Mémoire sur SIMENON 2
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décide d’en finir avec son isolement. Or, de manière très curieuse, la plupart des héros<br />
simenoniens, après leur « initiation » parfois rude à l’envers de leur monde, choisissent,<br />
malgré leur expérience nouvelle, de réintégrer ce dernier – et avec lui le cercle<br />
d’habitudes qu’ils s’y étaient créés. Leur attitude est celle de personnes qui, à un<br />
moment donné, sont sorties de leur ornière et ont eu peur de ce qu’elles découvraient de<br />
cet inconnu – comme si la nouvelle « perspective » (pour reprendre le terme utilisé par<br />
Simenon dans Bergelon) 115 contenait une liberté trop grande pour le personnage, ou une<br />
menace de désordre, de chaos dont il pressent qu’il ne saura pas la maîtriser. Combien<br />
d’entre eux s’empressent ainsi de se réfugier derrière les barreaux de leur cage – et alors<br />
même, précisément, que l’expérience née de la crise leur a appris qu’il s’agissait, bel et<br />
bien, d’une cage ! Emerge, là encore, une sorte de fatalité dans ces hollow men 116 qui,<br />
alors qu’ils auraient pu profiter d’une plus large remise en cause, demeurent si prudents,<br />
si timorés, si « effrayés » par une sorte de « vide intérieur » qu’ils découvrent en eux-<br />
mêmes au cours de leur initiation à la réalité du monde, qu’ils préfèrent tourner casaque.<br />
C’est le pauvre Jean du Coup-de-Vague (1939), tentant d’échapper à ses deux tantes, à<br />
leurs secrets et au petit village de Marsilly où tout le monde connaît tout le monde (y<br />
compris que ce que l’on cache à tout prix), et finissant par revenir d’Algérie, humble et<br />
soumis : le quotidien peut reprendre, sans accroc. Le personnage trouve même un<br />
<strong>sur</strong>croît de soulagement dans cette immuabilité : il n’aura plus besoin de se poser de<br />
questions ; ce qu’il a vu de l’autre côté de la tapisserie des faits et gestes de ses tantes et<br />
de son village suffit à lui faire préférer leur apparence riante et sereine.<br />
Cependant le cas du Coup-de-Vague est extrême : sorti de sa place, le héros<br />
simenonien n’a que très rarement la chance qu’elle lui soit gardée et rendue intacte.<br />
Même, le plus souvent, la crise est si grave et déforme si violemment le monde du<br />
personnage qu’il ne peut s’attendre à ce que tout soit « comme avant ». S’il retrouve sa<br />
place, redevenant employé, riche bourgeois ou patron de pêche, c’est sans illusion<br />
désormais <strong>sur</strong> ce qu’il a entrevu de lui-même et des autres : il restera scrupuleusement<br />
circonscrit dans le cadre du « cercle » 117 – celui des convenances morales, sociales, celui<br />
d’un certain décor clos <strong>sur</strong> lui-même – et tirera de son aventure une morale un peu triste,<br />
désenchantée. Inapte au réel, incapable de se dégager de sa propre faiblesse, d’une<br />
certaine inclination, d’une certaine complaisance : « Nouchi avait cru rompre le cercle<br />
115 cf. note 65.<br />
116 Littéralement, les « hommes creux ». L’expression est du poète T. S. Eliot, qui en fit le titre d’un de ses<br />
recueils (The Hollow Men, publié en 1925).<br />
117 La métaphore est reprise par Simenon lui-même, dans Le Cercle des Mahé (1946).<br />
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