>-là. C’était un<br />
hasard et un assortiment de toutes choses ; car Judith, Booz et Ruth ne sauraient rien faire<br />
de beau. <strong>Racine</strong> a pourtant bien de l’esprit ; il faut espérer. » El<strong>le</strong> n’avait point tort de<br />
penser ainsi. El<strong>le</strong> ne s’attendait pas que dans un chapitre du quatrième livre des Rois, il dût<br />
trouver <strong>le</strong> plus grand sujet qu’aucun poète eût encore traité, et en faire une tragédie, qui,<br />
sans amour, sans épisodes, sans confidents, intéresserait toujours, dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> troub<strong>le</strong><br />
irait croissant de scène en scène jusqu’au dernier moment, et qui serait dans toute<br />
l’exactitude des règ<strong>le</strong>s.<br />
Le mérite cependant de cette tragédie fut longtemps ignoré. El<strong>le</strong> n’eut point <strong>le</strong><br />
secours des représentations, qui font pour un temps la fortune des pièces médiocres. On<br />
avait fait un scrupu<strong>le</strong> à Mme de Maintenon des représentations d’Esther, en lui disant que<br />
ces spectac<strong>le</strong>s, où de <strong>jeu</strong>nes demoisel<strong>le</strong>s, parées magnifiquement, paraissaient devant toute<br />
la cour, étaient dangereux pour <strong>le</strong>s spectateurs et pour <strong>le</strong>s actrices mêmes. On ne songeait<br />
point à faire exécuter Athalie <strong>sur</strong> <strong>le</strong> théâtre des comédiens ; l’auteur y avait mis ordre, en<br />
faisant insérer dans <strong>le</strong> privilège d’Esther 44 la défense aux comédiens de représenter une<br />
tragédie faite pour Saint-Cyr. De pareils sujets ne conviennent point à de pareils acteurs : il<br />
fallait, comme dit Mme de Sévigné, <strong>le</strong>ttre 533, « des personnes innocentes pour chanter <strong>le</strong>s<br />
malheurs de Sion; la Champmeslé nous eût fait mal au cœur. »<br />
Mme la comtesse de Caylus a pensé de même ; et on lira avec plaisir ce qu’el<strong>le</strong> a<br />
écrit <strong>sur</strong> Athalie, dans ses Souvenirs, recueil dont j’ai parlé :<br />
« Le grand succès d’Esther mit <strong>Racine</strong> en goût : il voulut composer une autre pièce ;<br />
et <strong>le</strong> sujet d’Athalie (c’est-à-dire de la mort de cette reine, et la reconnaissance de Joas) lui<br />
parut <strong>le</strong> plus beau de tous ceux qu’il pouvait tirer de l’Écriture sainte. Il y travailla sans<br />
perdre de temps ; et l’hiver suivant, cette nouvel<strong>le</strong> pièce se trouva en état d’être<br />
représentée ; mais Mme de Maintenon reçut de tous côtés tant d’avis et tant de<br />
représentations des dévots, qui agissaient en cela de bonne foi, et de la part des poètes<br />
jaloux de <strong>Racine</strong>, qui, non contents de faire par<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s gens de bien, écrivirent plusieurs<br />
<strong>le</strong>ttres anonymes, qu’ils empêchèrent enfin Athalie d’être représentée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> théâtre de<br />
Saint-Cyr. On disait à Mme de Maintenon qu’il était honteux à el<strong>le</strong> de faire monter <strong>sur</strong> un<br />
théâtre des demoisel<strong>le</strong>s rassemblées de toutes <strong>le</strong>s parties du royaume pour recevoir une<br />
éducation chrétienne, et que c’était mal répondre à l’idée que rétablissement de Saint-Cyr<br />
avait fait concevoir, l’avais part aussi à ces discours, et on trouvait encore qu’il était<br />
indécent à el<strong>le</strong> de me faire voir à toute la cour <strong>sur</strong> un théâtre.<br />
« Le lieu, <strong>le</strong> sujet des pièces, et la manière dont <strong>le</strong>s spectateurs s’étaient introduits à<br />
Saint-Cyr, devaient justifier Mme de Maintenon, et el<strong>le</strong> aurait pu ne pas s’embarrasser de<br />
discours qui n’étaient fondés que <strong>sur</strong> l’envie et la malignité ; mais el<strong>le</strong> pensa différemment,<br />
et arrêta ces spectac<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> temps que tout était prêt pour jouer Athalie. El<strong>le</strong> fit<br />
L. <strong>Racine</strong>, <strong>Mémoires</strong> <strong>sur</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Racine</strong>. 46