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2 5 2 L E C T U R E D U S A M E D I<br />
Il * ^ M<br />
La poupée de Linette.<br />
Ceci est l'histoire d'une des nombreuses petites Suissesses<br />
qui vinrent réconforter nos pauvres prisonniers<br />
civils et militaires lors de leur passage<br />
en Suisse, pendant la guerre.<br />
Linette a six ans, ses petites joues soçt roses, ses<br />
yeux candides et quand on lui demande si elle a été<br />
sage, d'un trait rapide, elle découvre son front où<br />
elle sait bien que ses méfaits, si par hasard elle en<br />
avait commis, seraient écrits en grosses lettres noires.<br />
Linette a un cœur plein de tendresse pour toute<br />
la nature, elle aime ses poules... la cocotte blanche<br />
surtout... celle "qu'on appelle Princesse, pour ses<br />
airs dégoûtés et la façon comique dont elle dédaigne<br />
les vermisseaux...; elle aime la grosse vache rousse<br />
qui pait heureuse dans le pré et mâchonne si longtemps<br />
l'herbe qu'elle attrape en faisant la moue...;<br />
elle aime aussi son lac, son beau lac argenté où des<br />
fées se baignent la nuit, et qui, tout le jour, est sillonné<br />
de bateaux qui sifflent en glissant sur l'eau...;<br />
elle aime encore les grands sapins qui, dans le joli<br />
petit village d'Immensee, trempent leurs pieds dans<br />
le lac, et dont les branches hautes et sombres sont<br />
pleines d'oiseaux au printemps.<br />
Elle aime tout cela et bien d'autres choses, mais<br />
surtout elle adore sa poupée,.sa fille, sa grosse Louisa,<br />
dont le regard écarquillé d'un bleu fadasse et la chevelure<br />
d'étoupe blonde la ravissent.<br />
— Ma chérie, mon amour, mon trésor, murmuret-elle<br />
à son oreille avec une douceur ineffable.<br />
Louisa est un sujet de tourments sans nombre pour<br />
sa vigilance - maternelle... Linette la débarbouille<br />
chaque matin, la sermonne, l'embrasse, la met dans<br />
le coin, et prend de ses ajustements un soin extrême...<br />
Eile l'habille tantôt en écolière, tantôt en mère nourrice,<br />
tantôt en robe de brocart à longue traîne, tantôt<br />
en cotillon court, la tignasse ornée d'un énorme bonnet<br />
d'Alsacienne... Depuis un temps, cependant, elle la<br />
revêt avec des soins passionnés d'un péplum aux couleurs<br />
de France, elle regarde extasiée les trois couleurs,<br />
et trouve sa Louisa miraculeuse sous cet accoutrement...-<br />
Louisa, le regard fixe, un sourire immuable au<br />
coin des lèvres, l'air royalement indifFérent, reçoit<br />
sans broncher les chauds baisers que la fillette applique<br />
sur ses joues arrondies et froides.<br />
Un jour, voilà que Linette entend une grande nouvelle<br />
: demain, à Zurich, passera, un train ramenant<br />
en France des prisonniers, pas des soldats, malheureusement,<br />
des civils, et l'on verra, paraît-il, des petites<br />
filles de son âge, ayant été très malheureuses chez les<br />
Allemands... Cette perspective la rend rêveuse... Elle<br />
cherche à s'imaginer comment pouvait être bâti le<br />
cachot où furent enfermées des Linettes françaises<br />
pas plus grandes qu'elle..., noir, sans doute, avec<br />
d'affreux barreaux de fer tout autour, 1 et peut-être<br />
des rats dedans, qui sautaient sur les jambes des<br />
petites filles pour les dévorer...<br />
— Hein) ma Louisa, tu aurais eu peur dans la<br />
prison...<br />
Louisa, les yeux écarquillés, le sourire figé, ne<br />
témoigne d'aucune apparence de crainte. Mais Linette<br />
la berçant passionnément entre ses bras, s'écrie :<br />
— Je t'aurais défendue, va, mon trésor...<br />
Or, voilà que la maman de linette raconte que<br />
tous les Suisses ayant quelque sympathie pour les<br />
Français doivent en donner des marques ce jour-là<br />
et qu'elle ne manquera pas do se rendre à la gare<br />
pour recevoir les exilés et leur distribuer des présents<br />
et souhaits do bienvenue.<br />
— Tu m'emmèneras, supplie Linette.<br />
La maman explique à Linette qu'elle lui permettra<br />
de l'accompagner si elle a un cadeau personnel à<br />
remettre à une petite Française de son âge, sinon,<br />
Linetto éprouverait certainement de la honte à se<br />
trouver en curieuse auprès de pauvres gens qui ont<br />
tant souffert... Linette réfléchit tristement..., elle a<br />
vidé sa tirelire pour envoyer un œuf en chocolat à<br />
son prisonnier, elle vient do distribuer ses petites<br />
robes et ses joujoux aux enfants pauvres à l'occasion<br />
des l'êtes de Pâques, il ne lui resto plus rien... rien...<br />
Linette se désole et, tournant sos beaux yeux enfantins<br />
vers sa poupée dont elle entend faire sa confidente...<br />
lui dit :<br />
— Raconte, Louisa 1... raconte ce que je pourrais<br />
donner à la Française..., pas la poule blanche bien<br />
jsùr... ni la vache rousse..., ni mon beau lac... alors<br />
quoi?<br />
Louisa inerte, indifférente, sourit éternellement.<br />
Tout d'un coup, une idée traverso la tète do Linette...,<br />
de grosses larmes jaillissent de ses yeux, elle<br />
se jette sur les joues trop roses de la poupée, les<br />
dévore de baisers et part en courant :<br />
— Maman 1 maman I demain tu pourras m'emmener<br />
à la gare, je donnerai... je donnerai... jè donnerai<br />
'ma fille!... j.o la porterai à la petite Françaiso, et<br />
puis aussi la malle avec toutes sos robes...<br />
Linette, cette nuit, a très mal dormi, elle a pris sa<br />
^poupée de prédilection dans son lit, et avant do<br />
s'endormir, elle la cajole, la caresse, avec une piétô<br />
: délicieuse... : « Tu vas me quitter, Louisa, mon trésor,<br />
mon amour, ma lifille, tu seras sage, dis, avec ton<br />
• autre maman, tu penseras à Linette »; et, doucement,<br />
ses larmes coulent..., mais le sacrifice est décidé, ello<br />
aura du courage..., elle donnera ce morceau de son<br />
cœur, pour prouver son amitié à la petite Françaiso...<br />
Le lendemain, Linette est fidèle à son poste, au beau<br />
milieu de la gare, elle tient dans ses mains un peu<br />
: tremblantes la poupée habillée do sa fameuse robe<br />
aux trois couleurs, et dans la horde qui houle devant<br />
:elle et le brouhaha des cris de bienvenue, Linette<br />
•prend la fièvre..., tout ce monde l'effraie, et puis il y<br />
a des vieux qui branlent la tête, et des hommes tout<br />
pâles qui lui font peur, et puis des bébés qui crient<br />
et des enfants qui ouvrent des grands yeux tristes...,<br />
peut-être qu'ils n'ont pas envie de jouer... Linette<br />
crispe ses menottes sur sa chère Louisa..., si elle<br />
gardait son trésor !.. Mais non, elle a promis un<br />
cadeau, Linette n'a qu'une parole... Tout d'un coup,<br />
une fillette française s'arrête extasiée devant la poupee<br />
tricolore... « Oh! fait-elle, oh!... qu'elle est belle...<br />
— C'est une Marianne", assure un grand garçon d'un<br />
air péremptoire...<br />
Linette, très digne, rectifie : « C'est Louisa, pas Marianne,<br />
c'est ma fille... »<br />
La petite exilée dévore des yeux cette merveille,<br />
elle n'a pas vu uno poupée depuis si longtemps!...<br />
cela aurait été bon là-bas, en prison, d'avoir une<br />
enfant à bercer, à aimer...; elle reste pétrifiée d'envie<br />
et d'admiration.<br />
Et tout d'un coup, Linette, brusquement, tendant<br />
l'objet'qui lui est si cher, dit d'une voix douce :<br />
— La veux-tu'?... je te la donne.<br />
La petite Française la saisit et, dans un geste ins*<br />
tinctif se sauve, sa proie entre les bras.<br />
Linette, devant ce départ précipité, sans un merci,<br />
sans un baiser, a le cœur fendu ; stoïque, elle relient<br />
comme elle peut ses larmes, mais son pauvre petit<br />
visage est si défait que sa maman, occupée d'une<br />
distribution ailleurs, s'inquiète...<br />
— Qu'as-tu,. 111011 petit? demande-t-elle.<br />
Et Linette effondrée répond, dans un hoquet do<br />
sanglots :<br />
— J'ai... j'ai... je suis contente... j'ai donné Louisa...<br />
à la France... à la France... à la Française...<br />
Et sa mère, très simple, remarque :<br />
— Tu as bien [l'ait, Linette, tu es une brave enfant...<br />
Au même moment, le train s'ébranla et l'on vit à la<br />
portière une gamine transportée do bonheur agitant<br />
comme un drapeau la chère poupée aux trois couleurs.<br />
A ce spectacle inattendu, tout .le long du quai,<br />
un cri retentit : Vive la France!...<br />
Linette vit sa fiilo disparaître dans une apothéose.<br />
Et ce fut sa première douleur ot peut-Ctro aussi sa<br />
première grande joie. YVONNE SAIICBY,<br />
(Les Annales, 1916.);<br />
LECTURE : GABET et GiLLARD. Nouvelle méthode de lecture. 1 vol<br />
— Majoration temporaire de 25 °/A .<br />
1.80