L’objectif de ce travail collectif est d’interroger de façon critique les perspectivesthéoriques rappelées ci-dessus pour dépasser cette vision ternaire et mieuxanalyser les logiques sociales qui s’expriment dans ces associations. Nousproposons à titre d’hypothèse, en attendant les résultats de notre journéed’études, deux perspectives d’analyse. D’une part, les associations sont un lieuessentiel de reproduction des modèles sociaux et, au-delà, de larecomposition/réinvention des identités régionales sous différentes formes,notamment par le biais du folklore et de la production d’un discours historique pardes érudits locaux. D’autre part, les associations de hemşehri semblent constituerun échelon en soi des relations de pouvoir qui structurent le champ politique turc.A) Les causes du développement des associations de paysL’objet de ce premier axe de travail est de préciser les conditions d’émergence duphénomène des « associations de pays », principalement les flux migratoires(incluant l’immigration interne et celle en provenance du « monde turc ») et lescontraintes particulières posées à l’activité associative en Turquie.a) Pour ce qui est des flux migratoires, on s’efforcera d’établir, à l’échelled’Istanbul, une carte faisant apparaître les différentes strates de la migration et del’appropriation de l’espace urbain par les migrants. Ce support visuel permettranotamment de rendre lisible la localisation dans l’espace urbain des associationset des groupes de migrants en fonction de leur origine géographique, ainsi que ladivision du travail qui règne au sein d’une même structure associative, à traversla localisation différenciée du siège et des annexes. En effet, pour ce qui est desassociations relativement structurées, on observe que le siège se trouve dans lesquartiers du centre d’Istanbul à proximité des centres administratifs etéconomiques, et que seules les annexes, si elles existent, sont localisées dansles zones d’habitation des groupes qu’elles représentent. L’observation est apriori valable aussi pour les fondations, qui rassemblent un public plus bourgeoisque les simples associations. Quant aux petites structures, elles sont reléguéesla plupart du temps en grande banlieue (les gecekondu pour partie). Cettecartographie pourra servir de support à une réflexion sur la dichotomiecentre/périphérie, non seulement à l’échelle géographique, mais en termes derapports de pouvoir et de partage des tâches entre les différentes structures ouau sein d’une même structure.b) Le deuxième élément qui pourrait expliquer le développement des associationsde pays est le contexte politique des années 80 et 90, en particulier les limitesposées aux libertés civiques. On fera référence rapidement aux textes qui limitent52
les libertés (loi sur les associations, règlements des associations, contrôlebureaucratique et policier des associations, limites aux relations avec l’étrangeretc.) quand ils touchent particulièrement les associations de hemsehri. Yaşar Narı(1999) met en avant le fait que le nombre d’associations de hemşehri s’estconsidérablement accru après 1983 et avance l’hypothèse selon laquelle,jusqu’au coup d’Etat du 12 septembre 1980, les migrants se réunissaient plutôtdans le cadre des partis politiques et syndicats. Après cette date, le contrôle etles restrictions très fortes pesant sur la vie politique et syndicale auraient ouvertla voie à la création d’associations de hemşehri. Cette hypothèse est stimulanteet renvoie à la question complexe de la dépolitisation de la société turque, réelleou supposée, mais en tout cas objectif assumé du coup d’Etat du 12 septembre1980 7 , ayant marqué en tant que tel l’organisation civile et politique de la Turquiecontemporaine.c) Enfin, Ebru Anse suggère de s’intéresser au caractère autoritaire etnationaliste de l’Etat turc pour une compréhension plus fine du fait associatifhemşehri. Ici se trouve posée la question de la place des identités régionales etlocales, mais aussi de celle du « monde turc » dans le cadre du nationalismeturc. Yaşar Narı précise à ce propos que les associations de göçmen déjàmentionnées, en vertu de leur statut d’association d’utilité publique, reçoivent dessubventions étatiques pour leur permettre de mener à bien leurs activités àl’intérieur du pays, mais aussi vis-à-vis de l’extérieur 8 . Par ailleurs, dans un paysoù d’une part la formation d’associations à caractère politique est interdite, et où,d’autre part, la mise en avant des identités autres que l’identité de référenceconduit à la stigmatisation 9 , les associations de pays constituent un cadre demobilisation relativement neutre et transforment des liens a priori suspects ensimples solidarités géographiques. D’ailleurs, dans certains cas, les associationspeuvent avoir l’étiquette hemsehri mais en fait fonctionner comme l’expressiond’identités stigmatisées ou légalement interdites (alévis et kurdes). On sait parailleurs, d’après les travaux de Sauner 10 , que l’Etat turc a joué sciemment la cartedes identités régionales.B) Différents types d’association7Gilles Dorronsoro, “Réflexions sur la causalité d’un manque. Pourquoi y a-t-il si peu de mobilisations enTurquie?”, septembre 2001, www.ceri-sciences-po.org8« Kamu yararına dernek » statüsünde olan dernekler diğerlerine göre ekonomik açıdan biraz daha rahatlar.Bursa’daki hemşehri derneklerinden sadece ikisi bu statüye sahip durumdalar. Bunlar, Batı Trakya TürkleriDayanışma Derneği ve Balkan Göçmenleri Kültür ve Dayanışma Derneği. Bu dernekler yurt içine ve yurt dışınayönelik faaliyetlerinde Başbakanlık’tan yardım almakta ve bu avantajı kullanarak hizmet etmekteler. AncakBaşbakanlığın yapmış olduğu yardımın bir kritere bağlı olmaması ve düzensiz verilmesi bu derneklerin hizmetiniaksatmaktadır ».9Cf. Elise Massicard, “"L’Europe est séparatiste!" ou les avatars du discours de l’unité en Turquie”, novembre 2001,www.ceri-sciences-po.org.10Marie-Hélène Sauner-Nebioğlu, Evolution des pratiques alimentaires en Turquie: analyse comparée, Berlin,Klaus-Schwartz Verlag, 1995.53