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Les clefs des Portes de demain - Le chasseur abstrait

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Hier, sans rien nous dire et comme son pécule venait d'être regonflé par un mandat, il a cantiné <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

tomates, du pâté, du saucisson sec et frais, du thon, <strong><strong>de</strong>s</strong> oeufs durs, du camembert et du gruyère, <strong><strong>de</strong>s</strong> bananes,<br />

du chocolat au lait et à la noisette.<br />

Bertrand, le troisième <strong>de</strong> la chambrée - il est arrivé hier - n'en revenait pas. Moi non plus.<br />

Et Jean, ce midi, se transforme en hôte attentionné. Il extrait le jaune d'un oeuf dur et réussit à monter une<br />

mayonnaise digne d'un maître coq.<br />

A 16 heures 30, il nous ordonne d'étendre une serviette sur la table, <strong>de</strong> mettre le couvert et d'étaler les<br />

emplettes. Il sort même les cigares qui lui restent <strong>de</strong> son colis <strong>de</strong> Pâques. A 17 heures, lorsque le maton <strong>de</strong><br />

service et le cuisinier <strong>de</strong> corvée passent, il refuse les repas <strong>de</strong> l'administration et déclare cérémonieusement :<br />

"Nous fêtons notre anniversaire : un mois <strong>de</strong> vie commune."<br />

<strong>Le</strong> maton comprend encore moins que d'habitu<strong>de</strong> avec ses yeux globuleux et sa bouche en cul-<strong>de</strong>-poulegobe-mouche.<br />

Une soirée mémorable ! Dégustation jusque 18 heures. "Mieux que chez Luculus" nous déclame Jean.<br />

Nous approuvons et, dès que je le peux, en douce, je cherche dans le dico qui peut bien être ce Luculus.<br />

A 18 heures, comme tous les jours, nous sortons dans le couloir, hors <strong>de</strong> la cellule, les tabourets, les balais,<br />

les vêtements principaux (pantalons, vestes, pulls), les cuillers, les fourchettes et les couteaux. Puis les portes<br />

se ferment pour la nuit et, pour éviter, paraît-il, toute évasion, les <strong>clefs</strong> sont enlevées. <strong>Le</strong> surveillant <strong>de</strong><br />

permanence ne peut donc plus les ouvrir jusqu'au retour, le len<strong>de</strong>main, du surveillant chef. Si un détenu a<br />

besoin d'un médicament, on le lui passe par le judas rectangulaire <strong>de</strong> 5 cm sur 10 cm qui s'ouvre avec une clef<br />

carrée.<br />

Ce soir, cela se fait un peu dans la bouscula<strong>de</strong> sous les cris <strong><strong>de</strong>s</strong> autres détenus miraculeusement déjà au<br />

courant et qui veulent participer à notre fête, ne serait-ce qu'en chahutant le maton et en poussant quelques<br />

cris épicés dont ils ont le secret.<br />

Théoriquement, ce doit être le silence jusqu'au len<strong>de</strong>main mais Bertrand et Jean sont en verve <strong>de</strong><br />

souvenirs, <strong>de</strong> confi<strong>de</strong>nces et <strong>de</strong> grosses blagues plus vertes les unes que les autres. Comment, dans ces<br />

moments là, est-il possible <strong>de</strong> retenir ses cris et crises <strong>de</strong> fou rire ? <strong>Le</strong> maton, lui, ne rit pas. Quatre fois,<br />

d'abord doucement puis <strong>de</strong> plus en plus énergiquement, il nous prie puis nous ordonne <strong>de</strong> nous taire. <strong><strong>Le</strong>s</strong><br />

autres détenus se mettent alors à hurler, les uns après les autres. La cinquième fois, il nous somme <strong>de</strong> faire<br />

dé.fi.ni.ti.ve.ment silence faute <strong>de</strong> quoi il nous garantit le mitard pour le len<strong>de</strong>main, le gueulant bien haut afin<br />

que tout le mon<strong>de</strong> comprenne. Un hurlement général s'ensuit accompagné aussitôt d'un silence <strong>de</strong> mort.<br />

<strong>Le</strong> mitard ! Un mot magique, j'allais écrire "tragique" qu'on préfère ne pas entendre. La cellule punitive.<br />

Une grille intérieure qui la traverse entièrement. Une fenêtre sans carreaux. Pas <strong>de</strong> table. Un lit et un tabouret<br />

scellés dans le sol. C'est tout. Et, par n'importe quel temps, l'intéressé y est enfermé avec 2 couvertures au lieu<br />

<strong>de</strong> 4.<br />

Nous parlons donc enfin à voix basse, nous taisant même lorsqu'on pressent une oreille espionne <strong>de</strong>rrière la<br />

porte. La conversation change également <strong>de</strong> ton et <strong>de</strong> sujet.<br />

Bertrand, à 32 ans, a déjà fait 8 ans <strong>de</strong> taule et joue au dur. Il possé<strong>de</strong>rait "<strong><strong>de</strong>s</strong> affaires" importantes dans le<br />

milieu <strong>de</strong> la peinture et connaîtrait parfaitement, par expérience, le travail <strong><strong>de</strong>s</strong> casseurs spécialisés dans le<br />

forcement <strong><strong>de</strong>s</strong> coffres.<br />

<strong><strong>Le</strong>s</strong> imbéciles, dit-il, en parlant <strong>de</strong> Philippe et <strong>de</strong> ses coéquipiers. Ils volent un coffre fort, l'emmènent en<br />

forêt et le forcent en tapant <strong><strong>de</strong>s</strong>sus avec une masse. En plus, ils laissent leurs outils sur place et viennent les<br />

rechercher le len<strong>de</strong>main. <strong><strong>Le</strong>s</strong> gendarmes qui les atten<strong>de</strong>nt n'ont plus qu'à les cueillir. Mais on ne casse plus<br />

un coffre fort ! Surtout le Fichet qu'ils ont pris. On l'ouvre. Vous pensez bien que le fabricant à prévu <strong>de</strong><br />

pouvoir l'ouvrir en cas <strong>de</strong> perte <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>clefs</strong> et <strong>de</strong> la formule. C'est ultra simple. Pour leur type <strong>de</strong> coffre fort, il<br />

suffit d'un décimètre, d'une tige <strong>de</strong> fer, d'un poinçon et d'un marteau. On fait tout simplement sauter la<br />

peinture à 23 centimètres en <strong><strong>de</strong>s</strong>sous et à la verticale <strong>de</strong> la serrure ; on enlève ensuite le mastic et on<br />

découvre un trou dans lequel on enfonce la tige <strong>de</strong> fer. Et la porte s'ouvre.<br />

Là <strong><strong>de</strong>s</strong>sus, il nous crayonne un croquis que nous regardons à la lueur <strong>de</strong> son briquet.<br />

Jean lui-même n'en revient pas. Quant à moi, je ne sais si c'est exact mais je suis certain, par contre, que<br />

Jean va se charger <strong>de</strong> le répéter pendant la promena<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> soir, tous seront au courant et beaucoup rêveront à

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