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suivre le chemin. Satisfait d’avoir vu un escargot tomber d’une<br />
feuille, ou une abeille gorgée de pollen, désormais trop lourde<br />
pour ses petites ailes, il se relevait pour continuer à zigzaguer<br />
d’un bord <strong>du</strong> chemin à l’autre.<br />
Plus tard, bien plus tard, il dit :<br />
« Soigne-les. »<br />
Je mis quelque temps à comprendre qu’il parlait de mes<br />
pieds.<br />
« Je ne sais pas comment faire, dis-je.<br />
— Apprends. »<br />
Peut-être pouvais-je mettre des herbes, des feuilles sur les<br />
écorchures. J’aurais pu tout aussi bien lui demander d’uriner<br />
dessus. Je me fis des chausses avec de grandes feuilles de<br />
bananier, utilisant <strong>du</strong> papyrus pour les nouer. Mes efforts le<br />
firent rire :<br />
« Ce n’est pas ça qui va te soigner.<br />
— C’est vous qui m’avez empêché de prendre mes sandales<br />
et maintenant je suis blessé.<br />
— Personne n’a dit que tu devais obéir aveuglément à mes<br />
ordres. Moi, j’ai des sandales. Pourquoi n’as-tu pas regardé mes<br />
pieds plutôt que de te laisser faire ? Pourquoi n’as-tu pas<br />
réfléchi ? Rien n’est anodin en ce monde. Rien. Tu dois réfléchir<br />
à chaque phrase que tu entends, à chaque acte dont tu es<br />
témoin. »<br />
J’avais toujours été habitué à obéir ou à trouver des moyens<br />
de désobéir en toute impunité, et voilà que l’on me disait de<br />
réfléchir avant d’obéir. Il y avait une logique dans cet<br />
enseignement, mais j’échouais totalement à en appréhender les<br />
limites.<br />
Le soleil n’était déjà plus à son zénith quand nous nous<br />
arrêtâmes pour manger un peu de riz vinaigré. Je pleurais. Mes<br />
pieds me faisaient atrocement mal. Suki me manquait, tout<br />
autant que Kaitsu. <strong>La</strong> forteresse et ses jardins me semblaient<br />
déjà à l’autre bout <strong>du</strong> monde. J’avais l’impression qu’ils s’étaient<br />
tous débarrassés de moi. Si j’avais pu, j’aurais arraché le cœur<br />
de mon père pour lui faire payer son infamie. L’indigne<br />
Nakamura Ito m’avait abandonné, moi, son fils aîné, à un<br />
vagabond malpoli, dénué de toute culture et peu porté sur les<br />
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