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table, Annie Saurel commença à lire :<br />
— « On vendit donc maison et champ. Les quelques<br />
champs aux avares récoltes…»<br />
— Stop! hurlai-je de mon bureau.<br />
Ils relevèrent tous la tête et regardèrent dans ma<br />
direction. Une explication s’imposait. Elle arriva :<br />
— Je me suis permis d’intervenir parce que cette<br />
phrase, à elle seule, explique l’attachement viscéral du<br />
Ministre à la totalité du texte. Vous comprenez, un<br />
Ministre de l’Éducation nationale, ou ça cite personne, ou<br />
ça cite Zola! Et ça, c’est du Zola! La misère, L’Assommoir,<br />
Gervaise, Nana, rien que du malheur, le père qui bosse<br />
comme un Turc pour éduquer ses pauvres gosses, ses<br />
pauvres gosses éduqués voulant à leur tour éduquer<br />
d’autres gosses, non, vraiment, du super Zola, des seaux<br />
de larmes, des kilos de bon cœur, du carburant pour le<br />
Ministre qui se retrouve tout à coup justifié dans sa<br />
fonction… Bon, continue, Annie!<br />
Abasourdie par mon flot de paroles et par ma voix qui<br />
porte, Annie Saurel eut quelque peine à reprendre sa<br />
lecture. Elle trébucha sur les premiers mots, leva la tête<br />
vers moi pour me signifier que j’étais responsable de son<br />
trouble et repartit courageusement à l’assaut du texte de<br />
Claude Simon. Elle avançait péniblement, je le sentais<br />
bien. Son index tendu soulignait les mots qu’elle<br />
prononçait d’une voix monocorde. Elle trébucha de<br />
nouveau. Son œil cherchait un point, un point minuscule,<br />
un de ces points noirs que les écrivains, aujourd’hui<br />
encore, déposent parfois derrière un mot, afin de stopper<br />
leur phrase et de permettre au texte, comme au lecteur,