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Mme Nada Akl<br />
Peintre<br />
J’avais <strong>12</strong> ans quand j’ai connu Georges Haddad. À 11<br />
ans, le cerveau devient « accompli », on ne dessine plus<br />
les yeux de face et le nez de profil dans un même visage<br />
comme dans l’Égypte ancienne, mais tout se structure<br />
comme par enchantement. Passionnée par la peinture, je<br />
copiais les grands maitres et avais le talent de réaliser des<br />
« rondes-bosses » tout à fait honorables. Mon frère Ziad en 4<br />
ème ou 5 ème année d’architecture à l’Alba, ainsi que ses<br />
copains, ont perçu en mon pauvre talent une mine d’or :<br />
je pouvais en cachette faire toutes leurs rondes-bosses et<br />
ainsi ils pouvaient entre-temps sortir, s’amuser, s’éclater. Et<br />
pour m’appâter, moi, cinéphile alors très exaltée, Ziad me<br />
dit que pour me récompenser ils allaient me présenter le<br />
sosie de Richard Burton : il s’appelait Georges Haddad.<br />
Curieuse, en même temps résignée à mon destin<br />
« d’enfant exploitée » ; je me laissais tenter.<br />
Après plusieurs soirs de travail assez enchanté dans le<br />
grand atelier de l’Alba, rempli de sculptures en pierre ou<br />
plâtre, le sol maculé de terre glaise, d’immenses draps<br />
blancs pour couvrir le tout, l’odeur mélangée de tous<br />
ces éléments ajoutée à celle de mon fusain me comblait<br />
de bonheur. Et puis un jour apparut celui qu’on me<br />
présentait comme le sosie de Richard Burton. C’est vrai<br />
que Georges lui ressemblait comme deux gouttes d’eau<br />
à cette époque. Mais au lieu du côté puissant, bestial,<br />
et noceur de Burton, je vis quelqu’un de délicat, doux,<br />
sensible, solitaire, bien que très affable, au regard souriant,<br />
bienveillant, mais très très concentré.<br />
À cette époque je ne comprenais pas<br />
pourquoi. Plus tard, j’ai bien vu son sens<br />
de l’organisation, de l’administration du<br />
social, toujours à l’écoute pour mener<br />
à bien et au mieux avec tellement<br />
d’amour l’objet de sa passion, le but de<br />
sa vie, l’Académie Libanaise des Beaux-<br />
Arts.<br />
Tout ceci était sous- tendu par l’aura d’un certain Alexis<br />
Boutros, fondateur de l’Alba, musicien de grand talent, fin,<br />
idéaliste, dont mes parents me parlaient toujours avec la<br />
plus grande admiration. Puis au hasard de nos rencontres<br />
en famille, aux concerts (dont ceux de mon frère Walid, de<br />
qui il était aussi très proche), aux expositions (dont quelquesunes<br />
des miennes), je découvris en lui la profondeur de<br />
l’âme orthodoxe qui était la sienne, la mienne. Qu’on soit<br />
croyant ou pas, toute l’expression de la foi orthodoxe, la<br />
lithurgie, le rite, l’iconostase, la surcharge d’icones et de<br />
lumières d’or, m’ont toujours attirée, passionnée, et nous<br />
partagions cette culture, cette identité avec Georges, ce<br />
qui scellait encore plus notre amitié. Amitié qui se renforça<br />
encore plus, quand à Paris en 1986, il me présenta sa nièce<br />
May qui devint plus qu’une sœur pour moi, et d’ailleurs je<br />
fus son témoin quand elle épousa Nadim…<br />
La guerre complique encore plus les rapports humains<br />
ainsi que les acrobaties pour continuer une vie « normale »,<br />
parfaire un projet idéaliste -l’Alba toujours- en slalomant<br />
avec la mort, le danger, la corruption, les revirements<br />
d’alliance, les coups bas… Cette guerre, je le voyais bien, l’épuisait,<br />
c’est alors que je remarquai la nouvelle « menace », la<br />
« cigarette » en permanence pendue à ses lèvres et tous<br />
ces soucis et exaspérations qui boursouflaient son corps,<br />
comme s’il n’arrivait pas à évacuer les toxines de la<br />
difficile vie qui était notre lot quotidien.. Mais il rayonnait<br />
toujours lors de projets, concerts, expositions et autres<br />
manifestations culturelles passionnantes qu’il organisait.<br />
Et puis apparut pour moi un Ange gardien que je n’avais<br />
par remarqué jusque là : « Téta Julie », la maman de<br />
Georges. Une sorte de Miss Marple, en petite figurine,<br />
juvénile, angélique, coquine et qui protégeait Georges<br />
qui, lui, était « le fils de sa maman » comme beaucoup<br />
de véritables artistes. Il a failli même plusieurs fois brûler<br />
l’intérieur de sa poche avec la cigarette allumée qu’il<br />
lâchait en hâte par peur que Téta Julie ne le surprenne<br />
et le réprimande. C’était trop charmant. Et parallèlement<br />
à ces moments de bonheur, je le voyais quand même<br />
accumuler la saturation, l’exaspération, mais sans jamais<br />
baisser les bras, sa vocation - l’Alba - et l’amour de la vie<br />
reprenant toujours le dessus.<br />
Pendant huit ans, je n’ai plus été au Liban, happée par<br />
mes expositions à l’étranger. Et en avril 2009, je vins à<br />
Beyrouth pour assister au mariage de mon frère Ziad. À<br />
mon arrivée, Georges m’appelle pour m’inviter au concert<br />
commémoratif du 72ème anniversaire de l’Alba, ainsi<br />
qu’à l’hommage à Alexis Boutros, avec la participation de<br />
deux grands musiciens : Gary Hoffman et David Selig au<br />
Bustan. J’arrive toute contente, et j’aperçois Georges : le<br />
choc. Je vois un immense Macbeth, toujours la cigarette<br />
à la bouche, (mais cette fois-ci, elle m’apparut comme<br />
une pipette de cigüe), un Macbeth gigantesque, démoli,<br />
implosé et…très puissant. Un Macbeth grandiose, non<br />
pas démoli par ses crimes et son ambition comme chez<br />
Shakespeare, plutôt par le détachement. Le discours qu’il<br />
lut était magnifique, le résumé de toute une vie dédiée<br />
à perpétuer le rêve d’Alexis Boutros, de l’agrandir, le<br />
magnifier au service des étudiants du Liban et de l’Art.<br />
Pendant le concert qui suivit, la manifestation sonore, très<br />
sonore, d’une dabké à l’occasion d’un mariage au 3ème<br />
étage du Bustan avait des sonorités de bombes sourdes<br />
pour qui n’avait pas l’ouïe habituée à ces nuances…<br />
Et le pauvre Gary Hoffman terrorisé, livide, croyant que la<br />
guerre avait repris, attendit héroïquement de terminer le<br />
2ème mouvement de la 2ème sonate de Mendelssohn<br />
pour demander à Georges assis au premier rang de la salle :<br />
« C’est quoi ce bruit ? Des bombes ? » Georges, désabusé<br />
et amusé : « <strong>No</strong>n, c’est un mariage ! » Hoffman : « Mais<br />
c’est inouï ! On ne peut pas leur demander d’attendre la<br />
fin du concert ? » Georges : « <strong>No</strong>n, dans notre pays rien ne<br />
peut arrêter les réjouissances d’un mariage, que voulezvous<br />
que je vous dise… ».<br />
Je revis Georges à l’église où mon frère se mariait, et lui<br />
demandai avec insistance et naïveté je suppose, de suivre<br />
urgemment un régime alimentaire et d’arrêter de fumer. Il<br />
me regarda affectueusement, se foutant complètement<br />
de ce que je disais, tout en me souriant. Le 22 Décembre<br />
à 13h20 je reçois un SMS de May : « Khalo Georges est au<br />
ciel ».<br />
Mme May Kahalé<br />
Journaliste<br />
La journaliste May Kahalé a longtemps côtoyé Georges<br />
Haddad…<br />
«J’ai connu Georges Haddad à la fin des années 70, alors<br />
qu’Alexis Boutros était le doyen de l’Alba et que j’étais<br />
journaliste au Nahar, pour lequel je couvrais l’actualité<br />
des écoles et des universités. Plus tard, quand je suis<br />
passée au service politique du journal, je continuais à<br />
assister aux délibérations de l’Alba.<br />
Georges Haddad a toujours eu à cœur de faire connaître<br />
l’Académie. En avril 2009, à l’occasion de l’anniversaire<br />
de l’institution, son discours était plein d’espoir pour<br />
l’avenir de l’école…<br />
L’amour de sa vie a toujours été l’Alba;<br />
sa hantise, la protection de l’Alba. Cet<br />
attachement était rare: sa personne et<br />
l’Académie étaient indissociables. Il ne<br />
respirait pas en dehors d’elle, il y était<br />
comme un poisson dans l’eau!<br />
En ayant à cœur de faire de Balamand l’université dont<br />
tout le monde rêvait, il lui a personnellement apporté<br />
quelque chose.<br />
En 2006, le prix Hraoui a été créé pour commémorer<br />
l’ancien président libanais. Georges Haddad a été la<br />
première personne à qui le comité, dont je fais partie,<br />
a pensé pour la création d’un trophée. Celui-ci a voulu<br />
donner leur chance à ses étudiants, et quand nous<br />
avons désigné le lauréat, il était fier de lui. Il voulait à tout<br />
prix que les élèves soient constamment motivés par la<br />
nouveauté».