Mémoire sur SIMENON 2
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Cela en devenait hallucinant. Comment cet homme avait-il pu passer toute<br />
sa vie dans un isolement aussi absolu ? N’avait-il jamais ressenti le besoin<br />
d’une détente, d’un contact avec ses semblables ? 136<br />
Reconstituant la personnalité de son oncle en la vivant littéralement, Gilles Mauvoisin<br />
s’aperçoit peu à peu que ce bloc compact, cette armure dont il s’agit de trouver la faille<br />
pour comprendre enfin ce qui s’y cache, cache un secret, et ce refoulement, par<br />
contrecoup, révèle la valeur de Gilles, sa propre vérité interne. Octave Mauvoisin<br />
n’aimait qu’une personne au monde : sa mère. Et cette affection cachée est la clé, le<br />
Rosebud de cet homme qui a enfermé dans son coffre-fort tous les secrets d’une ville<br />
(coffre-fort dont tout le monde cherche en vain la combinaison, le « mot », et que Gilles,<br />
par son instinct de reconstitution et d’imprégnation, trouve : précisément, le nom de<br />
cette mère aimée, Marie). Elle indique également au jeune héros que c’est son « ordre »<br />
à lui, celui de l’instinct, de la générosité et du cœur, qui est seul à l’emporter, contre<br />
l’ordre social qui durcit les personnalités, les faisant courir après une sorte de<br />
domination revancharde <strong>sur</strong> les humiliateurs. La stérilité d’une réalité considérée<br />
comme pur ordre social à « dominer », c’est précisément ce que le dénouement va<br />
mettre en évidence, au cours d’une entretien nocturne entre Gilles et sa tante enfin<br />
innocentée par la justice, au cours de laquelle passé, présent et avenir se mêlent à<br />
nouveau, pour mieux faire tomber les impostures sociales et conjugales où Gilles<br />
risquait de se trouver prisonnier :<br />
136 Op. cit., p.233-234.<br />
Chose curieuse, c’était Alice qui avait insisté, quelques mois plus tôt :<br />
– Tu devrais aller voir ta tante…<br />
Elle pensait que cela lui ferait du bien. Parfois, Gilles l’effrayait un peu,<br />
tant le bloc de solitude était dense autour de lui. […]<br />
– Pourquoi ne prends-tu pas quelques jours de repos complet, Gilles ?<br />
Oui, pourquoi ? Rien ne l’obligeait à monter chaque jour à la même heure<br />
dans son bureau du second étage. Plantel avait raison, les affaires, quand<br />
elles ont atteint un certain degré de solidité, vivent en quelque sorte par la<br />
force acquise.<br />
Mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Son circuit quotidien n’était pas<br />
encore invariable, complètement fermé comme celui de son oncle ;<br />
cependant il y avait déjà une débauche d’horaires, certaines haltes<br />
invariables, comme le porto d’onze heures au « Bar Lorrain », auxquelles il<br />
se raccrochait.<br />
Autour de lui, il y avait une ville, avec ses maisons, ses habitants, ses<br />
groupes plus ou moins distincts, ses familles plus ou moins unies ; il y avait<br />
des pêcheries, des usines, des entreprises de toutes sortes, mais il semblait<br />
que la maison du quai des Ursulines fût plantée, toute seule, au milieu du<br />
reste. […]<br />
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