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Numéro 50 - Le libraire

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EssaiSens critiqueLa chronique de Mira ClicheÉchangerait mort violentecontre sécurité éternelle<strong>Le</strong> crime, la violence et la mort forment un trio moins glamour mais aussi naturel que sex, drugs and rock’n’roll.Analysant respectivement ces trois sujets, les essais d’Eric J. Hobsbawm, Robert Muchembled et Céline Lafontainetracent pour chacun d’eux des lignes étonnamment convergentes…À tout seigneur tout honneur, commençons par l’éminent historienanglais Eric J. Hobsbawm, dont Lux Éditeur vient de faire paraîtrel’un des essais fondateurs. Paru en 1969, <strong>Le</strong>s bandits a été revu etcorrigé par l’auteur en 1999. Loin de s’intéresser à tous les malfaiteurs,cet essai porte sur le phénomène du « banditisme social »,c’est-à-dire des brigands qui non seulement contreviennent auxrègles établies par le pouvoir central, mais gagnent du même coup lasympathie et la protection de la population. Dans l’imaginaire occidental,Robin des Bois en est l’archétype.Évidemment, pour s’attirer les faveurs du peuple, le bandit ne doitescroquer que les riches et les puissants. Qu’il soit « brigand au grandcœur », « vengeur » sanguinaire ou « haïdouk » (bandit de grandchemin) épris de liberté (pour reprendre la typologie esquissée parHobsbawm), le bandit trace les limites du pouvoir. Comme le faitremarquer l’historien, « si tout un chacun avait le droit de tuer unhors-la-loi, c’est parce qu’aucune autorité n’était en mesure de lesoumettre à sa loi ».Une centralisation imposée<strong>Le</strong> banditisme social naît avec la centralisation des pouvoirs et l’expansiondes États, soit à partir de la Renaissance pour ce qui est de l’Europe.En tant que sièges des premiers États, les grandes villes ne font pas lesfrais de ce déploiement; les campagnes, en revanche, sont intégrées avecplus ou moins de délicatesse. Microsociétés autarciques et tissées serrées,elles rechignent à l’imposition d’un cadre politique, social etéconomique qui leur est extérieur. Dans ce contexte, le paysan forcé decourber l’échine voit dans le bandit qui défie l’autorité un frère, unreprésentant, voire un chef.<strong>Le</strong>s nombreux et fascinants exemples cités par Hobsbawm démontrentla fréquence du banditisme social dans les sociétés rurales du mondeentier, et ce, jusqu’au XIX e siècle. Il s’agit donc principalement d’unphénomène passé. Toutefois, prévient l’historien, « à mesure que l’Étatdevient plus distant et que des institutions telles que les syndicats seréduisent à des organisations d’autodéfense corporatiste […], il se pourraitbien qu’augmente l’attrait exercé par ces rêves d’insurrection privéeet de justice individuelle ».Jeunesse et violenceCette mise en garde d’Hobsbawm, l’historien français Robert Muchembledl’endosserait entièrement. En effet, dans Une histoire de la violence,Muchembled trace un portrait robot des « violents » au fil des siècles, portraitqui présente une constance troublante et correspond parfaitementaux bandits d’Hobsbawm: dans les deux cas, il s’agit surtout de jeuneshommes de 14 à 35 ans, célibataires et peinant à se tailler une place dansla société. Étudiant le recul de la violence en Europe au cours des septderniers siècles, l’historien établit à plusieurs reprises un parallèle avec lesjeunes révoltés des banlieues françaises d’aujourd’hui…<strong>Le</strong>s banditsEric J. Hobsbawm,Lux Éditeur,248 p., 24,95$Une histoire de laviolenceRobert Muchembled,Seuil,coll. L’univershistorique,498 p., 39,95$La société postmortelleCéline Lafontaine,Seuil, 242 p., 29,95$Mais revenons au recul de la violence. Au Moyen Âge, la culture encourageune certaine brutalité. L’homicide est courant (entre 6 et 1<strong>50</strong> pour 100 000habitants, contre 1,5 en France et au Québec en 2006) et faiblementréprimé. Rarement puni par les autorités judiciaires, il fait plutôt l’objet derèglements à l’amiable par lesquels l’assassin rachète littéralement son forfait.Au XVIII e siècle, la violence recule un peu avec l’interdiction duport d’arme chez les manants. Seuls les nobles peuvent désormaisoccire et violenter à main armée, privilège qu’ils perdront au siècle sui -vant. La sphère de la violence tolérée se resserre alors autour des corpsde métiers dont elle est l’outil: la police et l’armée. Autrement dit, l’États’arroge peu à peu le monopole de la violence légale.Évidemment, un État ne peut pas s’imposer contre la volonté populaire.<strong>Le</strong>s réformes politiques et administratives s’accompagnent toujours demutations culturelles importantes, que Muchembled analyse finement.Ainsi, le recul de la violence fait-il grimper le cours de la sécurité,à mesure que croissent la prospérité, la stabilité politique etl’individualisme.La mort est toujours violenteCes changements culturels intéressent également Céline Lafontainedans La société postmortelle. En effet, les mutations qui conduisent unesociété à lutter contre la violence sont intimement liées à celles quil’incitent à valoriser la santé du corps et la vie. Or, ces valeurs nouvellesbouleversent notre conception de la mort.Il fut en effet un temps où la mort avait un sens: on mourait parcequ’une divinité en avait décidé ainsi. <strong>Le</strong>s morts, à l’époque, étaient plusjeunes que vieux — c’étaient les femmes en couches, les nouveau-nés,les jeunes hommes tombés au combat ou sous le coup d’une épidémie,d’une famine, etc. <strong>Le</strong>s vieillards se faisaient trop rares pour former legros des bataillons de moribonds. En repoussant l’espérance de vie et leschances de guérison, la science a contribué à ce qu’on associe vieillesseet mort, bien qu’avec le raffinement des diagnostics, plus personne nemeurt « de vieillesse ». Aujourd’hui, le mourant a l’amère impressiond’être devenu vieux ou malade trop tôt, juste avant que la médecinepuisse le sauver de la mort, si ce n’est carrément de la mortalité. Il n’ya plus désormais de raison de mourir — la science nous rapproche tranquillementde l’éternité.<strong>Le</strong> corollaire de cette mort repoussée? Comme les bandits d’Hobsbawmet les criminels violents de Muchembled, les jeunes d’aujourd’hui,« placés devant une longévité qui ne cesse de croître […], vivent dansl’attente d’entrer dans la vie active alors que leur mise sous tutellesociale se prolonge de plus en plus », note Lafontaine. Cherchant à prolongerla vie et la jeunesse, nos sociétés isolent paradoxalement aussibien les jeunes que les vieillards, empêchant les uns d’apparaître sur lascène publique, et les autres d’en disparaître.Depuis la fin de ses études en philosophie, Mira Cliche apratiqué plusieurs métiers, dont ceux de journaliste et descénariste. Elle fait de la traduction, collabore à plusieurspériodiques et lit tout ce qui lui tombe sous la main.D É C E M B R E 2 0 0 8 | J A N V I E R 2 0 0 934

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