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Littérature étrangère<br />
Une chronique d’ Antoine Tangauy<br />
<strong>Le</strong> tour du monde<br />
en sept romans<br />
(première partie)<br />
<strong>Le</strong>s livres dont je vous parlerai ne figureront probablement jamais sur les listes des<br />
best-sellers : ce pan particulier du marché littéraire qu’est le domaine étranger est ainsi<br />
fait. Dommage. Parlez-en aux éditeurs français, qui en ont fait une spécialité et qui connaissent,<br />
ces dernières années, des baisses notables de revenus. Lire coûte cher, et lire<br />
l’ailleurs encore plus. À l’heure de la transmission instantanée des connaissances, il peut<br />
sembler ironique d’en être rendus à fréquenter de moins en moins d’auteurs venus de<br />
l’extérieur de nos frontières. Et pourtant…<br />
Pardonnez-moi cette entrée en matière assez austère qui est à<br />
l’opposé du sentiment profond de gratitude m’ayant envahi<br />
pendant le tour du monde littéraire auquel je me suis adonné<br />
en août dernier, et dont je vous propose ici le premier volet. Et<br />
s’il faut parfois débourser un peu plus de sous pour débusquer<br />
la perle rare, sachez que l’investissement en vaut la peine.<br />
L’étrange charme nippon<br />
Ainsi, c’est par le Japon que débute notre périple autour du<br />
globe avec les deux nouveaux ouvrages de Yôko Ogawa, sans<br />
conteste la plus énigmatique des romancières du pays du Soleil<br />
<strong>Le</strong>vant : Tristes revanches et La Petite pièce hexagonale.<br />
Spécialiste du récit bref, Ogawa, qui vit dans la région d’Osaka,<br />
a ce don étrange de nous transporter, grâce à sa prose d’une<br />
remarquable limpidité, dans un univers si lointain, et si proche<br />
à la fois : quelque part entre un pays fantastique et le gris spectacle<br />
du quotidien. Lorsqu’on traite des histoires concoctées par<br />
Ogawa, la tentation est grande d’utiliser le terme d’inquiétante<br />
étrangeté, si cher aux lecteurs de Borges. Dans l’ensemble de<br />
l’œuvre de l’auteure nippone, on ne dénombre que peu ou<br />
presque pas de références au monde qui nous entoure, comme<br />
si ses protagonistes vivaient à l’écart de celui-ci. Mais si Ogawa<br />
sait admirablement faire naître de sa plume les descriptions<br />
floues et les pointes d’onirisme ténues, on ne peut pas en dire<br />
autant de ses obsessions, de plus en plus marquées au fil de ses<br />
romans. Ainsi, on renouera dans Tristes revanches avec les<br />
thèmes du deuil, aussi cher à de nombreux écrivains japonais,<br />
de la maladie et de la solitude. Il demeure vain cependant d’essayer<br />
de percer la mécanique des récits d’Ogawa qui, de façon<br />
générale, n’obéissent à aucune règle et ne se rapprochent d’aucune<br />
école moderne. Ce ne sont que des instantanés banals,<br />
souvent évanescents, extraits de la trame du temps qui fuit.<br />
Quelques grands écrivains sont capables d’extraire des histoires<br />
de si peu. Ogawa fait partie de ceux-là.<br />
Mais celui ou celle qui n’a jamais franchi le seuil — et j’insiste<br />
sur le terme puisqu’il s’agit vraiment d’une entrée dans un<br />
univers particulier — de l’œuvre de l’écrivaine sera bien servi<br />
avec La Petite Pièce hexagonale. Ce récit d’une centaine de pages<br />
raconte l’histoire d’une bande de nomades qui transportent de<br />
ville en ville un isoloir où vont s’enfermer des quidams désireux<br />
de se vider le cœur et l’âme dans le silence et l’obscurité. C’est<br />
l’occasion pour Ogawa de nous présenter une formidable<br />
parabole sur la psychanalyse et sur l’introspection auxquelles il<br />
est parfois nécessaire de s’astreindre pour voir clair dans son<br />
existence. Un petit bijou dont la profondeur est indirectement<br />
proportionnelle au volume. Voilà une chose rare.<br />
Écrivain académie<br />
Du Japon, passons maintenant à l’Autriche avec Lila, Lila, le<br />
quatrième roman de Martin Suter. Devenu fin stratège des<br />
faux romans policiers et des vraies enquêtes sur les malaises de<br />
notre époque, l’auteur de La Face cachée de la lune et de Small<br />
World s’interroge cette fois sur la nature du génie littéraire.<br />
Lorsque David Kern, un serveur sans histoires, découvre par<br />
accident un manuscrit abandonné, il ne songe pas un instant à<br />
s’en servir pour s’improviser écrivain. Mais sa nouvelle amie de<br />
cœur va en décider autrement et envoyer le roman à un éditeur<br />
qui l’accepte d’emblée. Fortune et gloire tombent soudainement<br />
sur la tête du jeune homme, contraint bien malgré lui à<br />
jouer les imposteurs : faites confiance à Martin Suter pour<br />
compliquer les choses. David devra faire face à un mystérieux<br />
clochard qui prétend être le véritable auteur du roman.<br />
S’ensuit un suspense tout en finesse ponctué d’allusions sardoniques<br />
au monde de l’édition et à cette idée, fort populaire<br />
par les temps qui courent, que l’on peut devenir du jour au<br />
lendemain une célébrité. Difficile de lâcher ce Lila, Lila, une<br />
œuvre remarquablement équilibrée qui oscille entre plusieurs<br />
genres. L’écriture est sobre, sans ambages et démontre que<br />
Suter mérite plus que jamais sa place au panthéon des grands<br />
auteurs germanophones.<br />
<strong>Le</strong> secret de la momie<br />
Ce premier volet de mon tour du monde ne saurait être complet<br />
sans la mention d’un autre roman malheureusement passé<br />
presque inaperçu lors de sa sortie et qui, pourtant, rassemble<br />
Lorsqu’on traite<br />
des histoires<br />
concoctées par<br />
Ogawa,<br />
la tentation est<br />
grande d’utiliser<br />
le terme<br />
d’inquiétante<br />
étrangeté,<br />
si cher aux<br />
lecteurs de<br />
Borges.<br />
tous les éléments propres au best-seller.<br />
Qu’à cela ne tienne, je rendrai à La<br />
Nostalgie des dragons de Démosthène<br />
Kourtovik l’hommage qui lui est dû.<br />
Sorte de croisement de récit policier,<br />
d’essai d’anthropologie et de roman de<br />
mœurs, cette œuvre ambitieuse surprend<br />
d’abord par la facilité avec<br />
laquelle son auteur sait nous transmettre<br />
son étonnant savoir. À partir du récit de<br />
la recherche d’une momie disparue des<br />
caves d’un musée grec, Kourtovik nous<br />
emmène un peu partout en Europe et<br />
enchaîne les hypothèses audacieuses sur<br />
les agissements des premiers habitants<br />
de notre planète ainsi que sur l’existence<br />
d’obscures sociétés secrètes dont les origines<br />
se perdent dans la nuit des temps.<br />
La momie serait en effet la première victime<br />
de mort violente dont on possède le<br />
cadavre, d’ailleurs étrangement bien<br />
conservé. S’il advenait que l’on découvre<br />
son lieu d’origine, jusqu’alors un mystère,<br />
les conséquences pourraient être<br />
néfastes pour bien des anthropologues.<br />
Résumer ainsi ce roman foisonnant et<br />
tout à fait passionnant s’avère un brin<br />
injuste, alors je me contenterai d’en<br />
recommander la lecture à tous ceux qui<br />
apprécient les histoires bien ficelées et<br />
riches en révélations sur la véritable<br />
nature de nos lointains ancêtres.<br />
Faute d’espace, je poursuivrai dans la<br />
prochaine édition du Libraire mon<br />
périple autour du globe avec, cette fois,<br />
des escales au Danemark (Virginia de<br />
Jens Christian Grøndahl), aux États-<br />
Unis (Il faut tuer Constance de Ray<br />
Bradbury) et en Irlande avec la nouvelle<br />
traduction du monumental Ulysse de<br />
James Joyce, auquel je m’attaquerai avec<br />
plaisir… et une bonne dose de cran.<br />
Tristes revanches, Yôko Ogawa, Actes Sud, 34,75 $<br />
La Petite Pièce hexagonale, Yôko Ogawa, Actes Sud, 21,95 $<br />
Lila, Lila, Martin Suter, Christian Bourgois, 46,95 $<br />
La Nostalgie des dragons, Demosthène Kourtovik, Actes Sud, 40,25 $<br />
le <strong>libraire</strong> • SEPTEMBRE 2004 10