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Numéro 42 - Le libraire

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Littérature étrangère<br />

D AVID G ILMOUR<br />

<strong>Le</strong> père éternel<br />

© Nigel Dickson<br />

Tous les parents ressentent viscéralement l’horreur que représenterait la perte d’un enfant, mais peu en auront exprimé les<br />

effets avec autant d’aplomb que le romancier, animateur télé et critique de cinéma David Gilmour. Dans Une nuit rêvée<br />

pour aller en Chine, qui lui a valu le prix littéraire du Gouverneur général 2005 lors de sa parution originale en anglais, il<br />

raconte comment la vie d’un homme s’effondre après que son fils de six ans ait disparu sans laisser de trace, un soir d’hiver.<br />

Par Rémy Charest<br />

C’est que Ramon, un bambocheur de première qui<br />

s’est calmé un brin après avoir pris femme et fait un<br />

enfant, a décidé d’aller au bar, au bout de sa rue, pour<br />

entendre un peu de musique. Son garçon de six ans<br />

dort et sa femme n’est pas là, alors il fait vite : quinze<br />

minutes, pas plus… enfin, quelque chose comme<br />

ça… le temps de prendre une bière… peut-être deux,<br />

voire trois…<br />

Seulement au retour, plus de traces du gamin. La<br />

police intervient, une voisine dit l’avoir vu sortir sur le<br />

balcon de la maison, mais les pistes ne livrent rien.<br />

Simon a disparu pour de bon et le père est même<br />

soupçonné par un policier d’avoir quelque chose à<br />

voir avec cette disparition.<br />

« Il commet une erreur de jugement, mais elle n’aurait<br />

pas dû avoir de conséquences graves, souligne<br />

Gilmour. Ce n’est pas très malin, mais normalement,<br />

il aurait dû rentrer et retrouver le gamin endormi.<br />

Sauf que si le Mal passe par là quand on fait quelque<br />

chose comme ça… La même histoire aurait pu arriver<br />

dans la rue ou au centre commercial. » Il reste<br />

que Ramon est sévèrement puni pour son<br />

inconscience momentanée. Son couple, son travail,<br />

son esprit, tout tombe en ruine, tandis que son fils ne<br />

lui réapparaît qu’en rêve. La situation est sans appel,<br />

selon Gilmour : « Sa vie est terminée. » Pas de<br />

rédemption en vue, pas de psychanalyse lui permettant<br />

de se remettre sur les rails.<br />

Pour l’auteur, une telle approche s’imposait. D’ailleurs,<br />

il trouve des références au caractère absolu, viscéral<br />

de l’amour paternel ou maternel jusque dans Anna<br />

Karénine : « Quand Vronski, [l’amant d’Anna], voit<br />

son enfant pour la première fois, il se rend compte<br />

qu’une grande zone de vulnérabilité vient de s’ouvrir<br />

chez lui. » C’est pourquoi « ce livre est une histoire<br />

d’amour », explique-t-il. Pour le personnage (comme<br />

pour l’auteur, confie Gilmour), le grand amour de sa<br />

vie s’est avéré être son enfant, et non une femme,<br />

comme il avait toujours cru que ce serait le cas. Et<br />

c’est pourquoi Ramon ne refait pas sa vie. Il cherche<br />

plutôt à retrouver son fils par-delà la mort, comme un<br />

« Orphée qui déciderait de rester aux enfers ».<br />

Confrontation difficile<br />

<strong>Le</strong> sujet, on l’imagine, n’est pas d’une grande légèreté.<br />

Récemment, quand on a demandé à David Gilmour<br />

de jeter un coup d’œil à la traduction française, il s’est<br />

aperçu que l’idée de s’y replonger le rebutait considérablement<br />

: « Je suis très heureux de l’avoir écrit,<br />

mais maintenant que c’est fait, je ne veux plus jamais<br />

y retourner. »<br />

À son insu, l’écrivain traînait pourtant ce sujet avec lui<br />

depuis belle lurette ; en relisant, autour de la parution<br />

du roman, un carnet datant d’une quinzaine d’années,<br />

il est tombé sur une note intrigante : « Ça décrivait<br />

l’histoire d’un homme à qui son fils manque terriblement,<br />

et qui descend aux enfers pour le retrouver. À<br />

l’époque, je n’avais pas les outils nécessaires pour<br />

mener l’histoire à bien, sur le plan de la technique,<br />

de l’écriture. Je crois que j’avais probablement commencé,<br />

mais que je m’étais rapidement arrêté. »<br />

© Dominique Thibodeau<br />

Même doté d’une technique affinée au fil de<br />

plusieurs romans, David Gilmour n’est pas arrivé<br />

droit au but. Une nuit rêvée pour aller en Chine lui<br />

a coûté pas moins de 17 versions manuscrites. <strong>Le</strong><br />

déclic est venu quand son éditeur lui a signifié<br />

d’arrêter de chercher les effets de style et d’attaquer<br />

le sujet de front : « Il fallait que je me commette. Je<br />

mettais une distance entre le sujet et moi. Une fois<br />

que j’ai été prêt, le livre a abouti en quelques<br />

semaines à peine. »<br />

Aux yeux de plusieurs critiques, ce roman marque<br />

un nouveau départ pour Gilmour, dont les héros<br />

précédents étaient d’impénitents buveurs, fêtards et<br />

coureurs de jupons (un peu comme Ramon, préconversion<br />

familiale) qui se tiraient de leurs frasques<br />

presque sans égratignures. « C’est la première fois<br />

que mon personnage principal paie le prix de ses<br />

actes, reconnaît l’auteur. Je crois que beaucoup de<br />

gens auraient voulu qu’il soit puni, dans les livres<br />

précédents, pour son égocentrisme féroce. Mais je ne<br />

voulais pas qu’un personnage paie simplement parce<br />

qu’il est ce qu’il est. Il y a comme une rectitude<br />

morale qui demande que, dans les livres, on<br />

devienne quelqu’un de meilleur, que l’on surmonte<br />

les épreuves ou qu’on meure pour expier nos fautes.<br />

Je ne comprends pas tellement ça. »<br />

<strong>Le</strong> père, le fils et le cinéma<br />

Pour le côté viveur comme pour le côté paternel de<br />

son personnage principal, David Gilmour ne<br />

manque pas d’expérience : en plus de vivre avec<br />

une nouvelle conjointe et son jeune fils, il a deux<br />

enfants plus vieux, nés de deux anciennes épouses.<br />

Trois expériences paternelles distinctes qui<br />

auront contribué à nourrir Une nuit rêvée pour<br />

aller en Chine, mais aussi le livre qu’il s’emploie<br />

actuellement à terminer sur la singulière<br />

expérience cinématographique et familiale qu’il a<br />

vécue avec son fils.<br />

Aujourd’hui, Gilmour vit avec celui-ci, « un rappeur<br />

blanc de 21 ans et six pieds quatre pouces ». Une<br />

relation somme toute agréable, probablement grâce<br />

à l’aventure lancée il y a cinq ans, quand son fils a<br />

décidé de décrocher du secondaire : « À un<br />

moment, j’ai dit : "Je ne me bats plus avec toi, tu<br />

peux laisser tomber l’école, à condition que tu<br />

t’engages à regarder trois films par semaine avec<br />

moi – et c’est moi qui choisis les films". C’est ce<br />

que nous avons fait pendant deux ans : à 18 ans,<br />

il en savait plus sur les films que moi quand je faisais<br />

mon émission à CBC. » Et pendant tout ce<br />

temps, père et fils avaient maintenu leurs liens et<br />

trouvé des chemins d’avenir.<br />

<strong>Le</strong> livre auquel travaille Gilmour en ce moment,<br />

intitulé The Goodbye Club, traite ainsi d’une autre<br />

forme d’adieu filial : « En un sens, je l’ai regardé<br />

grandir et s’apprêter à partir. Quand il en a eu fini<br />

avec notre club de cinéma, il avait aussi dépassé<br />

une certaine relation adolescente avec son père. Il<br />

est parti de la maison en étant devenu un jeune<br />

homme. »<br />

Sauf qu’il est revenu, à la suite d’une douloureuse<br />

peine d’amour. « J’avais fait une entrevue avec<br />

David Cronenberg où on en était venus à se dire<br />

qu’élever des enfants, c’est une série d’adieux. Il<br />

était d’accord, sauf qu’il a ajouté qu’ils ne partaient<br />

jamais vraiment : son fils venait d’emménager de<br />

nouveau chez lui après avoir vécu lui aussi une<br />

peine d’amour. Maintenant, je comprends ce que<br />

Cronenberg voulait dire », rigole Gilmour. Père un<br />

jour, père toujours…<br />

Une nuit rêvée pour aller en Chine<br />

David Gilmour, <strong>Le</strong>méac/Actes Sud,<br />

152 p., 17,95$<br />

S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 7<br />

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