En état de romanLittérature étrangèreLa chronique de Robert LévesqueAlice MunroOntariennes<strong>Le</strong> vrai plaisir de lecture est impossible à décrire. C’est celui, par exemple, que l’on éprouve quand on lit des histoiresd’Alice Munro, la grande nouvelliste canadienne, une sœur de Tchékhov, une merveilleuse conteuse. Ontarienne, née àWingham dans le sud-ouest de sa province en 1931, elle n’a pas toute la reconnaissance internationale qu’elle mérite maisça viendra, son œuvre survivra. Cette œuvre, faite exclusivement de longues nouvelles, suffit à vouer aux gémoniesl’ex-lionne de Bourget, ministre de la culture péquiste qui affirma qu’il n’y avait pas de culture ontarienne,révélant la suffisance inculte du nationalisme québéco-québécois.Alice Munro, c’est aussi fort et juste qu’Anne Hébert, Marie-ClaireBlais et Jacques Poulin réunis. <strong>Le</strong> saviez-vous? Non? Vous n’aviezpas entendu l’injonction de la lire que lança Jonathan Franzendans le New York Times en 2004 (« Lisez Munro! LisezMunro! »)? Tant pis pour vous, lecteurs, ou alors tant mieux, carvous êtes au bord d’une grande découverte! Lisez Fugitives, queBoréal vient de publier (la traduction de Runaway que Franzensalua si haut et fort), huit nouvelles inoubliables pour le prixd’un livre! Des récits aussi beaux que des sonates en sol mineurde Haydn, moderato, adagio, tout dans la finesse, la nuance et lebrio du rendu. Munro, artiste accomplie dans la description de lavie émotionnelle des gens ordinaires, des filles et des femmessurtout, ontariennes, humaines plus qu’humaines, nous montre cequi se terre dessous ou derrière les sentiments, elle peint « les chosescachées derrière les choses », comme le disait <strong>Le</strong> Vigan, jouant le peintrefou dans Quai des brumes...Je suis allé voir dans The Oxford Companion to Canadian Literature,où l’on dit que la réalité qu’elle décrit est not real but true. C’est exactementça. C’est Carla qui, dans la nouvelle éponyme, voyant passer unevoisine de retour d’un voyage en Grèce, et comme encouragée par elle,décidera de partir. L’été est pluvieux, elle prend le bus pour Toronto, ellecroit qu’elle part, qu’elle laisse son mari gardien de chevaux en pension,et puis elle revient, habitée, séduite par l’idée d’une tentation: « Il luisuffisait de lever les yeux, il lui suffisait de regarder dans une certainedirection, pour savoir où elle pourrait aller. Une promenade du soir, unefois ses corvées du jour accomplies. Jusqu’à la lisière des bois, et l’arbremort où les vautours s’étaient naguère réunis. » Et la finale: « <strong>Le</strong>s jourspassaient et Carla ne s’aventurait pas jusque-là. Elle résistait àla tentation. »Et c’est Johanna qui, dans la nouvelle éponyme du recueil Un peu,beaucoup... pas du tout, gouvernante célibataire et sans charme de M.McCauley, vendeur d’assurances à la retraite à qui elle a cuisiné un stewqui tiendra quatre jours, quitte son trou de province pour un autre où,à la suite d’une farce d’adolescentes qui lui ont inventé des lettresd’amour du gendre de McCauley, Ken Boudreau, qui l’attendrait, trouveradans le malentendu total la possibilité du bonheur: « L’articlenécrologique du journal informait que M. McCauley laissait derrière luisa petite-fille Sabitha Boudreau et son gendre Ken Boudreau ainsi quel’épouse de Mr Boudreau, Johanna, et leur bébé, Omar, de Salmon Arm,Colombie-Britannique. »La cinéaste Sarah Polley a transposé à l’écran, sous le titre Away fromHer, cette magnifique et si touchante histoire d’amour d’un couple pasnécessairement fidèle mais solidement marié depuis cinquante ans qu’ontrouve, sous le titre « L’ours traversa la montagne », à la fin du recueil Unpeu, beaucoup... pas du tout, dont le titre anglais était, à la parution en2001 chez Alfred Knopf à New York, Hateship, Friendship, Courtship,Loveship, Marriage. Cette nouvelle, maintenant publiée isolément dansune plaquette sous le titre Loin d’elle (initiative commerciale d’éditeur),est un chef-d’œuvre d’humanité, et je crois que Tchékhov n’aurait pas pumieux l’écrire, et la signer, qu’Alice Munro, si les symptômes de cettemaladie épouvantable, découverte et nommée par Alois Alzheimer aprèsla mort du grand écrivain russe, lui avait été connus.© Jerry BauerFugitivesBoréal, 360 p., 27,95$Traduit de l’anglais parJacqueline Huet et Jean-Pierre CarassoUn peu, beaucoup…pas du toutRivages Poche,392 p., 18,95$Traduit de l’anglais parGeneviève DozeLoin d’elleRivages, 84 p., 9,95$Traduit de l’anglais parGeneviève DozeFiona (interprétée par Julie Christie dans le film de Polley)est sombre dans cette maladie qui tue la mémoire avantle corps; Grant, son mari (incarné par Gordon Pinsent),doit la placer dans une institution: « <strong>Le</strong> matin du jour oùil devait retourner au Pré du lac pour la première visite,Grant se réveilla tôt. Il était parcouru d’une vibrationgrave, comme autrefois le matin du premier rendezvousavec une nouvelle conquête. Cette sensation n’étaitpas précisément sexuelle. (Par la suite, quand lesrencontres étaient devenues routinières, c’est tout cequ’elle était.) Il y avait l’attente d’une découverte, d’unépanouissement presque spirituel. Également de latimi dité, de l’humilité, de l’effroi. »Grant va réaliser que sa femme ne le reconnaît plus. Et puis,avec le temps, il va comprendre qu’elle semble aimer désespérémentun homme, également atteint de dégénérescence, mais quivient de quitter l’établissement. Quand il approche sa Fiona, il sentqu’il y a « quelque chose qui rend impossible qu’il la prenne dansses bras ». Dans un geste d’amour infini pour cette femme qu’iltrompait à l’occasion, il va tenter de réunir ce couple de vieillardsabîmés. Alice Munro touche là au sublime. Aucune nuance ducœur ne lui échappe. Comme l’écrivait Claire Devarrieux dansLibération, ses nouvelles « sont d’autant plus bouleversantesqu’une tranquille main de fer les tient ».Dans « <strong>Le</strong> pont flottant », trente-sept pages parfaitement trousséesqu’on trouve dans Un peu, beaucoup... pas du tout, c’est Jinny,autre Ontarienne, atteinte d’un cancer, dont le mari a engagé unedélinquante juvénile pour les travaux de la maison. Un jour, lui etelle vont chez les parents adoptifs de cette adolescente, maisJinny, au lieu d’entrer dans la maison, reste dans le camion surchauffépar le soleil, puis sort, se perd un peu dans le champ demaïs, revient en entendant le chien aboyer, puis retourne dans lemaïs pour uriner, décidée à ne pas rejoindre son mari chez cespaysans inconnus, lorsqu’un garçon arrive qui va l’emmener dansle bois, vers un marais et un pont flottant, et ce sont les joncset les nénuphars qui vont lui rappeler une certaine notiondu bonheur...Fugitives, amicales, amoureuses, haineuses, courtisanes, mariées,célibataires, laides, désirables, faibles, sournoises, rêveuses,gorgées de désirs, vides de passion, usées ou attentives, lesOntariennes d’Alice Munro forment une galerie de destins banalset pérennes, humains, not real but true, peints par l’un des plusgrands écrivains anglo-saxons.Robert Lévesque est journa liste culturel et essa yiste. Sesouvrages sont publiés chez Boréal, et aux éditions Liberet Lux.D É C E M B R E 2 0 0 8 | J A N V I E R 2 0 0 930
En margeLittérature étrangèrePas encore de traduction anglaise des Bienveillantes<strong>Le</strong> public anglophone devra attendre mars 2009 pourenfin lire <strong>Le</strong>s bienveillantes de Jonathan Littell, prixGoncourt 2006. L’auteur franco-américain porteraitune attention quasi obsessionnelle à la traduction enanglais de son roman-fleuve, où il s’est mis dans lapeau d’un officier nazi. Au lieu de se charger lui-mêmede la traduction, il a préféré confier cette tâche à untiers de peur de transformer le récit ori ginal. C’estdonc une lourde tâche pour Charlotte Mandell, à quil’éditeur américain HarperCollins a fait appel. Cettedernière doit également suivre à la lettre les consignesde Littell pour mener à bien son travail. Il a toutefoisdéjà choisi le titre en anglais: The Kindly Ones.Simone Veil parmi les ImmortelsSimone Veil est entrée à l’Académie française ennovembre dernier. Elle a recueilli au premier tourvingt-deux voix sur vingt-neuf votants. Elle occuperale siège de Pierre Messmer, décédé en août 2007. Néeen 1927, Simone Veil a été déportée à Auschwitz avecsa famille en 1944. Elle entre en politique trente ansplus tard comme ministre, et fait voter en 1975 lacélèbre loi sur l’avortement qui porte son nom. Elle estensuite, entre autres, la première présidente duParlement européen en 1979. Elle est actuellementprésidente d’honneur de la Fondation pour la mémoirede la Shoah. L’Académie française compte desécrivains, mais aussi des scientifiques et des hommesd’État. <strong>Le</strong> fauteuil d’Alain Robbe-Grillet est le dernierà pourvoir.Cronenberg écrivain<strong>Le</strong> réalisateur canadien d’Eastern Promises et de AHistory of Violence souhaite passer de l’image à l’écrit.Alors qu’il participait à un festival de films à Rome, il aconfié à l’Associated Press qu’il a déjà rédigé une soi -xantaine de pages d’un livre en devenir. On sait d’oreset déjà que son futur roman n’est ni de la science-fictionni une histoire d’horreur.La volonté d’écrire<strong>Le</strong> Colombien Gabriel García Márquez et le MexicainCarlos Fuentes se sont rappelé du moment où ils ontdécidé d’abandonner le cinéma pour se consacrer véritablementà la littérature, lors de la Foire internationaledu livre de Guadalajara, au Mexique. C’était audébut des années 60. <strong>Le</strong>s compères travaillaient sur lescénario d’un conte, El gallo de oro (<strong>Le</strong> coq d’or). Ilsse sont rendu compte de la difficulté de voir leur textese transformer durant le processus de production cinématographique.Face à ce constat, ceux qui nous donneraientCent ans de solitude et <strong>Le</strong> siège de l’aigle ontpris la géniale décision de se lancer dans l’écriturede romans.100 000 signatures pour Roberto SavianoSix prix Nobel se sont mobilisés afin de demander àl’État italien de « faire tous les efforts possibles pourprotéger » l’écrivain et « vaincre la camorra ». En effet,Roberto Saviano est menacé de mort par la mafianapolitaine depuis la publication de son best-sellerGomorra (Gallimard). Cet appel a récolté près de100 000 signatures, ainsi que le soutien d’écrivains,tels les Britanniques Martin Amis et Ian McEwan, lePortugais José Saramago, les Américains JonathanFranzen et Jonathan Safran Foer ou l’Espagnol JavierMarias. L’auteur de Gomorra, souffrant de liberté surveillée,souhaite quitter son pays natal.Des destins qui s’interpellent à travers le tempsÀ la fin du XVIII e siècle , Georgiana Spencer est ma riéeau puissant duc de Devonshire. À l’instar de LadyDiana, dont elle est l’aïeule, cette aristocrate déterminéea accepté de supporter un ménage à trois, s’estéprise d’un autre homme et a été adorée par le peuple.La traduction française de Georgiana, duchesse duDevonshire (Amanda Foreman, Flammarion) coïncideavec la sortie au cinéma de son adaptation avec l’actricebritannique Keira Knightley dans le rôle titre.Essais | Histoire | DocumentNouveautésMordecai Richler rougissait dehonte à l’idée d’être un écrivain« canadien », ce qui faisait terriblementprovincial à ses yeux,tellement qu’il s’est assuré depublier son premier livre enAngleterre. Il n’a pourtant cesséde raconter sa ville et ses habitants.Son œuvre est pleine depages mémorables qui racontentson milieu d’origine, les Juifs prolétariensde la rue Saint-Urbain, la rivalité avec lesCanadiens français pourtant si semblables, et le désirde s’émanciper socialement et économiquement endépit d’une condition qui vous colle à la peau. Ce livre,composé du meilleur de son œuvre, fictions et essais,se présente comme une autobiographie dans laquelleon retrouve toute la verve de l’enfant terrible des lettresanglo-montréalaises.SURVIVRE, ETC…Mordecai Richler, Anatolia, 320 p., 39,95$Ce qu’on ne peut pas avoir, on leveut. C’est avec ce principe élémentairede psychologie en têteque le journaliste Taras Grescoeest parti à travers le monde à larecherche de son « pique-niquedu diable » constitué de nourri -tures interdites. <strong>Le</strong> journalistemontréalais concocte un menuexplosif composé de poisons réelsou supposés, avec de l’alcoolnorvégien produit dans la clandestinité, des craquelinsaux graines de pavot interdits à Singapour, du fromageau lait cru, des cigares cubains, un petit maté de coca,des testicules de taureau (si, si!), sans oublier lafameuse absinthe suisse et son ingrédient actif, l’armoise.Cet ouvrage, qui peut se lire comme uneanthologie des interdits culturels, ne mettra l’eau à labouche qu’aux plus téméraires. Bon appétit!LE PIQUE-NIQUE DU DIABLETaras Grescoe, VLB Éditeur, 400 p., 29,95$Dans les années 1960-1970,Montréal vit un véritablebouillonnement culturel. <strong>Le</strong>sboîtes à chansons fleurissent,le théâtre se renouvelle avecl’arrivée de Paul Buissonneauet de Jean-Pierre Ronfard, enattendant la percée phénoménalede Michel Tremblay avecles Belles-sœurs. L’époque estpartagée entre l’influence deSaint-Germain-des Prés et celle de San Francisco,alors que John et Yoko viennent faire leur bed-in enfaveur de la paix, pendant que dehors le climat sedurcit avec la présence du FLQ. Cet ouvrage nous offreune impressionnante galerie de personnages maintenantcélèbres et le portrait d’une époque sanspareille qui culmine pour l’auteure avec la création del’Osstidcho. Plus de 200 photos accompagnent cedocu mentaire exceptionnel.MONTRÉAL SHOW CHAUDCarmel Dumas, Fides, 336 p., 37,95$Pour la première fois, voici unlivre qui donne la parole auxhommes ayant vécu de prèsou de loin le cancer du sein.La photographe NancyCharles a invité trentepersonnalités québécoises àtémoigner. Pour certainesd’entre elles, c’est l’occasionde révéler l’histoire de leuramie, de leur conjointe ou de leur mère; pour d’autres,de raconter la première fois qu’elles ont été en contactavec une personne atteinte de la maladie, comme lechanteur Mario Pelchat avec l’une de ses admiratrices.Ces hommes ont voulu témoigner de leur amour ou deleur amitié envers ces survivantes. <strong>Le</strong>s photos en noiret blanc parsemées de touches de rose sont accompagnéesdu récit de chacune de ces expériences intimes,d’un hommage pour chaque femme et d’un texte d’informationsur la maladie. Touchant.LES HOMMES ROSESNancy Charles, Publistar, 160 p., 29,95$En septembre 2002, Maher Ararquitte la Tunisie et rentre auCanada, où il habite depuis quinzeans. En transit à New York, il estarrêté puis déporté, sans raisonsapparentes, vers la Syrie où il estdétenu et torturé pendant plus d’unan, sans qu’il ait droit à un avocatet sans qu’on l’accuse formellementde quoi que ce soit. Ce livre racontel’histoire d’un combat, celui deson épouse, pour le faire libérer. Pendant tout cetemps, Monia Mazigh a travaillé sans relâche à salibération, en faisant pression sur les gouvernements,la police et les services secrets. En dépit des embûchesmises sur sa route par des gens qui pensaient plusà protéger leur personne qu’à prévenir l’injustice,Mazigh a mené son combat à terme. Un bel exemplede détermination.LES LARMES EMPRISONNÉESMonia Mazigh, Boréal, 328 p., 29,95$L’effervescence politique desannées 1970 a allumé bien despassions, dont celle de PierreBeaudet. Celui qui est maintenantprofesseur de sociologie àl’Université d’Ottawa s’est enflammépour les combats de sonépoque. Il retrace dans ce livre lesdébuts de la lutte de libérationnationale, entre le PQ de RenéLévesque et la voie rapide quevoulait emprunter le FLQ. Il se remémore les luttesétudiantes et ouvrières et rappelle les échos lointainsd’autres mouvements révolutionnaires (Cuba, Bolivie,Chili). <strong>Le</strong> militant d’extrême gauche jette un regardlucide sur cette période, sans complaisance ni amertume.En effet, en dépit de ses excès et de ses illusions,cette période continue d’inspirer ceux qui osentencore rêver d’un monde meilleur.ON A RAISON DE SE RÉVOLTER:CHRONIQUE DES ANNÉES 70Pierre Beaudet, Écosociété, 248 p., 25$D É C E M B R E 2 0 0 8 | J A N V I E R 2 0 0 931