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couette que son arrière-grand-mère avait confectionnée. Elle avait eu le visage tailladé par le<br />
Loup. <strong>Le</strong> sang sur sa joue formait une croûte épaisse comme du pain dur. Il était impossible<br />
de connaître la gravité de la blessure.<br />
Césaire releva la tête en voyant entrer Valérie, et l’attira à lui. Puis ce fut au tour de<br />
mère-grand de la prendre par la main pendant que Césaire s’affairait devant l’âtre. Tandis<br />
qu’elle observait son père qui faisait bouillir de l’eau, elle se laissa aller à des songeries qui la<br />
ramenèrent à une autre époque.<br />
Nous savions que l’heure du bain était proche lorsqu’il y avait quatre casseroles sur le<br />
feu. Ma mère entrait, retirait sa robe, les cheveux ébouriffés. Elle avait un corps magnifique.<br />
J’en étais consciente alors même que j’étais encore toute petite. Il luisait comme si sa peau<br />
recelait quelque magie. Elle nous plaçait l’une et l’autre dans le baquet, en nous prenant par<br />
les aisselles avant de nous déposer délicatement dans l’eau chaude. Elle se glissait ensuite<br />
lentement dans le bain, nous entourant de ses jambes. J’étais assise juste derrière ma sœur<br />
qui se tenait entre ma mère et moi. J’ai toujours eu l’impression d’être reléguée sur les<br />
marges.<br />
Nous plongions tour à tour dans l’eau en renversant la tête en arrière et j’agitais ma<br />
chevelure de tous côtés, si bien que j’avais l’impression d’être une sirène.<br />
Mais cette époque était désormais révolue. Valérie craignait que l’image de sa sœur ne<br />
s’efface de sa mémoire, mécanisme de survie qu’elle ne voulait surtout pas déclencher. <strong>Le</strong>s<br />
souvenirs finissaient toujours par périr. Or, elle avait déjà la tête tellement pleine qu’elle<br />
aurait aimé pouvoir cesser d’en engranger de nouveaux. Il y avait tant d’expériences à<br />
analyser, et pourtant chaque instant qui passait lui en apportait de nouvelles.<br />
Valérie contemplait à présent ce qu’il restait.<br />
Son père s’occupait de sa femme, lui tamponnant le visage de linges humides et tièdes.<br />
Était-ce de la tendresse ? se demandait Valérie. Une mise en scène à l’attention de mèregrand<br />
? Ou bien Lucie avait-elle raison, après tout ? Etait-ce de l’amour ?<br />
Césaire avait les yeux posés sur la silhouette allongée de Suzette. La voyait-il encore ?<br />
Après dix-huit ans de mariage, il ne semblait remarquer ni sa douceur pour les enfants ni ses<br />
cheveux blondis par les mois d’été. <strong>Le</strong> mariage se résumait-il donc à cela ? À cette incapacité<br />
à voir l’autre tel qu’il est, un peu à la façon dont on ne se connaît pas soi-même, faute de<br />
distance ? Était-ce là ce qui l’attendait avec Henry ? Ou bien Peter ? Ses parents avaient vécu<br />
les mêmes traumatismes et les mêmes tragédies, mais chacun de son côté, sans jamais rien<br />
partager.<br />
Suzette, qui avait peut-être senti que sa fille était en train de la jauger, s’agita<br />
brusquement, envoyant valdinguer un bassin en fer-blanc posé sur le lit qui retomba au sol<br />
avec fracas. Valérie se baissa pour le ramasser pendant que sa mère continuait à gémir.<br />
Elle se souvint alors de l’histoire de Salomon et se mit à passer en revue les détails de la<br />
nuit précédente. <strong>Le</strong> Loup avait-il été blessé par un coup d’épée ? Où était passée sa mère ?<br />
Ma mère est-elle le Loup ? Non, c’était impossible ! Cette idée lui était insupportable, et elle<br />
la rejeta aussitôt. Lorsque mère-grand l’invita à s’approcher de sa mère, Valérie s’exécuta<br />
sans hésiter.