21.01.2015 Views

Numéro 42 - Le libraire

Numéro 42 - Le libraire

Numéro 42 - Le libraire

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Ici comme ailleurs<br />

Littérature québécoise<br />

La chronique de Stanley Péan<br />

Mordre là où ça fait mal<br />

Tout est matière à littérature, y compris la littérature elle-même. Et toute œuvre peut être lue comme<br />

un prolongement ou une critique de celles qui l’ont précédée, voire de tout le corpus. Aussi, lorsque<br />

les artisans de la littérature se penchent sur leur institution, ce n’est pas tant un signe d’essoufflement<br />

qu’une occasion d’entrer dans ses coulisses. Et c’est d’ailleurs là que nous entraînent Pierre Samson et<br />

Pierre Tourangeau dans leurs romans.<br />

Au fil des 20 dernières années, quelques-uns de nos romanciers ont<br />

situé leurs intrigues en tout ou en partie dans notre institution<br />

littéraire : outre ces œuvres qui racontent le quotidien de personnages<br />

écrivains, rappelons que Jean-Marie Poupart nous avait donné<br />

successivement La Semaine du contrat et Bon à tirer (Boréal, 1988<br />

et 1993), polars caustiques à souhait campés dans le milieu de<br />

l’édition et de la littérature québécoise. Plus récemment, Patrick<br />

Brisebois dans Trépanés (L’effet pourpre, 2000), Fabien Ménar dans<br />

<strong>Le</strong> Musée des introuvables (Québec Amérique, 2005), Alain<br />

Beaulieu dans La Cadillac blanche de Bernard Pivot (Québec<br />

Amérique, 2006) et Daniel Dâ dans Une balle (à peine) perdue<br />

(Vents d’ouest, 2006) ont tour à tour décoché des flèches à la pointe<br />

acérée en direction de notre beau milieu.<br />

Connu autant pour sa collaboration aux scénarios de la télésérie<br />

Cover-girl que pour sa superbe trilogie brésilienne (<strong>Le</strong> Messie de<br />

Belém, Un garçon de compagnie et Il était une fois une ville,<br />

publiés aux Herbes rouges entre 1996 et 1999) et ses prises de<br />

positions intransigeantes sur l’institution littéraire québécoise<br />

(résumées dans son vitriolique pamphlet Alibi, paru chez <strong>Le</strong>méac<br />

en 2000), Pierre Samson s’inscrit dans la lignée de Poupart et de<br />

Ménar avec ce pseudo-polar intitulé Catastrophes. Jeune critique<br />

littéraire à la pige, son héros, Ivanhoé McAllister, entreprend par<br />

pure malice de rédiger, pour la rubrique consacrée aux ouvrages<br />

méconnus de la vénérable revue Pensus, un article portant sur<br />

une œuvre (Sueurs sur le marbre) et sur un auteur (Taissir<br />

Vilchis) qu’il a créés de toutes pièces. Pourquoi pas, se dit-il,<br />

puisque personne ne lit jamais ses papiers. Notre bougre de<br />

McAllister fait fausse route, évidemment, sinon il n’y aurait pas<br />

d’intrigue haletante…<br />

Telle sont les prémices de ce roman satirique où le franc-tireur<br />

Samson tire à bout portant sur tout ce qui bouge et grenouille dans<br />

notre auguste République des lettres : des écrivains à leurs<br />

éditeurs, en passant par les journalistes des médias écrits et électroniques,<br />

les jurys littéraires, les <strong>libraire</strong>s et même l’appareil<br />

étatique qui octroie des subventions. On rit parfois franchement,<br />

parfois un peu jaune, à la description de quelques-unes de nos<br />

divas : je pense à ce pompeux Julius Boutin, romancier et<br />

essayiste consacré par l’establishment, qui agit à titre de directeur<br />

littéraire des Éditions de l’Oseille, qui considère tout ce qui n’est<br />

pas publié à Paris comme suspect et qui « sévit toujours dans<br />

Aujourd’hui, le magazine des salles d’attente ». Pour citer la<br />

quatrième de couverture, « se reconnaîtra bien qui peut! » Mais<br />

au-delà de cette galerie de caricatures dignes de Vian, c’est<br />

toujours la langue baroque et flamboyante de Pierre Samson qui<br />

force l’admiration et fait de ce livre, à la fois léger et grave, tout le<br />

contraire de ce qu’annonce son titre.<br />

Rêver un impossible rêve…<br />

Se reconnaîtra qui peut! L’avertissement pourrait aussi figurer en<br />

quatrième de couverture du nouveau roman de Pierre<br />

Tourangeau, que le grand public connaît peut-être davantage<br />

comme journaliste à la télé de Radio-Canada. Ce qui est un peu<br />

injuste car, après trois romans fort bien reçus par la critique<br />

(Larry Volt, La Dot de la Mère Missel et <strong>Le</strong> Retour d’Ariane,<br />

publiés chez XYZ éditeur entre 1998 et 2002), Tourangeau mérite<br />

Catastrophes<br />

Pierre Samson,<br />

<strong>Le</strong>s Herbes rouges,<br />

217 p., 17,95$<br />

La Moitié d’étoile<br />

Pierre Tourangeau,<br />

XYZ éditeur,<br />

260 p., 25$<br />

amplement sa place dans les rangs des romanciers, et pas des<br />

moindres. Après une absence de cinq ans, il revient donc avec La<br />

Moitié d’étoile, où son redoutable sens de l’observation et son<br />

ironie parfois grinçante se déploient, comme ceux de Pierre<br />

Samson, aux dépens de la faune littéraire et médiatique.<br />

La Moitié d’étoile donne la parole à Jérôme <strong>Le</strong>tendre, un<br />

romancier qu’on nous présente comme l’alter ego de l’auteur,<br />

puisque au moins un de ses titres évoque un précédent livre de<br />

Tourangeau (Ariane, ma sœur). Romancier au style volontiers<br />

incandescent, <strong>Le</strong>tendre définit son œuvre en ces termes : « Et<br />

moi, j’écris des romans avec des mots puisés sur le miroir de ces<br />

yeux que j’ai ouverts si grand jadis qu’ils ne se sont plus jamais<br />

refermés depuis, des mots qui s’y sont imprimés à force de temps<br />

comme autant de galaxies sur le miroir de Hubble, des mots<br />

imprononçables qui font des bulles à la surface de mon esprit et<br />

s’agglutinent en écume à la commissure de ma cervelle. Des<br />

bouquins qui font crier au génie presque par habitude, mais<br />

qu’on lit de moins en moins. »<br />

Outre cette désaffection du lectorat, <strong>Le</strong>tendre est plus qu’agacé<br />

par l’idée que ses livres publiés aux éditions des Imbuvables par<br />

le pittoresque Bérulier (« que la littérature [intéresse] bien<br />

moins que la réussite et l’argent »), ses livres pourtant acclamés,<br />

ne lui ont jamais permis d’obtenir une cote plus élevée que<br />

quatre étoiles et demie au tribunal de L’Écho des lettres, pompeuse<br />

publication dirigée par le non moins pompeux critique<br />

Gilbert Tracemot (amateurs d’anagrammes, à vos plumes!).<br />

Cette moitié d’étoile, comme toutes les autres qui éclairent la<br />

voûte céleste, notre romancier désabusé en fait même une<br />

obsession, et cette obsession non seulement ouvre le roman,<br />

mais elle lui sert de leitmotiv. Heureusement pour lui qu’il lui<br />

reste Mira, sa douce et adorée Mira, pour adoucir le cours du<br />

temps. Mais, car il en faut bien un, mais…<br />

Quoiqu’un peu moins virulent que Samson, Pierre Tourangeau<br />

signe toutefois un amusant portrait d’un milieu peuplé de<br />

précieuses ridicules, de carriéristes, mais aussi de quelques<br />

artistes intègres, une méditation douce-amère sur une époque<br />

où la littérature est en perpétuelle compétition avec le divertissement<br />

bébête. Et il le fait avec suffisamment d’aplomb<br />

romanesque pour intéresser non pas uniquement les spécimens<br />

de cette faune, mais également les non-initiés, remplissant du<br />

coup une des fonctions essentielles de la littérature : celle<br />

d’inviter à la réflexion sur l’état de notre monde et notre<br />

rapport à lui.<br />

Rédacteur en chef du journal le <strong>libraire</strong>, président de<br />

l’Union des écrivaines et écrivains québécois, Stanley<br />

Péan a publié de nombreux livres de fiction et quelques<br />

essais. Son vingt et unième ouvrage, le recueil de nouvelles<br />

intitulé Autochtones de la nuit, paraît cet automne<br />

aux Éditions de la courte échelle. Lorsqu’il n’écrit pas,<br />

il casse les oreilles de ses proches en faisant ses gammes<br />

à la trompette.<br />

S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 7<br />

10

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!