14THÉÂTREJeux de MôEn son temps, Léonard de Vinci a dessinéavec jubilation l’homme de Vitruvepour donner à voir un monde nouveaudéployé dans des battem<strong>en</strong>ts de bras ;toute disproportion gardée, Alain Béharnous place au cœur de la matière grisbleu(décor très chic, lumière froide desfastes technologiques du XXI e siècle),ri<strong>en</strong> moins que dans la tête et à hauteurde cerveau d’un dénommé Môcomme moi et toi, figure déclinée <strong>en</strong> 5fragm<strong>en</strong>ts par un quintet d’acteurs incisifset habiles à croiser les donnéesde l’espace et du temps. Inspirée -quelprojet fou !- par un séjour dans unlaboratoire de neurosci<strong>en</strong>ces, cettehypothèse-fiction prés<strong>en</strong>te sur unplateau l’arboresc<strong>en</strong>ce aléatoire desétats de consci<strong>en</strong>ce, le foisonnem<strong>en</strong>tdes p<strong>en</strong>sées éphémères, la persistancede certaines s<strong>en</strong>sations <strong>en</strong>tre«tropismes» de Nathalie Sarraute etexpéri<strong>en</strong>ce quotidi<strong>en</strong>ne de tout unchacun. Les corps et les voix se dédoubl<strong>en</strong>t,se déplac<strong>en</strong>t, au sein d’unCouleur localeLES BERNARDINES | LA CRIÉE | VITEZdispositif virtuose qu’Alain Béhar nomme«les machines» comme au GrandSiècle : écrans vidéo qui <strong>en</strong>registr<strong>en</strong>tet amplifi<strong>en</strong>t la fragm<strong>en</strong>tation, port<strong>en</strong>tdes mots ou les aval<strong>en</strong>t ; bande son quidouble la profération des acteurs équipésd’oreillettes VF ou r<strong>en</strong>voie <strong>en</strong> légerdifféré la «respiration» de la salle, raclem<strong>en</strong>tsde gorge et grincem<strong>en</strong>ts desièges. La délocalisation des sourcessonores, l’éclatem<strong>en</strong>t du regard (qui,quoi regarder et pourquoi, <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ced’histoire et de personnage) provoqueun certain vertige de la perception etau mieux une fascination de l’instant.Ce qui est exercice de l’intellig<strong>en</strong>ce pourl’auteur-metteur <strong>en</strong> scène au plus prèsde ses problématiques de création,devi<strong>en</strong>t paradoxalem<strong>en</strong>t doux plaisirdes s<strong>en</strong>s pour le spectateur un peuflottant... <strong>en</strong>tre hyperstimulation esthétique(c’est bô) et interrogation molle(ça va où ?).MÔ DHÔ«Tout ce que je raconte est vrai» déclareSerge Valletti à propos de Pourquoij’ai jeté ma grand-mère dans le Vieux-Port. Quoique l’histoire de sa fameusegrand-mère itali<strong>en</strong>ne, prénommée Dolores(sic !) et surnommée Dolo, celled’Alexandre et d’Alice, ses par<strong>en</strong>ts, etcelles de tous les autres, cousins,voisins… abonde <strong>en</strong> épisodes «extraordinaires»,il semble bi<strong>en</strong> que Vallettidise la vérité, et que le geste fondateurde ce texte, celui de jeter la grand-mère,ou plutôt les c<strong>en</strong>dres de la grand-mère,à l’<strong>en</strong>trée du Vieux-Port, face à «cetteville qu’elle avait tant aimée», ait effectivem<strong>en</strong>teu lieu. Mais, après tout, est-ce siimportant de le savoir ? On plonge toujoursavec délice dans le flot valletti<strong>en</strong>,riche <strong>en</strong> formules irrésistibles, <strong>en</strong> rebondissem<strong>en</strong>tsimprobables et <strong>en</strong> portraitsnature.L’œuvre, romanesque à l’origine, a régulièrem<strong>en</strong>tété mise <strong>en</strong> scène depuis1995. Dans cette nouvelle version, GilbertRouvière opte visiblem<strong>en</strong>t pourle chromo : vue de la Bonne Mère <strong>en</strong>fond de scène, éclairages changeantsaux couleurs cartes postales, piaulem<strong>en</strong>tsde gabians… Un chromo décalécertes: une coque de noix flotte sur unesorte de pataugeoire, c<strong>en</strong>sée représ<strong>en</strong>terle Vieux-Port, et l’acteur- narrateurLionnel Astier <strong>en</strong> fait des tonnes, <strong>en</strong>costume, chemise et lunettes noirsmais chaussé de bottes <strong>en</strong> plastique.Tout cela est voulu, n’empêche quec’est un brin lourd. Est-il judicieux deforcer sur la couleur locale, même ironique,pour monter Valletti ? Pas sûr.On y perd un peu de la subtilité et desvariations de registres qui font la saveurde ce texte d’amour et de nostalgie.FRED ROBERT© X-D.RPourquoi j’ai jetéma grand-mère dansle Vieux-Port, deSerge Valletti, mesde Gilbert Rouvière,est représ<strong>en</strong>téau petit théâtre deLa Criée jusqu’au 6févrierMô a été prés<strong>en</strong>té au Théâtredes Bernardines du 16 au 19 déc.© Mathieu Lorry-DupuyAu lion au lion!Keskifondonkla? Ribouldingue, Croquignol et Filochard embarqués comme malgréeux (ne se départiss<strong>en</strong>t guère de leur air ahuri, comme de passage, inlassablem<strong>en</strong>tinquiets et agités, prêts à détaler à la première alerte, à saisir la moindre occasionde se remplir la panse) dans les av<strong>en</strong>tures grinçantes de Tartarin de Tarascon...Ou plutôt annexés, satellisés, aimantés à la parole d’un bavard anonyme parfaitem<strong>en</strong>tindiffér<strong>en</strong>t à leur prés<strong>en</strong>ce, dont la fonction sans ambiguïté est d’avancerobstiném<strong>en</strong>t son récit !Quatre acteurs donc et un texte loin du théâtre dont on redécouvre les charmescertains («Son Sahara était planté d’artichauts...»). Daudet sait ménager les effets finde siècle et Marie Vayssière a l’art de faire rire et pleurer de tout pourvu qu’il y aitdes portes battantes à hublot, des perruques exc<strong>en</strong>triques, des barbes mal ajustéeset une nappe Soleïado (Tarascon nom de nom !). Étrange projet bi<strong>en</strong> sûr qui traitede tout cela, de l’art de la comédie, du travestissem<strong>en</strong>t, de la traversée de laMéditerranée et des appar<strong>en</strong>ces, de la désillusion et même du dém<strong>en</strong>ti formel : lacarte topographique n’est pas le territoire, le lion tué par Tartarin n’est qu’un pauvrebourricot, sa t<strong>en</strong>dre mauresque une chanteuse de lupanar et le chameau à bosseflasque qui traverse la scène n’est qu’un portant à roulettes revêtu de tapis poilus :l’ori<strong>en</strong>talisme est un leurre et l ‘Algérie colonisée une terre de misère ; Croquignolchante comme Johnny et Ribouldingue expire sa version suraiguë de La Chèvre deMonsieur Seguin. On rit bi<strong>en</strong> fort vraim<strong>en</strong>t et franchem<strong>en</strong>t, un peu mélancoliquesà la fin... un air de Tartarin. Et au fait les Pieds Nickelés... ?MARIE-JO DHÔTartarin de Tarascon raconté aux Pieds Nickelés est joué aux Bernardinesjusqu’au 24 janv et sera© compagnie du Singulierdonné au Théâtre Vitez(Aix) le 27 janv.Les Bernardines04 91 24 30 40www.theatrebernardines.orgThéâtre Vitez04 42 59 94 37http://theatrevitez.com/
LA CRIÉE | LE MERLAN THÉÂTRE 15Merci à la Criée et au Merlan d’avoir conçu une programmation aussi intellig<strong>en</strong>te :les quatre pièces de Pippo Delbono se répond<strong>en</strong>t et se complèt<strong>en</strong>t, laissant <strong>en</strong>fin percevoirla variété d’une œuvre, et son unité pourtant, fondée sur une révolte intacte et une empathieconfondante. Seule frustration : le peu de places offertes au public…Ecce PippoSoirée d’ouverture, unique à plus d’untitre. Les Récits de juin, loin d’être unsimple stand up assis, éclair<strong>en</strong>t magistralem<strong>en</strong>tle travail de Pippo Delbonoet ont constitué une remarquableintroduction aux spectacles suivants.Pippo, sa vie, son œuvre… Ce pourraitêtre le titre de ces récits égr<strong>en</strong>ésp<strong>en</strong>dant 1h30 : histoires de famille,naissance de la vocation, passion etmaladie, r<strong>en</strong>contres, avec Pepe, avec Bobo… Delbono revi<strong>en</strong>t sur les grands mom<strong>en</strong>tsde son exist<strong>en</strong>ce, avec un humour décapant et une rage de vivre communicative. Ilmontre là, sur un plateau presque vide, comm<strong>en</strong>t chacun de ces mom<strong>en</strong>ts a nourrison humanité, et la création de cette œuvre si atypique, <strong>en</strong> croisant récits de vie etlecture ou déclamation de textes. Lui qui veut «faire de la vie un théâtre» donne defait un brillant échantillon d’art dramatique, rappelant que cet art est avant toutcelui de l’incarnation. Une voix, un corps, qui se cri<strong>en</strong>t, qui se montr<strong>en</strong>t, qui se donn<strong>en</strong>tau spectacle… et auxquels on reste susp<strong>en</strong>du.FRED ROBERTRécits de Juin a été vu à la Criée le 5 janvJour de colère© Jean-Louis FernandezÀ mort, Amorrr…Une chambre de l’esprit, une chambredes rêves. L’ultime att<strong>en</strong>te. Pippo Delbonot<strong>en</strong>te avec Questo buio feroceune échappée dans cet <strong>en</strong>tre-deuxmystérieux et tant redouté, cet instantoù l’on passe de vie à trépas. Sur unescène comme maculée de blanc, despersonnages aux corps troublants habit<strong>en</strong>tles instants de cette méditation.Sobre mais pourtant explosif, le décor<strong>en</strong>voûte tant il acc<strong>en</strong>tue tout ce qui s’yjoue, tout ce qui s’y trouve, comme cescostumes magnifiquem<strong>en</strong>t carnavalesqueset fellini<strong>en</strong>s.Avec peu de mots maisbeaucoup de douleur et de joie pures,des formes apparaiss<strong>en</strong>t au détour d’uncarnaval macabre, d’une crucifixion oud’une danse. Le spectacle est d’uneinfinie beauté, d’une force incroyable, iljoue sur des contrastes imp<strong>en</strong>sablesoù les contraires définis par notre culturese côtoi<strong>en</strong>t dans une merveilleusedisgrâce. Ce qui devrait déranger donnedes frissons d’émotion, ce qui devraiteffrayer nous ravit et nous apaise.Monsieur Delbono et ses acteurs ontle génie de se donner à aimer au borddu gouffre.CLARISSE GUICHARDQuesto buio ferocea été vuau Gymnase les 6et 7 janv© Agnès MellonL’<strong>en</strong>fance de l’art : j’<strong>en</strong>fourche mon balai,à dada-à dada, je pars à la guerre, jeles tue tous et au passage, je réinv<strong>en</strong>tele théâtre. État de grâce pour cet opusmodeste -à peine 1h10 de tragédietirédu cœur de l’H<strong>en</strong>ri V de Shakespearepar un Pippo Delbono travaillé icipar l’ess<strong>en</strong>tiel. Que veul<strong>en</strong>t les rois,même ceux à couronne de galette ? Dudivertissem<strong>en</strong>t, c’est bi<strong>en</strong> connu et quoide mieux pour cela que la France avecses beaux champs de bataille (là flonflons,farandoles, lampions, élégancedéliée du pays dont on a toujours unecertaine idée) ! Azincourt sinon ri<strong>en</strong> !Pippo-Enrico (dieu que c’est beau Shakespeare<strong>en</strong> itali<strong>en</strong>) trépigne, éructe,gros bébé <strong>en</strong> rangers saisi par la démesuresur les planches usées du théâtrede la guerre : deux acteurs et une petitetroupe de figurants inspirés font et défontdans l’ombre et la lumière, le noirdes costumes et le blanc de la chair, lesarabesques et les figures du combat ;sil<strong>en</strong>ce, l<strong>en</strong>teur déployée ou fureur de lamusique sacrée install<strong>en</strong>t avec une simplicitéqui va droit au cœur le requiemcorps mêlés ; cris muets de la boucheconvulsée du roi, cavalier-cheval à l’év<strong>en</strong>tailsanglant et macabre géométrie descorps à terre dis<strong>en</strong>t le prix à payer pourla victoire. C’est tout. Les morts se relèv<strong>en</strong>tcomme au théâtre mais ils sontfatigués...MARIE-JO DHOEnrico V a été joué au Merlandu 9 au 12 janv© Agnès MellonJusqu’à l’osLa M<strong>en</strong>zogna, dernière création de Pippo Delbono, est une sorte de quintess<strong>en</strong>ceun peu ratée de son théâtre : les temps morts sont interminables, la musique estbalancée trop fort de peur que l’émotion s’échappe, les tableaux se succèd<strong>en</strong>tsans dialectique ni rythme interne, simplem<strong>en</strong>t apposés. Bi<strong>en</strong> sûr au Gymnase ledécor <strong>en</strong> échafaudage cachait bi<strong>en</strong> des choses, empêtrait le mouvem<strong>en</strong>t. Iln’empêche, par mom<strong>en</strong>ts c’est construit vraim<strong>en</strong>t light, on y compte les corps quipass<strong>en</strong>t, les répétitions. Et puis par mom<strong>en</strong>ts voilà que ça vous happe, l’effroi,l’émotion, celle si vraie, criante, qui transpire de cette troupe bancale et sublimesi profondém<strong>en</strong>t humaine, compassionnelle, révoltée. Quelque chose au fond quin’a ri<strong>en</strong> à voir avec le théâtre mais avec la vie, avec ce que l’on éprouve face à lasouffrance, la mort, face à l’immonde aussi, la guerre capitaliste, la décad<strong>en</strong>ce desclasses dominantes, la domination sexuelle, le voyeurisme, Jérôme Bosch, lescorps qui brûl<strong>en</strong>t vifs et se tord<strong>en</strong>t. La mise à nu est là, la vie. Ou l’ess<strong>en</strong>ce duthéâtre peut-être, une© Agnès Mellonimm<strong>en</strong>se et irrépressiblecatharsis qui nouspermettrait <strong>en</strong>fin de voirla souffrance du mondeet, <strong>en</strong> pleurant, del’éteindre.AGNÈS FRESCHELLa M<strong>en</strong>zogna a étéjoué au Gymnasedu 14 au 17 janv