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T é m o i n a g e<br />
anciens de l’alba<br />
M. Gregory Buchakjian<br />
Enseignant à l’Alba<br />
Georges: trois love stories<br />
Baalbeck<br />
Georges et Baalbeck, ce fut une grande histoire<br />
d’amour qui éclata au grand jour en 2004. Cette<br />
année-là, marquée par la maladie et le départ<br />
de Jackie Dardaud, les étudiants de la 2e année<br />
de l’École des arts décoratifs allaient présenter<br />
le divertissement musical de fin d’année sur les<br />
marches du temple de Bacchus. Une folie, qui allait<br />
se répéter les années suivantes. Georges avait cette<br />
capacité hallucinante de s’engager, et d’engager<br />
avec lui l’Académie toute entière, dans des projets<br />
que toute personne normale aurait considérés<br />
comme irréalisables.<br />
Les jours de préparatifs au temple de Bacchus,<br />
Georges s’installait à son emplacement préféré,<br />
sous l’abricotier (la mechmeché) et répétait<br />
chaque année que les abricots d’ici avaient<br />
un goût différent : « Metle’l Assal ! ». Le soir du<br />
spectacle, accompagné de May Arida et d’un<br />
aréopage de personnalités et d’officiels, Georges<br />
était systématiquement en ébullition. En 2006, une<br />
heure ou deux avant « 50 ans de lumière », nous<br />
(les enseignants) attendions à l’hôtel Palmyra la<br />
voiture « présidentielle » de l’Alba qui devait nous<br />
emmener sur le site (nous étions trop snobs pour<br />
daigner de marcher avec la populace !). La voiture<br />
ne venait pas, et nous avons fini par y aller à pied.<br />
Une fois arrivés, nous avons vu, au pied des marches<br />
du temple, Georges, par terre, tombé dans les<br />
pommes, entouré de secouristes de la Croix-Rouge !<br />
Quelques jours après « 50 ans de lumière », Israël<br />
attaquait le Liban. Georges était hanté à l’idée<br />
de savoir Baalbeck bombardée. Trois jours à peine<br />
après le cessez-le-feu (le 17 août 2006, pour être<br />
précis), je reçus un coup fil :<br />
« Greg, viens prendre un mezzé ! Joe (Letayf) et moi<br />
avons trouvé un nouveau restaurant, sur une colline<br />
qui surplombe les temples de Baalbeck ! » C’était<br />
lui. Ça ne pouvait être que lui. Georges était allé<br />
revoir la ville, les temples, Abdo, le gardien devenu<br />
ami, et tous les autres. Après le dîner, il est rentré<br />
se coucher au Palmyra dont il était (évidemment)<br />
le seul client. À trois heures du matin, il fut réveillé<br />
par le bruit assourdissant d’un bombardement. Il se<br />
leva, enfila ses chaussons avant de sortir à tâtons de<br />
sa chambre. Le courant électrique avait été coupé<br />
et le couloir baignait dans une obscurité totale. À<br />
part les fantômes, les tableaux de Rafic Charaf, et<br />
les ombres des vieux meubles patinés, il n’y avait<br />
pas âme qui vive. Les Israéliens venaient de mener<br />
une opération héliportée qui finalement fit plus de<br />
peur que de mal. Au matin, Georges avait déjà<br />
oublié les incidents nocturnes. Le road movie devait<br />
continuer : direction Yammouné, cuvette encaissée<br />
entre des montagnes, un de ces endroits du bout<br />
du monde, que Georges affectionnait…<br />
Constantinople<br />
Le dernier jour d’avril 2007, alors que la ville était<br />
secouée par des manifestations monstres et des<br />
émeutes entre les militants du parti au pouvoir et<br />
ceux de l’opposition, nous visitions l’église de Chora.<br />
Entouré des belles mosaïques byzantines, Georges<br />
se lança dans une lamentation sur la chute de<br />
Constantinople.<br />
C’était beau de l’entendre. On aurait<br />
presque cru que cet événement, vieux<br />
de cinq siècles, était survenu la semaine<br />
précédente.<br />
Je crois pouvoir affirmer que deux villes ont une<br />
place particulière dans le cœur de Georges :<br />
Istanbul et Le Caire. Dans chacune, il a ses repères,<br />
ses adresses, ses contacts, ses coups de cœur. À<br />
Istanbul, il tenait à nous emmener déjeuner chez<br />
Pandeli, son restaurant préféré, situé dans le bazar<br />
égyptien. <strong>No</strong>us nous sommes installés dans la salle<br />
aux murs couverts de carreaux de céramique bleus.<br />
Il y avait Josiane, Abdelnour, les Nysten je crois et<br />
puis Carlo et Marc qui sont venus m’offrir un cadeau<br />
que je ne décrirais pas ici. À la carte, j’avais lu «<br />
Hunkur Begendi », un plat turco-arménien, composé<br />
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d’une purée d’aubergines au lait accompagnée<br />
de bourghol et arrosée d’une sauce rouge avec<br />
des morceaux de viande. Ce plat était une des<br />
spécialités de ma grand- tante Sirvart, et je tenais à<br />
le partager avec Georges. Il a tellement aimé qu’il<br />
m’a proposé de partager une seconde tournée. «<br />
Tu sais, m’a-t-il dit, les portions sont un peu… pauvres<br />
? ». Au moment du dessert, j’ai relancé mes élans<br />
nostalgiques en faisant descendre du « Anuchabur<br />
» et du « Sareburma », pâtisseries sorties tout droit de<br />
mon enfance et du souvenir de Sirvart. Exaspéré, il<br />
m’a dit: « Allah yerhama ! Mais laisse moi manger<br />
en paix ! ».<br />
La Kebbé Arnabiyé (pour continuer avec les<br />
histoires de ventre !)<br />
Un jour, dans le bureau de Georges, je me suis<br />
retrouvé au cœur d’une discussion enflammée<br />
entre mon doyen et Joe Letayf. Ce dernier avait<br />
mangé la veille une Kebbé Arnabiyé préparée par<br />
Dalal, sa cuisinière. Joe estimait la Kebbé Arnabiyé<br />
de Dalal excellente, ce que Georges contestait,<br />
sans même l’avoir goûtée.<br />
« Ce n’est pas possible que Dalal (qui est maronite)<br />
puisse faire une bonne Kebbé Arnabiyé ! Pour être<br />
parfaite, la Kebbé Arnabiyé doit être orthodoxe ! ».<br />
C’était non discutable. Joe avait beau argumenter,<br />
Georges finit par lui lancer: « La meilleure Kebbé<br />
Arnabiyé est celle de Mme B. ! » (Je laisse cette<br />
adorable dame dans l’anonymat afin que tout<br />
Beyrouth ne sollicite pas auprès d’elle un repas).<br />
Or, Mme B. étant la maman d’un de mes meilleurs<br />
amis, je m’empressais d’appeler ce dernier pour lui<br />
raconter l’anecdote. Lui et sa maman étaient fort<br />
surpris de cette réputation, car eux et Georges se<br />
connaissaient à peine.<br />
Quelques jours plus tard, Mme B. nous invita à<br />
déjeuner.<br />
Au menu : Kebbé Arnabiyé.<br />
À table : Mme B., son fils, Georges, Joe et moi.<br />
Au moment de l’apéritif, Georges paraissait<br />
embarrassé d’avoir lancé ce défi. « Tu crois que je<br />
n’aurais pas dû ? », chuchota-t-il. Je suis sûr qu’au<br />
fond de lui-même il jubilait. Il allait s’offrir des agapes<br />
et, par-dessus le marché, avoir le dessus sur Joe.<br />
Le repas fut préparé et présenté dans les règles de<br />
l’art : porcelaine de Limoges, argenterie, service<br />
impeccablement exécuté par un barbarin noir tout<br />
de blanc vêtu. Et une Kebbé Arnabiyé parfaite,<br />
onctueuse, parfumée, avec ces relents d’oranges<br />
amères.<br />
Georges (qui a toujours raison) nous avait<br />
royalement fait partager une des plus belles histoires<br />
d’amour: la bonne chaire.