PerspectivesÉmotion et travailAngelo Soares est professeur <strong>au</strong>Département organisation et ressourceshumaines <strong>de</strong> l’Université du Québec à Montréalet chercheur <strong>au</strong> CINBIOSE (Centre pour l’étu<strong>de</strong><strong>de</strong>s interactions biologiques entre la santéet l’environnement). Lors du colloque SELF-ACE,qui s’est déroulé àMontréal à l’<strong>au</strong>tomne2001, il a présentéune communicationqui a suscitéun vif intérêt et…pas mal d’émotions.Prévention <strong>au</strong> travail OPourquoi vous intéressez-vous <strong>au</strong>xémotions <strong>au</strong> travail dans le secteur<strong>de</strong>s services ?Angelo Soares O Tous les jours,chacun <strong>de</strong> nous fait <strong>au</strong> moins unetransaction <strong>de</strong> service avec une pharmacienne,un mé<strong>de</strong>cin, un commis<strong>de</strong> banque, une caissière, un coiffeur,une ven<strong>de</strong>use, une infirmière, etc. Quevivent ces personnes sur le plan émotionnel? On ne le sait pas vraiment. Lesanalyses du travail et <strong>de</strong> la santé <strong>au</strong>travail, dans ce secteur, sont encoreembryonnaires. Et les rares étu<strong>de</strong>s quiexistent ont utilisé <strong>de</strong>s modèles d’analyseconçus pour comprendre le travailindustriel, où l’on trouve en majorité<strong>de</strong>s hommes. Or les femmes, les immigrantset les jeunes sont majoritairesdans le secteur <strong>de</strong>s services qui prend<strong>de</strong> plus en plus d’ampleur. Saviez-vousqu’<strong>au</strong>x États-Unis, McDonald’s compteplus d’hommes et <strong>de</strong> femmes à son serviceque toute l’industrie sidérurgique ?Heureusement, <strong>de</strong>s personnes commencentà se poser <strong>de</strong>s questions surce secteur, et j’en suis.PT O Dans le cadre <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong>vos recherches, à la fois qualitativeet sociologique, vous avez rencontréune cinquantaine <strong>de</strong> travailleuseset <strong>de</strong> travailleurs <strong>de</strong> ce milieu et vousvous êtes intéressé à la dimensionémotive <strong>de</strong> leurs activités professionnelles…AS O Je voulais comprendre les effets<strong>de</strong> cette dimension sur les émotions etla santé <strong>au</strong> travail. Une <strong>de</strong>s caractéristiquesdu milieu, c’est l’interactionentre le travailleur ou la travailleuse etla personne à qui il ou elle donne leservice. Cette interaction est traverséepar différents rapports soci<strong>au</strong>x, <strong>de</strong>genre, <strong>de</strong> sexe, <strong>de</strong> race, d’âge, <strong>de</strong> classesociale, ainsi que par <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong>pouvoir exigeant <strong>de</strong>s compétencesspécifiques. Le travail dans les servicescomporte plusieurs dimensions.Par exemple, une dimension essentiellementphysique : circuler avecun plate<strong>au</strong>, laver un mala<strong>de</strong>, couperles cheveux, faire une transactionbancaire… Il y a <strong>au</strong>ssi une dimensioncognitive : la caissière <strong>de</strong> supermarchédoit maîtriser certaines connaissances,entre <strong>au</strong>tres, sur les co<strong>de</strong>s <strong>de</strong> diversaliments que le lecteur optique nelit pas. Le mé<strong>de</strong>cin, lui, doit menerà bien l’anamnèse et l’examen <strong>de</strong>smala<strong>de</strong>s, etc. Mais il existe d’<strong>au</strong>tresdimensions moins évi<strong>de</strong>ntes, parexemple la dimension sexuelle et ladimension émotive.PT O Dimension sexuelle ?AS O Les corps <strong>de</strong>s travailleurs, particulièrementceux <strong>de</strong>s travailleuses,sont soumis à <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s : les femmesdoivent porter un uniforme ou <strong>de</strong>svêtements sexy, avoir un maquillagesoigné, <strong>de</strong>s ongles vernis, une coiffureimpeccable, accrocher un sourire à leurvisage. Leur corps sert d’instrument<strong>de</strong> marketing, il doit attirer la clientèle,inciter à consommer, servir <strong>de</strong> « démonstrateur». C’est particulièrement frappantdans les rayons <strong>de</strong>s cosmétiques,<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>. Dans certains services,il y a même un contact physique avecle client : le mé<strong>de</strong>cin, l’infirmière, lecoiffeur, touche l’<strong>au</strong>tre. Le corps <strong>de</strong>vientune partie du produit et cela impose<strong>de</strong>s contraintes qui n’existent pasdans le secteur industriel. Autre différence: dans le secteur <strong>de</strong>s services, lestravailleurs doivent faire preuve <strong>de</strong>diplomatie, <strong>de</strong> tact, être polis, patients,convaincants. Ils doivent possé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>shabiletés spécifiques pour entrer enrelation avec le client et mener cetterelation à terme <strong>de</strong> façon satisfaisantepour ce <strong>de</strong>rnier. Intimement liée à cettedimension relationnelle, il y a la dimensionémotive. L’être humain n’est pasun robot. Il éprouve <strong>de</strong>s émotions,et le corps les laisse transparaître :pâleur, rougissement <strong>de</strong> la pe<strong>au</strong>,accélération du pouls, sensation <strong>de</strong>malaise, tic, larmes… Travailler dansles services <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une gestion <strong>de</strong>l’expression <strong>de</strong>s émotions, les sienneset celles <strong>de</strong> l’<strong>au</strong>tre. La dimension émotivefaisant partie <strong>de</strong> la tâche, l’employeurpeut exercer un contrôle surles activités <strong>de</strong>s travailleurs par laformation et la supervision. À chaqueinteraction, travailleuses et travailleursdoivent observer et respecter certainesrègles <strong>de</strong> sentiments qui leur dictent letype d’émotion approprié. Il leur f<strong>au</strong>tsourire, même s’ils ont <strong>de</strong> bonnesraisons d’être tristes; ne pas montrerleur fatigue, leur dégoût, leur répulsion,leur agacement, leur peur, leurindignation. Dans certaines situations,ils doivent <strong>au</strong>ssi gérer les émotions <strong>de</strong>l’<strong>au</strong>tre, les ressentir pour le comprendreet le satisfaire, pour ne pas susciter46| Prévention <strong>au</strong> travail | Automne 2002 |
Ou le prix d’un sourire…sa colère, son hostilité,pour vaincre saméfiance, le mettre enconfiance, obtenir sacollaboration. Il y <strong>au</strong>n jeu, en surface et enprofon<strong>de</strong>ur, pouvant êtrenéfaste sur le plan <strong>de</strong>la santé mentale. Parcequ’un être humain nepeut pas feindre, étoufferses émotions toutle temps ! Il finit parressentir un malaise, unstress, un sentiment <strong>de</strong>dissonance émotive.PT O Il y a <strong>au</strong>ssice que vous qualifiez<strong>de</strong> division sexuelle<strong>de</strong>s émotions…AS O Ah oui, et ça,c’est culturel ! On penseencore que les hommessont les spécialistes <strong>de</strong>stâches ru<strong>de</strong>s. On attendd’eux qu’ils soient forts,agressifs, froids, en parfaitemaîtrise <strong>de</strong> leurs émotions (pas <strong>de</strong>larmes !). Quant <strong>au</strong>x femmes, on leurconfie les tâches perçues comme moinsexigeantes et <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> la douceur,du doigté, <strong>de</strong> l’intuition, <strong>de</strong> la diplomatie,<strong>de</strong> la compassion, <strong>de</strong> la patience.Hommes et femmes ne gèrent pas lamême charge émotive <strong>de</strong> travail. Parfois,il y a <strong>de</strong>s avantages. Un coiffeurm’a expliqué comment il exploitait lesémotions <strong>de</strong> ses clientes pour faciliterson travail. En les complimentant surleur apparence, il a observé qu’il luiétait be<strong>au</strong>coup plus facile <strong>de</strong> les coiffer.Mais il arrive <strong>au</strong>ssi que la gestion<strong>de</strong>s émotions soit plus lour<strong>de</strong> en raisondu racisme. Une infirmière ou unecaissière noire peut avoir à accomplirun plus grand travail émotif quesa collègue blanche. Elle ne peut pasrépondre à l’injure, à l’offense, il luif<strong>au</strong>t endurer le regard <strong>de</strong> mépris, l’humiliationverbale et <strong>au</strong>ssi le racisme.Dans certains secteurs, notamment ceux<strong>de</strong> la coiffure et <strong>de</strong> la santé, la dimensionsexuelle va jouer. Il f<strong>au</strong>t bienPhoto Robert Etcheverrytoucher l’<strong>au</strong>tre. Mais l’<strong>au</strong>tre peut êtretrès sale, physiquement répugnant,sentir m<strong>au</strong>vais <strong>au</strong> point <strong>de</strong> souleverle cœur, mais il f<strong>au</strong>t bien le laver, lenettoyer, en prendre soin, sans rienlaisser voir <strong>de</strong> ce qu’on ressent.PT O La charge émotive, c’est unechose invisible, difficile à mesurer ?AS O Vrai. On ne saisit pas bien l’impact,la complexité <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong>sémotions <strong>au</strong> travail. Et pourtant, ellefait partie intégrante <strong>de</strong> la qualité <strong>de</strong>sservices rendus. En outre, à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> ladivision sexuelle du travail émotif, nonseulement les femmes ne voient pasleur travail valorisé, mais elles sontstigmatisées comme étant « émotives »,pour ne pas dire « hystériques », s’illeur arrive <strong>de</strong> perdre la maîtrise <strong>de</strong> leursémotions… ou <strong>de</strong> celles <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres !On ne reconnaît pas les compétencesspécifiques dont elles font preuve <strong>au</strong>quotidien. Et, oui, c’est difficile à mesurer.Les chercheurs ont l’habitu<strong>de</strong>,« Jusqu’ici, on s’est surtout intéressé<strong>au</strong>x dimensions physique et mentaledu travail. Il f<strong>au</strong>t désormaiss’intéresser à son aspect émotif »,estime Angelo Soares.lorsqu’ils font l’analyse d’un poste, <strong>de</strong>séquences <strong>de</strong> travail, <strong>de</strong> décortiquerchaque geste, chaque mouvement selon<strong>de</strong>s théories et <strong>de</strong>s modèles construitspour comprendre le travail industriel.Mais dans le secteur <strong>de</strong>s services, onse heurte à l’invisible ! Jusqu’ici, ons’est surtout intéressé <strong>au</strong>x dimensionsphysique et mentale du travail.Il f<strong>au</strong>t désormais s’intéresser à sonaspect émotif.PT O Il y a donc <strong>de</strong> bellesrecherches en perspective ?AS O Certainement ! Intégrer lesrapports soci<strong>au</strong>x <strong>de</strong> sexe, <strong>de</strong> classe,d’âge, <strong>de</strong> race et d’ethnie et les émotionsdans les analyses du travail estseulement le début d’une manièreplus complexe et réaliste <strong>de</strong> théoriserle travail, la santé <strong>au</strong> travail et les entreprisescontemporaines.PT O Le grand défi pour leschercheurs, c’est donc <strong>de</strong> ne plusécarter les émotions, mais <strong>au</strong>contraire <strong>de</strong> les intégrer…AS O Absolument ! Les émotions etles rapports soci<strong>au</strong>x façonnent ensembleet <strong>de</strong> manière synergique letravail, la santé <strong>au</strong> travail et les entreprises.Si nous parvenons à releverle défi, nous éviterons la reproductiondans nos analyses sur le travail, la santé<strong>au</strong> travail et les entreprises, <strong>de</strong>s stéréotypesaxés sur les expériences émotives,organisationnelles <strong>de</strong>s hommes blancs<strong>de</strong> classe moyenne, comme étant laréalité du mon<strong>de</strong> en général. Nousobtiendrons, du même coup, une analyseplus proche <strong>de</strong> la complexité <strong>de</strong>la vie quotidienne, pleine d’émotions,dans les entreprises. OMonique Leg<strong>au</strong>lt F<strong>au</strong>cher| Prévention <strong>au</strong> travail | Automne 2002 | 47