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Roger Picon : histoire <strong>d'Antoine</strong> <strong>Martinez</strong><br />
J’ai intercalé cette photo au dernier moment, non pas pour quelque motif politique, mais<br />
simplement pour donner une idée de la saignée subie par la population de cette ville qui devait<br />
compter en 1914 à peine 30.000 à 40.000 âmes, européens et « indigènes » confondus. Ce<br />
monument avait deux faces tout aussi recouvertes de noms, où aucune distinction n’était faite<br />
entre les origines des morts et disparus.<br />
Mais le temps a passé. Tous les rescapés sont morts à leur tour. Dans chaque commune, les<br />
descendants des disparus se retrouvent chaque année autour du monument aux morts, et par<br />
leur présence, maintiennent en vie les fantômes dont les noms couvrent la stèle.<br />
Les pauvres loques, restes des soldats venus de l’autre bord de la Méditerranée n’ont pas<br />
droit, eux, qu’ « à leur cercueil, la foule vienne et prie ». Leur corps est là, quelque part sous<br />
la terre des champs de bataille, mais leur âme en est absente.<br />
Je voudrais rappeler, sans faire de polémique stérile, que ces morts, comme ceux de la<br />
guerre de 1939-1945 d’ailleurs, n’étaient pas encore des « Pieds-noirs ». C’étaient tout<br />
simplement des français d’Algérie et cela suffisait à nourrir leur fierté. Nul ne pourra dire<br />
pour qui leur cœur battait et de quel côté il penchait.<br />
Dans dix petites années nous fêterons le centième anniversaire de ce jour fameux que mon<br />
propre père a pu vivre sous l’uniforme, après être entré dans la fournaise en Juillet 1918. Je<br />
reprendrai les mots du pasteur Martin Luther King et je dirai : j’ai fait une rêve. J’ai rêvé que<br />
chaque commune d’Algérie dont le monument aux morts a été démantelé, où les noms des<br />
morts, qu’ils soient français ou « indigènes », ont été martelés, auprès de l’emplacement<br />
duquel leurs descendants ne peuvent se rendre pour un hommage posthume, que chaque<br />
commune soit prise en parrainage par une commune de France parmi les plus redevables au<br />
sacrifice de ces « expatriés ». J’ai rêvé que les noms de ces martyrs figurent fraternellement,<br />
comme dans la boue des tranchées, aux côtés de ceux du village, du bourg ou de la ville qui<br />
aura su marquer par ce geste le lien qui n’a jamais cessé de nous faire reconnaître comme<br />
frères, au-delà des incompréhensions et des malentendus de l’<strong>Histoire</strong>.<br />
Venons-en maintenant à cet oncle, à jamais inconnu, et dont la mort dans l’horreur d’un<br />
corps à corps me semble emblématique de la folie humaine. Puisse cette modeste somme de<br />
travail avoir permis qu’il ne soit pas tout à fait disparu, en tout cas dans nos mémoires.<br />
Qui était Antoine (Antonio) MARTINEZ ? C’était le premier né d’une fratrie de six enfants,<br />
dont une seule représentante du sexe faible : ma mère, Henriette, Angèle.<br />
Pendant longtemps je ne me suis pas posé de question sur le fait que nous n’avions de<br />
cousins que ceux qui étaient issus de la branche paternelle. Petit à petit, l’usage de la raison<br />
aidant, j’ai pris conscience qu’il y avait tout un pan de notre patrimoine familial qui avait été<br />
occulté jusque là. Des photos sur les murs, de nombreuses indications de personnes disparues<br />
sur la tombe de ma branche maternelle, une boite à biscuits métallique pleine d’objets qui<br />
attisaient ma curiosité, m’avaient progressivement permis d’émerger dans la réalité tragique<br />
de ce qu’avait été la famille dans laquelle ma mère s’était élevée.<br />
Lorsque nous sommes nés, et cela vaut encore plus pour moi qui suis arrivé à la fumée des<br />
cierges, la disparition de notre oncle avait été depuis longtemps intégrée dans la mémoire<br />
collective. D’autres drames étaient survenus et, si j’accompagnais ma grand-mère à ses<br />
rendez-vous avec ses morts, cela ne me causait aucun traumatisme, ni état d’âme ! Comme<br />
http://www.mekerra.fr<br />
le site des anciens du lycée Leclerc de Sidi-bel-Abbès et de la plaine de la Mekerra<br />
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