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<strong>lire</strong><br />
La grande romancière russe réinvente un destin dans un roman mosaïque<br />
BIOGRAPHIE<br />
Un incroyable destin<br />
w Daniel Stein,<br />
interprète<br />
Ludmilla Oulitsakïa,<br />
traduit du russe par<br />
Sophie Benech<br />
Gallimard, 524 pp.,<br />
env. : 26 euros<br />
La grande<br />
romancière<br />
Ludmilla<br />
Oultiskaïa<br />
a connu un<br />
énorme succès en<br />
Russie avec ce<br />
roman puzzle<br />
Avec ce livre envoûtant et<br />
passionnant, la grande romancière<br />
russe Ludmilla<br />
Oulitskaïa a enthousiasmé<br />
ses lecteurs russes pendant<br />
des mois. Le livre, “Daniel Klein, interprète”,<br />
n’a pas quitté la tête des<br />
hit-parades à Moscou.<br />
Voilà ce gros livre de plus de 500<br />
pages traduit en français et on découvre<br />
le fruit de plus de quinze ans<br />
de recherches pendant lesquels<br />
Ludmilla Oulitskaïa a amassé des<br />
documents et des témoignages, et<br />
imaginé tous les chaînons manquants<br />
à une histoire hors du commun<br />
qui mêle sans cesse fiction et<br />
réalité.<br />
Le personnage principal a réellement<br />
existé sous le nom d’Oswald<br />
Rufeisen. Né dans une famille de<br />
Galicie, au sud de l’actuelle Pologne,<br />
en 1922, il échappa par miracle<br />
aux traques nazies en se faisant<br />
passer pour allemand. “Ils sont partis.<br />
Je suis resté là dans un silence<br />
absolu. Une heure, deux heures. J’ai<br />
arraché l’étoile jaune de ma manche.<br />
J’avais pris une décision : le<br />
Juif allait rester dans cette cave. Celui<br />
qui remonterait à la surface serait<br />
allemand. Il fallait que je me<br />
comporte comme un allemand”. Il<br />
devint même interprète de la Gestapo<br />
et réussit à ce poste, à sauver<br />
de nombreuses vies en signalant<br />
aux ghettos, les aktions des Nazis.<br />
Il fut envoyé en Biélorussie où il<br />
échappa aux policiers locaux, alliés<br />
des Nazis, lors d’une errance hallucinante.<br />
Il fut enrôlé par le KGB, à<br />
nouveau comme interprète cachant<br />
son identité juive.<br />
Entre-temps, il s’était converti<br />
au catholicisme en pleine Seconde<br />
Guerre mondiale, dans un couvent<br />
de religieuses polonaises. Sioniste,<br />
juif, mais catholique, il partit en Israël<br />
où il s’installa comme prêtre<br />
dans un couvent de carmes à Haïfa.<br />
Il y servit de traducteur hébreu-polonais<br />
pour les immigrants. Il mourut<br />
en Israël en 1998.<br />
Un destin exceptionnel, une personnalité<br />
lumineuse et forte que<br />
l’écrivaine fait renaître, en dressant<br />
en même temps, le portrait<br />
d’un demi-siècle de convulsions historiques<br />
et de fracas du monde, surtout<br />
pour ces populations juives de<br />
Galicie qui ne cessèrent d’être des<br />
victimes des Nazis, des communistes<br />
et des autres, forcées à d’incessantes<br />
persécutions et déplacements.<br />
Presque chaque personnage<br />
qui intervient dans le roman a un<br />
destin tragique marqué par la la<br />
haine, l’extrémisme, la mort, l’extermination.<br />
Avec une extraordinaire maestria,<br />
Ludmilla Oulitskaïa, mêle les<br />
époques, les dates, les interlocuteurs.<br />
Elle insère des lettres de survivants<br />
de la Shoah, des rapports<br />
J.SASSIER<br />
de police, des interviews, des conférences<br />
de Daniel Klein, des coupures<br />
de presse et même des brochures<br />
touristiques. Impossible de déceler<br />
ce qui est documents<br />
historiques et ce qui est inventé par<br />
la romancière pour mieux cerner la<br />
personnalité de Rufeisen.<br />
Par miracle, cette mosaïque, ce<br />
puzzle, devient lumineux et dresse<br />
mieux que ne le ferait une biographie<br />
linéaire et ordinaire, le portrait<br />
d’un homme et d’une époque<br />
où courages et lâchetés se sont mêlés.<br />
Elle explique sa démarche dans<br />
le livre même : “J’ai commencé à<br />
écrire un roman, ou je ne sais trop<br />
comment appeler ça, sur un homme<br />
placé aujourd’hui dans les mêmes<br />
circonstances et confronté aux mêmes<br />
problèmes. Toute sa vie il a<br />
trimbalé un monceau de questions<br />
non résolues, jamais formulées, et<br />
extrêmement inconfortables pour<br />
tout le monde. Sur la valeur de la vie<br />
qui se transforme en boue visqueuse<br />
sous nos pieds, sur la liberté dont si<br />
peu de gens ont besoin, sur Dieu qui<br />
est de moins en moins présent dans<br />
notre existence, sur les efforts pour<br />
l’extirper de paroles usées jusqu’à la<br />
corde, des déchets accumulés par les<br />
Églises, et de la vie qui se replie sur<br />
elle – même.”<br />
La réussite du livre tient dans ce<br />
mélange de vérité humaine sur la<br />
vie d’Ewa, Houssa, Esther et les<br />
autres, avec de grandes questions<br />
existentielles. La personnalité de<br />
Daniel Klein les éclaire petit à petit,<br />
qui déclare : “quand j’essaie de<br />
définir ce que j’ai appris de crucial,<br />
tout se réduit au fait que ce en quoi<br />
l’on croit n’a absolument aucune<br />
importance; ce qui compte, c’est uniquement<br />
la façon dont on se conduit.”<br />
Guy Duplat<br />
DIABOLIQUE<br />
Un roman envoûtant de l’écrivain berlinois Pascal Mercier<br />
La musique pourrait-elle tuer ?<br />
w L’Accordeur<br />
de pianos<br />
Pascal Mercier<br />
Libella/Maren Sell,<br />
508 pp., env. 23€<br />
Il y a longtemps qu’un roman ne<br />
m’a plus envoûté comme “L’Accordeur<br />
de pianos” de Pascal<br />
Mercier. Entre les romans<br />
qu’on apprécie pour telle ou telle<br />
qualité, ceux qu’on aime parce que<br />
l’on s’y retrouve, ceux qu’on admire<br />
parce qu’ils sont des chefs-d’œuvre,<br />
et les romans intellos pour séminaires<br />
universitaires qui tombent<br />
des mains, il existe des romans qui<br />
envoûtent. Ce sont ceux que portent<br />
une invention d’enfer, une<br />
écriture inspirée, la violence des<br />
sentiments, des brûlures de l’âme.<br />
“Les Météores” de Michel Tournier,<br />
“Le Docteur Faustus” de Thomas<br />
Mann, “Le Tambour” de Gunter<br />
Grass, certains Faulkner sont de<br />
ceux-là.<br />
“L’Accordeur de pianos” relève<br />
de cette catégorie. Son auteur, né à<br />
Berne en 1944, est un écrivain de<br />
langue allemande qui vit aujourd’hui<br />
à Berlin. Il lui faut peu de pages<br />
pour accrocher son lecteur, et<br />
dès ce moment il ne le lâche plus,<br />
grâce à un art du suspense et du rebondissement<br />
qui fait penser à<br />
John Le Carré, comme l’a écrit le<br />
critique du grand journal “Die<br />
Zeit”, mais avec un raffinement<br />
proustien dans la dissection des<br />
sentiments.<br />
ABATTU DANS “LA TOSCA”<br />
Un soir, au Staatsoper de Berlin,<br />
tandis qu’au troisième acte de “La<br />
Tosca” des soldats mettent en joue<br />
le peintre Cavaradossi, sur la terrasse<br />
du château Saint-Ange, le célèbre<br />
ténor Antonio di Malfitano<br />
s’écroule, tué d’une balle tirée de la<br />
salle. Un homme se laisse arrêter<br />
sans résistance. Ses enfants, des<br />
jumeaux, Patrice et Patricia, prévenus,<br />
accourent, elle de Paris, lui<br />
de Santiago du Chili. Qu’est-ce qui<br />
a poussé Frédéric Delacroix, accordeur<br />
de pianos réputé, à commettre<br />
un meurtre ? Mais est-il sûr que<br />
ce soit lui ? Ils iront de surprise en<br />
surprise, et nous avec eux.<br />
Par le truchement de “journaux”<br />
qu’ils rédigent chacun de leur côté,<br />
mais en se promettant de se les<br />
communiquer le moment venu, Patrice<br />
et Patricia vont nous associer<br />
à leur découverte de la véritable<br />
personnalité de leurs parents, de<br />
leur jeunesse, de leurs ambitions<br />
déçues, de leurs rêves avortés,<br />
mais aussi de l’amour qui les rive<br />
l’un à l’autre depuis plus de vingtcinq<br />
ans.<br />
Frédéric, enfant d’une mère serveuse<br />
au buffet d’une gare suisse et<br />
qu’il perd à l’âge de sept ans, passera<br />
la plus grande partie de son<br />
enfance dans un foyer, avant d’être<br />
adopté par un accordeur de pianos<br />
aveugle qui lui apprend les secrets<br />
de son métier. Comme il a l’oreille<br />
absolue, il deviendra un accordeur<br />
des pianos Steinway que les plus<br />
grands pianistes réclament. Or depuis<br />
le jour où il a assisté à une représentation<br />
d’opéras, il n’a cessé<br />
d’en écrire sans qu’aucun ne soit jamais<br />
monté. Mais cette déception,<br />
cette humiliation font-elles de lui<br />
un assassin ?<br />
Son épouse a rêvé d’une carrière<br />
de danseuse étoile, mais la<br />
vie ne l’a pas permis : elle est devenue<br />
en secret morphinomane. Les<br />
jumeaux ont tissé entre eux une<br />
relation fusionnelle qui les a conduits<br />
à l’orée de l’inceste. Ils se<br />
sont aussitôt fuis, elle à Paris, lui<br />
en mettant l’Atlantique et les Andes<br />
entre sa sœur et lui. Et les<br />
voilà, six ans plus tard, confrontés<br />
à leur enfance et à eux-mêmes, en<br />
même temps qu’à des visages de<br />
leurs parents qu’ils ne soupçonnaient<br />
pas.<br />
À quoi vont conduire les découvertes<br />
qu’ils vont faire ? Nous ne le<br />
dirons pas. Mais l’intelligence de<br />
l’auteur, sa culture, ses diaboliques<br />
dévoilements progressifs, sa savante<br />
orchestration de multiples<br />
thématiques, l’association de la<br />
grande tradition littéraire de l’Europe<br />
germanique à l’art très français<br />
d’auscultation des âmes de Racine<br />
à Proust, font de “L’Accordeur<br />
de pianos” un roman à rebondissements<br />
qui émeut, passionne, terrifie<br />
– bref, envoûte.<br />
Jacques Franck<br />
L A L I B R E B E L G I Q U E<br />
VENDREDI 26 DÉCEMBRE 2008 III<br />
© S.A. <strong>IPM</strong> 2008. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.