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Numéro 42 - Le libraire

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Littérature québécoise<br />

© Guillaume Barbès<br />

S UZANNE J ACOB ET P ATRICK C ADY<br />

Plume et marteau<br />

© courtoisie <strong>Le</strong>s 400 coups<br />

La pensée, la sensibilité humaine aussi, s’expriment dans la diversité des arts autant que<br />

dans la littérature. <strong>Le</strong> psychanalyste Patrick Cady s’est plongé, par le biais de la sculpture,<br />

au cœur de l’âme humaine. Et sa compagne, nulle autre que l’écrivaine québécoise Suzanne<br />

Jacob, s’est associée à lui dans un étonnant ouvrage, <strong>Le</strong> Bal des humains. Notre rencontre<br />

avec Suzanne Jacob.<br />

par Alix de Rome<br />

<strong>Le</strong> psychanalyste Patrick Cady se livre depuis plusieurs années à une passion<br />

toute concrète et pourtant forte d’une dimension métaphysique pour les arts<br />

primitifs. Cela l’a mené, un matin de décembre, à se saisir du marteau, du<br />

ciseau et des limes pour faire jaillir de blocs de pierre du Brésil des formes,<br />

mais aussi des cris. <strong>Le</strong> résultat de cette aventure a fait l’objet d’une exposition<br />

au printemps dans le Vieux-Montréal.<br />

Quelques mois après cette exposition paraissait aux éditions <strong>Le</strong>s 400 coups<br />

<strong>Le</strong> Bal des humains, un livre consacré à l’art de Patrick Cady, regard posé par<br />

les photographes Christian Gauthier et Thierry Jacob sur ces structures à la<br />

fois primitives et essentielles. L’écrivaine québécoise Suzanne Jacob, ellemême<br />

passionnée d’art et toujours en quête de sens, s’est associée à cet<br />

ouvrage sur l’œuvre de celui qui est son compagnon. En première partie<br />

du livre, elle nous entraîne de sa plume magistrale sur les<br />

chemins imprévisibles de l’humain.<br />

Comment est née l’idée de vous associer à ce projet <br />

Mon conjoint a commencé à sculpter il y a à peu près cinq<br />

ans. Quand Patrick a présenté son exposition en mai<br />

dans le Vieux-Montréal, nous avons pensé qu’en dire<br />

quelque chose s’imposait. Pour ce faire, nous avons<br />

décidé de rédiger des textes totalement distincts l’un<br />

de l’autre, qui cherchent à parler de la question de<br />

l’interlocuteur dans l’œuvre, du rôle de celui qui<br />

crée. C’est compliqué, ce sujet-là, c’est un aspect de<br />

la création dont on ne parle pas beaucoup. C’est ce<br />

dont j’ai essayé de traiter dans mon livre Écrire,<br />

comment pourquoi (Éditions Trois-Pistoles), le<br />

fait que l’auteur invente surtout un auteur, et que<br />

s’il n’inventait pas cet auteur, évidemment, le livre<br />

disparaîtrait avec lui. En outre, en écrivant les<br />

textes du Bal des humains, j’avais un autre<br />

objectif : essayer de contrer toute cette espèce de<br />

campagne du « Pour qui écrivez-vous ». Cette<br />

tendance actuelle qui veut forcer l’écrivain à destiner<br />

ses livres à un public spécifique, ce dernier le<br />

harcelant : « À qui pensez-vous quand vous<br />

écrivez Pour qui écrivez-vous » À chacune de mes<br />

résidences d’écrivain en université, je me suis heurtée<br />

à cette question : c’est quand même incroyable!<br />

Donc, avec <strong>Le</strong> Bal des humains, vous cherchiez à vous faire<br />

rassembleuse, à montrer qu’une œuvre — texte ou sculpture — peut<br />

s’adresser à chacun, quel que soit son âge. Mais puisque nous abordons ce<br />

problème de cloisonnement, de catégorisation de la littérature, d’où vient ce<br />

qui vous apparaît comme un travers, un frein à la compréhension et à la diffusion<br />

des œuvres auprès des jeunes<br />

Cela vient du fait qu’on a classé les littératures par niveau de difficulté. On a<br />

dit : « Ça, c’est jeunesse », et la distinction est faite presque par groupe<br />

d’âge. Hergé faisait un gag en disant : « C’est pour les 7 à 77 ans ». Après,<br />

tout le monde a jugé qu’il s’agissait d’une bonne idée : « On va mettre 8 à 10<br />

ans, comme pour les jouets. » Souvent, je me suis révoltée contre cette vision<br />

des choses en pensant : « Heureusement, la musique y échappe », car on ne<br />

va pas coucher l’enfant parce que quelqu’un met du Schumann. Pourtant, la<br />

structure musicale des pièces de ce compositeur allemand est difficile. Je fais<br />

cette réflexion car ma mère, pianiste, faisait tout le temps jouer la musique<br />

de Schumann lorsque j’étais enfant. Je crois qu’à force de l’écouter, j’en suis<br />

venue à construire des textes à la structure complexe, à l’instar du musicien.<br />

Il est également faux de penser qu’on doit empêcher l’enfant de tout lire. En<br />

effet, notre littérature s’est ancrée dans une tradition orale. Cette dernière<br />

transmettait toute l’histoire aux enfants, qui la mémorisaient tout entière,<br />

sans censure. Prenons l’exemple de L’Iliade et de L’Odyssée. Il fallait que les<br />

enfants commencent à apprendre très jeunes ces récits, afin de les perpétuer<br />

de génération en génération. C’est la mémoire qui essaye de se garder.<br />

Cette démarche vous a-t-elle posé des difficultés<br />

Oui, c’est en fait tout un travail de trouver la manière de parler de cet aspect.<br />

C’est, d’une certaine façon, à la fois évident et très compliqué à raconter à<br />

quelqu’un qui ne connaît pas ces difficultés. Comme cela a été ardu un jour<br />

d’expliquer à quelqu’un qui regardait beaucoup la télé pendant son<br />

enfance que la Shoah n’était pas un scénario d’Hollywood. Pour<br />

moi, c’est un texte qui est une sorte de défi.<br />

Pour vous aussi, l’essentiel était de parvenir à raconter<br />

une histoire…<br />

Oui, et de rendre compte du fait qu’il y a quelqu’un qui<br />

tente quelque chose, dans un lieu, avec des sculptures.<br />

Il y a une sorte de lutte entre le regard et le cri, entre ce<br />

que Patrick dit et à qui il parle.<br />

Il existe pour vous un lien évident, naturel, entre le<br />

travail de l’écrivain et celui du sculpteur.<br />

Absolument. La sculpture, c’est très violent et en même<br />

temps cela ne l’est pas, c’est à la fois caresser la pierre et<br />

la briser. C’est un peu la même chose en écriture : quand<br />

on n’arrive pas à mettre en forme, à donner une forme à<br />

une pensée qui ne trouve pas sa structure, que l’on se dit<br />

que l’on est en train d’échouer et que l’on se demande si<br />

on doit s’ouvrir les veines (rires). Il y a chez moi<br />

quelque chose de violent par rapport à un moment où il<br />

faut en finir.<br />

A-t-on réagi à votre texte, qui précède les photographies<br />

de sculptures de Patrick Cady, ainsi qu’à celui de ce<br />

dernier<br />

J’ai été assez contente de ce que m’ont dit les lecteurs et les<br />

lectrices : pour eux, ce sont des textes très différents, et ils<br />

sont soudain soulagés lorsqu’ils commencent la lecture du<br />

texte de Patrick (rires). Moi, c’est comme si j’étais la pierre. C’est<br />

dur d’y entrer. J’y ai utilisé des portions de poésie, qui font dévier le<br />

texte de sa trajectoire. Qui nous amènent ailleurs. D’autre part, l’un des<br />

aspects du travail de Patrick qui m’a beaucoup impressionnée est qu’il y a une<br />

sorte d’humour, qui d’un seul coup bifurque : cet humour-là devient souffrance;<br />

entre jouissance et douleur, l’éclairage change. Forcément, j’ai commencé<br />

à penser à nous, qui sommes nés dans un cri et qui avons mis des<br />

années à comprendre ce que nous sommes, si nous y sommes arrivés un jour.<br />

<strong>Le</strong> Bal des<br />

humains<br />

Patrick Cady et<br />

Suzanne Jacob,<br />

<strong>Le</strong>s 400 coups,<br />

104 p., 29,95$<br />

S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 7<br />

9

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