18 THÉÂTRE PHÈDRE | AVIGNONEn 2004, les deux Écoles Normales Supérieures cré<strong>en</strong>t une option artistique : les Études théâtrales.Le lycée Thiers fait partie de la douzaine de lycées français qui offr<strong>en</strong>t ce parcours aux élèvesde khâgne littéraires. L’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t allie théorie et pratique et aborde l’histoire, l’esthétiqueet la création théâtrales. Il s’appuie largem<strong>en</strong>t sur des spectacles et des r<strong>en</strong>contres avec les artistes.Dans le cadre de cette option, les élèves d’hypokhâgne, qui avai<strong>en</strong>t interviewé R<strong>en</strong>aud Marie Leblanc,metteur <strong>en</strong> scène de Phèdre, dans <strong>Zibeline</strong> 24, livr<strong>en</strong>t certaines de leurs réflexionsaprès la représ<strong>en</strong>tation.ANNE-MARIE BONNABEL, PROFESSEUR DE LETTRES ET ÉTUDES THÉÂTRALESLa parole et le corpsLes vers de Racine sont porteurs d’une puissance d’action. Lorsque Œnoneprononce le nom fatal d’Hippolyte, Roxane Borgna hurle : «Ah dieux !». Ce n’est pasune onomatopée, mais un cri de l’intérieur ; comme si chaque syllabe prononcéeétait marquée au fer rouge ; le mot est «la plaie et le couteau». Lorsque Thésée crieà son fils «Fuis», sa voix amplifiée par les micros a le caractère inéluctable de lamalédiction qui perdra Hippolyte. Les mots déchaîn<strong>en</strong>t les passions et les dieux,peuv<strong>en</strong>t être ravalés dans la gorge et étouffer. Ils sépar<strong>en</strong>t aussi, <strong>en</strong>traîn<strong>en</strong>t dansl’erreur et la révèl<strong>en</strong>t une fois le malheur accompli. Personne n’écoute vraim<strong>en</strong>tpersonne <strong>en</strong>tre les murs blancs de cet hôpital psychiatrique où le corps pr<strong>en</strong>d laparole dans un langage terrible.Corps stylisés par les costumes, lieu de mystère, tel le corps de Phèdre dissimulésous ses voiles bleus et dont la voix semble émaner d’une âme fantomatique.Corps dédoublés <strong>en</strong> ombres projetées sur le mur latéral qui joue comme un écran,corps désirants dans l’excitation joyeuse d’Aricie, dans la maladresse d’Hippolyte,dans leur jeunesse qui dessine d’incongrus sauts sur la scène, dans le corps deThésée recouvrant celui de Phèdre comme un linceul… La mise <strong>en</strong> scène de R<strong>en</strong>audMarie Leblanc met le corps à l’épreuve. Le dépouillant, le brisant, elle r<strong>en</strong>d la douleurconcrète et nous la fait partager. Lorsque Phèdre agonise nue, son sang s’écoulantde sa bouche, c’est la mort de la parole, l’infrangible solitude.YANISSi loin, si proche«Peut-on <strong>en</strong>core jouer Racine aujourd’hui ?»se demandait Roland Barthes dans DireRacine. Il soulignait la nécessité de maint<strong>en</strong>irle texte à distance afin de ne pasle prosaïser, le psychologiser, le réduireà un drame bourgeois. Aujourd’hui R<strong>en</strong>audMarie Leblanc prouve qu’on doitjouer Phèdre <strong>en</strong> l’animant de fureurdionysiaque.Le décor blanc trop propre, trop lisse,provoque une s<strong>en</strong>sation d’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>tpar le cadre de scène et les murs capitonnésqui, sans référ<strong>en</strong>t réaliste, <strong>en</strong>serr<strong>en</strong>tun espace psychiatrique. Les costumessembl<strong>en</strong>t extirpés d’une Antiquité futuriste: l’abs<strong>en</strong>ce de temporalité approchel’universel.La diction des vers, d’une grande limpidité,ne cherche pas à retrouver la langueracini<strong>en</strong>ne, affirme au contraire le décalagedans la prononciation des «h»aspirés faisant du mot «haine» et duverbe «haïr» un objet qui résonneétrangem<strong>en</strong>t à nos oreilles.Cette mise <strong>en</strong> scène va au bout de sespartis pris. Tous les acteurs sont prisdans une fureur passionnelle, ils apitoi<strong>en</strong>tet terrifi<strong>en</strong>t : la tragédie remplit sa missioncathartique, Phèdre catalysant laviol<strong>en</strong>ce du désir de posséder l’autre,qui guette chacun de nous.LAURAParoxysmeL’oreille et l’œilRoxane Borgna joue d’âme. Sa gestuelle, sa rage, révèl<strong>en</strong>t saculpabilité, sa jalousie. La fatalité qui pèse sur elle est sapart d’ombre cachée sous des voiles bleus. Une foisaccouchée de sa faute, Phèdre se défait de ses voiles ; ell<strong>en</strong>aît sous nos yeux. Elle annonce sa mort et peut se tournervers son passé.R<strong>en</strong>aud Marie Leblanc parle de «paroxysme m<strong>en</strong>tal et physique».L’impitoyable lucidité avec laquelle Phèdre s’analysejusqu’au plus fort de l’égarem<strong>en</strong>t, son exig<strong>en</strong>ce de clarté laconduis<strong>en</strong>t à cette mort qu’elle appelait de ses vœux depuissa première apparition. Aux yeux du roi accablé, elle veutRoxane Borgna relève le défi du versracini<strong>en</strong>. Actrice vibrante, sa voix forteet grave atteint <strong>en</strong> plein cœur, saute auvisage comme une bête furieuse.Chaque syllabe éclate d’une incroyableénergie. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d se contorsionnerquelque chose, à la limite de la paroleet du chant, qui trouble. Est-ce celaqu’on appelle la musicalité racini<strong>en</strong>ne ?Que p<strong>en</strong>ser alors des images fortesque le spectacle nous livre <strong>en</strong> regardde la puissance du verbe ? Tout au longde la représ<strong>en</strong>tation, la cruauté affleuremais reste subtilem<strong>en</strong>t sous jac<strong>en</strong>te.Avec le sang qui s’écoule de la bouchede Phèdre, elle devi<strong>en</strong>t visuellem<strong>en</strong>texplicite. Le sang, rouge sur fond blanc,image qui reste imprimée longtempsaprès la fin du spectacle, ne tue-t-il pasla force du cri d’effroi de Panope : «Elleexpire, Seigneur» ?MARINEParcours circulairePhèdre apparaît pour mourir. Elle <strong>en</strong>tre vacillante, faible, dans une attituded’extrême morbidité. Plus tard, face à Hippolyte, elle semble ranimée d’un soufflede vie qui ira cresc<strong>en</strong>do, jusqu’à ce qu’elle déambule sur scène possédée par lapassion. Elle exhibe son désir charnel, allongée au sol, caressant son sexe et soncou avec l’épée d’Hippolyte. L’énergie de l’actrice est à son comble quand lepersonnage connaît son dernier accès de folie insufflé par une insout<strong>en</strong>ablejalousie. Elle revi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite pour une longue agonie. Loin d’être majestueuse, samort sacrifie au réalisme, saccadée par les convulsions de l’agonie.L’interprétation de Roxane Borgna met <strong>en</strong> lumière le du rôle de Phèdre, défi auxactrices.MELINAUn jeu qui sonne fauxBeaucoup d’acteurs dans le spectacle surjou<strong>en</strong>t. Toute à sa joie, Aricie s’écroule à terre <strong>en</strong> appr<strong>en</strong>ant qu’Hippolyte estamoureux et Ismène l’év<strong>en</strong>te, comme dans une scène de comédie. Puis la princesse sautille comme une petite fille…Hippolyte n’évite pas non plus l’illustratif : il ouvre sa veste, montre sa poitrine nue pour déclarer que «Le jour n’est pas pluspur que le fond de [son] cœur.» Phèdre avoue son amour pour Hippolyte avec une intonation très vulgaire, ti<strong>en</strong>t l’épée <strong>en</strong>treses jambes, se jette à terre comme un lapin. Quant à Théramène il donne son récit comme un bon petit écolier qui a apprissa leçon par cœur. Sans émotion, sans s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t. Théramène a éduqué Hippolyte comme son propre fils. Il a perdu un êtrecher. N’aurait-il pas fallu qu’il exprimât sa douleur ?ELEANORparler et avouer sa faute. Révéler son secret et <strong>en</strong> mourir,c’est rev<strong>en</strong>ir à la plus extrême pureté ; voilà le s<strong>en</strong>s de sanudité. Après sa confession publique, elle peut mourir ; ell<strong>en</strong>’aura vécu que le temps d’exciter ses ardeurs, ses fureurs,ses remords et ses transes de femme. Le sang coule de sabouche le long de son corps nu, froid, tremblant, convulsif,expiant. Sa face exténuée attire toute la lumière ; autourd’elles ce ne sont qu’ombres qui s’agit<strong>en</strong>t. Phèdre meurt <strong>en</strong>Phèdre transie de fureur.ANNE AURORE
AmbiguïtésLe spectacle joue les effets organiques de la passion.La noble princesse antique est une femme qui se débat<strong>en</strong>tre les murs de sa cellule, et passe par des mom<strong>en</strong>tsd’int<strong>en</strong>se abandon au désir charnel. La mise<strong>en</strong> scène joue aussi sur l’ambiguïté sexuelle : undoute plane sur l’attirance <strong>en</strong>tre Hippolyte et Théramène,à peine plus vieux qu’Hippolyte, contrairem<strong>en</strong>tà l’image conv<strong>en</strong>ue du précepteur.La perplexité du spectateur est réelle, notamm<strong>en</strong>tface à cet étrange objet am<strong>en</strong>é puis laissé dans uncoin de la scène et qui se remplit peu à peu d’eau. Sic’est une allégorie du temps tragique, pourquoi cettecouleur verte ? Perplexité <strong>en</strong>core devant Panope traitéecomme une déesse antique, une sorte de Pythie énigmatique.Pourquoi cette insistance sur les «h» aspirés ?Pourquoi une Aricie excitée et fébrile pour interpréterle personnage pudique de Racine ?On est à la limite de l’outrance sans jamais y sombrer.Ce qui reste quand tout ce blanc se dissout dans l<strong>en</strong>oir, c’est une profusion d’images qu’on a <strong>en</strong>vied’interroger.JULIEMalaiseR<strong>en</strong>dre la mort de Phèdre à ce point organique laissecomme un truc au fond du v<strong>en</strong>tre. On ne sait pas. Onhésite. Monter Racine aujourd’hui ? On ne sait toujourspas pourquoi. On a la désagréable impression que lethéâtre se substitue à l’arène : il faut du sang, de laviol<strong>en</strong>ce, laisser le public voyeur se repaître. Le problèmeest peut-être qu’il n’y a plus de règles du jeu,et que, comme pour Rousseau déjà, le théâtre estjuste un tricheur ? Peut-être parle-t-on mieux du théâtreaujourd’hui que l’on ne sait le faire. Ou <strong>en</strong> faire. Il nousfaudrait au moins trois juges.SOLENEDionysos et ApollonDes crimes affreux se tram<strong>en</strong>t dans un décor et descostumes blancs d’une grande unité. Les alexandrinss’accommod<strong>en</strong>t de cris d’horreur, de douleur ou dejoie. L’expression du désordre dionysiaque mêlé à laperfection apollini<strong>en</strong>ne se retrouve dans la mort dePhèdre où pureté et horreur du sang se conjugu<strong>en</strong>t.Contradictoires <strong>en</strong>core le désir de mort et l’instinct devie qui pouss<strong>en</strong>t Phèdre à se débattre et lutter, les plansd’Œnone pour sauver sa maîtresse quand tout estperdu, les projets d’Aricie et Hippolyte alors que ledestin continue de remplir son bac.Le désordre que Jouvet appelle de ses vœux est bi<strong>en</strong>le dionysiaque mêlé à l’apollini<strong>en</strong>. R<strong>en</strong>aud Marie Leblanc<strong>en</strong> fait la condition de l’apparition sur scène de lapuissance tragique.JOHANNA© X-D.RAlice’n’rollAprès 15 jours de résid<strong>en</strong>ce de créationde leur «tragi-conte baroqu’n roll»sur le monde étrange de l’<strong>en</strong>fance etde la difficile et irréparable perte d’innoc<strong>en</strong>ce,le joyeux collectif On voit taculotte Madame Véro a prés<strong>en</strong>téune 1 re étape de travail au Théâtre desDoms. 9 jeunes comédi<strong>en</strong>s belges sortisde l’INSAS, regroupés autour d’unprojet collectif de bout <strong>en</strong> bout : AliceMalone ou l’<strong>en</strong>fant poussée tordue. Ilsnous prévi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, ce que nous allonsvoir est inachevé et cette Alice, loin decelle de Lewis Carroll, n’est qu’un prétexteau délire. Alice vit au 286 e étaged’une tour triste et sombre, avec sagrand-mère, son chat, ses deux sœurs…et ses angoisses. «C’est notre petitmonstre à nous tous, celui qui a poussétordu, fait de toutes les peurs que l’onnous a transmises, des idéaux de perfectionimpossibles à atteindre, de nos19VivantÉcrit, mis <strong>en</strong> scène et interprété par Jean-Vinc<strong>en</strong>t Brisa, Molière, une passion pr<strong>en</strong>dle parti de retracer l’œuvre du dramaturge «à travers sa passion, ses convictions,son <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t, son militantisme.» Sur scène Molière et l’acteur dialogu<strong>en</strong>t, Brisase faisant le passeur de cette parole vivifiante.La représ<strong>en</strong>tation de Molière, une passion a été reportée au 4 fév à 20h30Théâtre des Halles (Avignon)04 90 85 52 57www.theatredeshalles.com/////////////////////////////////////////////////////////////culpabilités, de nos rêves, de nos déceptions,de nos luttes quotidi<strong>en</strong>nes». On ale privilège de suivre <strong>en</strong> direct le fragileprocessus de recherche qui se jouedevant nous. Les comédi<strong>en</strong>s, énergiqueset culottés, transform<strong>en</strong>t lesDoms <strong>en</strong> karaoké géant (l’<strong>en</strong>voûtantSweet Dreams de Marilyn Manson sefrotte à un Freddy Mercury déchainé)pour prés<strong>en</strong>ter cette Alice, pas modeste,qui veut avoir sa part de bonheur etqui se transforme <strong>en</strong> Iphigénie pouramuser la galerie. Réussira-t-elle às’émanciper ? On a hâte de découvrirl’aboutissem<strong>en</strong>t du spectacle, quipourrait ressembler à un manifeste dela révolte qui accouchera de la vraieAlice Malone, «pas l’avatar pleurnicheuse».La fin nous laisse donc sur sa faim.C’est bon signe.Cette étapede travail a étéprés<strong>en</strong>tée au Théâtredes Doms (Avignon)le 17 décembrePhèdre a été vu par les étudiants d’hypokhâgneà la Criée. Il sera joué à la Passerelle, ScèneNationale de Gap (05), le 19 janvier,et au Théâtre de Grasse (06), les 28 et 29 janvier.