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Essai<br />
Sens critique<br />
La chronique de Mira Cliche<br />
D’un Iran à l’autre<br />
De la révolution constitutionnelle de 1906 à celle, islamiste, de 1979, l’Iran a connu un XX e siècle mouvementé.<br />
Partagée entre un désir de modernité « à l’occidentale » et l’attachement aux valeurs traditionnelles où s’enracine<br />
son identité nationale, la population du pays change plus rapidement que ses institutions et en subit les conséquences<br />
(répression, violence, etc.). <strong>Le</strong> régime politique iranien, qui place des instances républicaines sous tutelle religieuse,<br />
traduit à lui seul les déchirements de cette Perse mythique qui fit tant rêver l’Occident ——et qui lui donne aujourd’hui<br />
des maux de tête.<br />
En 2005, le conservateur Mahmoud Ahmadinejad succédait<br />
au réformiste Mohammad Khatami à la tête de l’Iran. Alors<br />
que le second travaillait (souvent sans succès) à l’ouverture<br />
économique du pays ainsi qu’au relâchement des tensions<br />
diplomatiques, le premier multiplie les déclarations anti-<br />
Israël et remet en marche le programme nucléaire iranien.<br />
Que son pays ait signé en 1968 le Traité de non-prolifération<br />
nucléaire ne semble pas le déranger...<br />
C’est ce qui préoccupe Thérèse Delpech dans <strong>Le</strong> Grand<br />
Perturbateur. Réflexions sur la question iranienne.<br />
Financement en sous-main du groupe terroriste Hezbollah,<br />
négation de l’Holocauste, non-reconnaissance (voire appel à<br />
la destruction) d’Israël, recherche non avouée de la bombe<br />
atomique... <strong>Le</strong>s raisons abondent, selon Delpech, pour<br />
qualifier l’Iran d’« État voyou ». Son attitude ouvertement<br />
provocatrice à l’égard des grandes instances européennes et<br />
internationales, mais plus encore l’inaction de ces dernières<br />
pourraient nous conduire dans une impasse, prévient<br />
l’auteure. Chercheuse et essayiste de renom, directrice des<br />
Affaires stratégiques au Commissariat à l’énergie atomique<br />
depuis 1997, Delpech invite les institutions internationales à<br />
appliquer les sanctions dont elles menacent l’Iran depuis<br />
quelques années, faute de quoi elles perdront toute crédibilité<br />
et, par conséquent, toute force de dissuasion. « <strong>Le</strong>s erreurs<br />
diplomatiques, écrit l’essayiste, peuvent avoir des résultats<br />
aussi désastreux que les erreurs militaires. »<br />
Des attentes déçues<br />
Mais le style diplomatique d’un pays ne peint pas toujours un<br />
portrait fidèle de sa population, ce que la prose fulminante de<br />
Delpech tend à nous faire oublier. Adoptant un angle résolument<br />
sociologique, l’essai de Thierry Coville permet d’espérer<br />
que la population iranienne, plus ouverte que ses institutions,<br />
parviendra à les modifier. Dans Iran. La révolution invisible,<br />
son troisième essai sur l’Iran, l’économiste montre que si<br />
la révolution pilotée en 1979 par l’ayatollah Khomeiny a mis<br />
en place la toute première République islamique de l’histoire,<br />
son caractère religieux a masqué aux yeux de l’Occident laïc<br />
les bouleversements de fond qui tirent l’Iran vers la modernité.<br />
« L’adhésion populaire au mouvement religieux ne signifiait<br />
pas la volonté de bâtir une République islamique, soutient<br />
Coville, mais un désir confus de retrouver une identité<br />
nationale qui dépassait le simple cadre religieux. »<br />
Rappelons que la République d’Iran, si répressive s’avéra-t-elle,<br />
s’inspirait du modèle démocratique français et mettait fin à<br />
un régime monarchique (celui des fameux shahs) et tyrannique.<br />
Si la population a massivement embrassé le projet de<br />
république fondée sur l’islam, soutient Coville, c’était dans<br />
l’espoir qu’un gouvernement fondé sur les bonnes valeurs<br />
islamiques se montrerait moins répressif, plus égalitariste, etc.<br />
Mais « derrière les mots d’ordre consensuels de mise en<br />
place d’une société islamique, se cachaient différentes interprétations<br />
du modèle proposé », souligne l’économiste.<br />
<strong>Le</strong> Grand Perturbateur.<br />
Réflexions sur la<br />
question iranienne<br />
Thérèse Delpech,<br />
Grasset, coll. Essai,<br />
222 p., 34,95$<br />
Iran. La révolution<br />
invisible<br />
Thierry Coville,<br />
La Découverte,<br />
coll. Cahiers libres,<br />
264 p., 34,95$<br />
L’Iran au XX e siècle.<br />
Entre nationalisme,<br />
islam et mondialisation<br />
Jean-Pierre Digard,<br />
Bernard Hourcade et<br />
Yann Richard, Fayard,<br />
498 p., 44,95$<br />
<strong>Le</strong> Rendez-vous des<br />
civilisations<br />
Emmanuel Todd et<br />
Youssef Courbage,<br />
Seuil, coll. La<br />
République des idées,<br />
174 p., 19,95$<br />
Ahmadinejad soutient l’une des interprétations extrémistes de<br />
ce modèle, mais il est soumis au système électoral et la population<br />
ne le secondera pas, selon Coville, s’il adopte une ligne<br />
trop dure. Passant en revue les divers courants politiques qui<br />
divisent la société, mais aussi l’évolution rapide des modes de<br />
vie et des valeurs, l’essayiste donne à voir une société en<br />
transition qui, si elle redoute l’instabilité d’une nouvelle révolution,<br />
n’est pourtant pas prête à tout accepter.<br />
Comme le rappellent les trois auteurs du classique L’Iran au<br />
XX e siècle, dont une nouvelle édition mise à jour vient de<br />
paraître chez Fayard, il faudra compter dans les prochaines<br />
années sur deux importantes forces de changement en Iran :<br />
les femmes et les jeunes. L’oppression dont les premières sont<br />
l’objet, l’attrait qu’exerce l’Occident sur les seconds et le<br />
niveau d’éducation croissant de ces deux groupes sont autant<br />
d’ingrédients d’une bombe à retardement. « Nul ne peut<br />
prévoir ce que sera, dans l’avenir, le comportement politique<br />
de ces nouvelles générations; mais leur originalité, par rapport<br />
aux générations précédentes, ne fait guère de doute »,<br />
soutiennent avec conviction Jean-Pierre Digard, Bernard<br />
Hourcade et Yann Richard.<br />
Transition commune<br />
Emmanuel Todd et Youssef Courbage, dont <strong>Le</strong> Rendez-vous<br />
des civilisations paraîtra en septembre, placent eux aussi<br />
leurs espoirs dans les jeunes générations : « Nous devons<br />
nous représenter concrètement ce qu’est une société où<br />
l’alphabétisation devient majoritaire : un monde dans lequel<br />
les fils savent lire, mais non les pères. L’instruction généralisée<br />
ne tarde pas à déstabiliser les relations d’autorité dans la<br />
famille », et bouleverse ultimement les structures même de la<br />
société. Si les deux essayistes citent des auteurs que l’on est<br />
tenté de juger vieillots ou dépassés (Weber, Durkheim, Hegel,<br />
Pascal...), c’est que ces derniers ont analysé l’Europe en<br />
transition vers la modernité. En appliquant leurs théories au<br />
monde musulman actuel, Todd et Courbage montrent que ce<br />
monde traverse les mêmes phases que l’Europe d’alors ——<br />
alphabétisation massive, baisse du taux de fécondité, transformation<br />
de la famille, reflux du religieux et crispations<br />
violentes des traditionalistes. Ce n’est donc pas vers un choc<br />
des civilisations qu’on se dirige, selon les deux essayistes, mais<br />
vers une rencontre, un rendez-vous. Espérons que l’avenir leur<br />
donnera raison.<br />
Depuis la fin de ses études en philosophie, Mira<br />
Cliche a pratiqué plusieurs métiers, dont ceux de<br />
journaliste et de scénariste. Elle tient une<br />
chronique de littérature dans La Gazette des<br />
femmes, collabore à plusieurs périodiques et lit<br />
tout ce qui lui tombe sous la main.<br />
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