Le Chaperon Rouge - Index of

C’est alors qu’elle s’aperçut qu’Henry manquait à l’appel.
L’intendant trônait à une table, entouré d’admirateurs, la tête du Loup embrochée sur
une pique à son côté. Les hommes qui s’étaient rendus dans les grottes, et même ceux
avaient fui en grand nombre se sentaient autorisés à partager sa gloire pour avoir contribué
à cette victoire. L’intendant racontait toute l’histoire, comment il s’était faufilé sur la pointe
des pieds et comment il avait porté le coup fatal, en frappant la table de sa chope au
moment crucial. Les femmes ne tarissaient pas d’éloges, tandis que la bière écumante
dégoulinait le long de son épaisse barbe. Face à son sourire satisfait, Valérie n’éprouvait que
mépris. Les femmes se pendaient à son cou, louant son abnégation, le félicitant d’avoir
vengé la mort de cette pauvre fille, alors que Lucie n’avait pas grand-chose à voir avec tout
cela.
Le tenancier de la taverne, homme chauve dont le crâne formait un pli à la base de la
nuque, écoutait son récit, Complètement fasciné. Sa femme s’occupait du bar, tandis qu’il
restait assis là, en transe. Elle était tombée enceinte jadis, et n’avait jamais retrouvé sa taille
de jeune fille. Le tavernier, quant à lui, n’avait aucune excuse pour avoir engraissé de la
sorte.
L’intendant termina son spectacle en regrettant la perte qu’ils venaient de subir, et c’est
alors qu’il révéla ce qui planait dans l’air... Adrien avait péri pour la gloire, lui aussi. Valérie
ferma les yeux. Elle comprenait pourquoi Henry ne se trouvait pas avec eux. Elle était
soulagée d’apprendre qu’il s’agissait du père, mais elle éprouvait néanmoins de la
compassion pour le fils, désormais orphelin.
Elle jeta un nouveau coup d’œil en direction de Peter, mais il avait encore les yeux rivés
au sol.
Tout le monde s’était rassemblé à la taverne, car personne ne voulait rentrer chez soi.
Alors que l’intendant contait son triomphe, la ville avait le cœur à la fête. Un couple
partageait une même chope immense. Deux villageois étaient assis côte à côte sur un banc,
juste à côté du feu.
On vidait le Loup de ses entrailles devant la taverne. Les enfants observaient la scène
avec une joie mêlée d’horreur, choqués par leur bonne fortune. Leurs parents étaient bien
trop satisfaits pour leur rappeler de se tenir à l’écart de la scène.
Le soleil brillait haut dans le ciel, alors même que des flocons de neige continuaient de
tomber. La mort de Lucie et d’Adrien semblait presque justifiée face au sentiment de liberté
dont se sentaient habités les villageois. La transaction n’était pas si injuste, après tout : seuls
deux d’entre eux avaient péri au cours des vingt dernières années, et le village n’aurait plus
jamais besoin de faire de sacrifices à partir d’aujourd’hui. Ils pourraient désormais remiser
par-devers eux le chapon le plus gras, et travailler dehors jusque tard dans la nuit. Tout
redevenait possible, et ils allaient pouvoir à nouveau mener une vie normale.
Ils étaient heureux de se dire que l’argent ne faisait pas exception, puisque l’homme le
plus riche du village était tombé au champ d’honneur. Quant à eux, ils avaient été épargnés,
mais peut-être le méritaient-ils, après tout ?
La mort de deux villageois n’était qu’un mince tribut.
Mais ce tribut n’a rien de dérisoire, songea Valérie.
Claude parut à la fenêtre. Il embua la vitre en grimaçant et son image se brouilla. Valérie
aperçut cependant la charrette sur laquelle le croque-mort transportait le cadavre d’Adrien.
Seule sa tête était visible, les yeux fermés à jamais dans un repos éternel. Le sang