You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
2 3<br />
Mme Joumana Youssévitch<br />
Enseignante à l’Alba<br />
Écrire pour Georges. Écrire pour se souvenir. Déjà ?<br />
Si tôt ?<br />
Je n’ai tout simplement pas pu le faire, dans un<br />
premier temps. J’ai fait « celle qui a oublié qu’il<br />
fallait le faire », à la manière de certains étudiants.<br />
J’ai fait « celle qui n’a pas le temps », à la manière<br />
de certains patrons. J’ai même fait « celle que cela<br />
ne concerne plus », à la manière des ingrats.<br />
Et pourtant, dans le fond, je ne faisais que refuser,<br />
encore et encore, cette idée que Georges était<br />
parti, pour toujours. M’y suis-je résignée alors,<br />
aujourd’hui, puisque j’écris ? <strong>No</strong>n ! Impossible !<br />
Seulement voilà, c’est ce mot qui m’a fait réagir.<br />
Parce que lui, il le détestait ce mot, il le combattait,<br />
toujours et toujours, et il ne m’aurait pas pardonnée<br />
de m’en servir. Il m’aurait regardée, droit dans les<br />
yeux, avec un soupçon de reproche contredit par<br />
son sourire en coin de « celui qui sait qu’il va obtenir<br />
ce qu’il veut » et il aurait dit : « Joumanaaaaa » !<br />
Et bien sûr, dans ces cas, tout devenait facile. Rien<br />
d’impossible pour Georges, jamais. À part… ne pas<br />
tenter l’impossible !<br />
Mais de quoi parler? De cette année 1995 où,<br />
alors que je déprimais à mort d’être rentrée au<br />
Liban, il nous a, à Adolphe et moi, sans nous<br />
connaître plus que ça, accordé sa confiance,<br />
totale et indéfectible ? De toutes ces années où,<br />
même les lundis, jours maudits entre tous, quelle<br />
que soit son humeur, dès qu’il m’apercevait, son<br />
visage se transformait ? Il prenait alors ce ton<br />
autoritaire que démentaient ses yeux malicieux et<br />
son sourire affectueux et me sommait de passer<br />
dans son bureau. Là, il m’exposait ses rêves, ses<br />
projets, ses désirs. Parfois, souvent même, il jouait<br />
au Petit Prince. « Dessine-moi un mouton » ce qui<br />
voulait dire « écris-moi un discours » par exemple.<br />
Et là, il s’emballait. Tous les messages, les moins<br />
politiquement corrects y compris, devaient figurer<br />
dans le discours, mais bien sûr, sans avoir l’air de le<br />
dire. C’était tout Georges ça ! « Comment ? » osaisje<br />
répondre. « Toi tu sais » répondait-il. Plus rien à<br />
en tirer. Je rentrais chez moi, persuadée de m’être<br />
faite avoir, mais en fait, il suffisait que je reprenne ses<br />
mots, si bienveillants malgré leur sévérité, pour que<br />
les choses deviennent simples. L’intérêt et l’avenir<br />
des jeunes, c’était son moteur, sa raison de vivre. Le<br />
pays leur faisait du tort ? Les politiciens entravaient<br />
leur avenir ? Les va-t-en guerre les faisaient fuir ?<br />
Ou tout simplement personne ne leur donnait<br />
un espace pour s’exprimer ? Eh bien ces gens<br />
n’avaient qu’à bien se tenir. Grâce à Georges,<br />
devant 1000 personnes et non des moindres, du<br />
haut des marches de Bacchus, nous leur disions,<br />
haut et fort, notre réprobation et notre colère. Parler<br />
de ces années « Baalbeck », gravées à tout jamais<br />
dans mon cœur, où pendant une semaine entière<br />
nous vivions ensemble, partagions nos repas, le<br />
manque de sommeil, les mêmes angoisses, les<br />
mêmes terreurs parfois, mais aussi les mêmes joies,<br />
intenses, immenses, les mêmes bonheurs, la même<br />
satisfaction quand, finalement, nous avions le<br />
sentiment d’avoir réussi à faire ce que nous devions<br />
faire. Et tout de suite après, alors que moi, comme<br />
d’habitude, je me plongeais dans mes doutes et<br />
mes remises en question, lui bâtissait déjà l’avenir,<br />
reprenait ses rêves, ses projets, et redevenait le Petit<br />
Prince. En fait, parler de tout cela est dur, très dur,<br />
mais en fermant les yeux je peux vous voir, Georges,<br />
trônant dans votre abbaya dans la cour de l’hôtel,<br />
les bras grands ouverts, et je peux vous entendre<br />
rire, de ce rire si contagieux et vous entendre nous<br />
accueillir, un à un, en chantant à tue-tête des airs<br />
d’opéra. Et là, plus de peine, plus de tristesse, il ne<br />
reste que la joie, la fierté et l’honneur d’avoir pu<br />
faire un bout de chemin avec vous. Je vous aime<br />
Georges, et merci pour tout !