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M. Gaby Issa El Khoury<br />
Architecte, diplômé de l’Alba<br />
L’été 1978 a été le plus long de ma vie ! Je venais<br />
de finir ma terminale et m’apprêtais à faire des<br />
études universitaires qui décideraient toute ma vie<br />
d’adulte. C’est dire la pression que j’éprouvais quant<br />
au choix de ces fameuses études. Évidemment,<br />
comme tout élève libanais des classes scientifiques,<br />
et surtout à mon époque, le choix était on ne peut<br />
plus varié: génie ou médecine. De plus, les écoles<br />
nous préparaient tellement bien à faire ce choix<br />
crucial qu’on ne savait rien de rien !<br />
Et c’est donc avec mon ami de toujours, Pierre,<br />
que j’ai fait le tour des universités francophones<br />
du Liban. C’était très rapide ! Mais je n’étais pas<br />
plus avancé, je ne savais toujours rien de rien.<br />
Aujourd’hui, je ne saurais qui des amis de mon<br />
père a suggéré l’Alba et l’architecture. Soudain, je<br />
n’étais plus ingénieur ou médecin mais Architecte.<br />
C’était nouveau pour moi, et ce n’était pas difficile<br />
de me projeter quelques années dans le futur et me<br />
voir réussir dans mon nouveau métier. Seulement, il<br />
fallait commencer par le début (j’aurais préféré la<br />
fin, ça m’aurait évité beaucoup de nuits blanches<br />
et de stress !)<br />
Je me suis donc rendu à l’Académie Libanaise des<br />
Beaux-Arts (Alba était l’anagramme et non le nom<br />
de ma future université, et comme ça dès le départ<br />
je me trompais et sur le nom et sur le statut de<br />
l’établissement, je découvrais plus tard que j’étais<br />
dans une école et non une université, mais c’est<br />
une autre histoire…). Un jeune homme souriant et<br />
très aimable nous a reçus, Pierre et moi (bien sûr<br />
que Pierre m’accompagnait, il était aussi fixé sur ses<br />
études que moi). Je ne me rappelle pas très bien ce<br />
qui a été dit, mais je me rappelle ses yeux: d’un bleu<br />
aussi pur qu’un ciel d’août, et une gentillesse infinie.<br />
En fait je me souviens d’une phrase<br />
qu’il m’a dite (et que j’ai comprise<br />
évidemment des années plus tard):<br />
l’Alba est une famille ! Et il l’a toujours<br />
considérée ainsi.<br />
Après le concours (eh oui, à mon époque, on faisait<br />
un examen de maths et de français et une épreuve<br />
de dessin), je m’y suis rendu seul (Pierre avait déjà<br />
opté pour le génie civil, option oh combien osée et<br />
originale) pour connaître mon résultat.<br />
Le même jeune homme m’a reçu en m’appelant<br />
par mon prénom et me décrivant la grande<br />
catastrophe qu’était mon épreuve de dessin, et<br />
pour corser le tout m’a demandé des nouvelles<br />
de Pierre. J’étais abasourdi de cette mémoire.<br />
Évidemment qu’il avait vu toutes les copies de tous<br />
les examens, mais se rappeler des détails des miens,<br />
de mon nom, ainsi que celui de mon ami était tout<br />
simplement extraordinaire (d’ailleurs il m’a toujours<br />
demandé des nouvelles de Pierre durant mes<br />
années d’études, et quand Pierre passait par l’Alba,<br />
il le recevait comme un élève de l’Alba. Il a toujours<br />
eu un grand cœur !). Tout au long de mon (très<br />
long) séjour à l’Alba, en tant qu’étudiant et puis<br />
en tant qu’enseignant et responsable, c’est son<br />
incroyable mémoire qui m’a toujours sidéré. <strong>No</strong>n<br />
que ça soit sa seule qualité, il en a des tonnes, mais<br />
il faut l’avoir connu pour bien apprécier ce don qu’il<br />
avait. Il suffisait qu’on dise un numéro de téléphone<br />
une fois devant lui pour que ça s’enregistre à jamais<br />
dans sa mémoire: PHÉNOMÉNAL !<br />
Bien que toujours souriant et aimant les belles<br />
histoires, il se fâchait rouge quand les étudiants<br />
faisaient les fous dans les couloirs ou le hall. Il faut<br />
que j’avoue humblement que nous étions trois<br />
larrons à nous marrer très (trop, devrais-je dire)<br />
souvent. «Chakach», d’une force exceptionnelle,<br />
Kamel, aimant rire plus que tout, et moi-même<br />
aimant autant rire que jouer, nous passions nos<br />
journées à rire et faire les pitres. «Chakach» me<br />
lançait dans le hall, Kamel pleurait de rire, et je<br />
bondissais d’un coin à l’autre en embêtant profs et<br />
autres étudiants (venus ici pour étudier, quelle idée<br />
saugrenue !). Mais un jour où nous étions tous trois<br />
en super forme, «Chakach» lançait loin, Kamel riait<br />
très haut et évidemment je riais aussi haut et sautais<br />
partout, Georges est sorti de son bureau pour nous<br />
engueuler une première fois. <strong>No</strong>us nous sommes<br />
calmés un peu, puis nous avons repris de plus belle,<br />
mais au premier étage. Naturellement il n’a pas<br />
tardé à venir nous ré-engueuler. <strong>No</strong>us avions pensé<br />
bêtement qu’au premier il ne nous entendrait pas.<br />
<strong>No</strong>us nous sommes rendus donc au deuxième<br />
sous-sol pour continuer notre jeu. Quand il est<br />
descendu et qu’il nous a vus, il a simplement souri<br />
et dit: “Encore vous ?”. Depuis, il se déplaçait très<br />
peu quand il y avait beaucoup de bruit, car il savait<br />
que c’était encore nous ! Et quand nous avons tous<br />
les trois enseigné à l’Alba, il nous surveillait de près,<br />
redoutant que nous fassions de nouveau les fous (il<br />
ignorait qu’avec l’âge nous avions perdu qui de<br />
sa force et qui de sa voix). Il n’a jamais oublié de<br />
quoi nous étions capables ! Évidemment, avec une<br />
mémoire comme la sienne, ce n’est pas étonnant.<br />
Septembre 2009, Khalil et Simon m’appellent<br />
pour m’annoncer la terrible nouvelle: ce jeune<br />
homme souriant et à la mémoire phénoménale<br />
qui considérait l’Alba comme sa famille était très<br />
malade. Bien qu’Alexis Boutros soit décédé durant<br />
mon séjour à l’Alba, pour moi, ça a toujours été ce<br />
jeune homme qui dirigeait, décidait et s’occupait<br />
de tout. Il a toujours été présent et n’a jamais<br />
quitté l’Alba. Je l’ai appelé le lendemain pour<br />
m’enquérir de sa santé, et il me parlait avec le<br />
sourire, sa bonne humeur était perceptible même<br />
à travers le téléphone, à des milliers de kilomètres.<br />
Très gauchement je me renseignais sur son état, et il<br />
m’a répondu avec un rire: «je te verrais cet été pour<br />
t’embrasser, ne t’en fais pas, c’est promis !».<br />
C’était la première fois que Georges Haddad ne<br />
tenait pas sa promesse !...<br />
M. Joe Saghbini<br />
Architecte, diplômé de l’Alba<br />
Georges Haddad, l’esthète et l’homme de coeur<br />
Peu de mots pour témoigner d’un grand respect à<br />
un homme aujourd’hui disparu, trop tôt disparu…<br />
Un homme qui représentait, de son vivant déjà, une<br />
race en voie de disparition. Celle de ceux qui ont<br />
tout donné pour une cause à laquelle ils ont cru,<br />
celle pour qui donner c’était sans compter, celle<br />
pour qui l’engagement total n’avait pas de prix,<br />
pas même celui d’y consacrer sa vie… Il consacra<br />
la sienne à l’<strong>ALBA</strong>.<br />
«Monsieur Haddad», comme je l’ai toujours<br />
respectueusement mais affectueusement appelé,<br />
restera aux yeux de tous, l’exemple même de<br />
l’abnégation, de la générosité et de l’entière<br />
disponibilité.<br />
La porte de son bureau ouverte à tous,<br />
son oreille prête à toutes les doléances,<br />
il avait ce don, que peu de gens ont, de<br />
se sentir à l’aise aussi bien avec les gens<br />
les plus modestes que les personnalités<br />
les plus éminentes, et cette faculté<br />
d’alterner les sujets de conversation<br />
les plus divers, toujours animé par une<br />
intarissable curiosité des gens et des<br />
choses de l’art qui l’entouraient.<br />
Il savait écouter mais savait surtout entendre. Il<br />
savait regarder mais savait surtout voir.<br />
Il part comme il a vécu, en silence, mais en laissant<br />
derrière lui un immense vide auprès de tous ceux<br />
qui avaient su trouver chez lui du réconfort dans<br />
leurs moments difficiles et un repère dans leurs<br />
moments d’errance.<br />
«Monsieur Haddad», un dernier mot pour vous dire<br />
Merci.<br />
Merci de m’avoir accordé votre confiance, mais<br />
surtout votre amitié.