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Michel MARCHESNAY - Soup

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<strong>Michel</strong> <strong>MARCHESNAY</strong>L’ECONOMIE ET LA GESTION SONT-ELLES DES SCIENCES ?ESSAI D’EPISTEMOLOGIEAVANT-PROPOSCette « production de recherche » se donne une triple vocation :-C ’est d’abord un essai personnel , qui s’inscrit dans la mouvance deschercheurs qui se sont aventurés à proposer une démarche épistémologique qui soitpropre, soit à l’ « économie », soit à la « gestion » 1 . Par « propre » , on entendra unetentative pour se démarquer des problèmes propres aux sciences expérimentales (chimie , physique, et leurs dérivés actuels , activités de laboratoire , « derrière lapaillasse ») ou aux disciplines spéculatives ( mathématiques « pures », philosophie,voire sociologie des sciences)ou mixtes ( sciences de l’homme et de la société).-C’ est ensuite un travail pédagogique , animé du souci de présentersimplement, au risque non évité , mais assumé ,de caricature, 2 à des apprentischercheurs les problèmes qu’ils auront à se poser dans la rédaction de leur « chefd’œuvre »(puisqu’ils aspirent largement à entrer dans une corporation –celle desUniversitaires-) ou à obtenir l’attestation de la qualité de leur recherche.-C’ est enfin un travail de rapprochement entre deux domainesd’enseignement et de recherche , dont j’ai écrit quelque part qu’on pouvait sedemander s’ils étaient « faux amis ou frères ennemis ». Il est vrai que les objets derecherche –la production, l’accumulation et la distribution de « richesses »- sont biensouvent très proches ( la firme, le consommateur, le marché, l’industrie, etc.) maisles objectifs et les moyens pour les réaliser sont eux parfois fort éloignés . Il convientdonc d’examiner en quelle mesure et sur quels points les deux disciplines sontsubstituables ou complémentaires.Ajoutons que l’auteur s’appuie sur son expérience pédagogique« transfrontalière »sur quarante ans, puisqu’il a enseigné l’analyse économiquedans les quatre années de la filière , ainsi que les sciences de gestion. Sonexpérience de chercheur, notamment sur la théorie de la firme, l’économie del’entreprise et de l’industrie, l’a conduit à séparer les préoccupations d’économie etde stratégie industrielles .Il a publié de nombreux manuels d’économie générale,d’économie d’entreprise et de gestion depuis les années 7O. Enfin, il a enseignél’épistémologie (en licence et en doctorat).On a coutume de dire que « le jeune enseignant essaie d’en dire plus qu’iln’en sait , alors que le vieil enseignant s’efforce d’en dire moins qu’il n’en sait ».Cetessai doit être lu dans cet esprit.1 On aura noté que nous évitons le terme de « science », voire de « sciences » économiques ou de gestion. Dansun premier temps , parlons plutôt de « champ disciplinaire » .On s’en expliquera plus loin, à la suite d’ailleurs demaints auteurs.2 Proposons d’emblée cet aphorisme éculé de Valéry (que l’on retrouve d’ailleurs chez Tocqueville , entre autresauteurs) : « Tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est complexe est inutilisable ».Il nous servira de leitmotivtout au long de cette note.1


INTRODUCTIONTrop souvent , la réflexion sur les deux disciplines d’économie et de gestion ,en tant qu’objets de connaissance , souffre des limites essentielles suivantes :1°)Dès l’abord, on part du principe qu’il s’agit de « sciences »…En conséquence , faute de mieux , on se raccorde aux travaux relatifs auxactivités de recherche axées sur l’ « expérimentation » , dont le but est de « vérifier »des hypothèses relatives aux liens de « causalité » « supposés » entre des variables« dépendantes » et « indépendantes ». Bien entendu , tous les mots entre guillemetssuscitent déjà quantités de débats dans les sciences dites « dures » (mot qui faitgénéralement ricaner les chercheurs de ces disciplines…) : alors, on peut imaginerles difficultés , les ambiguïtés, voire les apories lorsqu’ils sont transposés dans desdisciplines à la fois jeunes 3 et de statut très controversé .Par exemple, le « réductionnisme » propre à l’analyse économique (le fameux« toutes choses égales par ailleurs ») autorise-t-il le même type de vérificationexpérimentale , d’inférence, que dans les expériences « in vitro » , en laboratoire,derrière la paillasse ? .Pourtant , Milton Friedman (le « Parain » de l’Ecole deChicago) n’hésite pas à attribuer un pouvoir causal déterminant à la seule quantitéde monnaie en circulation ..De même, en GRH, dans l’approche « rationnelle » du comportement autravail, la théorie « classique » (béhavioriste) suppose que la performance dutravailleur est liée directement au montant librement négocié de son salaire .Il est d’ailleurs remarquable de constater que les ouvrages de philosophie dessciences ne citent JAMAIS l’économie et la gestion : ils se cantonnent , soit aux« Sciences de la Terre et de la Vie », soit aux « Sciences de l’Homme et de laSociété » .2°)… alors que leurs frontières sont imprécisesDisciplines neuves , comme bien d’autres dans les domaines cités ci-dessus ,elles souffrent de ce qui fait leur propre richesse , à savoir les nombreusespasserelles qu’elles tissent , et de façon croissante, avec une multitude d’autres3 La « jeunesse » est toute relative : le terme ne se réfère ici qu’aux diplômes mis en place dans le systèmefrançais . La licence de Sciences Economiques ne date que du début des années 60 , la maîtrise de Sciences deGestion que des années 7O. Leur création s’est faite à l’issue d’âpres combats avec les disciplines adjacentes(droit pour l’économie ,puis économie pour la gestion) . Les querelles de frontière entre les économistes et lesgestionnaires ne sont pas sans évoquer les guerres picrocholines …Mais, par exemple, Dauphine pourrait donnerl’image de l’Abbaye de Thélème.2


disciplines. Cette interdisciplinarité remet encore davantage en question le problèmede leur légitimité.Par exemple , les recherches menées en économie expérimentalenécessitent, non seulement de TRES solides connaissances en mathématiques,statistiques et informatique, mais également en psychologie expérimentale – ce quiimplique un travail en équipe … laquelle risque à la limite de n’être constituée que de« non économistes » (comme on le voit en théorie des marchés financiers).Cette « jeunesse » (du moins comme discipline reconnue par les instancesd’enseignement, et, dans une moindre mesure, de recherche) implique que lesfrontières restent encore mal délimitées entre l’économie et la gestion .Les points deconflit, mais aussi de coopération, sont finalement assez nombreux : on citera lesproblèmes de concurrence , de finance , de travail, de consommation, dedéveloppement local, etc.Notre essai sera articulé en trois points :-Dans un premier temps, on s’interrogera sur le contenu de ce que l’onrecouvre sous le terme d’épistémologie, en fait sur la nature de la connaissancequalifiée de « scientifique » .On montrera que les points de vue sont multiples ,d’abord dans les courants d’étude, ensuite dans les positions philosophiques , auregard de la nature de la « Science »-Dans un deuxième temps , on concentrera l’attention sur la nature desthéories .Celles-ci sont abordées, notamment philosophie des sciences, à plusieursniveaux . Nous proposons , pour ce qui concerne tout spécialement l’économie et lagestion, d’inclure les phases qui précèdent et qui suivent la construction analytiquede la théorie.-Enfin, dans un troisième temps, nous aborderons la question de l’identitérespective de l’économie et de la gestion. Si elles présentent des champs , voire desintérêts communs, leur légitimité passe par une séparation nette de leur épistémè, del’objet de leur activité de production de connaissances.44 Domaine des deux Prix Nobel 2002 .Rappelons que l’appellation « Nobel d’Economie » a été récusée par leshéritiers Nobel , qui rappellent que le prix avait pour but d’honorer des recherches contribuant à la paix et aubonheur de l’Humanité –ce qui ne serait pas le cas de la « science économique » à leurs yeux : vaste sujet deréflexion…3


CHAPÏTRE I : LA NATURE DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUEDans une première étape, on montrera que les domaines de recherche relatifsà l’élaboration de la connaissance, des savoirs , de la science , sont plus divers qu’iln’y paraît, et ne se limitent pas à la seule philosophie des sciences.Dans une seconde étape , on tentera de montrer comment la penséeoccidentale ,issue de la pensée grecque, a progressivement introduit la notion dedémarche scientifique , aboutissant au positivisme , pour, ensuite, remettre en causela dérive scientiste.SECTION 1 : EPISTEMOLOGIE ET EPISTEMOLOGIESMais qu’est-ce au juste que l’ « épistémologie » ? On peut dire que c’estl’ « étude de la connaissance »,ou , pour paraphraser Edgar Morin « la connaissancede la connaissance » , le « savoir sur le savoir » etc. Le terme se réfère à la fois àl’épistémè , un champ, un objet de connaissance, et au logos , c’est-à-dire à lafaçon, à la méthode que l’on va utiliser pour étudier ce domaine.On voit donc s’ouvrir une sorte de boîte de Pandore , manifestant la diversitédes épistémès , des champs de connaissance, des types de savoirs, et , par ailleurs ,des méthodes .Comme on le verra , les controverses abondent .Elles sont souvent , pour dejeunes chercheurs , d’un enjeu vital : faire sa thèse sur tel champ, avec telleméthode, dans telle équipe ,avec tel professeur, vous catalogue , ouvrant et fermantles portes, soit Sésame, soit ,au contraire , anathème rédhibitoire !Ces controverses pourront apparaître aussi confuses que partiales , d’autantque, trop souvent, celui qui se pique d’épistémologie promeut plus ou moinsexplicitement ses propres convictions , quitte à présenter avec une certainemauvaise foi les arguments « de la partie adverse » 5 ! C’est donc à la fois undomaine passionné…donc passionnant !5 L’ouvrage de Claude Mouchot (Méthodologie Economique Points Seuils E54) , au demeurant excellent ,indispensable pour un apprenti- chercheur en économie est toutefois particulièrement révélateur de ce parti- pris,4


La recherche de la « vérité » repose sur un discours cohérent , le logos .Celui-ci a pour but d’expliquer l’ordre des choses , d’en dégager la raison desurvenance , au travers essentiellement de la notion de cause. Ce discours s’appuiesur des méthodes logiques d’argumentation. Mais , en amont , le recours à la logiquene saurait faire l’économie d’une réflexion d’ordre métaphysique sur la nature de la« Raison ».Dans la pensée occidentale, à partir des Temps Modernes , le Monde (laNature, etc.) est donc supposé régi par l’Ordre de la Raison. Il est soumis à desdéterminismes.2°) Le second niveau est dès lors celui de la philosophie des sciences .Si le Monde est perçu comme « rationnel »et harmonieux, il importe d’endécouvrir les lois. Ainsi s’élaborent historiquement des champs d’étude méthodique ,expérimentale , qui s’érigent, au dix-neuvième siècle , en sciences positives, pourreprendre la classification d’Auguste Comte.A la fin du dix-neuvième siècle , le positivisme repose sur une visionrationaliste de la Nature , dont il convient de retrouver les lois, les causalitésexistantes. Cette conception, qui est celle des sciences expérimentales , dited’empirisme logique , a suscité de larges débats et controverses , lesquelsconstituent l’essentiel des questions abordées dans les ouvrages qualifiés de« philosophie des sciences ».En d’autres termes , ne sont pas abordés lesproblèmes des disciplines qualifiées de « non scientifiques » : de surcroît ,nonosbtant les multiples controverses , la vision reste celle d’un Ordre du Mondeorganisé selon la Raison.A cette conception positiviste , propre à la philosophie des sciences , viendra ,dans la seconde moitié du vingtième siècle , s’opposer une conceptionconstructiviste , axée sur le sujet observant , pensant le Monde en-dehors desstricts canons de la causalité univoque et d’un déterminisme strict.Les ouvrages consacrés à la philosophie des sciences , au sens large , sontnombreux…et souvent redoutables, d’accès difficile , voire polémique. L’ouvraged’initiation le plus simple (et très représentatif du positivisme) est celui de FerdinandAlquié (La Philosophie des Sciences La Table Ronde 2002 – 7 euros). On citeraégalement le Que Sais Je ? de Dominique Lecourt (n°3624) , déjà beaucoup plusfouillé… et partisan (Lecourt est un épistémologue reconnu).Les ouvrages les plus classiques sont incontestablement le Hempel (Elémentsd’Epistémologie- Armand Colin, Collection Cursus, disponible maintenant en poche),et, bien entendu , le Chalmers ( Livre de Poche Pluriel).Toutefois, comme le noteClaude Mouchot, ces ouvrages sont axés sur les sciences de laboratoire,expérimentales. Ce n’est donc que par analogie que les travaux de Poincaré,Bachelard, Popper 6 , Kuhn, Lakatos, mais aussi de la plupart des autres« philosophes des sciences », peuvent inspirer la réflexion ontologique surl’ « économie » ou la « gestion ».Un très petit ouvrage , de lecture facile (une conférence) résume bien lapensée de Popper (Des Sources de la Connaissance et de l’Ignorance Rivages6 En témoigne l’attitude de Popper vis-à-vis de l’économie , fort ambiguë .Pour résumer, s’il reconnaît (dans lesMélanges Rueff , cités infra) que la méthode d’analyse économique peut apparaître « rationnelle », le champ,voire l’objet ou la finalité de la recherche lui semblent peu compatibles avec ses propres critères de scientificité(réfutabilité et audace de la conjecture). En revanche , lors d’une conférence , il estime que la méthode de prisede décision en management (heuristique de la décision) présente de grandes analogies avec le processus derecherche scientifique- sans qu’il faille en tirer de conclusions hâtives !6


Poche Petite Bibliothèque Payot n°241 -52 francs en 1985).Le Que Sais Je ? surPopper traite surtout de sa pensée politique.3°)La troisième approche , plus contemporaine , se veut donc comme unecritique de l’approche positiviste .Le courant qualifié de « constructiviste », ou de post-moderniste est en réalitétrès hétérogène , avec ses propres anathèmes et exclusions… La collection depoche « Sciences Ouvertes » , aux Editions du Seuil, en offre un beau panorama.Dans cette collection ,un petit ouvrage d’Abraham Moles , au titre significatif(Les Sciences de l’Imprécis, S 105) nous semble particulièrement représentatif de cenouvel « état d’esprit scientifique ».Plus complet , l’ouvrage collectif dirigé par Barberousse (Collection ChampsFlammarion – 9 euros) traite des débats contemporains dans les sciencesexpérimentales.§ 2 ) L’épistémologie, comme histoire des sciencesL’approche historique a un double mérite :1°) Elle conduit d’abord à préciser quelles connaissances relèvent de la« science » et celles qui en sont exclues.On peut en effet s’intéresser à des domaines de connaissances , en ayantrecours à des méthodes « scientifiques » , alors que ces domaines ne sont pasconstitués en un ordre susceptible de fournir une explication « rationnelle » ( pardéduction ou induction causale) des liens entre les constituants (notions,phénomènes, etc.).Par exemple, les sociologues peuvent étudier certaines croyances, certainespratiques , en ayant recours à des approches de type ethnométhodologique , à desanalyses de contenu , à des recherches- interventions, etc.2° Elle permet également de faire la distinction entre les sciences et lestechniques, tout en montrant l’interaction qui s’établit entre le développement desdeux modes de connaissance .L’image convenue dans l’approche positiviste voudrait que ce soit le« progrès dans les sciences » qui autorise le « progrès technique » , la technologiese donnant pour objet les modes de relation entre les deux types de savoirs.L’approche constructiviste s’avère plus nuancée sur le sens de la relation (larecherche scientifique peut découler de la nécessité de résoudre un problèmetechnique)Par exemple , les fusées à poudre ayant atteint un poids limite au lancement ,il s’est agi de trouver un moyen d’alléger les engins spatiaux , donc de miniaturiserles techniques de communication. Cette exigence a induit un programme mondial derecherche fondamental en cristallographie (mené notamment à Montpellier –professeur Courriut) , qui a débouché sur le procédé de fabrication de la puceélectronique , dont les concepteurs ont obtenu le prix Nobel (après l’avoir déjàobtenu pour la mise au point du transistor !)7


3°) Elle conduit ensuite à se poser la question –fort controversée- durelativisme ou de l’absolutisme dans l’Histoire des Sciences .Dit autrement : l’évolution des théories , des disciplines, des sciences va-t-elledans le sens de productions supérieures , meilleures dans l’absolu que celles qui lesont précédées ; ou sont-elles« incomparables » dans l’absolu, chacune répondant aux besoins et aux possibilitéspropres à l’époque et au milieu où elles ont été élaborées et utilisées ?Mark Blaug, dans son célèbre ouvrage de Méthodologie Economique(Economica) aborde d’emblée cette question .Par exemple, peut-on dire que leTableau de Quesnay est « inférieur » au modèle walrasien ? .Certains diront que oui, dans la mesure où le système d’Economie Pure repose sur des concepts, desdémonstrations hypothético-déductives beaucoup plus élaborés et plus cohérents.Les détracteurs diront que non, dans la mesure où le docteur Quesnay 7 écrivaitdans un contexte différent ( système agrarien), dans un esprit différent ( expliquerpourquoi ce système était facteur de richesses , de produit net) ; de plus , lestechniques et les méthodes de démonstration étaient différentes (Walras se fit aiderpar un collègue mathématicien).Au demeurant, la conception relativiste est d’autant plus confortée enéconomie politique que les problèmes à résoudre (« politiques » au sens large)évoluent dans le temps 8 ; la conception absolutiste est alors retenue par les tenantsde l’économie pure, hypothético-déductive, qui considèrent que les modèles ont uneportée universelle et atemporelle : en ce sens, les modèles de l’ « économieexpérimentale » seraient « supérieurs » aux modèles de la théorie des jeux.Concernant les sciences dites « dures » , voire « exactes », les auteurs fontmalheureusement référence à des théories trop générales , trop larges ; ainsi , Kuhnprend ses exemples dans les conceptions ptoléméennes, coperniciennes etnewtoniennes du Monde , pour évoquer la notion de « paradigme » ou de« révolution scientifique » . On sait que ces deux dernières notions sont définies defaçon très vague, suscitant des controverses , notamment sur la conceptionabsolutiste ou relativiste de leur auteur –celui-ci ne contribuant pas à éclaircir ledébat. Dans « La Tension Essentielle » (NRF , Bibliothèque des Sciences Humaines–en fait un ensemble d’articles) Kuhn fait référence à l’herméneutique, c’est-à-dire àl’activité d’interprétation de textes , en les resituant dans leur contexte , mais aussi ens’interrogeant sur le sens actuel de textes écrits à une autre période. Dans la préfaceau même ouvrage, Kuhn réfute l’objection selon laquelle il n’aurait pas tenu comptedu poids des facteurs et acteurs , on dirait de nos jours, de la « Société civile » , dansle processus de changement de paradigme .S’il « ne sous-estime pas cetteinfluence » , il estime que les sciences physiques en sont bien plus protégées que7 A titre anecdotique : Quesnay est un nom normand , ou de pays d’oil (comme Duquesnoy… ou Chesnay, ouDuchesnay ) qui signifie la « chênaie » .La famille Keynes est d’origine normande, et ce nom a la mêmeétymologie : les étudiants qui confondent Keynes et Quesnay (cela arrive…) seront donc à moitié pardonnés !8 Comme le rappelle Mouchot, nombre de modèles, présentés dans les manuels comme « universels » , sont enfait très datés : on passe ainsi du modèle ricardien des avantages comparatifs au modèle millien axé sur lademande des produits, puis au modèle H.O.S. , lui-même remis en cause par le paradoxe de Léontiev, lui-même,etc. Ce qui n’empêche pas , comme l’a montré Joseph Stiglitz , le FMI de faire référence à ces modèles« éternels »…8


d’autres disciplines , telles que « l’art de l’ingénieur , la médecine, le droit et les arts« à l’exception, peut-être (sic) de la musique » (p. 19) 9Pour conclure rapidement sur ce débat : bien que la notion « kuhnienne »(selon sa propre expression) de « paradigme » ne brille pas par sa clarté (Kuhn enrelève au moins deux de sa main –ce dont il s’excuse- mais une « exégète desexégètes » en a relevé …21 en économie !), celle-ci est fréquemment utilisée pourse référer aux « révolutions scientifiques » et autres paradigmes en économie .Onpeut donc toujours se demander si le « paradigme keynésien » est « supérieur ounon » au paradigme néo-libéral, ou si leur valeur relative n’est pas tributaire ducontexte historique d’élaboration et de mise en œuvre .Le propos vaut tout autant pour les paradigmes en sciences de gestion,notamment ceux (en fait des modèles) proposés en management stratégique .Ainsi ,se demander si SWOT est « meilleur » que BCG , ou si l’approche de « corecompetence » est intrinsèquement supérieure à celle en termes de SBU, seraconsidéré comme un problème pertinent pour les uns, et pour une stupidité par lesautres…§ 3) L’épistémologie , comme étude des théories « scientifiques »Par « théorisation » , il faut entendre deux types de problèmes :- Comment une discipline scientifique s’organise en sous-disciplines , encourants disciplinaires , en modèles , théories, etc.- Quelles méthodes sont utilisées pour mener à bien le processus devalidation des hypothèses10 .On sait que pour Karl Popper, les« conjectures » doivent être, et réfutables, et audacieuses.On reviendra sur ces deux ordres de problèmes .Il est important de soulignerici que les problèmes de méthodes ne sont pas uniquement de caractère technique.Ils sont intimement liés aux choix , aux options, aux valeurs retenues en amontPar exemple, le choix d’une certaine méthode statistique de vérificationempirique du fonctionnement d’un marché laisse entendre que le chercheur « a laconviction » que ce marché fonctionne a priori selon certaines lois qui en fondent larationalité. Or, on a pu faire apparaître le paradoxe suivant, appelé « paradoxe deMoore » : les chercheurs utilisent telle loi statistique, alors qu’ils sont convaincus quele marché étudié ne fonctionne pas selon cette loi 11 ! On retrouve l’image de l’ivrogneet du réverbère : cette loi a le mérite d’exister…Le choix entre induction et déduction représente sans doute le cas le plustypique d’une telle interaction.9 Ainsi , l’abandon du « paradigme phlogistique » , évoqué dans la « Structure des Révolutions Scientifiques »,ne serait dû qu’au sentiment d’insatisfaction théorique, pour déboucher sur les théories de Lavoisier, plusconvaincantes, conduisant dès lors à « se coiffer d’un type différent de chapeau pensant », selon l’expression deKuhn. C’est négliger le « poids médiatico-politique » des Sociétés savantes de l’époque, autour desencyclopédistes !10 Puisque, pour reprendre l’aphorisme célèbre de Henri Poincaré « Il n’est de science que d’hypothèse »11 La théorie des marchés financiers a longtemps supposé que la loi normale pouvait s’appliquer.9


Dans les années 1860-1880 ,à l’Université de Vienne une controverse animéeopposa les tenants de l’Ecole Historique , inductive , à l’Ecole Marginaliste ,déductive. Les marginalistes reprochaient aux historistes d’accumuler des faits, deschiffres, sans en tirer une théorie générale , et les historistes incriminaient le manquede réalisme des modèles hypothético-déductifs. L’issue de cette Querelle deMéthodes (Methodenstreit) fut trouvée quand on affirma que « déduction etinduction sont aussi indispensables que les deux jambes pour marcher » … ce qui,évidemment, ne résolvait pas les problèmes de fond, mais devait aboutir audéveloppement de l’empirisme logique.Cependant , nombre de travaux qualifiés d’ « épistémologiques » neconcernent que de simples problèmes de méthodes. Réciproquement, nombred’ouvrages dits « de méthodologie » traitent de questions relatives à l’épistémè.L’ouvrage, cité, d’Hempel , est ainsi à la frontière des deux niveauxd’approche .L’ouvrage de méthodologie économique de Blaug (Economica) pénètreplus en aval , puisqu’il traite les questions de méthode à partir du traitement degrands concepts (comme le capital) , constituant une « histoire épistémologique » dela pensée économique.On ne saurait trop conseiller le manuel de Marie Fabienne Fortin (LeProcessus de la Recherche Editions Decarie Québec) qui traite très clairement desrelations entre l’épistémologie et la méthodologiePour la Gestion, les ouvrages « classiques » sont ceux de Martinet (éditeur)Epistémologies et Sciences de Gestion (Economica) et de Thiétart (éditeur)Méthodes de Recherche en Management (Dunod).§ 4 ) L’épistémologie, comme sociologie de la scienceCe courant épistémologique est beaucoup plus récent. Il comprend les travauxautour de la « vie de laboratoire » , pour reprendre le titre d’un ouvrage fondateur (sathèse) de Bruno Latour .L’idée principale est que la production de savoir scientifiques’effectue au sein d’organisations (soumises à des problèmes classiques dedifférenciation et d’intégration) , elles-mêmes intégrées dans des systèmesinstitutionnels ayant leurs propres champs de forces.Ces travaux abordent le problème en termes individualistes , autour duchercheur , ou holistes, autour du laboratoire et des instances de la recherche(entreprises y compris).Ils contribuent , pour l’essentiel, à « casser » l’imagestéréotypée du chercheur solitaire et désintéressé, et s’intéressent aux conditions deproduction de la recherche.Les titres d’ouvrages édités par les Editions de l’INRA (6 euros) sontsignificatifs : « Les savants croient-ils à leurs théories ? » (Jean-Pierre Dupuy) , « Lemétier de chercheur –Regard d’un anthropologue » (Bruno Latour)Cependant , les recherches concernent avant tout les sciences de laboratoire.Toutefois, le courant initié par Bourdieu s’est intéressé à l’activité de l’HomoAcademicus » , et, par ce biais, à la production de savoir. De façon générale, cesrecherches ignorent l’existence des disciplines du droit, de l’économie et de la10


gestion, quitte à manifester une réaction de rejet 12 . Il va de soi que l’étudesociologique de la production de recherche , de savoir et de connaissances dans lescentres en économie et en gestion serait tout- à- fait bienvenue et passionnante !Par exemple, « à titre de proposition » , des « experts » du CNRS ont fournisur Internet une liste des revues françaises en économie et gestion considéréescomme ayant un « niveau scientifique reconnu» ( de une à trois étoiles…). La liste,fort réduite, ne comprenait pratiquement que des revues ayant un degré élevé deformalisation, « ultra positiviste » . La « communauté scientifique » a réagi vivement :cependant , cette initiative était pertinente , dans la mesure où elle devrait conduirela « communauté » à adopter une « convention de scientificité » des productions derecherche .En l’occurrence , l’interprétation sociologique de la proposition devrait êtreque le CNRS souhaitait indiquer les critères selon lesquels il était prêt àsubventionner une revue ; mais, ce faisant , il a suscité des questions autour de lareconnaissance scientifique de chaque chercheur et de chaque équipe : dans quellesrevues « faut-il » publier ? Nous pensons que cette incidence n’avait pas étéenvisagée par lesdits « experts » (dont le mode de désignation serait en soi un sujetde recherche…).§ 5) L’épistémologie, comme philosophie morale et politiqueIl n’étonnera personne que la réflexion sur la science et ses productions soitconfrontée, puis insérée dans les préoccupations de ce que l’on appelle laphilosophie morale .Celle-ci s’interroge en effet sur le rapport entre les « mœurs »,les valeurs de la Société, les idéologies, et les grandes questions métaphysiques.Elle se « raccorde » à la philosophie politique , laquelle traite du « gouvernement »des êtres et des choses, au travers notamment des considérations touchant à lajustice sociale , mais aussi au gouvernement par la Raison.Nombre de philosophes ont abordé ces questions de philosophie morale. Laphilosophie longtemps dominante aura été celle développée par Kant et les néokantiens13 . Ces préoccupations se retrouvent dans les travaux contemporains deRawls et de Habermas concernant l’édification de la notion de « justice sociale » .Ces recherches philosophiques débouchent sur des considérations touchant àl’éthique , c’est-à-dire aux règles de conduite individuelles et collectives, dictées ounon par la « Morale » au sens kantien, ou forgées par les conventions sociales entreles Hommes.On citera les travaux de Rawls ( Justice et Démocratie Le Seuil Points Essais)et d’Habermas ( De l’Ethique de la Discussion Champs Flammarion)Anne Salmon développe ces thèses dans « Ethique et Ordre économique -Une entreprise de séduction CNRS Sociologie 2002La philosophie morale va alors interpeller directement l’économie et la gestionau travers de la réflexion critique sur les Techniques (les Technologies chezHeidegger) . Les dérives de la recherche scientifique et technologique au cours duvingtième siècle ont fait tomber la Science du piédestal où le rationalisme de la fin du12 Citons Jean-Pierre Dupuy : « Je pense que le savoir de la science économique est un savoir faux. Cela ne veutpas dire que c’est un savoir inintéressant, cela n’implique pas que ce savoir n’a pas de qualité esthétique ni derôle social éminent. Je crois simplement qu’il est faux »13 Mai Lequan La philosophie morale de Kant Seuil Le Point Série Inédit Essais n° 47111


dix-neuvième siècle , illustré par Ernest Renan, l’avait hissé. Les débats actuelsautour des biosciences, du développement durable interpellent désormais leschercheurs en économie comme en gestion.Citons l’ouvrage récent d’Habermas (L’Avenir de la Nature humaine GallimardNRF Essais).Egalement Isabelle Stengers (Sciences et pouvoirs –La Démocratieface à la Technoscience La Découverte Poche 5 euros 50)Mais , plus largement, l’économie , comme discipline d’études , pose àl’évidence des questions de philosophie politique –encore que cette évidence soitfortement contestée par une grande partie de la communauté –au nom justement dela Science.Tout d’abord , les économistes se sont efforcés , à partir des années 1830, dedistinguer ce qui relevait de l’économie politique, comme discipline morale deréflexion sur le gouvernement des hommes et des choses, et la science économique,comme le révèle le titre d’un ouvrage de Cournot (lequel enseignait la philosophienéo-kantienne) : « Principes mathématiques de la théorie des richesses ». Unedistinction va dès lors être opérée entre les doctrines économiques (libéralisme,socialisme, coopération, etc.) et les théories économiques .Ainsi , Gide et Ristécriront une « Histoire des Doctrines Economiques » , récemment rééditée chezDalloz 14 En second lieu, John Neville Keynes (père de John Maynard) a proposé dedistinguer l’économie positive (qui étudie ce qui est) de l’économie normative ( quiétudie ce qui devrait être). Cette distinction fut reprise par Milton Friedman ,dans lesannées 50 .Dans ses Essais d’Economie Positive, le Maître de l’Ecole de Chicagopostule qu’il existe des lois économiques indépendantes des systèmes , telle sathéorie quantitative de la monnaie.En fait, ce type d’argumentation ne convainc que les convertis . Les débatsactuels sur les mérites partagés des idéologies économiques, et, partant, desrecherches menées au sein de la communauté , font rage , et tout chercheur nesaurait les ignorer.Dans cet esprit , on citera les célèbres Mélanges en l’honneur de JacquesRueff ( Les Fondements philosophiques des Systèmes économiques – Payot 1967).Plus récemment , les ouvrages critiquant l’idéologie libérale sont légion . On citera :Francisco Vergara ( Les Fondements philosophiques du Libéralisme –Libéralisme etEthique La Découverte Poche –9euros50), ainsi que l’ouvrage de Jean- ClaudeMichéa , professeur au Lycée Joffre de Montpellier (Impasse Adam Smith EditionsClimats )Conclusion : l’épistémologie , « a kaleidoscopic word » 15 (and world)Il apparaît ainsi que les facettes, les angles d’attaque de la réflexion sur lesdiscours et, plus largement les productions qualifiées de « scientifiques » sontmultiples. Elles concernent à un degré croissant, non seulement les communautésde chercheurs , mais également l’opinion publique –ainsi, le débat sur les OGM. Les14 Signalons la biographie de Charles Gide, doctrinaire de l’Ecole de la Coopération , par Marc Penin, parue àl’Harmattan.15 Pour reprendre l’expression de Fritz Machlup à propos de la firme (Essais de Sémantique économique, traduitschez Calmann-Lévy)12


économistes et les gestionnaires sont de plus en plus des parties prenantes sur cesdébats de Société , et il leur sera de plus en plus difficile de se cantonner dans laposition du « scientifique » retiré dans sa tour d’ivoire, uniquement préoccupé dedégager les « lois » universelles et nécessaires censées régir les activités deproduction et de répartition des richesses.SECTION 2 : LES ETAPES DE LA CONNAISSANCE .De la naissance à lareconnaissance.L’épistémologie, en tant que discipline de recherche, est née du souci , héritédu positivisme d’Auguste Comte 16 , de définir et de classer les disciplines alors enémergence et en voie d’institutionnalisation dans les Universités et les« Académies ».Celles-ci sont alors définies comme guidées par la Raison, concepthérité de la Philosophie des Lumières du siècle précédent.L’optique moderne , voire post-moderne, est plus ouverte : elle entends’intéresser à la constitution de tout type de connaissances 17 , dans tout type deSociétés.Il convient donc d’envisager d’abord comment l’on est passé d’une phase« pré-moderne » à la « modernité » , axée sur une conception positive de la Science,fondée sur le règne , kantien ou hégélien, de la Raison . Puis, dans un secondtemps, on s’interrogera sur la statut actuel, qualifié de « post moderne » de laproduction de recherche.§ 1 ) La phase pré-moderne : de la « théosophie » à la « philosophie » du savoir16 Philosophe né à Montpellier (maison natale 34 rue de la Merci ; a également vécu rue de l’Intendance)Excellent Que-Sais-Je ? sur Saint –Simon (dont Comte fut le secrétaire ) et le saint-simonisme , qui , notamment,nous fait comprendre pourquoi les Polytechniciens sont obnubilés par la constitution de réseaux (fluviaux,routiers, ferroviaires, de télécommunications, etc.) … en-dehors du réseau d’influence technocrate autourde « La Jaune et la Rouge » (revue des X) .On sait que, pour Comte, la sociologie –économie incluse- devaitconstituer la clé de voûte du système des Sciences.17 Cf. la controverse née de la soutenance d’une thèse, très médiatisée, par une astrologue (Elisabeth Tessier) ,sous la direction d’un sociologue « post-moderne » (Maffesoli) .L’ambiguïté est venue de ce que la « thésarde »en a déduit que l’astrologie avait un statut « scientifique » (rationnel) , alors que son directeur y voyait avant toutun « champ socialisé de connaissances » , au sens le plus large, à étudier en tant que tel – quitte à s’interroger surles « raisons » de son succès immémorial , plutôt que sur sa « rationalité ».13


Dans un essai récent , l’actuel Ministre de l’Education, 18 Luc Ferry oppose uneconception « théosophique » du savoir humain à une conception « philosophique » .Dès l’Antiquité , la pensée grecque a largement posé les bases sur lesquelles laréflexion sur la Science s’organise encore de nos jours –en particulier en économiecomme en gestion.A ) De la conception « théosophique » de la connaissance (gnosis)…L’idée fondamentale est que le Monde (la Nature) est construit selon uneharmonie universelle . L’activité d’étude va donc reposer sur une conviction a priorid’une organisation fondée sur des « lois transcendantes » , qui échappent àl’entendement humain , et relèvent de l’ « au-delà » , de la volonté des dieux, puis deDieu , pour ce qui concerne les religions monothéistes.Il va de soi que cette conception harmonieuse d’un Univers organisé par un« Grand architecte » pour le soumettre à la Raison a permis à la philosophie grecqued’évacuer les conceptions « non rationnelles» véhiculées par les mythes anciens ,comme l’a montré notamment Jean-Pierre Vernant 19 .Cette conception qualifiée d’ « absolutiste » , transcendantale, trouve sonillustration dans le fameux « mythe de la Caverne » de Platon (d’où l’expression deconception « platonicienne ») .Les hommes , dans une caverne , sont éclairés dansleur dos par une brillante lumière ( le « Réel ») : ils n’en « perçoivent » , par leurssens , que les reflets sur la paroi (les « phénomènes »). Ils n’auront donc jamaisaccès à la Vérité , au « Réel » .Tous leurs efforts consisteront à tenter de s’enapprocher en rationalisant , en ayant recours à l’abstraction et à la logique. Cefaisant , on se rapproche de la connaissance « vraie » des harmonies voulues par laPuissance Divine.La pensée pythagoricienne fonde ainsi la connaissance sur la géométrie .Onpeut imaginer que , dans l’Histoire de l’Humanité , il a fallu partager les terres , et,donc , les mesurer .Ces mesures (en grec : géo-métrie » : mesure de la terre),d’abord « artisanales », à l’échelle humaine (d’où les termes de pouce ,pied,brassée , perche, aune, etc.) ont été systématisées , puis « rationalisées » à l’aidedes « lois » de la géométrie .On a alors cherché à se rapprocher de l’ « essencedivine de toutes choses » en tentant,par exemple , de trouver le fameux « Nombre d’Or » 20 .Il n’est donc pas étonnant que les philosophes mathématiciens aient adhérépleinement à une telle vision absolutiste . Ainsi, Leibniz , prolongeant Spinoza,énonce le principe de Raison Suffisante :il y a toujours une cause pour laquelle telphénomène observé se produit, et la « cause de la cause etc. », c’est Dieu.L’ensemble de l’Univers est composé d’entités transcendantales, qui ne peuvent êtreappréhendées que sous la forme de concepts, mis en relations par des causalitéslogico-mathématiques -– les monades. Laplace , à la fois mathématicien et hommed’Etat napoléonien , énoncera l’idée selon laquelle , grâce aux lois de la statistique,l’ensemble de l’Univers est a priori prédictible.18 A la date du 18 août 2003… « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Grasset 2002 ( 20 euros)19 Mythe et Religion en Grèce ancienne (Seuil Librairie du vingtième siècle) 120 pages passionnantes ( 10 euros)20 Ainsi, l’architecte contemporain Ricardo Bofill explique , dans un essai autobiographique (« Espaces d’uneVie, Editions Odile Jacob) , avoir conçu le quartier d’Antigone à Montpellier , et notamment la Place … duNombre d’Or, en fonction de ce chiffre « magique ». L’irrationnel n’est plus très loin…14


Cette vision « absolutiste » , mêlée de théosophie ,imprègne encorelargement … la Science Economique. En témoigne la « foi du charbonnier » desultra-libéraux (Ecole dite « de Chicago ») concernant l’omnipotence du Marché ,comme moteur « transcendant » de l’harmonisation des échanges économiques .Audix-neuvième siècle , Jean-Baptiste Say écrira un « catéchisme d’EconomiePolitique » et Frédéric Bastiat « Les Harmonies Economiques ». Au mythe de laCaverne, répondrait ainsi , en écho contemporain, le mythe de la Main Invisible, quiguide les actions humaines sans qu’ils en aient conscience, et, surtout, la maîtrise. 21B) … à la conception « philosophique » du savoir (logos)1°) Une conception nominaliste…L’apprenti philosophe sait au moins qu’à la démarche platonicienne, s’opposela vision d’Aristote. Alors que le rationalisme conduit à privilégier la méthodehypothético-déductive (chère à l’analyse économique dite « scientifique »), Aristotepréconise une construction du savoir depuis l’homme , à la fois nominaliste etempirique .Le nominalisme implique le classement des faits observés, la recherched’une dénomination conventionnelle , fondée sur des considérations logiques , àcaractère taxinomique. Elle implique l’observation des phénomènes , puis uneréflexion fondée sur la logique des relations .En quelque sorte , l’Homme socratique, mesure de toutes choses , reconstruitl’Univers à son image . L’édification du savoir « logique » contribue à améliorer lesort de chacun et de la Société, en l’aidant à mieux comprendre le fonctionnementde la Nature et de la Société.Par exemple, Aristote , dans l’Ethique à Nicomaque, contribue à mieuxcomprendre les problèmes de justice et d’éthique (conduite personnelle) enconvenant de nommer (nominalisme) deux types de justice : est « juste » le fait dedonner à chacun ce à quoi il a droit (justice commutative) et , mais aussi le fait deredistribuer à chacun en fonction de ses besoins (justice distributive) .Les théoriesd’économie et de gestion les plus actuelles sur l’équité et la justice renvoientinvariablement à ces deux conceptions aristotéliciennes de la Justice. On pourraitégalement évoquer ses apports à la théorie de la valeur d’un bien, liée , soit à sonutilité, soit à sa rareté.2°)… relativiste…A l’absolutisme platonicien (songeons aux modèles microéconomiques) ,s’oppose ainsi une vision relativiste de la science , laquelle évolue en fonction desbesoins, des techniques, des attentes, des résultats de recherche.Ainsi, le géocentrisme ptoléméen répondait suffisait aux besoins d’un Monde« plat » (le marin faisant du cabotage pouvait se guider sur la terre). L’héliocentrisme21 Une anecdote « théosophique » rapportée par Robin Marris dans « The Economic Theory of managerialCapitalism » .Quand, en 1966 , le groupe chimique britannique ICI réussit à contrer « miraculeusement » l’OPAlancée par le groupe Courtaulds , les administrateurs organisèrent à la Cathédrale Saint-Paul une messe d’actionsde grâce pour remercier le Seigneur … L’irrationnel est encore moins loin…Dans un autre ordre d’idées , onnotera que la valeur d’une théorie est souvent connotée à son caractère « séduisant », « esthétique » (ainsi, la« démonstration » ricardienne des avantages comparés), la formalisation mathématique contribuant fortement àrenforcer cette « beauté ». Enfin, faut-il rappeler le « In God we Trust » inscrit sur le billet vert ?15


galiléen (eppur, se mueve) répondait mieux aux techniques nouvelles (boussole ,gouvernail à cabestan, lunette astronomique), comme le rappelle souvent JacquesAttali .Le système copernicien et surtout newtonien s’intègre dans un ensemble pluslarge d’explication rationnelle de l’Univers. 22La recherche de la Vérité se fait désormais au travers du logos et de lamaïeutique (questions –réponses) , discours que l’on doit rendre cohérent et soumisà la logique (les sophismes , apories , incohérences sont stigmatisées).De plus , l’Homme n’est plus soumis aux Dieux. Dans le mythe biblique,l’Homme est chassé de l’Eden pour avoir goûté à l’Arbre de la connaissance . Enrevanche, le mythe prométhéen est plus ambigu : si Prométhée est enchaîné pouravoir « volé » aux Dieux le secret du feu , il n’en reste pas moins vivant , même s’il« en bave » (un aigle, l’oiseau de Zeus , lui dévore le foie –lieu de l’énergie chez lesAnciens-, mais il se reconstitue). Puis, comme le montre Vernant, les Dieux sontlittéralement humanisés et intégrés à la vie de la Cité (« politisés ») De nos jours, lemythe prométhéen est certes supplanté par le mythe faustien (« Au commencementétait l’Action ») , mais on le retrouve , par exemple, dans le mythe de l’entrepreneurschumpétérien : n’est-il pas « normal »(voire « moral ») qu’il soit puni de son audacepour avoir transgressé l’Ordre établi ? : les commentaires qui ont suivi l’éclatementde la « bulle Internet » ne sont pas éloignés de ce jugement…3°)…empiriste…L’héritage aristotélicien reviendra en Occident , au travers des traductionsjuives et arabes , et du thomisme (Saint François d’Aquin) , fondateur del’Humanisme des Temps Modernes (avec la date -clé de 1492). L’accumulation desconnaissances se fonde désormais sur l’observation –quitte à réfuter Aristote,notamment en astronomie. Il se traduit alors par le développement de l’empirisme : larecherche se fonde sur l’observation des faits , ce que Hume traduira par : « Les faitsont toujours raison ». Mais ces « faits » doivent s’intégrer dans une théorie qui lesenglobe et généralise les conclusions (ainsi, le système newtonien) , conférant auxlois explicatives un contenu , non seulement prédictif (cohérence interne) maisprévisionnel.Ainsi, la loi de gravitation universelle permit de prédire logiquement l’existencede planètes découvertes ensuite , grâce aux progrès dans l’optique, mais aussi deprévoir les orbites des corps célestes.A contrario , bien qu’inspiré de la mécanique newtonienne , le modèlewalrasien apparaît uniquement prédictif, mais certainement pas prévisionnel (Walrass’en est toujours défendu , comme le rappelait Serge –Christophe Kolm).L’empirisme s’inscrit dans une tradition anglaise , héritée de Bacon , puis deHume. La méthode repose sur la perception (perceptionnisme de Berkeley) et lessens (cf. la Lettre sur les Aveugles et les encyclopédistes français –Diderot,d’Alembert, Condillac). Si le rationalisme et le positivisme ont contribué à relativiserle rôle de l’observation directe des faits (« empirisme naïf ») le post-modernismecontribue de nos jours à réhabiliter l’observateur, puisqu’il lui appartient de« reconstruire les faits » .22 Là aussi, la « loi de gravitation universelle » ajoute à la « beauté » de la théorie newtonienne.16


La conséquence majeure de l’empirisme va résider dans le refus de s’enremettre à une Raison transcendantale (comme les monades leibniziennes). Entémoigne la thèse de conjonction constante énoncée par David Hume : si deuxphénomènes se produisent régulièrement , de telle sorte que l’un précèdeconstamment l’autre , on convient de dire que l’un est la « cause » de l’autre .MaisHume s’empresse de préciser que cela ne signifie pas nécessairement que cela seproduira toujours –la relation est seulement probable 23 .Là où Laplace-Gauss participeront du principe selon lequel les phénomènessont en fait régis par une loi d’ ordre supérieur (loi normale), les statisticiensempiristes s’en tiennent à une stricte constatation des relations , sans préjuger de lanature de l’inférence statistique. 24 Le débat est particulièrement important lorsqu’ils’agit de passer de modèles prédictifs (modèles de marchés financiers) à desmodèles prévisionnels.4°) … non harmonieuseLuc Ferry en déduit une constatation majeure : le Monde n’est plus considérécomme harmonieux 25 .A une vision irénique véhiculée par les théologiens , s’opposedésormais un Univers inquiétant , angoissant (pascalien : « Le silence de cesespaces infinis m‘ effraie ») .L’acceptation de cette harmonie déiste s’apparente à unpari : la « Vérité »ne pouvant être « connaissable » au travers de la seule Raison ( ily a une « rupture épistémologique ») , l’individu pensant doit prendre en comptedans le choix de ses actes d’autres « outils » , voire « finalités » : l’intuition (qui seracentrale chez Kant) , les affects ( la « concupiscence » pascalienne , c’est-à-dire lesappétits de sexe, de pouvoir, de savoir – ce qui conduira à la volonté de puissancenietzschéenne) , l’intérêt personnel, y compris par la violence ( Hobbes : lupushomine lupus) .Cette rupture , qui annonce le développement de la pensée rationnelle dusiècle suivant , est manifeste quand l’on observe la transition entre le « Discours surl’Histoire Universelle de Bossuet » , où tout l’Histoire de l’Humanité est guidée ,orientée par la Providence divine, et les travaux historiques de Voltaire, qui mettent àmal l’idée d’une transcendance harmonieuse ( par exemple , le discours sur letremblement de terre de Lisbonne, mais aussi les romans et contes), introduisant unscepticisme critique et une temporalité non linéaire 26 .§ 2) Le scientisme : de la philosophie à la production de scienceOn peut dire que les deux derniers siècles auront été marqués du sceau de lafoi dans le progrès de l’Humanité par la Science. Celle-ci s’est édifiée sur unfondement rationnel , cimenté par le positivisme. Génitrice ,puis fille de la Société23 Dans son Treatese on Probability, Keynes développera cette assertion , en s’appuyant sur les probabilitéssubjectives a priori24 Voir notamment , dans « La Tension Essentielle » de Kuhn, un intéressant chapitre sur « Les notions decausalité dans le développement de la physique » (pages 56 et suivantes) que devrait lire tout chercheur enéconométrie.25 Nietzsche opposera le monde apollinien , tout d’harmonie, au monde dionysiaque, tout de chaos , et qui est lavie même.26 Voir notamment K. Pomian L’Ordre du Temps NRF Gallimard (Bibliothèque des Histoires 2000), surtout lechapitre 2 (pages 37 et suivantes).17


Industrielle (au sens de Raymond Aron) 27 , elle se mue au cours du vingtième siècleen technoscience . Dans le dernier demi-siècle , les légitimités de la Sciencerationaliste (positiviste), puis de la technoscience , seront remises en cause,annonçant le post-modernisme.A ) Science et Progrès : la Philosophie des Lumières1°) La pensée occidentale…La Philosophie des Lumières recouvre en réalité un kaléidoscope de courantsparfois antagonistes , mais qui s’accordent sur quelques propositions fondamentales, répondant à l’ « Esprit des Lumières » propres à ce qu’il est convenu d’appel « laPensée occidentale ».-La première idée est que le savoir scientifique est source de progrès .En particulier , l’éducation (dont l’éducation scientifique et technique) est unfacteur d’émancipation . La filiation française sur ce point va de Condorcet(Révolution) ,puis de Comte ( première moitié du dix-neuvième siècle), à Renan(seconde moitié).-Il en découle la deuxième idée- clé : le rôle du libre-arbitre, de la faculté dedélibérer de ses choix , de développer son propre savoir , pour chaque individu.Le libre-arbitre implique également le libre examen critique , le « doutecartésien » , propre à l’état d’esprit scientifique – ce que l’on retrouve explicitementdans la notion de « falsifiability » de Karl Popper 28 .Ce libre –arbitre repose désormais, non plus sur la foi en Dieu , mais sur laRaison . Allant plus loin que Descartes, Spinoza saute le pas : la « Nature » étant ensoi rationnelle (cf. le principe de Raison Suffisante), la référence à Dieu concerneavant tout l’éthique (questions de morale , à savoir de justice et de charité, au sensd’Aristote). Il existe donc des « lois naturelles » qui régissent la vie en Société.Aussi, pour percer les mystères de ces lois naturelles , l’accumulation desavoir va reposer sur l’expérimentation et le développement de techniques , demachines . Dès la fin du dix-septième siècle , se multiplient les innovationstechniques, qui vont littéralement exploser au cours du siècle suivant (le fameux« processus de destruction créatrice » de Schumpeter).Dès lors, le logos scientifiquese double de la tecné ( Kant, dira : de la Raison Pure à la Raison pratique).2°)… faite de controverses et de débatsToutefois , les controverses et débats du « siècle des Lumières » laissaientpendantes des interrogations philosophiques :-Concernant la philosophie des Sciences , la querelle portait sur la méthode,entre l’idéalisme et l’empirisme. Les idéalistes prônaient la méthode déductive,privilégiant la formulation logico-mathématique (Leibniz , Laplace).Les empiristesprivilégiaient l’observation directe des faits , et la formulation inductive (interprétationdes « collectes » de « faits »-Hume, Berkeley, Diderot) .27 Dix-huit Leçons sur la Société Industrielle28 Notamment dans « La Société ouverte et ses Ennemis » : on est ici à l’intersection de la philosophie dessciences et de la philosophie morale et politique.18


-Concernant la philosophie morale et politique , la querelle portait sur la naturedes droits naturels . Pour les Anglais (et Voltaire) la propriété constitue un droitnaturel « et inaliénable » .Pour Rousseau et les Encyclopédistes , la propriété brisel’ « état de Nature ».La théorie actuelle dite « des droits de propriété », développée tant enéconomie qu’en gestion, se fonde très largement (certains diraient exclusivement)sur les argumentations de cette époque .Les développements « libéraux »de lathéorie au cours du dix-neuvième siècle- notamment l’ouvrage d’Adolphe Thiers 29 –n’apportent qu’une contribution marginale , par rapport aux contributions dessocialistes de tout poil – Proud’hon, Marx, Georges – et des « coopérativistes » -Owen, Charles Gide.A l’aube du dernier quart du dix-huitième siècle (1776 est une date charnière àbien des égards) , les matières à débats sont donc légion .En témoignent les hésitations d’Adam Smith , qui expriment au demeurant lesclivages à venir entre la « science économique »( voire « les » scienceséconomiques…) et l’ « économie politique ». Dans la Théorie des Sentiments Moraux, le professeur de philosophie morale de l’Université de Glasgow adopte unedémarche individualiste , axée sur les proximités interindividuelles , alors que , dansla Richesses des Nations, influencée par les encyclopédistes l’approche se fait« holiste », à la recherche de lois naturelles dans la Société. Avec sa méthode propre, les classiques anglais et français en tireront les conséquences.B) L’héritage de KantDisons-le tout net : il est difficile de comprendre comment s’est forgée la« science économique » sans faire référence à Kant (Cournot enseignait Kant et lenéo-kantisme à la Sorbonne dans les années 1830). 301°) Du syncrétisme au positivismeL’apport essentiel 31 de Kant consiste en une « réconciliation » de l’idéalismeet de l’ empirisme , en rejetant les positions extrêmes .Kant distingue en effet troisniveaux , ou trois types de savoirs :-Les savoirs fondés sur l’observation des pratiques individuelles ou socialescequ’il appelle le pragmatisme (la praxis). En tant que tels , on ne peut dire que cespratiques sont « rationnelles » -elles ont toutes chances de ne pas l’être.29 De la Propriété . Paulin, Lheureux, éditeurs, Paris 184830 Parce qu’il est peu coûteux (6 euros 50 ), court et de lecture agréable ,on mentionnera, dans la collection depoche GF Flammarion , un recueil de textes de Kant , comprenant notamment « Théorie et Pratique » (sur lesrapports entre Raison Pure, Raison Pratique et pragmatisme).31 Attention : nos propos n’ont aucune prétention philosophique. On peut même dire qu’il s’agit d’uneinterprétation « naïve »- davantage encore que ne s’en défend Mouchot dans sa « Méthodologie Economique »-surtout destinée à faire comprendre pourquoi le kantisme reste largement prédominant dans le positivismescientifique de nos jours , parfois de façon caricaturale.19


Par exemple, les décisions pratiques d’un chef d’entreprise ne sont pasnécessairement guidées par la logique des choix.-Les savoirs fondés sur une réflexion concernant le degré de rationalité , cequ’il appelle la Raison pratique .Celle-ci fait notamment appel à des techniques, desoutils ,(la tecné) que l’on appellerait maintenant de diagnostic et d’aide à la décision(Kant cite explicitement le juriste et le comptable).Ainsi , les décisions du chef d’entreprise pourront être évaluées à l’aune deleur « rationalité »-Mais, pour juger de cette « rationalité » , il faut aller beaucoup plus en amont ,et s’interroger sur ce qui la fonde, en procédant à une formalisation. Ce sera laRaison pure . Celle-ci doit permettre de dégager des « lois naturelles » , présentant,selon l’expression fameuse, un « caractère nécessaire et universel » . Cettethéorisation (teoria) nécessite un effort d’abstraction , et, notamment, deréductionnisme .On retrouve ici le célèbre principe dit « du rasoir d’Occam » 32 :exclure toutes les variables qui ne sont pas utiles à la démonstration – la fameuseclause ceteris paribus (toutes choses égales par ailleurs)- dont on sait que l’analyseéconomique a fait, depuis Ricardo, le plus ample usage..Ainsi, après avoir observé des entreprises « concrètes » , la Raison pratiquetente de développer des « généralisations empiriques » .Par exemple, on va spécifierles différents types d’organisation . Mais, pour en décrypter la rationalité économique( gestion optimale des ressources afin d’en maximiser la valeur) , il convient del’épurer , en théorisant sur un concept de firme représentative – la fameuse , et sicritiquée , « boîte noire » , dans laquelle l’entreprise se réduit à une combinaison defacteurs de production , dans le but de maximiser le profit . Pour un « kantien purjus » , il importe de se fonder sur des hypothèses « irréalistes » : ainsi, l’adjonctiond’un troisième facteur de production ( par exemple, la « fonction d’entrepreneur »n’apporte rien de plus à la démonstration de la logique des choix). C’est pourquoi ,dans le système walrasien , l’entrepreneur est exclu de l’ « économie pure ».Mais , si par la suite les néo-kantiens vont privilégier la méthode hypothéticodéductive, Kant lui-même s’avère plus circonspect. Il note que , dès lors que laformalisation pure semble déconnectée des problèmes soulevés en pratique, ilconvient de reconsidérer le système formel , quitte à en proposer un autre .2°) De la figure du philosophe « curieux » à celle du savant « génial »Le second apport de Kant réside , en ce qui concerne l’activité de recherche« scientifique », dans la « promotion » du libre-arbitre du chercheur . Pourparaphraser Goethe , le « Prométhée enchaîné » , soumis aux lois divines,transcendantes et « irréfutables » (indiscutables), se libère de ses chaînes. Lechercheur va exercer son entendement et sa faculté de jugement , tout en sesoumettant au seul diktat qu’il puisse s’imposer, celui de la Raison .32Du nom d’un moine polonais thomiste .Le précepte s’énonce : « Entia non sunt multiplicanda praeternecessitatem », soit, en latin médiéval : « Les données ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui estnécessaire ».20


Ainsi va se dessiner une figure nouvelle , au-delà des « sectes » , groupes depersonnes épris de « curiosités » , comme les Physiocrates , ou les Encyclopédistes,sans que les disciplines telles que nous les connaissons aient été mises en place .Ainsi, les Physiocrates sont avant tout des médecins (Quesnay était médecinde la Marquise de Pompadour à Versailles) des ecclésiastiques (Abbé Mably) , despropriétaires fonciers (Mirabeau, Mercier de la Rivière) , des industriels ( Dupont deNemours, qui s’exilera aux Etats-Unis, pour fonder l’entreprise de poudres etexplosifs) ,etc.Tout au long du siècle suivant, va se conforter la figure du savant solitaire, qui,dans son cabinet , étudie et découvre pour le Bien Public (Pasteur est à l’évidence lepersonnage le plus représentatif du mythe) 33 . Walras , compte- tenu des problèmesde reconnaissance qu’il eut à connaître 34 , peut être considéré comme une figure du« savant économiste ».Le chercheur , le « savant » , donc, perçoit et enregistre les phénomènes .Il luiappartient d’entamer le processus de formalisation , de rationalisation, en ayantrecours aux « catégories de l’entendement » , à l’intuition du temps et de l’espace ,afin de déboucher sur des concepts , lesquels relèvent du monde de la Raison Pure,sous forme de « noumènes » .A l’instar de Smith qui écrit la Richesse des Nations en 1776 , avant que laRévolution Industrielle ne se déclenche après 178O , Kant ne dispose , dans sonenvironnement , que d’un appareil technico-scientifique en voie d’émergence (lesgrandes lois de la chimie et de la physique arriveront un peu plus tard).Le système kantien est fondamentalement statique et hypothético-déductif: entémoignent les théories fortement inspirées de sa pensée , élaborées par Ricardo ,Cournot , Walras et les marginalistes . En revanche, le courant anglais , héritier del’empirisme (Bacon, Hume) , s’efforce de prendre en compte les forces économiqueset sociales en mouvement , comme on le voit chez les Mill ( James, et John-Stuart),Jevons et Marshall.C ) La filiation hégélienne : entre historicisme et holismeLà encore, il n’entre pas dans nos compétences de présenter Hegel.Soulignons seulement le fait que la pensée de Hegel a influencé une certaine visionde la pensée économique sur les points suivants :-Alors que l’édifice « nouménal » édifié par Kant reste statique, Hegel introduitce que l’on peut appeler la « dynamique longue » , au travers du sens de l’Histoire,conçue comme entité « idéelle ». Celle-ci évolue selon une trajectoire dialectique(héritée de la philosophie grecque). Cette trajectoire a un sens :elle doit conduirevers la « Fin de l’Histoire » , à savoir la « fin de l’esclave » -entendons, le33Cette construction du mythe du créateur solitaire (évidemment « génial ») apparaît également dans l’art .Ainsi, Norbert Elias (Mozart, Sociologie d’un Génie . Seuil La Librairie du XX° siècle) voit en Mozart lapréfiguration de l’ « artiste » , à la fois créateur et entrepreneur, comme le modélisera le romantisme (VictorHugo sur son Rocher de Guernesey). Au plan politique , on songe évidemment au mythe napoléonien, mis à malpar Henri Guillemin.34 Mal vu sous le Second Empire pour ses convictions socialisantes , mais aussi pour son « mathématisme » , ilse vit refuser un poste universitaire (notamment à Montpellier) et ne dut qu’à son amitié avec le Ministre del’Education , Victor Duruy, de trouver un poste à Lausanne : ce qui fait que les Américains pensent que le maîtrede l’Ecole de Lausanne était suisse …21


« moment » où chaque homme sera libre de son destin, et pourra exercer pleinementson libre- arbitre . 35-Le second apport de Hegel réside dans une vision holiste : c’est le système,le tout, qui guide la conduite des éléments de ce tout , des individus .Ceux-ci sont enfait « déterminés » par le Monde réel , qui en fait celui des idées (idéel) , quoi qu’ilspuissent faire (c’est la fameuse « ruse de la raison » , également la célèbreexpression « le réel est rationnel »).Face à ce déterminisme historique, l’humanité doit s’organiser rationnellement.Il appartient à l’Etat (Hegel ,prussien , a adopté les idéaux de la RévolutionFrançaise, notamment l’Etat jacobin) d’assumer ce rôle.Le holisme est prégnant dans les idéologies économiques , libérales oucollectivistes .Les conflits idéologiques qui ont marqué le vingtième siècle ontcontribué à déligitimer cette approche , que l’on convient d’opposer à l’individualismeméthodologique , dans lequel ce sont les actions individuelles qui « construisent »,« structurent » le système global (ce sont les choix individuels qui construisent lemarché).On verra plus loin que les relations entre individualisme et holisme sont pluscomplexes.L’autre filiation hégélienne réside dans le développement de l’historicisme, etnotamment de l’Ecole historique allemande (Knies , Hildebrant). L’approche « ultraempirique» (en fait, herméneutique) des historiens s’opposera à l’ »hyperdéductivisme» des marginalistes, suscitant la « querelle de méthodes » viennoiseévoquée plus haut. L’un des apports de l’Ecole Historique aura été de contribuer àintégrer l’économie politique dans le système universitaire allemand institué parHumboldt ,donnant ainsi sa légitimité aux « économistes de la chaire » 36 .D ) Le rationalisme scientifique et le triomphe du positivismeLe capitalisme industriel du dix-neuvième siècle va promouvoir, commeélément- clé de l’idéologie libérale , la Foi dans le Progrès par la Science . ErnestRenan est particulièrement représentatif de ce rationalisme .Cette idéologie se traduitau plan épistémologique par le développement de ce que l’on appelle le positivisme.Celui-ci se fonde sur les convictions suivantes , lesquelles continuent à imprégnerlargement la conception dominante de ce qu’est un travail « scientifique » :1°) Le « Monde » est rationnel .35 Dans un article , somme toute assez confidentiel, mais qui fit grand bruit , un politologue de Harvard, FrancisFukuyama , « prédit » que nous étions entrés dans la « Fin de l’Histoire », dans la mesure où les valeursoccidentales , promouvant la liberté individuelle , se mondialisaient . Fukuyama pensait avant tout audéveloppement des démocraties , plus qu’à celui de l’économie de marché –même si celle-ci peut contribuerdans une certaine mesure à promouvoir celle-là . Cependant, lui-même restait , en tant que « Harvardien » , trèsconscient des limites et des défauts de l’omnipotence du « Marché » , à l’instar de son collègue Joseph Stiglitz.36 En France , l’économie politique a longtemps senti le soufre .Jean-Baptiste Say enseigna d’abord l’économiepolitique dans l’équivalent de ce qui est le CNAM de nos jours .Le succès auprès du public ( les gens sepressaient à ses cours) fit qu’il fut autorisé à délivrer , dans les années 1830, un cours… d’économie industrielle(le terme d’économie politique faisant peur).On a évoqué le refus de la Faculté de Droit de Montpellierd’accueillir Léon Walras en 1867. Les cours restaient à l’époque très descriptifs (il faudra attendre la« révolution marshallienne »), du moins en Faculté , les apports mathématiques étant mieux accueillis dans lesEcoles d’ingénieurs (Dupuit à l’Ecole des Ponts par exemple).22


C’est un donné existant qui « fonctionne » en termes de cause et d’effet (si…alors) .Il appartient au chercheur de découvrir ces causalités , afin d’expliquer cefonctionnement.2°)La connaissance de ces lois , de ces déterminismes , incombe au« savant », lequel va utiliser à cet effet la méthode expérimentale 37 .Celle-ci est faite de la formulation d’hypothèses relatives à ces causalitésL’expérimentation in vitro , assortie de la vérification statistique des permanences, vapermettre de confirmer ou d’infirmer l’existence des relations causales .Le lieuarchétypique de la recherche scientifique devient donc le laboratoire , au sein duqueltravaille une équipe de chercheurs , dirigée par un « patron » -le « savant ». Lesautres disciplines doivent se conformer à cet archétype positiviste .Ainsi, les revues en sciences humaines et sociales « singent » les revues de« sciences exactes » , comme l’avait montré Georges Perec dans un article hilarant ,dans lequel un chercheur avait « mesuré » l’effet du jet de tomates sur le chant d’unecantatrice . Le « canon » quasi- obligé , pour être accepté , d’un article « de bonniveau scientifique » comprend les éléments suivants , dûment mesurés en nombrede lignes ; voire de signes : objet, revue de la littérature , hypothèses à tester,méthodologie, résultats, conclusions et implications , bibliographie . Toutmanquement est vivement reproché par l’ « expert » 38 Les revues qui ne suivent pasce canevas sont considérées comme « non » ou « faiblement » scientifiques.De même , le chercheur est censé travailler dans son laboratoire .Ainsi , unerécente directive du CNRS enjoint aux chercheurs en Sciences Sociales de seconformer aux heures de bureau , et d’y organiser des réunions d’équipes (avec lescollègues voisins , y compris d’autres disciplines).Comme l’avait fait remarquer MrTodorov , directeur de recherches à l’EHESS ,dans un article du Monde, cetteprésence s’avère peu « productive » pour, par exemple, des ethnologues ou desarchéologues !.De façon générale , les chercheurs en Sciences Sociales travaillentdavantage in vivo qu’ in vitro.3°) Le «démarreur » de la recherche est la formulation d’hypothèses (cf.Poincaré : « Il n’est de science que d’hypothèses »).La « transmission » est constituée par le test , ce qui implique que l’hypothèsese prête à la mesure (ce qui autorise, dirait Popper , sa « réfutabilité » 39 ) .Lesconditions de l’expérimentation (le protocole) doivent être soigneusement précisées.En particulier, les variables pertinentes doivent pouvoir être isolées des informations« parasites ».On voit immédiatement les problèmes soulevés en sciences sociales ethumaines .Il est difficile de tester des hypothèses de comportement entre deuxvariables isolées (dépendante et indépendante). Un cas typique est constitué par letest de comportement du consommateur face à l’évolution d’une variable (le prix,l’emplacement , l’ambiance, etc.).E ) Les courants « hétérodoxes »37 L’ouvrage le plus connu – notamment des élèves de Terminale- est celui de Claude Bernard (« Introduction àla Médecine Expérimentale »)38 Ainsi qu’il m’arrive trop souvent de le faire…39 Ce qui peut justifier l’accusation de « positivisme » à l’encontre de Popper23


Dès la fin du dix-neuvième siècle, une remise en cause des fondements dupositivisme – le chercheur doit décrypter les causalités d’un Monde prédéterminépour découvrir la Vérité- et du scientisme –pour ce faire, il doit recourir à uneméthode rigoureuse d’expérimentation et de formalisation. 40 On citera plusieursécoles , considérées comme « hétérodoxes » (par rapport à l’orthodoxie positiviste)411°) L’Autriche et le Cercle de VienneLe courant le plus connu en épistémologie est le Cercle de Vienne. Il estconstitué d’un groupe de chercheurs en sciences expérimentales (l’acousticienMach est le plus célèbre), des logiciens (Carnap), mais aussi de tenants dedisciplines en émergence, comme Sigmund Freund et les marginalistes de l’Ecole deVienne, ainsi que d’artistes, d’architectes, etc. . Ce cercle de réflexion aura uneexistence assez courte, dans un Vienne « crépusculaire » 42 (fin du dix-neuvièmesiècle ) , dans un climat d’ « apocalypse joyeuse » 43 .Le Cercle de Vienne remet en cause notamment le postulat d’indépendancedu temps et de l’espace , l’un des fondements de la philosophie kantienne. Le rôle del’observateur , du chercheur devient central , remettant radicalement en cause l’idéed’une Vérité Absolue . Cette relativisation de la production de la recherche induira la« révolution einsteinienne » (théorie de la relativité –Einstein a participé au Cercle deVienne ) , mais également le « réfutationnisme » de Karl Popper et le« sociologisme » de Hayek 44En réalité , le Cercle de Vienne aura été plutôt un centre de débats , un« bouillon de culture » , les prises de position étant très controversées. 45 Mais il auracontribué à remettre en cause les certitudes de la Science officielle. En ce sens, ils’inscrit dans le projet nietzschéen ( « Le Gai Savoir »)de sape du piédestal surlequel on avait placé la Science. 4640Friedrich Hayek, dans un petit ouvrage , dénoncera , dans les années 1930 , le scientisme (Scientisme etSciences Sociales , en livre de poche , éditions diverses –notamment Agora). Hayek est l’auteur d’une formulecélèbre : « En sciences sociales, les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce que l’on voudrait qu’ellessoient » .En d’autres termes , le chercheur construit son champ d’observation , son objet en fonction de sonobjectif de recherche. Le Monde n’est donc pas « donné », n’a pas d’existence en tant que tel, de réalitéontologique .Il ne s’agit en l’occurrence que l’une des multiples interprétations de l’hégèlianisme.41 A côté de la critique marxiste-léniniste de la « philosophie bourgeoise », en fait assez ambiguë (cf. Lénine« Matérialisme et Empirio-criticisme ») .42 Pour reprendre le titre d’un roman de Schnitzler (« Vienne au Crépuscule »)43 Titre d’une exposition au Centre Pompidou , en 1986, qui a connu un immense succès.44 L’ouvrage-clé est ici celui de Pierre Jacob : « De Vienne à Cambridge – L’héritage du positivisme logique de1950 à nos jours NRF Gallimard Bibliothèque des Sciences Humaines » La préface de Pierre Jacob (Commentpeut-on ne pas être empiriste ?) est particulièrement intéressante .L’ouvrage est un recueil des contributions desmeilleurs spécialistes (notamment Hempel , Popper, Quine, Kuhn, Feyerabend, etc.) Mais répétons que lessciences visées sont avant tout les disciplines de laboratoire (dont on voit mal, effectivement, comment ellespeuvent ne pas être empiristes…).45 Dans l’ouvrage cité ci-dessus, Jacob rapporte une anecdote significative :lorsque Popper rencontre chez luiWittgenstein , leur débat devient rapidement très tendu .Au bout d’un moment, Popper commence à agiterdangereusement un tisonnier au- dessus de la tête de Wittgenstein (qui avait un certain art de la provocation) endisant « ça ne se peut pas, ça ne se peut pas » . Ce qui montre que l’épistémologie est une disciplinepassionnante, mais risquée…46 Le Tractatus de Wittgenstein, bien que plus (très) confidentiel , aura une profonde influence en épistémologie.Il s’inscrit d’ailleurs dans les préoccupations des logiciens. Dit simplement : chaque mot, ou concept, n’a pas devaleur universelle. Chacun est susceptible de l’interpréter à sa guise : on n’est pas sûr que chacun d’entre nousait la même perception de la couleur rouge. Les empiristes insistent alors sur la nécessité de protocolesrigoureux, impliquant notamment que les gens d’une même équipe se concertent pour convenir d’une définition24


2°) L’institutionalisme nord-américainLe second courant hétérodoxe , développé dans les Universités nordaméricainesde la Nouvelle-Angleterre WASP (Boston-Harvard notamment ) formeune école de pensée dite « radicale » 47 , dans la mesure où elle entend s’attaqueraux « racines » du capitalisme : l’institutionnalisme.On a coutume de voir dans Thorstein Veblen , même s’il n’a pas enseigné àBoston, le « père » de l’institutionnalisme . En fait, le courant a plusieurs sources ,par exemple le georgisme (du nom de Henry George) , qui prônait la municipalisationdes sols .De surcroît , les excès du capitalisme sauvage qui avait suivi la fin de laGuerre de Sécession , avec ses « robber barrons »(barons pillards) et autres« carpetbeggers » , avaient entraîné un mouvement d’opinion pour une« moralisation des affaires » , qui débouchera sur les lois anti-trust des années1890-1900.Dans ses divers travaux, Veblen va dénoncer les dysfonctionnements de l’économie libérale de marché , telle qu’elle est prônée par les « Maîtres » de l’Ecolede Chicago , à savoir John -Bates Clark et Irving Fisher .Or, ces derniers prônent uneméthode « rigoureuse » , hypothético-déductive , avec une formulation logicomathématique. A ce positivisme scientiste , qui constitue la tradition de Chicago,Veblen oppose une méthodologie fondée sur l’observation des faits sociaux , dansun but de critique sociale : le « Monde » de l’économie libérale de marché nefonctionne pas de façon harmonieuse 48Les thèmes majeurs de sa critique sont toujours présents dans la traditioninstitutionnaliste nord-américaine : l’excès de puissance des trusts industriels , quidictent leurs choix aux consommateurs (« filière inversée », « roi détrôné ») ; l’excèsde consommation inutile, ostentatoire (effet de snobisme) ; cupidité, recherche duprofit à court terme des financiers et autres affairistes , alors que les « ingénieurs »(manageurs) constituent une classe d’élite « gouvernant » les entreprises dans lesens d’une plus grande efficacité technique (la « technostructure »).La méthode part d’une vision de la Société fondée sur des institutions , c’està-dire,au sens de Max Weber, d’organisations recevant une légitimité plus ou moinsforte en fonction du rôle qu’elles assument dans la Société. La méthode se veut doncà la fois, descriptive , interprétative (plus qu’explicative) et critique (plus queprescriptive). En particulier , les institutions contribuent à structurer « à leur façon »l’organisation de la Société .Ainsi, les entreprises ne sont pas « soumises » auxdiktats du Marché, comme le prétendent les libéraux .En tant qu’institutions , ellesinterviennent pour modeler à leur avantage leur champ d’action (comme le montreMichael Porter, professeur à Harvard, dans son modèle des forces concurrentielles).commune, non ambiguë (par exemple, une définition du rouge par sa longueur d’onde).Mais d’aucuns montrentque l’on débouche nécessairement sur une impasse (qu’est-ce qu’une onde ?). D’où l’idée , en sciences sociales,de partir de la représentation par le sujet (observant ou observé).47 Le « radicalisme » américain est donc un mouvement plus protestataire que le radicalisme français , maisdémocratique, à la différence des mouvements radicaux clandestins en Europe. Disons que c’est l’aide gauche duParti Démocrate, appuyé sur les associations protestataires (comme les mouvements écologiques, leconsumérisme, l’anti-mondialisme, etc.) L’ouvrage de Naomi Klein (No Logo Actes Sud) qui s’est vendu auxEtats-Unis à plus de cinq cent mille exemplaires ( trois cent mille en France) est représentatif du mouvementradical. On pense également aux films de Michael Moore, dénonçant les tares de l’économie de marché.48Notamment « Théorie de la Classe de Loisir » NRF Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines Avecune très intéressante préface de Raymond Aron : « Avez-vous lu Veblen ? »)Bien entendu, en-dehors de samisanthropie proverbiale , cette prise de position épistémologique lui vaudra d’être longtemps rejeté du systèmeuniversitaire…25


L’Ecole institutionnaliste – dont Schumpeter se rapprochera lors de son exil àHarvard- comprend notamment les auteurs suivants : Veblen, John- Maurice Clark(fils de John- Bates Clark), Commons, Mitchell, Galbraith .Au cours de ces dernières décennies , se sont développés plusieurs courantsse présentant comme héritiers de l’institutionnalisme. L’auteur le plus connu estOliver Williamson (« The economic Institutions of Capitalism » traduit –mal – enfrançais, mais avec une préface habile de Ghertman), qui fonde son analyse sur lescoûts de transaction. On y reviendra. L’autre courant s’intitule la NEI (NouvelleEconomie Institutionnelle). En caricaturant, on pourrait dire que ces courants« modernes » tentent de réintégrer les institutions dans une analyse néo-classique ,fortement positiviste, du fonctionnement des échanges , sans que les coûts detransaction aient pu supplanter le système walrasien de prix relatifs.3°) Le courant empiriste anglaisEn ce qui concerne plus précisément l’analyse économique néo-classique, onn’aurait garde d’oublier que ce qu’il est convenu d’appeler l’ « orthodoxiemarshallienne » - soit la théorie microéconomique de l’équilibre marginaliste- s’inscritdans la tradition empiriste anglaise. Alfred Marshall a d’abord écrit, avec sonépouse, un ouvrage d’ « économie industrielle » -en fait, de géographie industrielle. Ils’efforce d’introduire , dans ce qu’il appelle le « squelette » de la théoriemicroéconomique positiviste , la « chair » des phénomènes et des problèmessociaux .Par exemple, il introduit le territoire dans l’analyse , en décrivant lesexternalités propres au district industriel(de la laine, du coton, de la coutellerie, etc.).De même, il introduit l’entrepreneur pour expliquer le cycle de vie de l’entreprise.Dans la huitième édition des Principles en 1923 , il modifie son raisonnement sur lataille optimale, pour tenir compte de l’observation de la croissance des groupesindustriels. 49Ainsi , l’on retrouve les divergences de représentation du Monde, évoquéesplus haut, entre une vision « théosophique » , fondée sur la conception d’un Mondeharmonieux (l’équilibre optimal) , et la vision « philosophique » d’un Mondechaotique, en mouvement perpétuel, en déséquilibre permanent .L’Ecole deCambridge adhèrera au principe holiste « marxien » (selon l’expression de Mrs JoanRobinson) de tendance à la concentration (« la concurrence tue la concurrence) et,avec Keynes , de possibilité d’un équilibre stable de sous-emploi ( nécessitant lerecours à un Etat qu’on pourrait qualifier d’ « hégélien ». 50Oxford n’a pas seulement exprimé sa différence avec Cambridge que dans lescourses d’aviron .La tradition oxfordienne est fondée délibérément sur un empirismeempreint de pragmatisme.49 Cf. notre contribution dans la Revue Française de Gestion (« Les PME existent-elles ? ») n° 116, 199750 Dans une lettre souvent citée , Marshall exprime à John- Bates Clark son opposition à la théorie « pure » ,hypothético-déductive , positiviste , statique, « irréaliste », qui fonde encore l’Ecole de Chicago (et lui assuretant de prix Nobel…) .C’est comme si, dit-il , on enseignait la navigation à voile « sur une mer tranquille avec unvent nul ».26


Ainsi, lors d’une célèbre enquête menée auprès de chefs d’entreprise à la findes années 30 , l’équipe d’Andrews, Brunner et Saxton observe qu’en réalité , lesentrepreneurs ne raisonnent pas à la marge , puisque le coût comptabilisé (le CRUCcoûtde revient unitaire complet) est estimé constant. L’observation d’une« pratique »(praxis) 51 déclenchera une « querelle du marginalisme » , fondatrice d’uncourant d’Economie d’Entreprise (en liaison avec l’Ecole Allemande de Gutenberg etAlbach) et le courant de « Managerial Economics » ( initié par Joel Dean aux Etats-Unis).§ 3 L’ère de la TechnoscienceL’activité scientifique , au cours du vingtième siècle , est désormais envisagéecomme une filière de production de savoirs, qui part de l’amont- la recherchefondamentale- jusqu’à l’aval –le développement de produits et de process innovants.Désormais le chercheur est un agent productif , soumis à des contraintes derésultat. Il est inséré dans un réseau de conventions qui guident son activitéproductive. Ce faisant, le sens de celle-ci peut lui échapper .La fin du siècle marqueun recul de la légitimité accordée jusque là à l’institution scientifique.A) La « révolution managériale » de la scienceLe capitalisme industriel du vingtième siècle est managérial, commel’avaient annoncé , et Veblen 52 ,et Weber (qui idéalise le type de labureaucratie).Désormais , la figure du chercheur , travaillant dans un laboratoirepublic ou privé, sur des projets planifiés, remplace celle du savant, isolé dans soncabinet ,engagé dans un projet singulier. 53On peut alors parler d’une inversion de la filière .Dans la conception scientiste,la teoria repose sur un logos , un « discours » cohérent ( lien entre la Raison Pure etla Raison pratique). Cette création , invention (poiesis) va susciter des techniques(tecné) nouvelles , sur la base de principes théoriques 54 , modifiant les pratiquesindustrielles (praxis).Dans la conception industrielle de la recherche , le programme s’interprètecomme un processus planifié de résolution d’un problème pratique 55 , destiné àdévelopper des produits répondant à une demande expresse ou latente ; cedéveloppement nécessite une innovation 56 , impliquant , pour qu’il y ait transfert, ledéveloppement de technologies nouvelles , issues de la recherche fondamentale.L’ensemble constitué par ce système , dans lequel s’exerce la division dutravail 57 , constitue la technoscience. Son étude relève du courant sociologiqueévoqué au début de cet essai. Il en résulte diverses conséquences , qui rendent, ànotre sens , largement obsolètes les travaux « classiques » en épistémologie .51 Andrews précise bien qu’il s’agit d’une pratique, sans qu’il en tire la conclusion qu’elle est « rationnelle ».52 Dans « L’Ere des Ingénieurs » et « The Theory of Business Enterprise »53 On a montré que des personnages , comme Pasteur , ou Edison, avaient préfiguré cette nouvelle conception« entrepreneuriale » de la Science, en créant de puissantes organisations (Institut Pasteur , General Electric)54 Parfois avec retard : le principe de la pile électrique, découvert par Volta sous Bonaparte , ne sera renduopérationnel qu’en fin de siècle.55 Cf. L’exemple cité supra , de la mise au point de la puce pour alléger les vaisseaux spatiaux.56 Au sens le plus large , selon la classification dite « de Frascati ».57 Ainsi, l’activité d’invention est souvent dévolue à de petites entreprises innovantes , vivier dans lequel lesgrands groupes développeurs « feront leur marché ».27


La conséquence essentielle est que le laboratoire est désormais géré , voirefinalisé comme une entreprise , dont l’objet est de développer une activité derecherche aux fins de fournir des procédés, process et/ ou produits nouveaux .L’organisation est donc gérée de façon bureaucratique (hiérarchie,formalisation , planification- contrôle des performances et des ressources de diversesnatures).L’organisation doit répondre aux besoins exprimés par les commanditaires ouclients potentiels .Elle doit disposer de compétences répondant à la nature de cesbesoins.L’organisation est intégrée dans un réseau de relations composées demultiples participants :des partenaires industriels, des experts , des« institutionnels ».Le sociologue Bruno Latour a particulièrement exploré « la vie de laboratoire », pour reprendre le titre de l’un de ses ouvrages (initialement, sa thèse). Une équipede l’Ecole des Mines , animée par Midler , étudie en profondeur comment s’opère leprocessus de découverte et de développement d’un produit- process dans desbureaux d’étude industriels (par exemple, la création d’un nouveau modèle chezRenault)Désormais , le « patron » du « labo » exerce en pratique une fonction demanager , la recherche proprement dite étant dévolue à diverses catégories ,fortement hiérarchisées ,de chercheurs spécialisés.Une autre conséquence réside dans le fait que , dans bien des industries, uneentreprise produisant des résultats de recherche constitue une activité à hautsrisques, comme on le voit dans les start-up : dès l’instant qu’un concurrent découvreet protège sa découverte , le travail accompli perd sa valeur (en-dehors de l’effetd’apprentissage).On a donc le paradoxe d’une organisation qui peut être fortementbureaucratisée , mais qui doit assumer des risques entrepreneuriauxEnfin, ainsi que l’ont observé des sociologues , autour de Callon (Ecole desMines) la recherche implique un effort de « traduction » vers des publics divers.Comme l’a révélé par exemple le problème des OGM 58 , l’arrivée de produits et deprocédés nouveaux suscite d’autant plus d’inquiétude que la légitimité de la Scienceest remise en cause.B) La fin des légitimités ? : Vers une conception constructiviste de la scienceLa recherche scientifique repose encore largement sur la conceptionpositiviste : il suffit pour s’en convaincre de considérer les canons attendus (etexigés) de la « bonne thèse » ou du « bon article » dans les disciplines d’économieet de gestion.Il est à craindre cependant qu’un tel conformisme manifeste plutôt l’absenced’une forte certitude sur la finalité de ces disciplines , sur leur épistémè. Car lepositivisme de la fin du dix-neuvième siècle a subi de nombreuses attaques –consécutives en grande partie à l’évolution de la production de recherche.Le changement de perspective le plus important réside sans nul doute dansune vision constructiviste de la démarche de recherche .Comme on l’a souligné àdiverses reprises , les chercheurs ne partent plus de l’assertion selon laquelle leur58 Ce problème n’est pas nouveau comme le révèlent les résistances des canuts (tisserands lyonnais) devant lemétier Jacquard, ou des tisserands anglais devant la water frame (luddisme)28


champ de recherche est a priori « rationnel ». Dans leur pratique de recherche, ilsconstruisent leur objet, mais aussi leur champ. Ainsi, les « champs » s’édifient encourants, en disciplines, de plus en plus spécialisées.1°) La démarche est donc heuristique 59On « fait de la recherche » , en ce sens que l’on tend vers un résultat , maispas nécessairement aussi précis que dans le test d’hypothèse scientiste , telqu’énoncé par Claude Bernard . La démarche serait qualifiée par les théoriciens dela décision d’ « incrémentale émergente »( Brian Quinn parle d’ « incrémentalismelogique ».Comme le montre Midler , évoqué supraprogressivement, prend un caractère exploratoire., le projet se construit2°) La deuxième conséquence relève de la sémantique , ou de la sémiologie .Les concepts sont largement « appropriés » et « aménagés » par chaquecommunauté de chercheurs travaillant sur un objet commun, et acceptant les mêmesconventions .On peut ici se référer aux travaux de <strong>Michel</strong> Foucault (« les Mots et lesChoses », « L’Archéologie du Savoir » ) qui montre que le sens donné aux motsévoluent en fonction des préoccupations de recherche (il prend notamment l’exempledu mot travail dans l’histoire de la pensée économique – de façon assez contestableau demeurant).On passe ainsi de taxonomies , héritées des encyclopédistes, à destypologies , qui classent en fonction de l’objet et de l’objectif de la recherche.De plus, comme le montre Roland Barthes, le « sens » donné à un « mot » ,diffère selon les publics, pouvant accéder au rang de « mythe » . De nos jours, lesmots « mythiques » (chargés de sens divers) sont légion : chômage, développementdurable, compétences, etc., … et Science.3°) La troisième conséquence réside dans la « promotion scientifique » de lanotion de complexité .A l’approche analytique , fondement de la causalité (si A, donc B) succède larelation systémique ( A influence B, qui réagit sur A, ou C, etc.) .on entre alors dansun contexte d’incertitude sur le résultat . La démarche « pas à pas « , « « essais -erreurs », « par tâtonnements » apparaît désormais comme la pratique dominante derecherche.4°)La quatrième conséquence , bien connue des économistes et desgestionnaires , réside dans le remplacement de la notion de « rationalitésubstantive », propre à la pensée positive , par la rationalité limitée , induisant desprocédures « ad hoc » de résolution de problèmes , dites de rationalitéprocédurale 60 .En particulier, le critère , essentiel en économie positive, d’optimisation deschoix, est remplacé par un critère « flou » de simple « satisfaction » (orienté vers uncouple maximisation –minimisation )59 Comme on l’a déjà noté, c’est en ce sens que Popper voyait beaucoup d’analogie entre le processus derecherche et la décision de gestion.60 Notons tout de même que la théorie néo-classique a « digéré » l’approche de rationalité limitée, endéveloppant les théories de l’information ( Alchian, Demsetz, Stiglitz), axées sur le coût et l’asymétrie.29


Ainsi, le manager cherchera le point minimum (le point mort) ou maximum (part de marché, productivité, la plus importante possible) mais en intégrant toutes lesautres variables de décision.Bien entendu, bien d’autres considérations, touchant à la philosophie moraleet politique, viennent remettre en cause la légitimité de la Science , vue comme uneactivité sociale.-En tout premier lieu, la mythification de la Science et de la technologie (ausens de Heidegger) a été le fait d’idéologies à caractère holiste, conduisant auxcatastrophes du vingtième siècle . La critique des idéologies totalitaires est aussicelle des bureaucraties , dont les théoriciens des organisations ont largement montréles déviances et les inefficiences 61-En second lieu, la mondialisation a fait prendre conscience des excèspossibles du pouvoir de la « technoscience » ,suscitant des mythes apocalyptiques,comme l’effet de serre 62 . Des contre-valeurs émergeront donc au cours de ce siècle.CHAPITRE DEUX : LA CONSTRUCTION DES THEORIESLa production de savoir scientifique repose sur l’élaboration de théories. Souscette apparence évidence , se cache naturellement un problème de définition de « cequ’est » une théorie .Dans la conception positiviste , la théorie est avant tout unehypothèse, concernant un lien de causalité , destinée à révéler un déterminismecaché entre des variables . Au sein du positivisme, un courant estime devoirprivilégier la logique formelle de la relation (le positivisme logique) , alors qu’un autrecourant met l’accent sur la vérification empirique de l’hypothèse (empirisme logique).Par exemple , les lois de Kepler-Newton constituent une formulationcomplètement axée sur la formalisation logico-mathématique ; ce n’est que bien plustard que Le Verrier put établir l’existence d’un corps céleste , alors qu’il n’avait pasété détecté jusqu’ici, grâce aux lois de gravitation. De même , le théorème derelativité restreinte d’Einstein n’a été « vérifié » (les empiristes diraient « démontré »,les poppèriens « confirmé ») qu’à l’occasion de l’observation par des satellites horsde l’orbite terrestre.SECTION I LES NIVEAUX DES THEORIES : paradigme et modèleMais une théorie n’est jamais isolée .Elle est partie intégrante d’un ensemblede productions , d’expérimentations, mais aussi de controverses. Toutefois , lesépistémologues , compte- tenu de la diversité des courants et des disciplines, maisaussi des types de disciplines, n’adoptent pas nécessairement les mêmes définitionset conventions. On peut néanmoins suggérer le « classement » en paradigmes,théories et modèles.§1 Les diverses acceptions du paradigme61 Notamment Herbert Simon dans sa thèse (« Administrative Behavior, traduit chez Economica)62 A noter que ce mythe de la « Planète en danger » se retrouve dans toutes les civilisations30


1°) Les théories s’inscrivent dans un paradigme – on n’ose dire au sens deKuhn , car celui-ci reconnaît au moins deux versions de sa main, l’une large , etl’autre étroite 63 .Convenons de conserver l’acception « parapluie » : le paradigme recouvrel’ensemble des théories , modèles, expérimentations, productions, prescriptions, etc.,qui reposent sur des convictions communes concernant les hypothèses , laméthode, les résultats obtenus ou escomptés. Ce paradigme est souvent ouvert parune « découverte », au sens de Kuhn ou Popper , induisant un changement tel qu’ilsuscite un nouveau courant de recherche .Ainsi , la découverte de l’ARN a ouvert un nouveau champ disciplinaire enmatière de génétique . Ceci étant dit , la diversité des courants sur la génétiqueentraîne la nécessité pour l’équipe de recherche de se positionner sur l’un d’entreeux (appelé souvent « paradigme »).En science économique, on pense évidemment au paradigme keynésien ,regroupant l’ensemble des recherches acceptant les hypothèses et la méthodemacroéconomique ,avec une grande diversité de courants (croissance , économiepublique, économie financière , développement, etc.)2°) Les conditions du changement de paradigme constituent en soi un objet dedébat .Certains auteurs, autour de Kuhn, optent pour une rupture brutale , avec rejetdu paradigme précédent .Nombre d’auteurs penchent pour un changement« incrémental » du paradigme dominant , quitte à ce que celui-ci « digère » lesapports novateurs.Ainsi, Oliver Williamson pense que sa théorie des coûts de transactionconstitue un nouveau paradigme , venant supplanter le paradigme des échanges parle marché .Les tenants du paradigme néo-classique pensent que les coûts detransaction ne constituent qu’un apport venant plutôt enrichir le paradigme ,constituant la « Théorie Standard Elargie ». Cependant, selon le « théorème deCoase » , les coûts de transaction sont nuls en concurrence pure et parfaite .Or, comme le rappelle Hicks dans « Value and Capital » l’hypothèse(« irréaliste ») de concurrence pure et parfaite ne saurait être abandonnée, souspeine de détruire (comme le ferait un virus informatique) l’ensemble de l’édifice del’équilibre général .On peut donc interpréter les CT de deux façons : soit ilsconstituent bien un nouveau paradigme ; soit , ils ne jouent aucun rôle dans leparadigme néo- classique.3°) Les travaux sur les changements de paradigmes ne prennentgénéralement pas en considération les pratiques de la technoscience.L’évolution des connaissances scientifiques – tirées par une demandesociale et poussées par les innovations technologiques- se traduit par des« clonages » , des « fusions » nées de coopérations entre disciplines parfois fortéloignées .En d’autres termes, la technoscience évoluerait plutôt par la constitutionde réseaux transdisciplinaires.63 Rappelons qu’il y a une vingtaine d’années, une économiste avait relevé à l’époque vingt et une définitionsdifférentes dans les travaux en Sciences Economiques : leur nombre n’a pu que s’accroître depuis .31


On a déjà évoqué les travaux autour des théories de la décision, qui font appelà des équipes pluridisciplinaires de façon croissante . Ce développement parcomplexité croissante est encore plus nette pour les champs d’observation« finalisés » ( secteurs de l’énergie, de la santé , du sport, du divertissement, de lacommunication ,etc.) .En particulier , nombre de projets de recherche nécessitentune collaboration entre « économistes » et « gestionnaires » -par exemple sur lagouvernance des groupes industriels et financiers, sur les stratégies industrielles 64§ 2) Théories et modèlesAu sein du paradigme , les différents courants produisent des théories et desmodèles.1°) Les théories se présentent comme des conjectures.Popper nous dit qu’elles doivent être :- Audacieuses : entendons, originales, novatrices, créatives , allant àl’encontre des idées reçues apportant une contribution positive auparadigme , en le confortant ou en le diversifiant, ou bien encore enl’enrichissant, voire en le connectant à d’autres théories ou paradigmes,etc.- Réfutables : entendons , discutables, reposant sur une argumentationcohérente et logique , sur des concepts transmissibles et pouvant êtreinterprétés, conceptuellement et/ou empiriquement, par d’autres locuteurs.Bien entendu , les théories produites ne présentent pas toutes un tel degré deperfection conjecturale : il s’agit là d’une base essentielle d’évaluation de leur rigueurscientifique , mais aussi de leur intérêt (une théorie rigoureuse ne présente pasnécessairement un grand intérêt , du moins dans toutes ses composantesstructurelles, qui seront examinées infra ).2°) Les modèles constituent à notre sens une explicitation et undéveloppement de la théorie sur ses divers aspects.Les modèles sont généralement produits dans le cadre d’un programme derecherche, donnant lieu à la publication d’un rapport, d’articles dans les revuesscientifiques, puis de « traductions » (au sens donné à ce mot supra ) en directiond’experts , d’étudiants (manuels) ,de praticiens (revues d’affaires) voire du grandpublic ( news , quotidiens).Prenons l’exemple d’un auteur , alternativement classé comme « économisteindustriel » ou « spécialiste de management stratégique » , que nous avons présentédans la Revue Française de Gestion : Michael Porter . Etudiant à Harvard , ildéveloppe , dans le cadre du paradigme industriel SCP 65 , une théorie nouvelle surles stratégies concurrentielles, dans sa thèse , inspirée des recherches de RichardCaves , lui-même influencé par l’institutionalisme. A la suite de sa soutenance, ilpublie dans les meilleures revues scientifiques américaines les résultats de ses64 Ainsi, le Strategic Management Journal publie des travaux qui relèvent autant du management stratégique quede l’analyse économique .On peut regretter que la Revue d’Economie Industrielle (dont nous avons été l’un desfondateurs en 1977) n’ait pas suivi, pour diverses raisons, cette voie …65Sur SCP , cf. notre Economica- Poche « Stratégie et Economie industrielles » (Economica, 49 F) , encollaboration avec P-A Julien.32


echerches, en s’éloignant progressivement de Caves 66 . Il restructure , au fil de sesarticles , sa théorie , pour développer finalement un modèle dit « des forcesconcurrentielles » qui fera le tour du Monde .Il publie , une fois nommé (aprèsplusieurs tentatives infructueuses, car non spécialiste de « gestion ») professeur 67 auDépartement de Stratégie de Harvard, un manuel, destiné en fait à des« professionnels » , mais qui sera lu par tous les étudiants (et enseignants) destratégie dans le Monde (on ne compte plus les traductions)., ainsi que des articlesdans la Harvard Business Review (revue de « traduction » vers les milieux dumanagement) .Toutefois, sa théorie , peu formalisée,s’avère hautement réfutable (etréfutée) .Porter développe alors une autre théorie (en changeant ses hypothèses,passant de la compétence- clé à la compétence distinctive) et propose un modèle desubstitution dit de « chaîne de valeur » , qu’il va dès lors appliquer à diversproblèmes stratégiques, et qui sera un « must » au début des années 90. Porter estl’auteur le plus cité au Monde dans les travaux en stratégie.Au fil des controverses qui ont alimenté la parution des travaux de Porter (quibénéficiait du réseau et du prestige de Harvard) , de nouvelles théories sontapparues , réfutant les hypothèses et les conclusions portériennes .La plus connueest la « Resource Based View », initiée par un article de Barney , laquelle fera à sontour l’objet de réfutations , autour de la notion de « core competencies ». la « jonctionsera par la suite opérée avec des théories issues de paradigmes différents,notamment le paradigme évolutionniste (Teece, Nelson, Winter) , conduisant à lathéorie dite des « capacités dynamiques » 68 ( capabilities)SECTION 2 LES STRUCTURES DES THEORIES: vis, amor, impetus 69Dans la conception scientiste, positiviste, de la construction d’une théorie,celle-ci est cantonnée à la procédure de formalisation « objective » , comprenant lesétapes suivantes : formulation de la ou des hypothèses ; établissement du protocolede vérification ; vérification, soit sous forme de démonstration logico-mathématique ,soit sous forme de test empirique ; constatation du degré de confirmation del’hypothèse ; évocation des conséquences , des points de vue théorique et pratique.Cette conception a subi de nombreuses critiques au cours du siècle dernier,qui ne sont pas sans évoquer celles qui ont été formulées à l’encontre de la théoriede la prise de décision « rationnelle »-La démarche est linéaire , partant de l’hypothèse pour déboucher sur lesconclusions .En réalité, la démarche de recherche n’est pas holistique ( ce qui66 On voit bien que l’apport est issu d’un « clonage » entre l’économie industrielle néo-classique (théorie desbarrières à l’entrée) et le management .Ainsi, la notion de « groupe stratégique » est directement inspirée de lanotion de segmentation stratégique.67 Son admission un peu forcée constitue un bon cas d’histoire des sciences. Au cours des années 70, leGouvernement américain s’inquiète de la perte de compétitivité des entreprises américaines .Les « experts »l’imputent à la faiblesse de la formation en stratégie , trop pragmatique, axée sur la méthode des cas de Harvard.Ils souhaitent que l’on donne une plus grande « scientificité » à cet enseignement, en y intégrant notamment lesoutils et modèles dérivés de l’économie industrielle .D’où le recrutement d’un chercheur de cette discipline –dont beaucoup , notamment Mintzberg, persistent à penser que ce n’est pas un « gestionnaire ».68 Cf. notre ouvrage sur l’approche ressources- compétences, paru aux Editions de l’ADREG , disponible surInternet. On peut d’ailleurs se demander si l’évolutionnisme constitue un paradigme, ou n’est qu’une théorie. Demême , la « dépendance de sentier technologique », notion- clé de l’ »approche » évolutionniste est-elle unehypothèse à vérifier , une théorie complète (incluant la vérification), ou un modèle ?69 En latin : force , amour, élan .Il ne s’agit évidemment que d’un artifice mnémotechnique tout personnel !33


compte, c’est le résultat visé dès le départ), mais heuristique (ce qui importe, c’est leprocessus par lequel on arrive à « un » résultat).En particulier, la démarche peut impliquer des retours en arrière (les« feedbacks ») pour remettre en cause les étapes précédentes. Le processus derecherche est donc émergent –comme l’est une décision stratégique, ou un acte decréation : ainsi , la créativité (poiesis) participe , à l’égal de la logique (logos) et de laméthode (tecnè).-La démarche est analytique .Décomposée en étapes successives , ellerepose largement sur le raisonnement de type : « Si… alors » , impliquant l’idéed’une relation de cause à effet .Même dans les sciences expérimentales , l’idée d’une démarche aussirigoureuse est d’autant moins admise que le débat sur la notion de causalité estlargement ouvert, entre la Raison Suffisante de Leibniz et la Conjonction Constantede Hume.-La démarche est objective .L’observateur est supposé indépendant des« faits » qu’il entend expliquer . Or, on a montré au cours du siècle dernier que lechercheur , qu’il soit théoricien ou expérimentateur , est largement, si ce n’estprincipalement, conditionné dans ses choix de recherche par des considérations quirelèvent de sa propre psyché et de son ethos (son environnement de proximité ousociétal) .En d’autres termes, l’objet et l’objectif de sa recherche ne sont pas« donnés » , mais sont le fruit d’une construction individuelle et sociale.Si elles concernent toutes les disciplines de recherche qualifiées de« scientifiques » , l’économie et la gestion sont , comme on le verra, particulièrementconcernées par cette remise en cause du statut fortement légitimé de la« Science » 70C’est pourquoi l’étude du processus de construction d’une théorie inclutdésormais les phases pré et post analytiques . Ainsi, nous distinguerons troisphases :- La phase VIS , comprenant les questions de Vision, d’Intention et deSociété- La Phase AMOR , comprenant les Assertions , les Méthodes et Outils, lesRésultats.- La phase IMPETUS, comprenant les questions liées aux IMPlications, auxEtudes et aux USages qui seront faits de la théorie .§ 1 La phase pré-analytique (VIS : Vision, Intention, Stratégie)Dans le système moderne de la recherche , l’évaluation d’une théorie, afind’en comprendre les « raisons » , l’objectif visé , les hypothèses, la méthode, etc.,nécessite de prendre en compte les trois problématiques suivantes :A) Une vision partagée70 On sait que, parmi les professions auxquelles aspirent les adolescents (passée l’étape pompier –vétérinaire…),celle de chercheur vient traditionnellement en bonne place .A l’occasion du débat macabre sur le nombre dedécès « dus » à la canicule , les autorités (et les médias) ont déclaré attendre des évaluations « scientifiques » (dutype « si … alors » ) pour « déterminer » les responsabilités –ce qui renvoie au problème aristotélicien de laCause Efficiente …Gageons que la conclusion sera que le problème est plus complexe qu’il n’y paraît, et que les« causes » sont multiples…34


Tout d’abord, la vision du Monde du chercheur, mais aussi de l’Equipe , del’Etablissement d’Accueil ,etc.Le chercheur n’est pas un être pur , désincarné, isolé .Il fait d’abord partie dela classe moyenne, même s’il est , selon Bourdieu, « riche » d’un capital intellectuel 71Il a ses propres convictions idéologiques et politiques (certaines disciplines sontréputées plus « à gauche » et d’autres « à droite ») ,et ses préjugés . Bien entendu,son « profil psychologique » (l’introverti est réputé préférer les travaux analytiques etformalisés) , son « profil de carrière » et son « parcours personnel » (origine sociale72 , aptitudes scolaires ,etc.) influence son « parcours de recherche » , notamment lechoix de la discipline , mais aussi le type de théorie. 73De surcroît, le chercheur « appartient » à une équipe, un laboratoire , et sonintégration passe par l’acceptation de la culture de l’organisation .Son choix entre laprotestation (voice) et l’adhésion (loyalty) est vite réglé , sous peine d’éviction (exit) .Le cas « classique » en économie est celui où deux labos coexistent sur unmême champ disciplinaire (par exemple, l’économie industrielle) , mais se réfèrent àdes paradigmes opposés .Les « querelles épistémologiques » cachent , certes , desproblèmes de pouvoir, mais aussi , de plus nobles préoccupations touchant à desconvictions plus profondesIl faut aller plus loin, et prendre en compte la culture, l’ « idéologie » del’établissement d’accueil , susceptible de promouvoir une école de pensée .En économie, il y a des exemples célèbres : l’opposition entre Oxford etCambridge , mais surtout entre l’ « Ecole de Chicago » ( où les Républicainsrecrutent leurs experts) et l’Ecole bostonienne , de Harvard ( où les Démocratesrecrutent les leurs).B) Des intentions délibéréesL’activité de recherche s’inscrit dans une stratégie individuelle et collective.71 Là encore, il s’agit d’un mythe : du fait de la spécialisation croissante , le chercheur est souvent inculte (il litpeu, ou l’Equipe, en-dehors de son travail) , et, ce qui est plus grave , manifeste une ignorance crasse desrecherches dans des disciplines voisines ou adjacentes , alors qu’elles pourraient augmenter sa créativité . Cesyndrome est particulièrement prononcé en Amérique du Nord . Il est vrai que les travaux de Bourdieu surl’Homo Academicus se réfèrent à l’Université des années 50 , qu’il idéalise quelque peu. Il en reste néanmoinsl’idée selon laquelle l’accès au système académique de recherche nécessite, à défaut d’héritage, l’acquisitiond’un « patrimoine culturel » , de conventions communes , et spécifiques à chaque discipline. Ainsi, lesconventions en matière d’habillement varient selon les disciplines , manifestant la nature mimétique de lareprésentation de la « légitimité » propre à chacune d’ entre elles ( le « comptable » , le « financier », le« marketing » , le « stratège » ,etc., dans les disciplines de gestion par exemple) , révélant des « visions »contrastées (susceptibles de susciter des conflits sur la conception de la recherche).72 Par exemple, on a pu s’étonner à bon droit qu’Adam Smith, libre-échangiste, soutienne les barrières et taxesdouanières , pour des raisons qu’il énonce longuement dans la Richesse des Nations. La réalité est que son pèreétait agent des douanes à Kirkcaldy , en Ecosse (au nord-est d’Edimbourg). Il serait intéressant de construire les« cartes cognitives » des chercheurs selon la discipline et le paradigme d’élection.73 Cf. le « paradoxe de Moore »déjà évoqué .On a vérifié que nombre de chercheurs sont engagés dans desrecherches sur des théories dont ils n’approuvent pas , voire rejettent les assertions .- notamment en économie, etsurtout si elles sont irréalistes. De même, on peut faire du « marketing » tout en désapprouvant, voirecombattant, les excès de la Société de Consommation (par exemple, sur la publicité pour enfants à l’Ecole), etc..Mais , à l’inverse , les « bonnes causes » ne font pas nécessairement les bonnes théories , comme le révèle lechoix de nombre de sujets de thèse…35


Le chercheur vise des fins personnelles – ne serait-ce que sa carrièreprofessionnelle . Il tente de réaliser ses aspirations les plus profondes- ousuperficielles – au travers de cette profession , souvent mythifiée en « vocation ». Lechoix de ses thèmes de prédilection – notamment dans les Sciences de l’Homme etde la Société, peut être guidé par des intérêts, des goûts personnels , innés ouacquis 74 L’un des avantages supposés du chercheur est la liberté et l’autonomiedans la gestion de son temps – ce qui est moins vrai dans les sciences delaboratoire, soumises à des contraintes bureaucratiques – et la liberté d’opinion –cequi est encore plus discutable.Par ailleurs, les recherches s’inscrivent à l’évidence dans une stratégie decarrière .Certains sujets sont moins « payants » que d’autres, supposés plus« conformes » aux exigences de la discipline. 75 , mais aussi aux axes de rechercheprivilégiés par l’équipe (même dans des disciplines plus individualistes, comme ledroit,). La carrière peut d’ailleurs se développer par la suite en-dehors du système derecherche C’est le cas, évidemment, des docteurs- ingénieurs (qui sont même incitésà créer leur entreprise) ; mais il en va de même de la plupart des autres docteurs ,lesquels de façon proactive ou , hélas, plus « réactive » , trouvent un emploi endehorsde l’ « Alma Mater ». et, dans le meilleur des cas, correspondant à lacompétence acquise (chargé de mission, consultant , cadre par exemple).Enfin, le « labo. » ou l’équipe développe des recherches dans le cadre d’unestratégie tendant à renforcer sa légitimité et sa notoriété . Celles-ci , au demeurant,s’intègrent dans la stratégie de l’institution d’accueil : Universités , Ecolesd’application et de commerce, CNRS, INSERM, INRA, etc., pour les institutionspubliques , entreprises , etc. Les performances , en fonction des finalités poursuivies,sont systématiquement évaluées , sur la base de critères supposés précis , tels que :publications par chercheur, brevets déposés, nombre de citations , mais aussi chiffred’affaires (nombre de contrats) , rentabilité du capital investi (pour les entreprises derecherche privée).Comme on l’a mentionné en introduction , le cas de l’enseignant- chercheur,omniprésent en économie et gestion, est particulier .Il doit occuper « normalement »40% de son temps à « faire de la recherche » .Bien souvent les stratégiespersonnelles ,comme celles de l’ établissement, contribuent à sous-évaluer cetteactivité , au « bénéfice » de l’enseignement , de tâches administratives ,relationnelles ou institutionnelles. De plus , la recherche est souvent de caractèrepédagogique (rédaction de manuels) ou de « traduction » vers divers publics. Mais ilen résulte un risque de « blocage de carrière » , dans la mesure où la promotiondans le système corporatiste (apprenti -compagnon- maître) que constituel’Université, privilégie la « compétence scientifique », attestée par les travaux.C) Une légitimité sociale à conquérir74Ainsi , constate-t-on que le taux de féminisation en Gestion des Ressources Humaines est très élevé , alorsque les DRH sont encore en majorité des hommes.75 Une anecdote personnelle : souhaitant faire une thèse sur « Esthétique et Economie » , j’en parlais avec monmaître , qui me rétorqua : « Vous voulez passer l’agrégation ? Alors, laissez tomber ce sujet » . Mais, quandj’évoquais un sujet de gestion (je venais de terminer une enquête sur les méthodes de calcul des coûts et prix derevient dans des grandes entreprises , qui fut publiée) , il m’en dissuada également , car la « Gestion » n’était pasencore « scientifiquement » légitimée – du moins à l’agrégation de Sciences Economiques. Ma thèse sur lathéorie de la firme est donc « à cheval » sur l’économie et la gestion…(Analyse Dynamique et Théorie de laFirme Paris 1969 1150 pages) .36


Comme toute institution sociale , les instances de recherche sont légitiméesen fonction de leur « valeur sociale », du rôle qui leur est attribuée dans la Société.On peut penser que la légitimité est d’autant plus grande que la production desavoirs , de connaissances et de « Science » répond à une demande sociale .Cellecise fonde sur l’intensité des besoins sociaux ressentis .Ainsi, le besoin de santé est tel que le « public » accorde une très grandelégitimité à la recherche médicale , jusqu’à générer des abus, comme l’affaire del’ARC. En revanche d’autres types de recherche sont moins légitimées- àcommencer celles sur les maladies rares ou tropicales. Le problème consiste alors àtrouver des appuis institutionnels pour légitimer des recherches plus « distanciées ».L’activité de communication et de relations publiques joue alors un rôle essentielpour l’acquisition de ressources.L’exemple typique est celui de la paléontologie ou de la préhistoire . Lalégitimité de ces disciplines s’est trouvée renforcée par les productions médiatiqueset de divertissement , de Jurassic Park à l’Histoire de l’Humanité .Une partie de larecherche est alors consacrée à des activités de divertissement touristico-éducatif,comme le Musée de Tautavel (ou du Pont du Gard.On peut également citer les campagnes de type Téléthon, destinées àpromouvoir la recherche sur les maladies rares.De façon générale, les instances régionales tendent à soutenir des recherches« encastrées » dans la Région , même si l’intérêt scientifique est somme toute assezmarginal.Il en découle une conséquence essentielle dans la technoscience : l’obtentionde résultats à court terme, concrétisés dans des produits ou des process, estprivilégiée , au détriment d’hypothèses plus « audacieuses » . La majeure partie del’activité de recherche est alors finalisée, y compris dans les organismes derecherche fondamentale – ne serait-ce que pour « faire bouillir la marmite » , maisaussi afin de renforcer la légitimité.En ce qui concerne l’économie et la gestion, ces deux disciplines ont laparticularité d’être soumises à une forte demande sociale 76 . A titre d’ « expert » , lechercheur en économie ou en gestion est censé pouvoir répondre aux attentes , faceà un phénomène de Société : montée du chômage , prévisions de croissance , pertede compétitivité des entreprises, problèmes éthiques ,etc. Cette « expertise » peutêtre « convoquée » à plusieurs niveaux : observation du problème (recensement dedonnées par exemple) ; explication du problème (« théorie », « modèle ») ;prescription de mesures à prendre .De façon plus « perverse », les attentes en matière de « réponse » et deprescription peuvent résulter des convictions profondes du chercheur , qui va alorsargumenter pour justifier son choix, lequel précède la théorie hypothétique , plus qu’iln’en découle.La « secte des Physiocrates » souhaitait légitimer l’appropriation de la rentepar les grands propriétaires fonciers (noblesse, clergé), au moment, d’ailleurs, où76 Mais, comme on l’a dit précédemment, les chercheurs , et les organismes de tutelle , peuvent refuser cetteforme de légitimité , et se retrancher sur l’Aventin (ou s’enfermer dans la Tour d’Ivoire) de la recherche« pure », « scientifique » .Régulièrement , cet éloignement des problèmes de Société « urgents » (chômage,pauvreté, inégalités, développement durable, etc.) est dénoncé. On pourrait craindre , en gestion, la propensioninverse à répondre « un peu trop vite » aux incitations sociétales , quitte à tomber dans le phénomène des modes .Sandra Bellier- <strong>Michel</strong> dénonce ainsi les « Modes et Légendes au Pays du Management » (Vuibert , 1997).37


celle-ci connaissait une baisse historique, en faveur de leurs fermiers .Le TableauEconomique élaboré en 1758 par François Quesnay fournit une explication aussilogique que séduisante .S’appuyant sur une conception théosophique d’un OrdreNaturel, harmonieux, voulu par Dieu , il justifie au travers du concept de « ProduitNet » , le rôle moteur de la rente foncière .Le propriétaire terrien est chargé, par sesdépenses , de faire circuler les revenus parmi les classes « stériles » (manufacturiers compris).En revanche , au sortir des Guerres Napoléoniennes , David Ricardo prend leparti du lobby industriel , libre- échangiste, (« Manchestérien ») .Il développe à ceteffet la théorie de la rente foncière , avec une conséquence opposée à celle desPhysiocrates : si la différence de générosité de la terre est l’œuvre de Dieu, et nondes Hommes , cette rente doit être « récupérée » par l’Etat (quasi hégèlien…) , etaffectée à d’autres activités( l’ouvrage de Ricardo s’intitule « Principes d’EconomiePolitique et de l’Impôt »).Or, Ricardo « démontre »logiquement , dans la théorie desavantages comparés, que l’Angleterre doit se spécialiser dans la productionindustrielle , acheter la production agricole à l’étranger, et, enfin, interdire auxcolonies de concurrencer l’industrie anglaise 77 . Il importe donc de resituer cettethéorie apparemment « objective » et « universelle » dans un contexte historique trèsprécis ( le Traité de Vienne) .Au demeurant , les lainiers français protesterontvivement contre l’invasion des cotonnades anglaises .Les industriels des districts dela laine et du coton (Yorkshire et Lancashire) finiront par l’emporter sur les Landlordsde la Chambre des Pairs, le traité de Cobden , autorisant la libre entrée des produitsagricoles en Angleterre , parachevant la thèse industrialiste 78 .Plus généralement , les théories relatives à l’ « international » présentent ladouble particularité d’être « aisément » formalisables , au sens positiviste du terme(deux produits dans deux pays), et de répondre à une demande d’expertise de laPuissance Publique, préoccupée de son rang dans le Monde. Ainsi , le modèle HOSs’inscrit dans le paradigme keynésien « néo mercantiliste » , puisque les agrégatssont nationaux : le problème réside dans la nature de l’équilibrage entre lesimportations et les exportations .Après 1975, l’internationalisation des entreprises vamodifier l’enjeu du débat (vaut-il mieux aider Ford en Europe , ou Toyota aux Etats-Unis ?) , induisant d’autres modèles , tel celui de Porter relatif aux sources del’ « Avantage concurrentiel des Nations » 79 .De même, le modèle de Mundell relatif auchoix entre les parités fixes et flexibles trouve son origine dans le décrochement dudollar par rapport à l’or, et la crise du FMI au début des années 70.Le fameux « modèle MM » (Modigliani Miller) est né de la stagflationaméricaine de la fin de la présidence Eisenhower : on imputait la baisse de WallStreet à l’excès d’endettement des firmes, favorisé par l’inflation .Le modèle,hypothético-déductif « démontrait »mathématiquement qu’en situation de77 Il faudra attendre l’indépendance de l’Inde pour que celle-ci puisse importer la mule jenny et développer uneindustrie textile (d’où le symbole du rouet popularisé par Gandhi, emblème du drapeau de l’Inde)..78 Le modèle ricardien , logiquement « vrai », était « faux » en pratique, puisque la puissance de l’Angleterres’est surtout fondée sur son activité commerciale (lignes maritimes, place de Liverpool )et financière (place deLondres) ,l’apogée se situant dans les années 1860 .Le chemin de fer américain et les bourses de New- York(finance) et Chicago (commerce) prenant le relais.79 A la question d’un journaliste canadien : « Alors, Michael , pour vous, ce sont les Etats-Unis qui possèdent lesmeilleurs atouts au Monde ? » Porter répondit brièvement « oui » , entraînant un quasi incident diplomatique(l’étude de Porter étant un rapport officiel ) avec le Canada. A contrario ,Leontiev se plaisait à rappeler que soncélébrissime article sur le paradoxe , qui révélait le fait que la compétitivité internationale américaine étaitfondée sur un différentiel de productivité , non pas de son industrie, mais de son agriculture , fut refusé plusieursfois dans l’AER , avant d’être publié, car iconoclaste.38


fonctionnement « efficient » du marché financier (information parfaite, etc.), la valeurboursière était indépendante du taux d’endettement (l’effet de levier ne jouait pas).On reprocha alors au modèle d’être « irréaliste ».Or, dans une rencontre àMontpellier, Franco Modigliani (assez énervé…) expliqua l’objectif du modèle , quiétait en fait de montrer pourquoi , en pratique, il ne fonctionnait pas : en particulier ,l’évaluation boursière du risque lié à l’endettement reposait sur une informationimparfaite des « classes de risque » .Le débat qui s’en suivit est à l’origine dunouveau « paradigme financier » du MEDAF … et de quelques prix Nobel. Modiglianise défendit vivement d’être « néo-classique », rappelant même que, dans les années30, il avait dû s’exiler aux Etats-Unis, et que ses propres convictions le situaientassez loin de l’Ecole de Chicago, puisqu’il enseignait à Boston, au MIT.§ 2 La phase analytique (AMOR : Assertions,Méthodes, Outils, Résultats )Elle correspond à la production proprement dite de la recherche, et c’est ellequi a fait l’objet des débats épistémologiques les plus vifs .Ceux-ci se sont orientés etfocalisés sur quelques questions essentielles , qui touchent au statut des« assertions » ou « affirmations » , des méthodes et outils , et ,enfin, à la nature desrésultats.A)Le statut des « assertions »L’élaboration de la théorie commence par la définition des hypothèses,littéralement : les propositions édictées qui constituent le fondement (« hypo ») de la« thèse » que l’on va soutenir .Cependant, bien des confusions sont entretenues .Il convient de faire ladistinction entre les assertions (affirmations) suivantes :1°) Les postulatsLes postulats sont sans nul doute ce qui entre sans conteste dans l’heuristiquenégative de Lakatos .Il s’agit d’affirmations qui sont posées , sans devoir lesdiscuter .Evidemment en économie, on pense aux postulat de concurrence pure etparfaite.Les postulats ne sont pas « neutres » , et peuvent relever, selon l’expressionde Mrs Joan Robinson , d’une « théorisation implicite » .Ainsi, postuler laconcurrence pure et parfaite , c’est partir du principe que la concurrence estbénéfique, et nous rapproche d’un monde harmonieux .On peut alors, tels lesCambridgiens, postuler au contraire la prééminence du monopole (« la concurrencetue la concurrence »), d’un monde plus chaotique .L’exemple typique d’une « idéologie (à peine) cachée » est donnée par laThéorie des Droits de Propriété, ,un des piliers de la Nouvelle EconomieInstitutionnelle .Renvoyant aux débats philosophiques du dix-huitième siècle ,entre39


Locke et Rousseau, elle postule que le droit de propriété est un « droit naturel ».Lathéorie a d’ailleurs été développée en plein « Reaganisme ».On peut dire que chaque paradigme repose sur des postulats qui lui sontpropres .En conséquence , les controverses portent souvent sur les postulats euxmêmes: ainsi , les postulats sur la nature de la valeur .A côté des postulats , il convient de positionner les propositions générales ,que les jeunes chercheurs tendent trop souvent à confondre avec des hypothèsesthéoriques .Prenons un exemple simple, que nous développerons par la suite . Si jedis : « Les entrepreneurs recherchent le profit maximum», ce peut être une simpleproposition assez banale, et même évidente ( l’entrepreneur préférera toujours unprofit supérieur, ceteris paribus) , même si elle est entachée éventuellement desuspicion à l’égard des « profiteurs ». Mais ce peut être également un postulat , quiprécède le développement d’une théorie, et qu’il n’est pas question de « démontrer »ou de « vérifier » : ainsi, le paradigme néo- classique postule cet objectif 80Prenons un autre exemple : la théorie de l’ECT (Economie des Coûts deTransaction) part d’une proposition générale : les échanges interindividuels ouinterorganisationnels constituent des transactions – dont Coase avait tiré parti pourexpliquer( justifier) l’existence de la firme hiérarchisée. Mais Williamson en tire unpostulat , selon lequel l’organisation de tous les échanges est fondée sur lestransactions, en sorte que l’ECT serait un paradigme concurrent à la concurrencepure et parfaite, avec le passage d’une vision « harmonieuse » à une vision« opportuniste », comme le montre Ghertman dans la préface à la traductionfrançaise de « Economic Institutions of Capitalism ».2°) Le statut des hypothèsesNous entrons ensuite dans le maquis des hypothèses . Là encore, unedistinction s’impose, entre les hypothèses que nous allons qualifier de« définitionnelles » et les « hypothèses relationnelles ».a)Le premier type d’hypothèse a pour but de définir les variables qui vontentrer dans le modèle.Les définitions sont le plus souvent issues de la « littérature », des travauxantérieurs : le chercheur choisit donc son « terrain » , en se référant à un paradigme,et, à l’intérieur de celui-ci , à l’un des groupes de protagonistes. Il est en effetessentiel que , pour accéder au statut de « théorie réfutable » , le chercheur adopteles mêmes conventions 81 , c’est-à-dire les mêmes définitions.La plupart des controverses sont viciées à la base par le fait que leschercheurs n’adoptent pas les mêmes définitions.80 Ca n’est d’ailleurs pas très « gênant » , dans la mesure où comme l’a dit plaisamment William Baumol« l’acteur principal (le Prince du Danemark) est absent de la pièce (le drame d’Elseneur) ». Walras souligne quel’entrepreneur n’est qu’un simple intermédiaire (un « négociant ») , ce qui correspond d‘ailleurs à l’une desétymologies du mot « entrepreneur » (« qui se met entre »).81 Normalement, ce positionnement dans la littérature débouche sur quelques articles ou publications , soit ,selon l’expression heureuse de Pierre Cossette, les quelques personnes avec qui vous aimeriez discuter de votretravail autour d ‘une table ».40


Si l’on reprend l’exemple de l’entrepreneur censé maximiser le profit , lesrecherches sur l’entrepreneur (ce qu’il est, ce qu’il fait) n’adoptent pas la mêmedéfinition : certains ne retiennent que les propriétaires –dirigeants , d’autres incluentles dirigeants salariés . Au critère de la propriété ou de la direction stratégique,d’autres courants de recherche préfèrent le critère de l’esprit d’entreprise, etc. Dansces conditions , toute comparaison est , sinon impossible, du moins discutable 82 .Ainsi , Robin Marris fait une distinction entre les propriétaires et les managers,dans « The Economic Theory of Managerial Capitalism » : si les propriétaires –dirigeants maximisent le profit , les managers salariés maximisent la croissance. 83Un autre exemple : la théorie « RBV » (Approche par les Ressources) postuleque la compétitivité des firmes résulte d’un avantage concurrentiel lié à la détentionde ressources « idiosyncrasiques » (spécifiques , intransmissibles, inimitables,etc.).Or, la controverse qui a alimenté la « vérification » de la théorie a reposé surdes définitions très différentes selon les auteurs de la notion de « ressource », aupoint que la théorie est apparue « invérifiable » et a été pratiquement abandonnée.b) Ce dernier exemple révèle un problème essentiel, à savoir la distinctionentre les définitions « conceptuelles » et les définitions « opérationnelles ».1°) Dans une approche hypothético-déductive , la définition s’exprime sous laforme d’un concept , lequel trouve son origine dans un courant de la littérature (parexemple, le concept de « coût » ou de « profit ») .Dans les approches empiriques , ladéfinition doit pouvoir être observée, soit dans des statistiques et diversespublications -(approche herméneutique) , soit dans des collectes sur le terrain(approche de recherche- intervention, au sens large).On peut alors assister à une « inversion de filière » , l’exigence opérationnelleimposant la définition conceptuelle .Dans notre exemple , le concept économique de « profit » est défini de façontrès différente selon les théories , et a fortiori les paradigmes .Ce n’est pas que« Le » profit de « La » théorie pure n’est pas de sens, c’est qu’il en a trop ! Il n’est enconséquence pas repérable statistiquement ( les données chiffrées ne retiennent quedes catégories comptables) .En conséquence ,l’observation empirique dela« profitabilité » (aptitude à dégager du profit) ou de la « rentabilité » (surprofit)repose sur des grandeurs comptables des plus variées ( marge brute opérationnelle,bénéfice avant ou après distribution, etc.). Mais, bien souvent, le chercheur va choisir« son » concept de profit ou de rente en fonction des données dont il dispose ,cequi le renvoie à un courant de littérature. En conséquence, une telle« inconséquence » rend la comparaison des résultats , rendue nécessaire par lescontroverses , extrêmement discutable.2°) Dans les pratiques de recherche , les définitions sont largement liées à ceque nous appelons les hypothèses relationnelles .Celles-ci ont pour objectif de « montrer » la relation entre plusieurs variables .Dans une démarche hypothético-déductive , on démontre , à l’aide d’unappareillage logico-mathématique , une relation de type déterministe (A est la cause82 C’est pourquoi nombre de chercheurs en entrrepreneuriat estiment que ce courant de recherche ne constituepas –du moins pour l’instant- une discipline totalement constituée, puisqu’elle ne possède pas une sémantiquequi lui soit propre, et acceptée par tous.83 Sur la théorie managériale de la firme , cf. notre thèse, citée supra41


de B, ou A entraîne logiquement B) .Dans une démarche empiriste , on faitapparaître une relation de type probabiliste : A aura une « certaine influence » sur BToujours dans notre exemple , si l’on veut démontrer une relation entre le typed’entrepreneur et l’attitude à l’égard du profit, on peut élaborer un modèlehypothético-déductif : ainsi des auteurs néoclassiques (Fritz Machlup dans l’AER,Oliver Williamson dans sa thèse) intègrent , sous forme d’une fonction- objectif , lechoix entre maximisation de la croissance vs maximisation du profit , afin de prédirelogiquement quelle sera la conséquence en ce qui concerne l’optimisation deschoix. 84 Bien souvent, le chercheur est tenté d’opérer un « retour en arrière », et dereconsidérer les définitions en fonction des possibilités d’opérationalisation. Le risqueest alors grand d’une sorte d’ « autovérification » , qualifié parfois d’ « erreurnominaliste »Le piège classique du nominalisme se referme lorsque le chercheur proposeune typologie a priori , par exemple des types d’entrepreneurs, en définissantchaque type par certains attributs, certaines caractéristiques .Par conséquent, lechercheur ne doit pas être étonné de « vérifier » ces caractéristiques à l’issued’enquêtes de terrain !3°) Il convient maintenant d’aborder la question si controversée du réalismedes hypothèses, précédemment évoquée –une sorte de « pont- aux- ânes » del’épistémologie économique, mais aussi de certains courants gestionnaires.La thèse peut s’énoncer de la façon suivante : si l’on veut donner uneexplication logique d’une relation causale entre deux variables , nous devons, envertu du Rasoir d’Occam, « expurger » notre modèle de toutes les variables quin’apportent rien à la démonstration , oui qui risque d’affaiblir la rigueur, la cohérencedu raisonnement. Les faits doivent être « stylisés » .Ainsi, la fonction de production néoclassique ne comprend « que » deuxfacteurs .Si j’en ajoute un troisième (la terre , ou l’entrepreneur) , on complique leschoses sans rien ajouter à la démonstration des conditions d’optimisation (enquelque sorte , le « coût » marginal de l’introduction d’un troisième facteur estsupérieur à l’ « utilité » marginale retirée d’un surcroît de réalisme ). Bien souvent,l’auteur se contente d’affirmer que le raisonnement pourrait être extrapolé à « plus dedeux » .4°) Si le réductionnisme 85 peut être considéré comme consubstantiel auxmodèles hypothético-déductifs, les positivistes les plus conséquents en déduisent qu’« il faut » rechercher l’irréalisme des hypothèses.84 La raisonnement néoclassique a été également appliqué à la firme autogérée (cf. La thèse de Nicolas Daures,soutenue à Montpellier en 1975, et le cahier du Séminaire Charles Gide consacré à l’autogestion. ). Assezcurieusement , les travaux du courant théorique autogestionnaire (Pejovitch, Furubotn, Vanek) sont à la base dela théorie d’essence néolibérale sur les doits de propriété.85 Dans les sciences expérimentales ( notamment la physique et la chimie), le réductionnisme est entendu dansun sens différent : il concerne la réduction des phénomènes physiques ou chimiques à des relations de typemathématique, ou logico-mathématique (question cruciale pour l’enseignement de la physique).42


En fait, ce terme recouvre plusieurs propositions , voire niveaux de« défense » :- a) La théorie doit , pour être « pure » , refuser toute relation avec le « réel »-entendons, les phénomènes observés (les ombres de la caverne platonicienne)- ,voire aller à l’encontre de l’observation concrète .Descartes avait déjà soutenu cetteidée selon laquelle , de prémisses fausses, on peut tirer des conclusions « vraies ».L’exemple classique est l’hypothèse newtonienne de vide parfait pour énoncerla loi de chute des corps, laquelle a inspiré Walras lorsque, dans les Leçonsd’Economie Pure, il pose l’hypothèse d’une concurrence pure et parfaite ,conduisant à son système d’équilibre général, analogue aux lois newtoniennes del’attraction universelle . On rappellera le même type d’argumentation pour le modèleMM , évoqué supraDans le même ordre d’idées, la firme de la théorie pure est une abstractionirréaliste .Fritz Machlup , dans l’AER 1948 ,déclarait sans ambages : « Touteressemblance avec une entreprise réelle serait une pure coïncidence ». C’estpourquoi le reproche éternellement rebattu de la « firme théorique, simple boîtenoire » n’a guère de sens dans le cadre de la démarche H-D.-b) Le théoricien peut se contenter d’une hypothèse « irréaliste » , si elle n’apas d’importance fondamentale par rapport à la « loi » énoncée .Milton Friedman donne deux exemples . En ce qui concerne l’héliotropismedes feuilles (elles se tournent vers le soleil), on peut faire « comme si » (as if) elles lefaisaient consciemment : ça n’a pas d’influence sur l’explication physique. De même ,si l’on étudie rationnellement les coups d’un champion de billard, on peut raisonner« comme si »il était un génie des mathématiquesConcernant maintenant le décideur sur un marché , on peut raisonner« comme si » il était capable de faire tous les calculs les plus compliqués en untemps record (instantané).-Le théoricien peut enfin adopter un « profil plus bas » , et dire simplementqu’il s’agit d’une hypothèse « raisonnable » -entendons, conforme à la RaisonPratique.Si je suppose que l’entrepreneur maximise le profit , je pars du principe quecette hypothèse est plus conforme à la Raison que de supposer, par exemple, qu’ilmaximise les loisirs (« ça ne serait pas raisonnable de sa part ») .On peut alorsdéboucher sur une explication rationnelle , conforme à la logique économique.c) Enfin, il peut aller plus loin, en supposant que l’hypothèse est« vraisemblable » , sans qu’il y ait lieu de vérifier cette affirmation, cette assertion.Ainsi, dans l’article de Jensen et Meckling ,fondateur de la théorie de l’agence,les auteurs construisent un modèle hypothético-déductif , en partant de l’hypothèse« vraisemblable » selon laquelle les managers salariés travailleront d’autant plusdans l’intérêt des propriétaires actionnaires qu’ils seront fortement « rétribués » (ausens large)43


5°) Cette question du « réalisme » , dont on a vu qu’elle était liée à l’exigencede réductionnisme, ne cesse de susciter bien des débats , souvent houleux etpassionnés –ne serait-ce qu’au travers de la question cruciale de ce qu’il fautenseigner en économie. Les arguments en présence sont assez évidents :-D ’un côté , « des » économistes prônent une rigueur analytique , pour queleur discipline acquière une réputation d’exigence logique, en tous points comparableà celle des disciplines « scientifiques ». L’initiation à l’analyse économique impliqueun apprentissage de la rigueur dans le maniement des concepts –une sorte de« méthode rose », de gammes préalables à des exercices plus sophistiqués. 86-De l’autre, « des » économistes prônent une observation concrète desphénomènes , un apprentissage de la vie économique , avant de rentrer dans une« généralisation empirique » et a fortiori dans l’ « abstraction géométrique » 87Ce dilemme ne laisse pas indifférents les « gestionnaires » , car ils ontconfrontés aux mêmes exigences paradoxales, avec peut-être encore davantaged’ « écartèlement » entre la rigueur du raisonnement analytique et la conformité auxphénomènes observés , entre un objectif axiologique et une vocation praxéologique(d’action sur les pratiques).B) L’alternative induction - déductionLa philosophie des sciences , telle qu’elle s’est établie à la fin du XIX° siècle, aporté le débat sur le terrain des méthodes .A chacune d’entre elles, sont attachésdes outils qui leurs sont propres.L’économie , et a fortiori la gestion, sont des disciplines « excentrées », malreconnues par les disciplines dominantes : celles-ci les ignorent (« ce n’est passcientifique ») , d’autres en font une sorte d’annexe , soit des mathématiques (parexemple pour ce qui concerne la théorie financière, ou les théories de la décision),soit de la sociologie ( par exemple, pour l’étude du comportement des, et dans lesorganisations). C’est pourquoi les questions de méthode, susceptibles de conférerune légitimité si contestée , sont considérées comme cruciales : on rappellera la« Querelle de Méthodes » qui avait fait rage à Vienne vers la fin du dix-neuvièmesiècle, suivie de surcroît par les débats , élargis aux disciplines en émergence, duCercle de Vienne.1°) Induction OU déduction ?Pour faire bref, deux grandes méthodes s’opposent dans l’absolu : ce quenous appellerons l’ « hyper- déductivisme » et l’ « ultra -empirisme » ; mais , à l’instarde la démocratie , jugée comme « le pire des régimes , à l’exception des autres » parChurchill, les méthodes intermédiaires ont fait florès.a)L’hégémonie du raisonnement déductif trouve sa concrétisation dans laméthode hypothético-déductive.86 Mais beaucoup d’apprentis économistes ne souhaitent pas aller au-delà de la méthode rose..87 C’est au demeurant une méthode alternative d’initiation au piano …prônée par maints pédagogues.44


Le recours à celle-ci implique que la vérification empirique ne fait pas partie dutravail de recherche, lequel reste cantonné à un pur raisonnement logicomathématique.Les outils sont donc ceux du discours, de la rhétorique, et du calcul,de la mathématique. L’objectif est de démontrer l’existence de relations causales (ausens, donc, de Leibniz) entre deux variables , ou une séquence de variables ,s’inscrivant dans un contexte de déterminisme.La méthode vise à un résultat prédictif , c’est-à-dire qui découle logiquementet nécessairement des prémisses :on ne saurait arriver à un résultat différent,compte -tenu des assertions de départ. De tels modèles abondent , notamment dansles enseignements d’initiation à l’analyse économique : ils contribuent à former unmode de raisonnement axé sur la logique des choix, en délivrant une axiomatiquerigoureuse. Par la suite , le chercheur, ainsi formé, sera en mesure de développer lesconséquences et les prolongements de cette axiomatique .L’exemple- type est celui des prolongements du modèle de concurrence pureet parfaite. On songera également aux « raffinements » des modèles de duopole ,depuis le modèle fondateur de Cournot, développé par Bertrand, Edgeworth , revisitépar le fameux théorème de Nash ,etc.b) La méthode empirique repose sur l’observation et le classement desphénomènes , afin de déceler des « relations constantes » , conformément à la thèsede Hume.Il convient de répéter à satiété les observations, de telle sorte que les relationsapparaissent suffisamment fiables. Les outils sont avant tout constitués d’instrumentsde « cueillette » (comme disent les Québécois) , de collecte d’informations , enprincipe de première main, et de traitement statistique de cette information , sachantque la relation est par nature seulement probable . Le résultat visé est prévisionnel :si tel phénomène se produit , on peut prévoir (et non « prédire » logiquement) que telautre le suivra , qu’il en est la « cause probable ».Par exemple, si j’observe systématiquement le marché d’un produit , et si jeconstate de façon suffisamment constante , sur la base d’un échantillonsuffisamment important et représentatif des produits, des producteurs, desconsommateurs, etc. , que, à chaque fois que le prix du produit baisse , les achatsaugmentent , ou que, à chaque fois que la publicité augmente , les ventesaugmentent, j’en induis que la baisse du prix, ou l’augmentation de la publicité , estla cause de l’augmentation des ventes, et je peux donc agir en conséquence.c) On voit immédiatement les problèmes, voire les limites des deux méthodes :La méthode hypothético- déductive débouche sur un résultat irréfutable 88 .Celui-ci, en effet, découle strictement des hypothèses posées au départ de ladémonstration , il est donc logiquement prédictif (et non pratiquement prévisionnel).88 Jacob (cité supra) raconte que, lorsque Popper s’eut fait expliquer par Friedrich Hayek ,qu’il considéraitcomme « libéral » (mais au sens politique de la « Société Ouverte »), lors de leur exil commun à Londres , laméthodologie néoclassique , il fut « effaré » , et refusa , dès lors, de considérer l’économie comme une disciplinescientifique.45


fonction de trois types idéaux (le paysan, le chevalier, le prêtre). L’écolemarxiste 92 retient , on le sait une classification entre « prolétaires » et « capitalistes » .A côté de l’ « idealtypisation » (terme rencontré chez certains sociologues…) ,l’économie , et surtout la gestion (plus proche des pratiques observées « live ») , lechercheur peut suggérer un modèle explicatif général , inspiré d’observations deterrain, modèle censé avoir une valeur universelle.Typique de cette méthode est le modèle de cycle de vie , appliqué àl’entreprise (Marshall) ou au produit (Kotler et Leavitt). On part de l’hypothèse selonlaquelle , comme tout organisme vivant ( on parle d’ « analogie biologique »)l’entitéobservée passe par plusieurs phases : gestation , création , développement ,maturité, déclin). Le modèle de cycle de vie est d’une application d’autant plusgénéralisée qu’il est accepté tel quel (par exemple, dans les matrices de portefeuillesd’activité) : or, comme le montre Hervé Fenneteau , 93 ce modèle est totalementinvérifiable empiriquement, pour une multitude de raisons qu’il énonce dans sonouvrage ! Il en va de même de modèles analogues, comme celui des « étapes decroissance » d’une entreprise (les étapes, selon les modèles , vont de trois à onze !).2°) Induction ET déduction ?Compte- tenu de ces biais et limites , les chercheurs recourent à desméthodes « mixtes » (les pires à l’exception des autres…), s’efforçant de concilierinduction et déduction , les fameuses « deux jambes pour marcher » de laMethodenstreit. C’est que le bon sens, autant que « l’esprit scientifique » (Bachelard)commandent de retenir les points suivants :a) Les « faits » n’existent pas .Ils sont en réalité construits par le chercheur .Celui-ci se « représente » le réelen fonction de ce qu’il cherche , de ce qui l’intéresse . Il est donc conduit à éliminertous les « faits » qui n’entrent pas dans ses objectifs de recherche , au traversnotamment des hypothèses de travail.Si je veux étudier les choix financiers des chefs d’entreprise, j’élimine de monchamp d’observation tous les faits qui n’entrent pas dans cette problématique . Tropsouvent, l’apprenti chercheur introduit dans les questionnaires une quantité dequestions qui ne présentent qu’un rapport lointain avec le sujet traité .Enl’occurrence, il faut se demander ce que la réponse apporte à la compréhension desmobiles et des modalités en matière de pratiques financières.b)L’ observation des faits est inséparable de la formulation d’hypothèses.L’empirisme est donc indissolublement lié à la théorisation : ce que l’onappelle l’ « empirisme logique ». 94 Mais, réciproquement, une théorie ne peut êtreque soumise au « test acide » de la soumission aux faits – du moins si l’on accepte92 Et marxienne , selon l’expression de Mrs Robinson , c’est-à-dire qui reprend la division de la Société entre lesapporteurs de travail et les détenteurs de capital (théorie néoricardienne de Cambridge)93 Professeur à l’Université de Montpellier 3 ( « Le Cycle de Vie » Economica-Poche )94 Le manuel d’épistémologie de Hempel est particulièrement représentatif de ce courant .48


de se ranger aux critères de définition d’une théorie « scientifique » héritée de laphilosophie moderne des sciences. Une « théorie » qui refuse la vérificationempirique est donc une théorie (en fait , une thèse) qui refuse la réfutation autre quelogique : elle relève donc, non de la science, mais de l’ « idéologie », voire del’ « idéocratie » .Un courant de recherche en gestion préconise une démarche abductive,censée dépasser dialectiquement le clivage entre induction et déduction .Ditsimplement, la démarche consiste à progresser dans la recherche 95 , en procédantpar allers et retours entre la formulation des hypothèses et l’observation du terrain.On ne sera pas étonné que cette démarche soit considérée comme « hérétique » parles divers courants positivistes , lesquels considèrent que la recherche« scientifique » est avant tout axée sur la vérification des hypothèses fixées audépart. Cependant , cette démarche semble appropriée aux pratiques de rechercheintervention,et, surtout, à la prise en compte de la complexité .En effet, si l’ondépasse la relation asymétrique entre deux variables (de type si…alors) , pourprendre en compte toutes celles que l’on observe ou que l’on juge pertinentes,l’irruption d’une variable non incluse dans les assertions initiales conduit le chercheurà modifier celles-ci , établissant une relation dialogique entre les hypothèses et lesobservations.Ces méthodes « mixtes » reposent finalement sur l’efficacité des outils dontdispose désormais le chercheur .Elles ont ainsi acquis une légitimité avec le développement de laTechnoscience , dont il a été traité supra .En particulier , les systèmes de traitementde l’information (STI) et les progrès dans l’analyse statistique encouragent le recoursà de telles méthodes .Un rapide examen suffit à s’en convaincre .c)La méthode que nous proposons de qualifier d’ « herméneutique » repose ,comme on l’a dit précédemment , sur le traitement de sources documentaires –comme le font les historiens 96 .La recherche économique se fonde dans une large mesure sur la vérificationstatistique de modèles ou de théories , en s’appuyant sur des données disponibles,le plus souvent officielles : il suffit pour s’en convaincre de consulter les grandesrevues académiques, considérées comme ayant un haut niveau « scientifique » .Mais, au même titre que l’historien, l’économiste est , comme le« gestionnaire »,alors prisonnier de ses sources . Celles-ci reposent sur des critèresde collecte et de classement qui constituent autant de biais .Par ailleurs, la diversitédes sources contribue à multiplier les modes de classement , sans que la cohérencesoit assurée entre elles .Les exemples abondent : ainsi, la définition du « chômeur » varie selon lespays et les organisations . Les définitions de la PME sont d’une étonnante variété ,non seulement au plan international, mais selon les Administrations françaises.95 « Chemin Faisant », pour reprendre le titre d’un ouvrage coordonné par Marie-José Avenier (Economicaéditeur)96« La » référence sur l’herméneutique , définie comme les discours sur l’Histoire ,est le philosophe PaulRicoeur, notamment dans ses rapports avec la psychanalyse.49


Le recours à de telles sources entraîne un autre risque : celui de l’absenced’informations sur les données qui entrent mal dans les classifications officielles .Lesnon recensements « classiques » sont : l’économie souterraine, le travail familial , lestoutes petites ou microentreprises , les services, et… les grands groupes (puisqu’ilsn’ont pas d’existence juridique !). 97Le troisième risque est lié à la manipulation des informations ainsi collectées.L’exemple caricatural est celui des données macroéconomiques des Payssocialistes, qui ont pu tromper en leur temps jusqu’à la CIA .Mais les entreprises capitalistes ne sont pas en reste, comme le montrent lesaffaires récentes (Enron, Vivendi ,etc.). Sans même aller contre la loi (sinon lamorale) , les entreprises manipulent leurs comptes .Les pratiques comptables lesplus courantes sont : les cessions entre unités du groupe, les modes deconsolidation, le « hedging » (placement de capitaux hors France) , les provisions etreports . Quant aux petites entreprises, la pratique du forfait rend les donnéesofficielles plus que contestables… En conséquence, les recherches menées enéconomie et stratégie industrielles selon cette méthodologie restent sujettes àcaution.En d’autres termes , ces recherches que nous avons qualifiéesd’ « herméneutiques » devraient être systématiquement complétées par desobservations de terrain, éventuellement sur la base d’échantillons 98 . Ainsi, l’INSEE aentrepris de mieux connaître les petites entreprises (du moins celles qui sontrecensées …) en procédant de la sorte , tout en augmentant la taille de cetéchantillon. Plus avant ,des équipes de recherche se donnent pour tâche de recueillirdes informations de terrain, afin de compléter ou d’enrichir les données officielles. 99d) Les méthodologies d’enquêtes constituent notre seconde méthode mixte.On a à ce sujet coutume de distinguer les méthodes indirectes et directes. Ici,les outils de production et de traitement d’informations jouent un rôle prédominant ,au point que, parfois , le lecteur de ces travaux (notamment les thèses) a lesentiment que le chercheur s’est surtout complu à jongler avec les instruments dont il97 Une anecdote personnelle à ce sujet :lorsque, en 1976 , nous avons entrepris une recherche sur la dépendancedes PME à l’égard des groupes industriels et de distribution ,des « experts » du Ministère de l’Economie del’époque nous ont refusé un financement, en arguant du fait que nous ne pouvions travailler sur les groupes, …puisqu’ils n’étaient pas recensés par l’INSEE !.A l’époque, donc, BSN , la CGE, Thomson-Houston , Saint-Gobain-Pont-à-Mousson , etc., étaient censés ne pas exister …Il est vrai que le débat de politique économiquecommençait à aborder les questions de politique industrielle – et notamment de nationalisation « de-ces-groupesqui-n’existaient-pas». Le « retour de l’Etat » (les « béquilles du capital », comme l’avait appelé Anicet Le Pors)chez Alstom , et les débats qui en ont découlé, révèlent que la question est toujours sensible…Ceci étant dit, iln’y a toujours pas de définition juridique du groupe…98 Au minimum, nous suggérons dans les thèses de montrer les résultats à un ou plusieurs acteurs concernés , afinqu’ils commentent les résultats .Il n’est pas rare qu’ils fassent apparaître des biais ou des « auto-confirmations »(« Forcément que vous êtes arrivé à ce résultat, puisque vous avez défini comme ça, ou que vous avez oublié leplus important, à savoir… »)99 On citera l’antenne du CERQ (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Qualifications) domiciliée àMontpellier 3. Mais , par exemple, le CERC ( Centre d’Etudes et de Recherches sur les Coûts) , organismed’études interministériel d’enquêtes sur l’évolution des coûts dans les entreprises , a été supprimé , car jugé unpeu trop « dérangeant » par rapport aux données officielle (notamment de remarquables études sur les transfertsde surplus de productivité)50


dispose , alors que les hypothèses et, surtout, les résultats, restent minces… Onglisse alors de débats épistémologiques (le pourquoi ) vers des problèmes deméthodologie (le comment ).e)Les méthodes indirectes sont très répandues .Elles consistent pour l’essentiel par l’envoi de questionnaires 100 .On nereviendra pas sur les problèmes « techniques » , sauf pour en cerner les écueilsauxquels bien des jeunes chercheurs risquent de se heurter .Ainsi , on ne saurait tirer du questionnaire des hypothèses .Celles-ci sontpréalables à la conception des items , chacun d’entre eux devant contribuer à établirle sens des relations supposées dans la « thèse » soutenue .Toutefois , les réponses obtenues lors d’une enquête exploratoire , sipossible en face-à-face , permettent de réorienter les hypothèses .Il en va toutparticulièrement ainsi en ce qui concerne les définitions, les concepts ou les motsutilisés . On se heurte en effet à des obstacles sémantiques : il n’est pas certain queles mots aient le même sens pour tous les destinataires.Dans cet ordre d’idées , le risque est d’autant plus grand qu’il est fait recoursaux opinions .Ainsi , demander à un chef d’entreprise : « Estimez-vous que votre affaire esten expansion, ou est saine ? » induit des biais cognitifs importants .Or , nombre depublications reposent sur de telles propositions.En d’autres termes, beaucoup de réponses sont fondées sur lesreprésentations du répondant 101 . Or, il est fréquent que le chercheur les prennepour argent comptant , et les considère comme des données objectives. 102Un autre problème « colle » à la méthode : les non- réponses 103 .Par exemple, une enquête sur les mobiles à l’exportation , ou sur l’innovationpâtira d’un nombre de non-réponses important. Le traitement des seules réponsesreçues entraîne un biais. Les « non- répondants » auraient sans doute beaucoup dechoses à dire .Une relance , mais, surtout, un contact direct avec ces derniers ,s’avère des plus utile.Pour pallier ces difficultés , l’élaboration d’un protocole strict s’avère cruciale.En particulier , les concepts mobilisés doivent être définis de façon non ambiguë ,puis « opérationalisés » sous forme de critères factuels ou quantitatifs , afin deréduire les biais dans les réponses, et favoriser les comparaisons .100 Les chercheurs ont recours de façon croissante aux envois par Internet .Sur ce sujet , voir la thèse et lestravaux de Gaël Gueguen , maître de conférences de gestion à Montpellier 3.101 De surcroît, le répondant n’est pas nécessairement la personne visée (les secrétaires , ou les adjoints sechargent de répondre aux nombreux questionnaires envoyés par les Administrations)102 Au demeurant , on est tenté de dire « combien de chercheurs en gestion qui n’ont jamais vu une entreprise deleur vie ! » Cette lacune apparaît très clairement lorsqu’ils doivent traiter des cas de stratégie …Ce qui soulignel’intérêt de la méthode des cas …103 En Amérique du Nord , le taux de réponse est nettement plus élevé. La raison majeure, nous semble-t-il , estque les Nord-Américains sont habitués dès la plus tendre enfance à être évalués sur la base de tests ou de QCM.Ilen résulte également que cette méthode, qu’ils ont subie, est plus familière aux chercheurs .En France, répétonsle,le réflexe est plutôt de méfiance … ou de « ras-le-bol »51


Dans les recherches de l’ERFI sur la dépendance , nous nous étions contentéau départ de poser la question « naïvement » (« Etes-vous dépendant, et de qui, etpourquoi ? ») Les réponses étaient insatisfaisantes , car, d’une part, chacundéfinissait le terme à sa façon, et d’autre part , nombre de répondants s’affirmaient« peu dépendants » , alors que nous observions une forte dépendance (dont ils nevoulaient pas parler, ou dont ils n’avaient pas conscience).Il a donc fallu revenir auxhypothèses , et définir strictement le concept de dépendance .En s’appuyant sur lestravaux de théoriciens des organisations (Mindlin et Aldrich) , suggérés par notrecollègue Yves Dupuy , nous avons défini la dépendance à partir de trois critèresrepérables (Concentration forte, Substituabilité faible, Essentialité forte) 104 .f) Les méthodes directes consistent dans la collecte d’informations tirées del’observation in vivo.- La première méthode est celle d’entretiens multiples , par exemple d’unensemble d’entrepreneurs , pour étudier leur comportement commercial . Cetteméthode a ses exigences :Tout d’abord, lors d’un face à face , l’enquêteur et l’enquêté ont chacun leurspropres représentations, induisant des biais sémantiques, notamment sur desconcepts déjà controversés dans la « littérature » (la dépendance par exemple)Ensuite , l’enquêteur se fait l’ interprète des représentations de l’enquêté, aurisque de déformer ses propos 105 .(il se représente sa représentation de ladépendance).Par ailleurs, les entretiens sont le plus souvent de courte durée 106 .Or, sur biendes sujets de recherche, l’interlocuteur n’a pas d’opinion arrêtée , ou n’a que desreprésentations superficielles , voire erronées ( on a cité l’exemple de ladépendance). A ce stade, les risques de « rationalisation », ou de réponse enfonction de ce que l’on croît que l’enquêteur attend , sont bien connus –même s’ilsne sont pas toujours surmontés.On observe que les réponses les plus « sincères »sont souvent fournies inopinément.La représentativité de l’ensemble des personnes qui ont accepté de répondreest fortement sujette à caution .L’ « échantillon » n’est représentatif que de lui-même, et, comme dans une classe, ce ne sont pas ceux qui interviennent le plus qui ont leplus de choses intéressantes à dire …Là encore, les raisons du refus d’accorder unentretien peuvent être en soi intéressantes.Par exemple, si la recherche vise à rechercher les causes de « performance »et de « non performance » , le risque est grand d’avoir plutôt des entreprises dupremier type…A l’inverse, des entreprises très rentables tenaient à garder, pour d’évidentesraisons, l’anonymat.104 Parallèlement , aux Etats-Unis , Pfeffer et Salancik développait une théorie de la dépendance dont nousn’avons pris connaissance que plus tard.105 Dans des réunions , personnelles ou professionnelles, on est toujours étonné de la façon dont nos propos sontinterprétés , même à chaud – vieux problème sartrien…106 Même si de jeunes chercheurs parlent d’ « entretien en profondeur » pour une rencontre d’à peine deuxheures.52


- La deuxième méthode d’observation directe est celle des entretiens enprofondeur. Celle-ci exige de la part du chercheur une grande expertise dans lemaniement d’outils complexes , venus des sciences humaines .Les cartes cognitives constituent un outil caractéristique d’une telle méthode.Elles en montrent les limites et les risques . L’objectif de cette méthode est de« révéler » les représentations et la vision de l’ interlocuteur (un entrepreneur, parexemple) , afin de déterminer son profil , et d’une induire son comportement face àcertaines décisions. Il en existe diverses versions , comme de nombreux auteurs l’ontsignalé 107 .A notre sens , la carte cognitive doit être distinguée de l’analyse de contenude « discours » , spontanés ou préparés- méthode fort prisé en sciences politiques.Très proche de l’analyse de contenu , les chercheurs en gestion (notammenten stratégie) sont sensibles à l’approche en termes de « récits de vie » (« tellingstories ») 108 L’objectif est de décrypter le discours 109 à partir de sa sémantique (mots utilisés , adjectifs « froids « ou « chauds », expressions « objectives » ou« évaluatives » ,etc.) afin de cerner –la distinction est essentielle- soit la personnalitéde l’interlocuteur, soit ses intentions , supposées découler de la vision 110 .Le risque est double .Au plan de la personnalité , jusqu’où, en amont de lapsyché l’analyse peut-elle remonter , depuis la persona jusqu’à l’anima , du moi ausurmoi ? Au plan des intentions , dans quelle mesure la vision déclarée , ou latente ,explique-t-elle, éclaire-t-elle les décisions et, plus généralement le comportement du« discoureur » ?C’est pourquoi , faute de réponses nettes sur ces questions , ce type derecherche est à manipuler avec précautions, et, si possible, dans le cadre d’uneéquipe disciplinaire, incluant notamment des psychanalystes. La sophistication desoutils de traitement de l’information recueillie , qui peut atteindre un très haut niveau ,ne permet pas de répondre à cette interrogation : peut-on connaître le Moi profondd’un individu , et cette connaissance a-t-elle une importance cruciale pour expliquerses pratiques ? 111 La réponse, si réponse il y a , relève à notre sens davantage dechoix philosophiques que d’hypothèses scientifiques.- La troisième méthode d’observation directe est issue des travaux ensociologie des organisations (on est alors aux frontières de l’économie et de lagestion) puisqu’ elle consiste à observer en profondeur les pratiques au sein d’uneorganisation .L’intervention des économistes comme des gestionnaires va consister às’interroger sur la « rationalité » comme fondement des « logiques d’action »107 L’auteur le plus représentatif est le professeur Pierre Cossette, d’HEC Montréal , lequel recommande la plusgrande prudence face à cet outil108 L’ouvrage- clé sur ces questions est la publication collective du DRISSE (HEC Paris) « Le Managementstratégique en Représentations » Ellipse éditeur.109 Il existe en fait une grande diversité de méthodes .Cf. Pierre Cossette « Cartes cognitives et Organisation »PU de Laval et ESKA .Réédité aux Editions de l’ADREG (site Internet).110 Sur le couple vision –intention, voir les travaux de Nicolas Varraut (ERFI Montpellier)111 Pour tempérer notre propos , rappelons que des membres de notre équipe, notamment Agnès Paradas(Université d’Avignon) ont appliqué avec succès la méthode , conduisant notamment à la confirmation de« cartes » différentes entre les dirigeants PIC et CAP (sans négliger toutefois les risques d’autoconfirmation)53


(économie) , et l’impact des pratiques sur les performances et le degré de réalisationdes objectifs (gestionnaire) 112 .Ce courant méthodologique tire son origine des travaux relatifs auxcomportements des travailleurs en fonction des techniques de production utilisées –ce que l’on a appelé l’ « Ecole Socio-Technique » (Emery et Trist sont lesreprésentants les plus connus- Dans ces recherches –menées notamment auTavistock Institute – la méthode consistait dans une « observation participante » .Aucours de l’observation , l’observateur va intervenir pour modifier les pratiques , afinde contribuer à accroître la « performance » (technique, économique, sociale).De nos jours, des méthodes similaires , à la frange de la recherche « pure »(fondamentale , théorique) et appliquée ( modèles appliqués par les consultants etles experts) , se sont développées , sous les vocables de « recherche-action » ou de« recherche- intervention » 113 .On citera notamment les travaux menés par leséquipes de recherche de l’Ecole Polytechnique (Berry, Moisdon) et de l’Ecole desMines (Midler, déjà cité supra ) , de l’INRA (Attonaty et Soler) et de l’ISEOR ( Savallet Zardet , Université Lyon 3).A l’évidence ce type de recherche est aussi exigeant que séduisant :-Ce ne peut être que rarement le travail d’un seul individu .Les compétencesexigées sont pluridisciplinaires, propres à la Technoscience , impliquant l’interventiond’économistes et de gestionnaires, mais aussi de psychosociologues, d ‘ergonomes,d’ingénieurs, etc.-C’ est un travail de longue haleine , nécessitant une étude longitudinale ,souvent sur plusieurs années 114 - ce qui, sauf cas particulier (salarié, contrat CIFRE), constitue un facteur dissuasif pour entreprendre une thèse en recherche-action. 115-Il s’agit d’une méthode exigeant des compétences très particulières : à côtéde l’expertise technique, des capacités humaines , et, surtout , l’aptitude à combinerl’observation « objective » et l‘ intervention « participante ».-Le risque de manipulation , d’influence forte de la Direction de l’entreprise parexemple, est élevé.Au total , les économistes comme les gestionnaires disposent d’une panopliede méthodes assez complète –et sans doute plus large que dans les autresdisciplines scientifiques ou académiques. Le choix entre ces méthodes est certesconditionné par des exigences de scientificité – ou au moins de rigueur , et, à la fois,de cohérence et de faisabilité .Mais il est également conditionné par desconsidérations « stratégiques », tant pour le chercheur que pour l’équipe .Celle-ciacquiert une maîtrise de, une familiarité avec certaines méthodes, sur lesquelles elleassoit sa notoriété et renforce sa légitimité .112 Sachant que les tenants du courant « béhavioriste » en théorie de la firme (Simon, March, Cyert) sont àl’intersection des trois disciplines ( économie, gestion, sociologie des organisations).113 L’ouvrage fondamental sur ces méthodes est celui de Jean-<strong>Michel</strong> Plane, professeur à Montpellier 3 (« LesMéthodes de Recherche –Intervention en Management » L’Harmattan).114 Ainsi, Moisdon a étudié les comportements dans un atelier de robotique chez Renault durant plusieurs années.115 Les équipes citées ont certes dirigé de nombreuses thèses. Mais il conviendrait de savoir s’il s’agitvéritablement de recherche- intervention de la part du seul chercheur, ou si celui-ci (ou celle-ci) est intégrée(e)dans une équipe .Rappelons que nombre de thèses en gestion , réalisées dans le cadre d’un contrat CIFRE, doncproches d’une recherche –intervention (par analogie avec une thèse de docteur- ingénieur) ont été primées par laFondation pour l’Enseignement de la Gestion.54


Ainsi, « on s’attend » à ce que tel chercheur , issu de telle équipe , ait acquiscertaines compétences. Il va de soi que ces choix « stratégiques » n’excluent pas deprofondes divergences entre équipes , courants, etc., concernant la « meilleure (voirela seule) méthode – et cet ostracisme ne concerne certes pas que les positivistes !En d’autres termes , plutôt que de parler d’ « anarchisme méthodologique » ,pour reprendre l’expression attribuée , un peu vite, à Feyerabend , il vaudrait mieuxparler de « management stratégique des choix méthodologiques ».Après avoir considéré les phases préanalytique (VIS) et analytique (AMOR) ily a maintenant lieu de considérer la phase post-analytique (IMPETUS) , qualifiéeparfois de prescriptive, ou de normative .§3 La phase post-analytique (IMPETUS : IMPlications, ETudes , USages)A) Des implications controverséesEn philosophie des sciences « classique » (axée sur les sciencesexpérimentales, et formatées sur le modèle positiviste) , il n’est guère habituel deparler de cette phase, car elle est considérée comme « non scientifique ».Enrevanche,le développement d’un système de « technoscience » au cours du siècledernier contribue à conférer un rôle majeur à l’ « exploitation » des résultats . Laperformance des labos se traduit en première instance par le dépôt d’un brevet : dèsl’instant que celui-ci est déposé par une équipe ou un organisme , les« concurrents » voient en principe leurs efforts anéantis –du moins sur ce projet.Dans les sciences expérimentales , la diffusion des résultats est assurée parla publication dans une revue scientifique .Chacune ayant une « cote » , reconnuepar la communauté de référence sur la base d’experts (par exemple, sélectivité,fondée sur le nombre de papiers acceptés sur le nombre de propositions reçues) ,unchercheur et le laboratoire d’accueil 116 seront évalués par le nombre de publications,pondéré par la cote de la revue. 117L’une des spécificités des disciplines de l’économie et de la gestion résidesans nul doute dans l’importance des implications qui découlent de la recherche :modèle proposé, résultats tirés de la vérification empirique , et ce, pour diversesraisons :En effet, la recherche vise généralement , au-delà de l’explication logique del’enchaînement des « faits », à convaincre du bien- fondé (ou du « mal- fondé ») dedécisions , qu’elles soient déjà prises ou simplement envisagées. Au demeurant , lechercheur s’attache à justifier l’intérêt « théorique » et « pratique » de sa recherche ,déterminant ainsi le choix de ses hypothèses comme de ses méthodes . Economie etgestion sont des disciplines ancrées dans la Société , celle-ci évolue , faisant116 Les publications sont généralement signées de façon collective , la mention du directeur de rechercheconstituant une garantie de sérieux dans l’expérimentation (il engage sa réputation) .C’est pourquoi un directeurde recherche ne peut avoir guère plus de deux thésards. En économie et gestion, les publications –du moins enFrance , et jusqu’ici– sont rarement cosignées, et les directeurs de thèse ont bien souvent un nombre beaucoupplus – et sans doute trop- important de thésards inscrits . Dans les sciences de laboratoire , la recherche se faisantsur contrat , à échéance donnée , la non soutenance , à la date fixée , n’est pas concevable. En économie etgestion, le taux d’évaporation et le temps de rédaction des thésards inscrits sont au contraire importants , comptetenudes problèmes matériels (absence de bureaux) et financiers (nombre de bourses limité, impliquant uneactivité extérieure à la recherche).117 Par exemple, pour obtenir l’habilitation à diriger des recherches.55


apparaître de nouveaux problèmes, de nouvelles « énigmes » , pour lesquelles ontattend une explication « logique » , cohérente, rationnelle .Les exemples sont innombrables et nous en avons cité plusieurs en économie(modèle de Mundell, modèle Modigliani-Miller, etc.). En gestion, les paradigmes sontadaptés en fonction de l’évolution des besoins , des technologies et des pratiques .S’il fallait en donner des illustrations, on pourrait évoquer l’évolution des modèlesstratégiques , des modèles de comportement du consommateur, des modèlesfinanciers , de la Gestion des Ressources Humaines 118 , etc.Au-delà de l’explication des phénomènes , les recherches visent, pour fairebref, à la prescription d’actions et de décisions propres à conduire, soit à un emploiplus rationnel des ressources (économie) , soit à des pratiques plus performantes(gestion).Le risque est à l’évidence que , en quelque sorte , la recherche soitessentiellement conduite dans un esprit de justification de décisions , ou d’actions,ou de politiques envisagées a priori en-dehors des communautés scientifiques . End’autres termes , la recherche n’est plus « neutre » .L’a-t-elle au demeurant jamais été ? Les historiens des sciences montrent àsatiété que les présupposés , les préjugés, les croyances ont contribué à orienter lesrecherches dans des directions précises , le plus souvent sur des sentiers tracés àl’avance . On peut à cet égard discuter la thèse de Kuhn , selon laquelle la révolutionscientifique, entraînant un changement radical de paradigme, résulterait d’un« sentiment d’insatisfaction » à l’égard du paradigme existant . On peut lui opposer lemot d’Aristote pour qui le vrai novateur aura d’abord raison « contre le sentimentgénéral » . Les théories « révolutionnaires » et leurs auteurs ont été le plus souventpourchassés par la communauté (y compris la communauté scientifique) , et pasnécessairement pour des raisons scientifiques.Le cas le plus évident est celui du darwinisme (dont l’enseignement futlongtemps interdit dans certains Etats des Etats-Unis ) .Mais, pour s’en tenir à lathéorie de l’évolution , les thèses « fixistes » de Geoffroy Saint Hilaire, considéréescomme « déistes » auquel on oppose le transformisme de Cuvier, trouve uneconfirmation contemporaine avec les progrès de la génétique.En économie comme en gestion , le problème est donc crucial, car il conduit àce que deux conceptions de la recherche s’opposent .La première voudrait que la théorie soit neutre de toutes considérationsnormatives , que les prescriptions découlent , dirait Kant , de l’exercice del’entendement propre à chaque individu, à la recherche de l’expression de la RaisonPure.La seconde conception suppose que les pratiques sociales , en perpétuelleévolution , soient le fondement de la recherche menée dans ces (nos) disciplines.Bref, nous voilà ramenés aux questions épistémologiques évoquées au début de cetessai , entre la vision d’un Monde harmonieux, rationnel, à découvrir, et celle d’unmonde chaotique, complexe , à interpréter.B)Des usages multiples118 Cf. Julienne Brabet , édit. (Où va la Gestion des Ressources humaines ? Economica)56


La qualité d’une recherche va d’abord s’exprimer par les usages qui en serontfaits. On a coutume de rappeler qu’une « bonne » théorie doit présenter un certainnombre d’attributs qui en feront la notoriété :-La cohérence : robustesse de la méthode , efficacité des outils, rigueur de ladémonstration, etc.- La pertinence : intérêt du sujet traité , positionnement par rapport à lalittérature existante (confirme, infirme ou réoriente les recherches )-L’ « élégance » et la force de conviction , voire la qualité pédagogique de laprésentation (notamment, tableaux de synthèse, graphiques , schémas ,etc.)-L’ originalité du sujet traité , ou de son angle d’attaque-La fécondité des résultats et des implications .La fécondité peut et doits’entendre à deux niveaux : d’une part , le développement de recherches ultérieuresque va susciter la publication (prolongements, vérifications , critiques ,etc.) , et,d’autre part , la « traduction » (Callon) des résultats en direction de publics plusdiversifiés : consultants, experts, décideurs , grand public, voire médias, etc.Il est intéressant de constater que la qualité d’une recherche peut être trèsdiversement appréciée .A l’instar des juges à l’issue d’un combat de boxe, l’avis desévaluateurs (les « referees ») peuvent être contrastés, et ce, d’autant plus que larecherche est novatrice ! Bien souvent , les meilleurs articles reçoivent deux avisextrêmement opposés : on a rappelé plus haut les cas de Leontiev et de Dan Miller.Cependant , il est heureux de constater que , lorsque le projet de publication s’inscritbien dans les conventions de la revue (présentation, format, esprit de la revue etpublic visé, etc.) les avis des rapporteurs sont très semblables , les commentairesdonnant parfois l’impression qu’ils ont été rédigés en commun, et ce , y compris dansles publications internationales.Ces rapides observations sur l’importance de la phase post- analytiquedevraient nous confirmer dans le sentiment que l’économie et la gestion sont biendes disciplines « à part », et sans nul doute à part entière ,possédant notamment desconventions et des problèmes communs .Cependant , malgré bien des similitudes,voire des intérêts partagés – ne serait-ce que pour conforter leur légitimité - les deuxdisciplines présentent des différences qui , en définitive- devraient contribuer à lesdifférencier –ce qui, paradoxalement, devrait faciliter leur collaboration.L’étape suivante sera donc dédiée à une « épistémologie comparée » desdeux disciplines .57


CHAPITRE 3 : ECONOMIE ET GESTION. Entre confrontation etcoopération.Aux yeux de bien des publics , y compris dans des instances composées d’« experts » , l’économie et la gestion n’apparaissent pas comme des disciplinesdistinctes. Elles sont bien souvent confondues pour être raccrochées à desdisciplines dominantes , comme le droit 119 ou la sociologie 120 . De surcroît , lagestion souffre d’un déficit d’image « académique », pour des raisons déjàévoquées en introduction, mais qu’il est bon de rappeler :-La gestion est souvent réduite dans les esprits aux techniquesfondamentales- notamment le droit et la comptabilité – et à leur application dans desactivités fonctionnelles, fortement professionnalisées 121 ( gestion financière,commerciale , contrôle de gestion , gestion du personnel, etc.)119Longtemps regroupées par le Ministère des Universités dans le Groupe 1, elles sont désormais « isolées »dans un groupe particulier ( respectivement 5° et 6° sections).Il faut noter qu’il existe toujours une agrégationdes professeurs de lycée d’ « Economie et Gestion » (primitivement –et le changement est significatif- deTechniques Quantitatives de Gestion) exigeant (sur le papier…) de la part des candidats des connaissancessupposées approfondies en droit, économie et gestion – bref, des Pic de la Mirandole!120Il existe effectivement une agrégation dite de « Sciences Economiques et Sociales » , en fait largementcentrée sur les disciplines sociologiques . Ainsi, notre manuel d’Initiation Economique et Sociale pour les classesde Seconde, rédigé en collaboration avec Christian Bialès , fut très mal reçu par la critique (Monde del’Education)… et les enseignants, car jugé « trop économiste ». On rejoint ici le problème de l’accès desbacheliers de la filière économique et sociale aux études de sciences économiques (et de gestion).121 Les réponses des candidats à l’entrée en maîtrise de Sciences de Gestion (MSG) à la question : « Que sontpour vous les sciences de gestion ? Qu’attendez-vous d’autre –et non de plus- de la MSG, par rapport à l’IUT ? »sont à cet égard d’autant plus éclairantes qu’il s’agit de jeunes gens « motivés »…58


-A côté de l’Université –et à la différence de l’économie - il existe des Ecolesd’Application 122 , de qualité et de réputation certes variées, mais qui enseignent etforment à la « gestion » .De façon croissante ,les meilleures d’entre elles se sontengagées dans la recherche en gestion et en management , obtenant une productionde travaux de grande qualité –y compris dans ce qu’il est convenu d’appeler la« recherche fondamentale » ou académique .Au sein des Associationsreprésentatives des différentes disciplines de la gestion, Universités et GrandesEcoles travaillent de concert. Il n’en reste pas moins que cette interpénétration posela question du statut scientifique des « sciences » de la Gestion.-Ce qui est plus grave, en revanche, c’est la prolifération et la banalisation duterme de « gestion » ou de « management », sans doute parce que « vendeur »,dans des disciplines parfois fort éloignées , sans aucun spécialiste , voire disciplinede gestion dans le programme d’enseignement. Il en découle un déficit d’image , unproblème de légitimité … et sans doute de frustration des étudiants qui pensaientacquérir une formation à la « gestion »- c’est-à-dire, dans leur esprit,« professionnelle » .En d’autres termes , il s’est répandu une « vulgate » de l’enseignement de lagestion , sous forme de modèles prêts à l’emploi et passe-partout , que l’on retrouvedepuis l’enseignement secondaire 123 jusqu’aux troisièmes cycles. Il en résulte lesentiment curieux que « tout le monde peut enseigner la gestion » , voire que « cequi est important, c’est la pratique »(d’où la multiplication des stages et autresséminaires , censés former à la « vraie » gestion) 124 .Pour sortir de ce double embarras – confusion entre économie et gestion,confusion entre pratiques de gestion et production de recherche en gestion , nousnous attacherons à montrer , dans un premier temps, que les deux disciplinesconnaissent des problèmes analogues de positionnement entre la pensée et l’action ,et, dans un deuxième temps, qu’ils les résolvent différemment.§ 1 ) Deux disciplines entre la pensée et l’action 125A) Trois modes de production de rechercheL’économie et la gestion manifestent leur différence commune par une attitudeapparemment proche vis-à-vis de la relation entre la pensée (la théorisation) etl’action (la mise en œuvre) .Par rapport aux disciplines relevant des sciences expérimentales , les phasespré et post analytiques , quelles que soient les préventions, voire les admonestationsdes « positivistes » , viennent remettre en cause l’idée d’une neutralité, d’une122 Il en existe certes en économie (ENSAE par exemple) , mais leur nombre est sans commune mesure avec lesinnombrables écoles de commerce ou de gestion de tout acabit, qui écument à grands frais le marché. Ilconviendrait d’ailleurs d’y ajouter tout le marché de la formation continue et permanente , manne de maintesofficines .123 Cf. nos ouvrages d’économie générale et d’économie d’entreprise (en collaboration avec Pierre Maurel) parusau début des années 70 chez ISTRA , destinés aux Terminales « G » de l’époque (8 éditions successives).124 Une part importante de l’enseignement de gestion est désormais assurée, conformément aux textes officiels,par des « professionnels » (des praticiens) au point que cette pluriactivité constitue pour certains l’essentiel deleur revenu.125 Par référence à la formule du philosophe Henri Bergson « Agir en homme de pensée et penser en hommed’action » ( reprise au dos de couverture de notre ouvrage « La Stratégie en citations » Editions d’Organisation ,en collaboration avec Luc Boyer).59


objectivité du chercheur par rapport à son champ d’études 126 . Nous avons essayé demontrer dans cet essai comment les préoccupations liées à l’amélioration de la prisede décision, dans le sens d’une rationalité ou d’une efficacité supérieures ,contribuaient à orienter la recherche.Par rapport aux disciplines des sciences sociales et humaines , la finalité estautre, dans la mesure où l’objectif premier de l’économiste et du gestionnaire est,certes de mieux comprendre le réel, mais dans le but d’agir , de le changer, del’améliorer ,d’améliorer la prise de décision, alors que les travaux des sociologues ,psychologues , ethnologues , etc., est de comprendre , d’interpréter , de classer, denommer ,etc. , sans juger, ni agir 127Bien entendu, l’extrême diversité des courants et des positionsépistémologiques interdit , sous peine de caricature, de s’en tenir à une positionaussi sommaire. Pour contribuer à clarifier le débat , nous proposons de classer laproduction de recherche en trois grandes catégories : des « discours », des résultatsd’expériences , des instruments d’aide à la prise de décision. .Nous verrons quel’économie et la gestion participent à un degré inégal dans chacun de ces modes deproduction .S’il fallait préciser ce qu’ un chercheur devrait attendre de son travail selonchacun de ces modes de production , nous serions tenté de faire les propositionssuivantes :-Du mode « discursif » , on devrait rechercher à emporter la conviction , c’està-direle fait que le lecteur reconnaissance la cohérence du discours- sansnécessairement y adhérer .Il entre donc une bonne part de séduction. Le lecteurpourra donc la citer, s’en inspirer , la critiquer à son tour, etc. Elle rentre dans la« littérature » sur le sujet , à côté des autres productions discursives.-Du mode « observationnel» 128 , le chercheur attend une confirmation , par letraitement approprié d’informations, d’une théorie , soit d’ailleurs qu’il confirme ouinfirme une thèse antérieure , au sein d’un débat, soit qu’il ait proposé sa proprethèse. La « qualité » majeure attendue est ici la rigueur du traitement de l’information.Cette production s’adresse prioritairement aux autres chercheurs , situés dans lemême réseau , la même communauté de préoccupations. Il s’agit donc moins deconvaincre par la séduction, que de s’approprier , voire protéger , un résultat derecherche.-Du mode praxéologique , le chercheur attend une application pragmatique.Sa production vise à une influence sur les logiques et techniques d’action et dedécision. La création de valeur devrait donc concerner la faisabilité , la mise enœuvre des préconisations tirées des raisonnements , de l’argumentation , des« modèles » proposés. L’interlocuteur privilégié est donc l’utilisateur : décideur, maisaussi expert, institutions tutélaires ,etc.126 Evidemment , le système de la Technoscience a mis à mal ce mythe de la neutralité de l’expérimentateur –neserait-ce qu’ au stade du choix des axes de recherche.127 Même remarque que dans la note précédente, mais, cette fois, dans l’exploitation des travaux C’est tout ledébat , par exemple, de l’ « anti-psychiatrie », ou ,simplement, de la psychanalyse ( conflit, notamment entreJung et Freud).128 Nous avons à dessein évité le terme « empirique » , ou « expérimental » .Nous avions suggéré un temps lenéologisme « expérientiel », mais nous nous sommes rappelé l’aphorisme de William Baumol (évidemment,lors d’un Congrès de l’ A.E.A.) : « Nous autres économistes, si nous inventons tant de mots nouveaux, c’est queça ne coûte pas cher ! ».60


Cette classification suscite trois réactions immédiates :-D’ une part, les trois niveaux sont fortement interdépendants, ne serait-cequ’au travers de la « traduction » , au sens de Callon, des résultats de recherche.Notre réponse sera que , en toute logique, il importe néanmoins que chaqueproduction soit clairement positionnée selon ces trois objectifs –ne serait-ce que pourles évaluer.-D’ autre part, elle pose le problème de la spécificité propre aux disciplinesd’économie et de gestion. : pour chacune d’entre elles , les trois types de productions’orientent de façon différente, avec des hiérarchies différentes.-Enfin, les supports de publication , notamment les revues , font apparaîtreces trois types de production, quitte à se spécialiser sur l’un d’eux.Par exemple, en matière de management , l’Académie Américaine deManagement a deux publications : l’Academy of Management Review (centrée surles discours) et l’A of M Journal (centrée les résultats d’observations) .La productionde recherche en management stratégique est publiée dans une revue académique« mixte » : le Strategic Management Journal ( discours , observations –ce qui estd’ailleurs sources de conflits , au point qu’il était question de dédoubler la revue) .LaHarvard Business Review est en revanche une revue destinée à la « traduction »detravaux de recherche vers les milieux professionnels –alors que « Harvardl’Expansion », sa version française, reste largement cantonnée au discours : « ducoup » , un news français – la revue de kiosque Management – a publié des articlespubliés dans la HBR (notamment des articles de Porter).La Revue Française deGestion a été jusqu’ici orientée vers la publication de « discours » (destinésprincipalement aux étudiants, enseignants, chercheurs) et ,souhaitant s’orienter versun public professionnel, sollicite des productions axées sur la praxis . En marketing ,la RAM (Recherches et Applications en Marketing) aspire à une réputation de granderigueur , et privilégie les travaux d’observation, alors que la RFM (Revue Françaisede Marketing , née d’une association de praticiens) accorde son attention aux misesen pratique , les articles discursifs ayant surtout un but de réflexion sur les pratiques.B) La production de discoursPar ce terme nous entendons le fait que l’étude se présente comme uneprésentation d’un certain nombre d’informations portées à la connaissance dulecteur, éventuellement inspirées d’observations de terrain, ou destinées à modifierles pratiques, mais surtout axées sur des « réflexions » pour le « réflexion » dulecteur.Pour être plus précis et concret, nous suggérons plusieurs types de discours :1°) Le discours prédictifLe discours à caractère hypothético- déductif se présente sous une forme dedémonstration logico- mathématique . L’objectif est de démontrer des liens decausalité entre des variables , au travers d’un développement analytique. Il s’agitdonc de déboucher sur un résultat prédictif , en principe unique , découlant du corpsd’hypothèses et d’assertions posés au préalable.Les seules failles admises du discours résident alors dans les faiblesses del’argumentation logique, voire dans des erreurs mathématiques .61


Un bon exemple est constitué par le célèbre paradoxe de Condorcet , quidémontre logiquement l’intransitivité des choix individuels dans l’édification des choixcollectifs , repris dans sa thèse de mathématiques par Gérard Debreu , et« exploité » par Kenneth Arrow.Ce modèle devait donc supplanter le modèle d’équilibre général construit parLéon Walras, en spécifiant une faille logique. Il a constitué une incitation à raisonner ,soit sur les conditions de l’optimum général (prolongement des travaux de Pigou etde Scitowsky) , soit sur les équilibres partiels (économie industrielle et appliquée) 129La question , lancinante en épistémologie , est de savoir si le discours prédictifest « scientifique ». Tout au long de cet essai , nous avons « fourbi » les arguments(voire les armes…) des protagonistes.Pour les « poppériens », il s’agit de discours « non scientifiques » (souvenonsnousde l’opinion de Jean-Pierre Dupuy), car ils sont irréfutables .Pour les « simoniens » , il s’agit de discours irréalistes .Simon oppose lediscours fondé sur la rationalité « substantive » à celui fondé sur la « rationalitélimitée » : le décideur ne cherche pas à optimiser , mais à obtenir un résultat« satisfaisant » -incluant notamment un nombre de variables , dont l’incertitude, queles discours prédictif ne saurait inclure.Les défenseurs du discours hypothético- déductif se réfèrent au modèlekantien de la relation entre la Raison pure , la Raison pratique et la praxis .Celle-ci ,pour progresser , doit devenir plus rationnelle , c’est- à- dire reposer sur desprincipes devenant des préceptes , fondés sur des « lois » présentant un caractèrenécessaire et universel. Ces lois sont construites en ayant recours à un appareillageformel tiré des catégories de la Raison pure.Mais, comme le rappelle Kant , rien n’exclut que le sentiment d’insatisfactiondécoulant des discours « rationnels » , lors de leur application pratique, ne remetteen cause leur prédictivité, suscitant le développement de nouveaux modèles plus« rationnels ».Ainsi, la notion de « rationalité limitée » , impliquant le fait que l’information aun coût , a été « assimilée » dans les modèles hypothético- déductifs , au travers ducourant néoclassique , autour des asymétries d’information (Alchian, Demsetz,Stiglitz) .En revanche , la rationalisation néoclassique du modèle de concurrencemonopolistique et imparfaite a suscité de nombreuses controverses d’ordreépistémologique , Mrs Robinson , en « bonne marxienne », ayant surtout vouludémontrer le primat de la praxis sur la pensée rationnelle. 1302°)Le discours argumentatifIl s’agit des discours les plus courants . L’objectif est ici d’exposer , sous uneforme majoritairement littéraire, un thème, une idée , en usant d’une argumentationde caractère rhétorique , liée au langage , au rapport entre les « mots » et les« choses » , pour reprendre l’expression de <strong>Michel</strong> Foucault129 On se reportera utilement aux travaux montpelliérains du LAMETA (équipe associée au CNRS) surl’économie appliquée , et du LASER sur l’économie industrielle.130 Ce point est développé dans notre thèse , soutenue en 196962


.L’examen de la pertinence de tels discours repose donc sur des bases toutautres, dont les éléates ont posé les jalons plusieurs siècles avant notre ère, et quela linguistique moderne a contribué à éclairer … en développant ses propresdiscours. En réalité, il convient de distinguer plusieurs objectifs chez le « rédacteur ».Le discours à caractère argumentatif reste proche du discours logicomathématique,en ce qu’il repose fortement sur un effort de démonstration logique,axé sur la relation de causalité entre des variables , définies sous une formeconceptualisée .L’exemple « typique » est celui des Principles de Marshall : celui-ci met lesdémonstrations « mathématiques » (algébriques, géométriques, etc.) en annexe ,« pour le lecteur qui s’y intéresserait ».Ce discours entend assez souvent s’appuyer sur, ou appuyer , une« vérification empirique » : on est donc dans l’empirisme logique. Mais , ici,l’observation ne sert que de support à l’argumentation : ainsi , les problèmes propresà l’observation ne sont que rapidement présentés , pour se cantonner aux résultatset à leur interprétation.Par exemple, à l’issue d’une recherche sur l’externalisation des services dansles PME , nous avons rédigé un article pour soutenir l’idée que ces entreprisesrecouraient de façon croissante aux pratiques d’externalisation , en essayantd’argumenter de façon logique sur les raisons, les conditions et les implications decette pratique croissante (sans juger de son bien-fondé) 131 .Les résultats de l’enquêten’étaient présentés que de façon synthétique.Par la suite , nous en avons tiré une réflexion axée cette fois sur lesproblèmes conceptuels , autour de l’a théorie des coûts de transaction , enconcevant la petite entreprise comme « un espace de transactions » internes et/ouexternes , en termes d’arbitrages « rationnels ». 132 L’idée « défendue » était que lapetite entreprise a intérêt à externaliser plutôt que d’internaliser et de croître (idée quiallait à l’encontre des idées reçues).3°)Le discours interprétatifIl est beaucoup plus répandu .L’auteur développe une idée , une opinion, unethèse d’une façon totalement rhétorique .Dans le domaine de l’économie et de la gestion, ce discours peut avoir deuxvisées :-Une visée idéologique , par exemple, un travail qui défend la thèse de lalibre- concurrence , ou du développement durable ,etc.Les économistes ont ainsi fortement critiqué les travaux de John –KennethGalbraith , estimant que son exposition critique des problèmes économiques reposaitsur une argumentation faible .On dit alors que l’auteur « fait du journalisme », sousentendu, que « ça n’est pas scientifique ».131 Article paru dans la Revue de l’Economie Méridionale , en 1989132 Paru en français dans la revue « Communications » puis en anglais dans la revue « Entrepreneurship andRegional Development »63


Ce type d’ouvrages et de production de recherche est extrêmementdéveloppé, d’autant qu’il rencontre un public plus large que celui de la communautéde chercheurs(étudiants, enseignants, grand public).4°)Le discours d’ « exposition »Il présente un caractère « pédagogique » , au sens large , de présentation decourants, de thèses, d’auteurs, etc. Le travail effectué consiste en une recherched’informations , plus proche de l’herméneutique que de la rhétorique . L’exemple typeest une revue de la « littérature » sur un concept, un champ de recherche , unproblème de pratique de gestion ou de politique économique ,etc.Ainsi, le JEL (Journal of Economic Litterature) ou la RFG (Revue Française deGestion) proposent de telles synthèses , de telles expositions . La plupart des revuesouvrent des numéros spéciaux , des dossiers , dans lesquels les contributions offrentun panorama des travaux et des courants .Les qualités attendues sont à la fois celles de l’exhaustivité (n’omettre aucuneinformation importante) et de la synthèse.Au plan de l’évaluation « scientifique » ,il peut être reproché à ces travaux den’être que de la « compilation » .Cependant , ce type de travail constitue à notresens une étape fondamentale de la recherche , dans la mesure où elle occasionne ,non seulement une « économie de mémoire », mais aussi une « économie depensée », pour reprendre l’expression heureuse de Georgescu- Roegen. Unediscipline progresse par accumulation , et par confrontation avec les résultatsantérieurs. Les discours d’exposition sont d’ailleurs si importants que, d’une part, cesont les contributions les plus lues par les jeunes chercheurs (et les autres..) et que,d’autre part, tout article académique se doit de se situer par rapport à la« littérature ». C’est pourquoi , dans une conception plus sociologique de la science,ces travaux relèvent, à notre sens, de la recherche scientifique.5°)Le discours de « conviction »Ce discours, que l’on pourrait également appeler d’ « opinion », prêtedavantage à contestation .Ce type de recherche vise à soutenir une idée , une thèse, un conceptnouveau , en donnant une interprétation du réel fondée avant tout sur les propresconvictions de l’auteur .Les qualités attendues tiennent alors à la séduction du discours, à la richesseet à la fécondité des développements , aux réflexions et débats qu’ils suscitent.L’originalité de la pensée constitue le critère essentiel d’évaluation de tels travaux.Or, cette innovativité est le fruit, le plus souvent, de compilations, observationsde terrain approfondies, de publications antérieures, qui confèrent à la pensée toutesa plénitude et sa maturité .Mais, en première instance, le lecteur ne disposant pasdu fonds culturel nécessaire aura quelque difficulté à séparer le bon grain de l’ivraie.Dit autrement : dans ce type de discours , les critères d’évaluation sont d’autant plusdifficiles à poser que l’auteur entend se défausser de la littérature existante , ouproposer une démarche innovante .64


On trouve tout particulièrement ce type de travaux dans les recherches« transfrontalières » .Ainsi, dans les disciplines de gestion , les discours sur lesorganisations, les ressources humaines sont le fruit d’une interpénétration entre lespréoccupations des sociologues et des gestionnaires.Par exemple, l’ouvrage de Chris Argyris (Personnalité et Organisation) peutapparaître en première lecture banal, si l’on n’a pas à l’esprit l’ensemble desobservations de terrain , sur le changement organisationnel, menées par l’auteur.On trouve tout particulièrement ce type de recherches dans le domaine dessciences sociales, à côté des courants de sociologie expérimentale. L’objectif deconviction peut y apparaître déterminant, sans que la démonstration logique de la« supériorité » d’une conviction par rapport à une autre, parfois en concurrencedirecte, emporte… la conviction.L’exemple –type est donné par la « coupure épistémologique » entre laconception de l’organisation de Raymond Boudon, fondée sur l’individualismeméthodologique (une organisation est un ensemble construit par les acteurs) et cellede Bourdieu , fondée sur le holisme (l’organisation est globalement un champ deforces où se meuvent des acteurs mus par des conventions communes –l’habitus) 133 .Rien ne permet de dire en toute logique quelle conception est« vraie » 134 .En d’autres termes , ce type de recherches , selon un référentiel positiviste ,devraient être considérées comme « non scientifiques », car ne reposant pas sur uneargumentation logique .Elles seraient d’autant plus dangereuses qu’elles seraientséduisantes, et de jeunes chercheurs succomberaient à ce chant des Sirènes,délaissant des méthodes et des problématiques plus exigeantes . Fortdiplomatiquement, on se contentera de remarquer qu’il y a là matière à un largedébat, tout particulièrement dans le domaine du management (sans parler du champpropre à la sociologie , à la politologie ,etc.).C) La production d’observationsElle comprend l’ensemble des recherches , produites, déposées , publiées,fondées sur l’observation de « faits » , afin de les décrire , de les expliquer , quelqu’en soit le but .Le « discours » , au sens où nous l’avons entendu , n’apparaît plus aussiimportant : le recours à un anglais basique ou technique , jouant un rôle analogue àcelui du latin dans le Nom de la Rose, est généralement suffisant. 135On peut distinguer les observations in vitro et in vivo. En caricaturant , on peutdire que les premières se rapprochent du mode de production des sciences133 Conceptions « immanentes » et « transcendantes » selon Silverman.134 Sans être un positiviste étroit , le lecteur un peu rigoureux ne manquera pas d’être irrité par le flou et lapolysémie de notions consubstantiels à de tels travaux , comme chez Lipovetski , ou Maffesioli ( notionde « tribu » ou de « proxémie » par exemple)135 Par analogie avec ce type de production scientifique, d’aucuns prônent la publication systématique en anglaisdes productions discursives .Il n’est guère besoin d’être un grand spécialiste de linguistique pour savoir que lesproblèmes ne s’expriment pas de la même façon, et que l’on n’exprime les mêmes problèmes, selon les langues.Sur le même sujet , un article pour un lectorat ou un auditorat francophone ne s’écrira pas de la même façon quepour un public anglophone (le public international étant encore un autre cas).65


expérimentales , alors que les secondes se rapprochent des sciences humaines etsociales, notamment dans la présentation des résultats.En fait, le « travail de laboratoire » est peu fréquent. Cette méthode se traduitdans nos deux disciplines par le recours à la simulation de prises de décision(méthodes analogiques) ou par l’observation des processus de prise de décision(méthodes heuristiques). L’origine se trouve dans le développement de la théorie desjeux , et des techniques qui lui sont associées à l’époque 136 . Par la suite , plusieurscourants analytiques développèrent la théorie de la décision (Palo Alto, Carnitec) .Herbert Simon conçut de grands espoirs dans la possibilité de programmer lesprocessus de décision , par l’observation « in vitro » des démarches cognitives .Denos jours, les développements de la théorie des jeux et de l’économie expérimentalecontribuent à l’approfondissement de cette démarche 137 Il s’agit véritablement d’untravail de laboratoire , dans la mesure où l’exploitation des observations requiert desexpertises dans différents domaines (mathématiques, informatique , sciencescognitives).En revanche les observations in vivo , sur le terrain , sont fréquentes etusuelles .Comme nous l’avons toutefois indiqué précédemment, il convient dedistinguer les travaux d’observation sur documents (herméneutique 138 ) , les travauxsur la base d’enquêtes à caractère collectif (étude sectorielle, étude régionale 139 ,etc.) et individuel ( étude d’une organisation, entretiens individuels). On est alorsproche des préoccupations des disciplines de l’Homme et de la Société : histoire ,géographie , sociologie, psychologie.La « qualité » attendue de ces recherches d’observation est donc différentedans les deux cas. Mais l’on retrouve des constantes , qui tiennent à la rigueur desméthodes … et ,bien entendu , à l’intérêt des résultats. En effet, la plupart de cesrecherches s’inscrivent dans le système de la Technoscience : elles s’insèrent dansdes programmes de recherche finalisés, faisant suite à des appels d’offre.D) La production de modèles d’actionLa recherche en économie et gestion repose donc sur trois types dechercheurs : le « penseur » pour ce qui concerne le discours , l’ « enquêteur » pourl’observation .Ici, nous pourrions évoquer l’ « ingénieur » 140 , celui qui construit desmodèles pour l’action.Si nous revenons à Kant , on peut dire que l’économie fondamentale (et lesdisciplines de la gestion qui en sont fortement inspirées , comme l’analyse financièrede marché) s’est préoccupée de la relation entre Raison Pure et Raison Pratique .Sur le papier du moins , il convient d’éviter de tomber dans la normativité et les136 Le mathématicien Von Neuman (le père de la théorie des jeux , avec Oskar Morgenstern, en 1947) fut l’undes pionniers du calculateur à lampes..137 Le LAMETA de Montpellier s’est particulièrement positionné sur cette démarche (travaux des professeursSerra et Willinger).On citera également l’équipe du professeur Lafont à Toulouse.138 Ainsi, les travaux de cliométrie menés au sein du LAMETA139 Sur Montpellier, on citera les travaux du LASER ( secteur de l’énergie) , du Centre d’Etudes de Projets(LAMETA) , du département d’Economie et Sociologie Rurales et de l’INRA , de l’ERFI .140 J-L Le Moigne , proche d’Edgar Morin avait suggéré d’appeler ce courant « Sciences du Génie » .Afind’éviter des interprétations tendancieuses , le terme de praxéologie a été préféré…66


prescriptions de politique économique .On a vu que les choses étaient moinssimples.L’économie appliquée entend développer des recherches dont les résultatsdébouchent au moins sur un constat concernant le caractère rationnel ou non despratiques des acteurs et institutions observés. Il est logique que , au regard desconclusions , des préconisations soient présentées en vue de rendre les pratiquesplus rationnelles , que l’on tende vers une gestion des ressources plus proche del’optimum économique. Tel est notamment l’objectif souvent assigné aux recherchesfinalisées –sachant néanmoins que ce n’est pas à l’ « enquêteur- chercheur » qu’ilrevient de prendre les décisions .Par « logique de l’ingénieur » , nous entendons le fait que la recherche aexplicitement pour but de modifier les pratiques , d’accroître leur « performativité »,leur aptitude à réaliser les objectifs assignés. Mais , ici, les objectifs ne relèvent pasque de la « pure » et « seule » rationalité économique d’optimisation des choix.Ainsi, l’économiste de projets, ou l’ingénieur –économiste, est intégré dansune équipe pluridisciplinaire au sein de laquelle il entend faire entendre la voix de la« raison » - mais de la raison économique, ses coéquipiers ayant leurs propresobjectifs de performance (l’ingénieur, le juriste, le gestionnaire de ressources, etc.).En conséquence il doit recourir à, ou concevoir ses propres instruments d’aide à ladécision. 141 , en coopération avec les autres décideurs.Par exemple, un projet d’implantation d’une culture rizicole au Sénégal , dansdeux villages , avait été confié aux seuls ingénieurs agronomes .Les obstaclesrencontrés n’ont pu être levés que par l’intervention d’ethnologues, lesquels ontrestructuré le projet en partant des « décideurs réels « au sein des villages.Le chercheur orienté sur l’action entend donc développer des recherchesconsistant à construire des modèles, des outils d’aide à la prise de décision. Les« qualités » dominantes de telles recherches sont à notre sens les suivantes :- Leur « réalisme » , au sens où elles s’inspirent des pratiques observées,éventuellement pour les modifier.- Leur « cohérence » : elles doivent reposer sur des bases logiques(découler de la « raison pratique »)- Leur « progressisme » , dans la mesure où elles entraînent uneperformance accrue.- Leur « praticabilité »( faisabilité), c’est-à-dire la possibilité de les mettre enœuvre avec les techniques existantes.- Leur « généralité » , ce qui signifie qu’elles sont transposables à desacteurs similaires- Leur « adaptabilité », soit la possibilité de répondre aux conditions propresà chaque acteur.Les problèmes essentiels nous semblent résulter de la compatibilité entre lacohérence logique et la faisabilité pratique.Par exemple, on peut construire un modèle de gestion « scientifique » desstocks particulièrement sophistiqué, mais qui se révèle inapplicable , soit que l’on nedispose pas de l’information , soit que son coût de collecte et de traitement s’avère141 On se reportera aux travaux du Pr Garrabé (CEP- LAMETA).67


trop élevé .A l’inverse , on peut « bricoler » une sorte de modèle de commande desachats , à partir des pratiques, mais sans qu’il soit justifié de façon logique.A l’évidence, telles sont la vocation , comme la base de légitimité des sciencesde gestion .Entendons qu’elles sont praxéologiques , c’est-à-dire orientées sur lapraxis Sans nul doute, c’est autour de cette question que se forme le « fosséépistémologique » entre l’économie et la gestion.Le moment est donc venu de comparer les deux disciplines , pour les concilierautant que pour les confronter.§ 2 Deux disciplines complémentaires ou substituables ?Nous voici donc ramenés à nos questions initiales , auxquelles nous avonsessayé de fournir des éléments de réponse.La première question étaient de savoir si l’économie et la gestion étaient des« sciences » , si l’on pouvait parle de « science(e) économique(s) » et/ou de« science(s) de (la) gestion (s) » . On peut toujours répondre par une autrequestion : « Mais qu’entendez-vous au juste par « science » ? » . On est alors assuréque le débat risque de tourner court – ou de s’éterniser ! . Le problème est pourtantque , si la majeure partie de la communauté des chercheurs –y compris dans lessciences expérimentales- est ouverte à des approches que nous qualifierons de« relativistes » , et parle plutôt de « production de recherche » , la conceptionabsolutiste et positiviste de la Science, avec un S majuscule , découvreur de la Véritéavec un grand V , privilégiant des méthodes qu’un Kant moderne regarderait aveccirconspection, continue à exercer son imperium. Il va de soi que le systèmebureaucratique de la recherche (pas uniquement en France) privilégie des critèressimples (simplistes) hérités de la fin du dix-neuvième siècle. En d’autres termes, ilrevient à chacun, selon ses convictions, de se forger une opinion sur cette question :c’est notamment à cela que sert l’épistémologie !La seconde question était de savoir ce qui reliait et ce qui séparait les deuxdisciplines. Tout au long de cet essai, nous avons fourni des bribes de réflexion, àdéfaut de solution . Rappelons que l’économie politique entre à l’Université au coursdu XIX° siècle : Charles Gide ne sera-t-il pas un professeur et un doyen renommé dela faculté de Droit de Montpellier et de Paris , mais surtout en tant que « doctrinaire »de la coopération? Mais la séparation d’avec le Droit , et l’introduction de laformalisation qui s’ensuit ne se fera qu’au début des années 60 . Quant à la gestion,son enseignement , fondamentalement praxéologique , apparaît aux Etats-Unis etdans les Ecoles de Commerce françaises au début du XX° siècle ; elle ne pénètredans les Universités « à part entière » (MSG) qu’au début des années 7O 142 , à côtédes filières « économiques » , sans que les ponts soient rompus.En d’autres termes , les deux disciplines ont une histoire récente , et desintérêts communs .Mais chacune est appelée à vivre son propre destin . Leurépistémé , en d’autres termes, est appelé à se différencier , mais chacune apportantà l’autre des connaissances qui lui sont indispensables.Pour comprendre ce qui les sépare, nous ferons un détour sur deux grandsdilemmes , avant de proposer une sorte de taxinomie .A) Les deux dilemmes majeurs142 Précédée par les IAE (1956) et les IUT (1966) .68


1°) Individualisme ou holisme méthodologique ?Des développements qui ont précédé , ressortent deux grandes attitudesépistémologiques 143 :- La première consiste à partir des unités pour remonter au tout , celui-cin’étant que la résultante des actions et des choix individuels .C’est ce que l’onappelle l’ « individualisme méthodologique ». La question paraît claire dans la théoriemicroéconomique de l’équilibre marginaliste , puisque l’on part des courbes d’offre etde demande pour remonter aux équilibres partiels ,lesquels débouchent surl ‘équilibre général. En management des organisations <strong>Michel</strong> Crozier , s’appuyantsur les travaux de Lewin et Simon, part des « stratégies personnelles » (théorie duchamp) , dont l’entrecroisement au travers des microorganisations conduit à lastratégie de la macroorganisation.-La seconde consiste à partir du « tout » pour évaluer les conséquences surles unités . Celles-ci sont déterminés dans leur choix par la nature- même du tout.C’est ce que l’on appelle le « holisme méthodologique ». 144 Ainsi , la Société dansson ensemble repose sur des grandes lois de développement qui déterminent leschoix et les comportements individuels .De même, dans une organisation, lesstructures sont elles –mêmes déterminées par l’environnement et la technologie ,déterminant les choix et les comportements individuels de ses membres (théoriescontingentes).On a coutume de présenter l’analyse économique néoclassique commefondée sur l’individualisme méthodologique 145 . En réalité , il y a débat : ainsi, lethéorème d’intransitivité des choix sociaux conduit à conférer une identité propre àl’équilibre général . De même le postulat de « marché efficient » conduit à une« surdétermination » des choix individuels par les « lois » ou les « forces » dumarché .On a également coutume de se référer au holisme des théories« totalisantes » (vite transformées en « totalitaires », si l’on suit Karl Popper) , toutparticulièrement le marxisme . Il existe en fait plusieurs « lectures du capital » 146 .Dans le domaine de la gestion, on peut penser que la méthode individualisteprédomine .Pourtant, là aussi , il y a matière à débat .Ainsi , dans l’analyse desorganisations, les recherches se scindent en partisans d’une approche par lesacteurs (Simon, Crozier) et une approche par l’organisation (Mintzberg, Chandler).Bref, les classifications ne sont pas aussi simples qu’il n’y paraît …Uneesquisse de réponse pourrait résulter d’une distinction entre les aspectsméthodologiques et les aspects « idéologiques » (libéralisme et libre- concurrence,marxisme et lutte des classes, etc.).143 L’ouvrage , cité, de Mouchot de Méthodologie Economique , contient un chapitre complet sur cette question ,que l’on retrouve dans le Thémis (PUF) de Méthodologie Economique (Salin, Salmon, Wolfesberger).144 Le terme holiste a un autre sens dans la théorie de la décision . On oppose les méthodes d’apprentissageholistes , qui se concentrent sur le résultat (la solution optimale) aux méthodes heuristiques, qui se concentrentsur le processus d’obtention d’une décision. L’analyse économique est donc holiste en ce sens , et l’analyse degestion , surtout en management , est de type heuristique, comme on le voit dans l’apprentissage par la méthodedes cas.145 Dans les années 7O, certains auteurs ont développé la thèse selon laquelle l’analyse keynésienne reposaitégalement sur des fondements « microéconomiques » d’individualisme méthodologique (le comportement duconsommateur- épargnant individuel , ou de l’entrepreneur et son fameux « tempérament sanguin »).146 On pense en particulier aux travaux de <strong>Michel</strong> Henry , qui fut professeur à Montpellier 3, et qui offre uneapproche phénoménologique de Marx .69


En d’autres termes , on pourrait avancer l’opinion que l’individualismeméthodologique relève d’un discours hypothético-déductif de démonstration, alorsque l’individualisme idéologique relèverait d’un discours de conviction, ou d’opinion147 Mais c’est supposer l’indépendance entre la partie analytique (la « théorie »)d’une part, et les phases pré et post analytiques , d’autre part :or, nous pensonsavoir montré que cette assertion de séparabilité , de neutralité , ne manque pas defaire problème . 148Ainsi, prenons un exemple tiré de l’actualité (2 septembre 2003) .Legouvernement , majoritairement conservateur libéral 149 , a décidé d’une baisse del’impôt sur le revenu de 3% , nonobstant le déséquilibre des comptesmacroéconomiques .Il justifie cette mesure en partant de l’hypothèse« individualiste » selon laquelle chaque agent économique 150 va tirer parti de cesurplus pour consommer davantage, en fonction de son libre-arbitre et de sa« faculté de juger » (il serait « irrationnel » de ne pas tirer avantage de ce surplus) 1512°) Réductionnisme ou complexité ?C’est sans doute sur ce point que les clivages méthodologiques , voireépistémologiques (c’est-à-dire sur la nature de la connaissance produite)entrel’économie et la gestion sont les plus nets- du moins dans leurs conceptionsextrêmes.Le réductionnisme est, peut-on dire , au cœur de l’ontologie, de sa nature, del’analyse économique fondamentale .On peut l’entendre à divers titres :-Au plan épistémologique , le champ de connaissances produites (l’épistèmê)a trait à la rationalité des choix .Le rapport de la Raison Pure à la Raison Pratiquenécessite le recours aux catégories de l’entendement , vecteurs d’un discourshypothético déductif.-Au plan méthodologique , il est fait recours à une modélisation résultant d’undécoupage du réel , pour s’intéresser aux seuls problèmes de choix économiques,puis d’une abstraction, pour réduire ces choix à leur dimension conceptuelle.Le souci majeur de l’économie fondamentale est à nos yeux celui del’universalité des lois économiques , et , en corollaire ,de leur « neutralité » 152 . Ces147 On pense alors à des ouvrages apologétiques, qui érigent le libéralisme et la « Main Invisible » au rang quetenait la Providence chez Bossuet .Les titres des ouvrages sont évocateurs de la gnose et d’une penséedogmatique (Catéchisme d’Economie Politique de Say , Harmonies Economiques de Bastiat , la Route de laServitude de Hayek, etc.).148 On se reportera notamment au bel essai, déjà cité, de Jean-Claude Michéa (professeur de philosophie auLycée Joffre de Montpellier) , intitulé significativement « Impasse Adam Smith » (Editions Climats), avec ensous-titre « Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche ».149 Encore qu’au sein de la majorité même, existe un fort courant keynésien interventionniste (expliquantnotamment le renflouement d’Alstom).150 Du moins , ceux qui paient des impôts : on retrouve ici les arguments de Guizot sous la Restauration et laMonarchie de Juillet , selon lesquelles il revient à certaines couches sociales (en l’occurrence les notablesbourgeois, aujourd’hui les « couches moyennes ») d’orienter l’action économique ( cf. P. Rosanvallon « LeMoment Guizot » NRF) .151 La relance par le pouvoir d’achat édictée par la Gauche en I982 reposait en revanche sur des hypothèseskeynésiennes d’augmentation de la demande effective globale (et nationale) , en se focalisant sur les « couches àrevenu faible » , dont la propension à consommer était supposée très forte.152 Ainsi, ces lois devraient s’appliquer quel que soit le régime économique .Serge-Christophe Kom rappelait queLéon Walras, qui avait établi un système semblant justifier le régime de libre-concurrence, était lui-même de70


conditions passent par le recours à un raisonnement analytique , fondé sur unerelation déterministe entre deux variables , prolongé par des séquences analytiquesde caractère causal.Dans cet esprit, il ne peut être fait de place au « réalisme » des situationsphénoménales, qui relèvent de la praxis . Les hypothèses sont donc posées plus quesupposées, prenant le statut de postulats (concurrence pure et parfaite) , quitte à setransformer en dogme (ainsi , la notion de marché efficient glisse du statutd’hypothèse, à celui de postulat, puis de dogme libéral).L’introduction d’hypothèses plus « réalistes » pose rapidement problème .Ona évoqué l’affirmation de Hicks, pour qui l’abandon du postulat de concurrence pureet parfaite sonnerait la fin de la théorie de l’équilibre général . On pourrait évoquer leproblème de l’incertitude : celle-ci est en fait « réduite » à un problème de coûtd’information, et rentre ainsi « dans les tuyaux » de l’analyse néoclassique.A l ‘opposé , la discipline de gestion , au travers de la démarche demanagement 153 , s’inclut d’emblée dans la praxis, et, partant, dans la complexité .End’autres termes , la décision « rationnelle » en management repose sur des principesd’action .Elle impose en conséquence de saisir tous les phénomènes susceptiblesd’exercer une influence , de jouer un rôle dans la prise de décision.Or, ces phénomènes agissent de façon interactive , et c’est l’ensemble de cesinteractions qui devient l’objet de la recherche .Pour reprendre un aphorisme deBlaise Pascal , le « tout » devient « autre chose » que la « somme des parties » .Ces relations complexes doivent donc être envisagées dans leur dimensionsystémique.L’exemple- type en gestion est celui du contrôle de gestion. L’étudiantenvisage le plus souvent la fonction de contrôleur sous un angle « systématique » ,fait de tâches et de décisions programmées ( « je calcule des écarts , qui me dirontquelle décision prendre »). A la question : «Imaginez qu’un calcul d’écart fasseapparaître qu’un commercial n’a pas rempli ses objectifs, et que cette personne ,présente depuis longtemps dans l’entreprise, ait de graves problèmes personnels -ou que cela soit dû à une grave défaillance , voire un conflit, du côté de l’atelier deproduction : que faites-vous ? » l’étudiant reste coi , et prend conscience de lacomplexité des décisions qu’il aura à prendre 154 .Face à cette complexité , la rationalisation de l’heuristique de la décisionpasse par la simplification : d’où le développement de modèles , de grilles ,apparemment simples , « faciles à digérer » , pour reprendre une expression d’AndréSiegfried 155 .Mais, sous la simplicité apparente , ces modèles sont des machinesdestinées à appréhender la complexité , dans le but d’entreprendre un processus dedécision , que l’on pourra qualifier de « cohérent » , de « faisable », de« satisfaisant » , etc. , mais certainement pas d’optimal .convictions socialistes . De même , « des » économistes soviétiques ont tenté d’appliquer le système walrasien àl’économie soviétique (système de « shadows prices », Kantorovitch et Lieberman) dans les années 60.153 On devrait en effet distinguer dans la discipline ce qui a trait aux techniques de gestion, conduisant à desdécisions programmées , et ce qui a trait au management, axé sur les décisions complexes, non programmablesanalytiquement (si…alors), au sens de Simon.154 Sauf à se retrancher derrière son supérieur hiérarchique , le « manager ».155 Dans l’ « Ame des Peuples » à propos du mode de pensée nord-américain, empreint du pragmatisme issu ducourant philosophique de Berkeley, William James et John Dewey.71


La complexité est la source majeure de distinction entre le travail del’ingénieur et celui du manager . Dans la construction du viaduc de Millau, l’ingénieurfait en sorte que le dernier élément du tablier s’ajuste parfaitement .Le manager doitprendre en compte et combiner de la façon la plus satisfaisante possible unensemble de considérations ( géologiques, écologiques, économiques , politiques,etc.)C’est pourquoi les théories « managériales » de la décision mettent l’accentsur la multiplicité des variables et des critères possibles de la décision . March etOhlsen tirent de l’observation de prises de décisions complexes un « modèle » dit de« la poubelle » (ou de la corbeille à papier.. Garbage Can ) .Brian Quinn parled’ « incrémentalisme logique » : au fur et à mesure que le projet prend corps , lescritères de décision émergent et évoluent, au gré des problèmes à traiter et desinteractions qui se font jour.Ainsi, ces modèles simplificateurs impliquent de la part de leur utilisateur unebonne connaissance de la praxis, des pratiques dont ils émanent. 156 C’est pourquoi ,par exemple, Henry Mintzberg estime que le management , et notamment lastratégie , ne devrait être enseigné qu’à des professionnels aguerris : enseigner, dit-il, ces disciplines à de jeunes étudiants, c’est « comme faire lire des poèmes d’amourà des enfants de huit ans » 157 . Cette question est évidemment crucial pour ce quiconcerne la formation à la recherche comme à sa production en Sciences deGestion 158 .Cependant , la dichotomie entre ces conceptions extrêmes devient rapidementcontestable, dès l’instant que l’on observe la diversité des courants et des pratiquesdisciplinaires. C’est pourquoi on suggèrera un classement exploratoire , permettantde les positionner .B) Une « carte épistémologique »Comme il existe des cartes géographiques ou cognitives , essayons depositionner les courants majeurs de recherche en économie et en gestion, sur labase de critères simples , puisque , sur l’axe vertical, on les positionnera en fonctiondu choix entre individualisme ou holisme , et, sur l’axe horizontal , en fonction duchoix entre réductionnisme et complexité .-L’approche néoclassique (théorie microéconomique de l’équilibre marginaliste, individuel, partiel et général) se positionne dans le quadrant réductionnisteindividualiste(du moins, répétons-le , sur le plan méthodologique).156Ainsi, <strong>Michel</strong> Crozier, dans sa préface à l’ouvrage fondamental de March et Simon (« Les Organisations »traduit chez Dunod) ,en souligne les ambiguïtés de la lecture : il peut être considéré comme un ensemble debanalités pour un lecteur peu expérimenté , qui trouvera « qu’il n’y a rien d’intéressant » (réflexion d’un étudianten 1964 dans mon groupe de recherche en théorie de la firme) , ou, au contraire, d’une richesse extrême ,presque excessive, pour des décisionnaires.On rappellera de mémoire l’anecdote classique de deux Prix Nobel anglais de physique (notammentLord Rutherford), évoquant l’analyse économique .Tous deux annoncent avoir renoncé à étudier cette discipline ,le premier « parce qu’elle est trop simple » , auquel le second rétorque que, lui, c’est « parce qu’elle est tropcomplexe ».157 Jean-Jacques (Rousseau) pensait la même chose (à juste titre) au sujet des fables de La Fontaine.158 Sans doute d’ailleurs davantage en management que dans les filières disciplinaires « fonctionnelles », plusproches de la tecné que de la praxis.72


- En revanche les approches économiques doctrinales ( libéralisme ,socialisme) se situent dans le quadrant holiste – réductionniste.-L’approche de management se situe a priori dans le quadrant individualiste –complexe .-Toutefois, les recherches doctrinales de management 159 se situent dans lequadrant holiste -complexe .Elles visent à montrer les grandes évolutions dumanagement autour d’une ligne directrice , par exemple : le rôle de la visionstratégique (strategic intent), de la mondialisation (l’hypercompetiton de d’Aveni), desréseaux. Le réseau peut alors s’appuyer sur des concepts (les formes hybridesd’organisation par exemple),ou sur les observations de terrain , comme praticien ouconsultant . On peut alors déboucher sur un discours de séduction.Le meilleur exemple est celui de Peters et Waterman , et leur « Choix del’Excellence » (suivi du « Pari de l’Excellence ») .Ils imaginèrent leur best seller àpartir d’une enquête que leur avait demandée le cabinet Mc Kinsey (alors qu’ilsétaient un peu dans un « placard ») .Sur cette base , ils imaginèrent un certainnombre de préceptes , qui ne ressortaient pas à l’évidence des résultats de l’enquête.Dans un troisième ouvrage, de venu à son tour un best seller , ils reconnaissent ceque l’on peut qualifier une escroquerie intellectuelle : mais sans doute ont-ils eu laprésence d’esprit d’écrire ce que les managers voulaient entendre (par exemple, lerôle de l’implication forte des salariés).Au demeurant, ce genre de manipulation n’est pas nouveau. Ainsi, dans lesannées 30, la célèbre enquête dans l’usine Hawthorne de la General Electric ,censée démontrer l’importance du travail en groupe ,y compris dans les activitéstaylorisées, fut en réalité un échec complet (grèves, absentéisme, turnover).Maisl’équipe d’Elton Mayo la présenta de telle sorte qu’elle pût confirmer l’hypothèse del’importance des relations humaines dans les organisations .De toutes façons, la tentation « holiste », dans le sens où l’on recherche« un » déterminisme, n’est jamais bien loin. L’infirmabilité, dans les disciplines degestion, résulte de la prise en compte de la complexité.Ainsi, dans la fin des années 50, l’équipe de Joan Woodward procéda à uneenquête auprès d’une centaine d’entreprises industrielles de la région de Londres.Elle conclut à une relation forte entre le type d’organisation performante et leprocessus technologique , établissant ainsi une théorie « contingente » del’organisation . Cette théorie subit alors de nombreuses critiques .En particulier,d’autres sources de contingence furent trouvées (par exemple , avec l’environnement… sur la base d’une enquête sur six entreprises !) .Par ailleurs , les processustechnologiques effectivement déployés dans les entreprises s’avérèrent beaucoupplus complexes que dans la typologie de Woodward. La théorie contingente ,dominante dans les années 7O fut progressivement abandonnée pour déboucher surl’approche « configurationnelle » (chaque organisation se modèle en fonction desmultiples influences qu’elle subit , et qui lui sont propres .On est donc bien revenu àune méthode individualiste- complexe.Ces quelques exemples suffisent amplement pour mettre en exergue un pointcapital –pour ce qui concerne l’épistémologie : les courants disciplinaires évoluent159 Travaux de Peter Drucker, de Séryeix , de Hamel et Prahalad ,etc.73


dans un monde complexe , ajustant leur méthodologie au gré des avancées de larecherche , dans leur domaine propre, ou dans des domaines connexes.Cette dernière notion, de connexité, introduit un autre facteur de complexité :les disciplines empruntent , des concepts, des méthodes, des outils, voire desproblématiques , à d’autres disciplines , au point qu’il devient parfois difficile de lessituer au plan épistémologique.Nous ne donnerons que quelques exemples, avec d’autant plus de prudenceque les querelles de frontière et les frottements d’épiderme sont nombreux.Ainsi, l’analyse financière de marché est menée aussi bien par des« économistes » que par des « gestionnaires » , le plus souvent avec les mêmesappareillages .Il en va de même de l’analyse de la concurrence. En l’espèce , on pourraitfaire une distinction entre l’approche « holiste » des économistes , qui raisonneraientà partir de l’industrie pour déterminer les comportements des entreprises, et , aucontraire , l’analyse des « gestionnaires » , qui partiraient d’une approche deconstruction du champ concurrentiel à partir des stratégies individuelles .mais,comme le montre le travail de Michael Porter, la différence est bien ténue 160 .C’est surtout sur les approches « méso » que les points de rencontre sontnombreux , quitte à être ambigus : recherches sur les groupes ou réseauxd’entreprises (formes intermédiaires et hybrides), sur les régions et territoires, sur lesfilières , sur des industries ou des « marchés » .Au total, il reste, sinon à conclure sur ce thème si controversé, du moins àesquisser quelques considérations sur les modalités de coopération, de rencontre,ou au contraire, de différenciation, voire de séparation , entre les deux disciplines .Sur le plan épistémologique, l’économie et la gestion constituent bien, à notresens, deux disciplines distinctes , dont l’objet et la finalité de la connaissance sontradicalement différents .L’économie se situe dans les « sciences de la logique » , ense donnant pour finalité l’acquisition de savoirs sur les conditions d’obtention dechoix guidés par la Raison. La gestion se situe dans les « sciences de l’action » , ense donnant pour finalité l’acquisition de savoirs sur les pratiques d’individus oud’organisations , en vue d’accroître leur performativité .Sur le plan méthodologique , les deux disciplines peuvent s’emprunterréciproquement des concepts, des outils , des méthodes . Il n’est pas sûr toutefoisque ces emprunts réciproques soient toujours bien adéquats : les conceptséconomiques ne sont pas faits pour être opérationalisés (nous avons rappelé leproblème des coûts de transaction) et, réciproquement , les outils et modèles degestion ne sont pas faits pour être conceptualisés (le résultat comptable ne serajamais le profit de l’économie pure°.Cependant, les occasions de coopérer sont fort nombreuses .Ainsi, dans laplupart des disciplines de la gestion, il existe un courant de recherche formalisée :finance de marché, théorie du consommateur, « management science » (gestion« scientifique » de la production 161 ou « operational research ») ,etc.160 Cf. notre Economica-Poche « Stratégie et Economie industrielles »161 On notera que c’est Taylor qui , au tout début du XX° siècle, va parler de gestion scientifique du travail , enpleine vague scientiste. On sait ce qu’il est advenu de ce côté « scientifique » du taylorisme.74


Réciproquement, les recherches en économie appliquée162 supposent unecollaboration entre les deux disciplines –et sans doute avec d’autres .L’exemple leplus flagrant est celui de l’économie régionale, et de sa discipline voisine, l’économierurale.EN GUISE DE CONCLUSIONL’avantage de l’épistémologie, pour le producteur de recherche , pour peu qu’ilsoit astreint à « publier ou périr »(publish or perish ) , réside avant tout dans cequ’elle constitue un thème sans fin. Le désavantage –si c’en est un- est quepersonne ne convaincra personne , chacun restant sur ses positions .Libre à des« gestionnaires » de traiter les économistes de « faiseurs de vent » et à ceux-ci detraiter ceux-là de « faiseurs de fric », et à chacun d’estimer que sa discipline est« scientifique » et l’autre non 163 . Ces anathèmes réciproques s’inscrivent audemeurant , très banalement, dans les querelles disciplinaires qui font le charme dela profession d’universitaire. 164Il ne saurait donc être question de « conclure » , et encore moins de donnerun avis personnel , censé être définitif , sur la question posée en tête de ce modesteessai .Celui-ci aura plutôt révélé , un peu partout, bien des perplexités. On clôturera,en conséquence , cette « production de recherche » par quelques propositions :1°) La notion de Science est récente (deux siècles d’existence)2°) Elle s’inscrit dans une nouvelle vision du Monde, du réel, conçu commerationnel , et devant être connu à l’aide la Raison. On parlera de « désenchantementdu Monde » , dans la mesure où l’Ordre Naturel ne relève plus de Dieu.3°) Le développement de la Science au dix-neuvième siècle s’inscrit dans lerationalisme et le positivisme , et trouve sa légitimité (celle du Savant) dans la foidans le Progrès.4°) A la fin du dix-neuvième siècle , la « Science » se fracture en deuxcourant majeurs : le positivisme logique et l’empirisme logique.5°) Au cours de la première moitié du vingtième siècle, une vision critique dela Science se développe .Le positivisme est soupçonné de virer au scientisme.L’empirisme logique se délite dans le système de la Technoscience.6°) Dans la seconde moitié du XX° siècle , le statut de la Science et de ladémarche « scientifique » est remis en cause .La Science (et la « Technologie » , ausens de Heidegger) a accompagné les pires méfaits pour l’Humanité , en soutenantdes idéologies totalitaires . Les méthodes de la Science sont remises en cause –essentiellement le positivisme scientiste et analytique.7°) Une nouvelle vision de la Science s’esquisse dans un vaste courantregroupé sous le « post-modernisme », sous l’influence de l’arrivée de nouvellesdisciplines disposant de méthodologies propres , et situées en aval des disciplinesfondamentales. De façon croissante, l’activité qualifiée de « scientifique » estsoumise à une obligation de résultat , y compris pour les disciplines« spéculatives ».On parle alors plutôt de « production de connaissances » par la162 Souvent considérées avec dédain par les chercheurs .A un collègue montpelliérain qui proposait unerecherche permettant de vérifier sur le terrain la véracité d’une théorie économique (« scientifique »évidemment), il s’entendit répondre : « Mais du va faire de l’empirisme ! »163 Du moins, si l’on croit à ce que les étudiants disent entendre…164 Lorsque l’on participe à un conseil scientifique d’Université composé de disciplines très variées (notammentde recherches en laboratoire, où les enjeux financiers sont d’une autre dimension) on est porté à penser que lesrelations entre les économistes et les gestionnaires relèvent plutôt de la coexistence pacifique.75


echerche , ces connaissances contribuant à la « production de produits »(lestechnologies) autant qu’à l’accumulation de savoirs.8°) Enfin, la légitimité de la Science, comme facteur de progrès, est remise encause , suscitant un second « désenchantement du Monde ». La vison critique neconcerne plus seulement les méthodes , mais les finalités de la Science et de laTechnologie .Les débats épistémologiques portent désormais sur ces questionséthique, développement durable ,etc.S’il fallait néanmoins conclure par un sentiment personnel relatif au statut« scientifique » des deux disciplines, de l’économie comme de la gestion, ce seraitcelui-ci . L’armée française ,comme son appareil bureaucratique , a toujours été enretard d’une doctrine militaire , conduisant aux désastres que l’on sait . Dans la« guerre sur les savoirs » , plus « technologique » que « scientifique » , labureaucratie française en est visiblement restée à une conception archaïque de laproduction de connaissances , n’accordant le statut de « scientifique » qu’à desproductions hautement formalisées , ésotériques, alors que l’exigence croissante de« traduction » devrait privilégier l’exotérisme. En d’autres termes , la mathématisation, en excluant d’ailleurs les économistes de formation , ne devrait pas permettre derépondre aux attentes nouvelles ,en particulier des nouvelles générations, vis-à-visde ces disciplines.TABLE DES MATIERESAvant proposIntroductionChapitre 1 : La nature de la connaissance scientifiqueSection 1 Epistémologie et épistémologiesL’épistémologie , comme philosophie des sciencesL’épistémologie, comme histoire des sciencesL’épistémologie, comme étude des « théories scientifiques »L’épistémologie, comme sociologie de la scienceL’épistémologie, comme philosophie morale et politiqueConclusion : a « kaleidoscopic world »Section 2 Les étapes de la connaissance.De la naissance à la reconnaissanceLa phase pré-moderne : de la « théosophie » à la «philosophie » du savoirDe la conception « théosophique » de la connaissance (gnosis)…… à la conception « philosophique » du savoir (logos)Le scientisme : de la philosophie à la production de scienceScience et Progrès : la Philosophie des LumièresL’héritage de KantLa filiation hégélienne : entre historicisme et holismeLe rationalisme scientifique et le triomphe du positivismeLes courants « hétérodoxes »L’ère de la TechnoscienceLa « révolution managériale » de la ScienceLa fin des légitimités ?76


CHAPITRE 2 La construction des théoriesSection 1 Les niveaux des théories : paradigme et modèleLes diverses acceptions du paradigmeThéories et modèlesSection 2 La structure des théories scientifiques : « Vis, Amor, Impetus »La phase préanalytique (Vis : Vision, Intention, Stratégie)La phase analytique (Amor : Assertions,Méthodes, Outils, Résultats)La phase post-analytique (Implications, Etudes, Usages)CHAPITRE 3 Economie et Gestion Entre confrontation et coopérationSection 1 Deux disciplines entre la pensée et l’actionTrois modes de production de rechercheLa production de discoursLa production d’observationsLa production de modèles d’actionSection 2 Deux disciplines complémentaires ou substituables ?Les deux dilemmes majeursUne « carte épistémologique »En guise de conclusion77


PISTES BIBLIOGRAPHIQUES EN EPISTEMOLOGIE(Professeur Marchesnay M.)Pas cher :Outre le Que Sais Je ? de Lecourt : dans la série Sciences en Questions éditée par l’INRA,plusieurs petits ouvrages à moins de six euros, passionnants, notamment de Latour ,Jean-Pierre Dupuy, Bourdieu ,etc. ,très courts et lisibles (conférences faites à l’INRA).Histoire et Philosophie des Sciences Hors série revue Sciences Humaines n°31 (2000)www.scienceshumaines.frKarl Popper Des Sources de la Connaissance et de l’Ignorance Rivages Poche/PetiteBibliothèque (Conférence faite en janvier 6O à Londres) 52 francsIsabelle Stengers Sciences et pouvoirs –La démocratie face à la technoscience LaDécouverte/Poche Essais (5 ,5 euros)Livre de PocheDu fer dans les épinards et autres idées reçues ( Bouvet édit.) Seuil Point P565 (voirnotamment sur le tabac, sur le cerveau, les régimes bio, etc.)Pierre Mounier .Pierre Bourdieu Une introduction La Découverte, Collection Agora Pocket231Abraham Moles Les Sciences de l’Imprécis Le Seuil Points/Sciences Du rôle du flou et de lacomplexité dans le savoir « scientifique »Revues grand publicHistoire et Philosophie des Sciences Revue Sciences Humaines 2000www.scienceshumaines.frL’œuvre de Pierre Bourdieu Numéro spécial Revue Sciences Humaines 2002Nietzsche Hors série Le Nouvel Observateur 2002ManuelCarl Hempel : Eléments d’épistémologie . (Le positivisme dans toute sa splendeur …)Armand ColinOutre le Kuhn et le Chalmers , le Barberousse and c° publié dans Champs Flammarion (9euros) sur la philosophie des sciences contemporaine . Très axé sur les sciencesexpérimentales.Manuels plus complets et plus ciblésMarie Fabienne Fortin Le processus de la recherche -de la conception à la réalisation Decarieéditeur (Québec) .L’ouvrage le plus clair à mon avis sur la relation méthodo –épistémo (prévupour un public de formation permanente)198 francsThiétart édit. Méthodes de recherche en management Dunod 198 francsWeil-Barais L’homme cognitif PUF Premier Cycle 149 francsJ-M Plane Méthodes de recherche-intervention L’HarmattanOuvrages approfondisJacob De Vienne à Cambridge NRF Bibliothèque des Sciences HumainesPopper Les deux Problèmes Fondamentaux de la Théorie de la Connaissance Hermannéditeur à côté des plus classiques, comme « la Logique de la Découverte Scientifique » ,parus chez Hermann. 228 francsKuhn La Tension Essentielle NRF Bibliothèque des Sciences Humaines78

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