AGRICULTURES
revue-progressiste-nc2b081
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38<br />
SCIENCE ET TECHNOLOGIE<br />
n TRIBUNE<br />
s<br />
cette coexistence comme une<br />
relation de cause à effet.<br />
On peut aussi penser que la crise<br />
de confiance témoigne d’un<br />
changement profond de société:<br />
il serait alors le signe d’une<br />
société vieillissante qui n’a plus<br />
confiance dans son avenir.<br />
On peut spéculer que le rejet<br />
du progrès résulte à la fois de<br />
la dévalorisation d’une société<br />
consumériste et de la sacralisation<br />
de la nature. Si la création<br />
de richesse n’est plus une<br />
valeur (indépendamment de la<br />
façon de la distribuer) et que le<br />
respect de la nature soit érigé<br />
en exigence quasi religieuse,<br />
« comprendre pour comprendre<br />
» devient inutile et « comprendre<br />
pour faire » devient<br />
hérétique : ce double mouvement<br />
conduit au rejet du progrès<br />
scientifique et du progrès<br />
technique.<br />
On peut essayer de tracer des<br />
causes possibles sans invoquer<br />
une transformation aussi radi -<br />
cale. C’est ce dernier point de<br />
vue que nous prendrons comme<br />
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).<br />
hypothèse de travail, sans pour<br />
autant prétendre que les autres<br />
aspects sont inexistants. La mé -<br />
fiance vis-à-vis des apports de<br />
la science et de la technique n’est<br />
pas une nouveauté ; ce qui est<br />
nouveau est l’absence de confiance<br />
dans l’expertise, qui était<br />
la médiation classique de la scien -<br />
ce vers le public et les décideurs.<br />
Il nous semble que le statut de<br />
l’expertise dans une société sa -<br />
turée d’information est une des<br />
clés de lecture de la situation.<br />
Nous laissons ouverte la question<br />
de la poule et de l’œuf: quelle<br />
est la cause et quel est l’effet ?<br />
Nous vivons une crise de l’expertise.<br />
Elle dépasse largement<br />
le domaine des sciences et des<br />
techniques. Elle traduit l’illusion<br />
répandue de la connaissance<br />
offerte et non acquise.<br />
L’illustration de cette illusion<br />
est le développement de<br />
Wikipédia, où chacun s’improvise<br />
expert sur tout, où l’erreur<br />
est pardonnée puisque potentiellement<br />
corrigée aussi vite<br />
qu’émise… ce qui nous vaut un<br />
Si la création<br />
de richesse n’est plus<br />
une valeur<br />
(indépendamment<br />
de la façon de la<br />
distribuer) et que<br />
le respect de la nature<br />
soit érigé en exigence<br />
quasi religieuse,<br />
«comprendre pour<br />
comprendre» devient<br />
inutile et «comprendre<br />
pour faire» devient<br />
hérétique.<br />
corpus statistiquement truffé<br />
de sottises à durées de vie diver -<br />
ses qui est en passe de rempla -<br />
cer la lecture critique des sources 4 .<br />
Cette crise de l’expertise se<br />
traduit par la confusion constante<br />
entre l’avis (instruit par<br />
une étude approfondie) et l’opi -<br />
nion (qui est une réaction instinctive<br />
et superficielle), par la<br />
paresseuse « pêche au Web » en<br />
guise de recherche d’information,<br />
par le droit revendiqué<br />
d’avoir un avis sur tout sans travailler<br />
sur rien, par l’illusion<br />
qu’il suffit d’être concerné pour<br />
être compétent. L’expertise de<br />
valorisante est devenue discri -<br />
minante : chacun a le droit<br />
d’avoir et d’exprimer un avis<br />
sur le nucléaire, sauf les physiciens.<br />
Tout un chacun a un avis<br />
sur les OGM, et au besoin le<br />
traduit en arrachage de plants,<br />
et le seul avis qui ne mérite pas<br />
d’être écouté est celui des généticiens.<br />
La science n’est pas la<br />
seule victime, c’est la rationa -<br />
lité même qui est en cause :<br />
chaque citoyen a un avis sur un<br />
jugement qui a un poids en termes<br />
de crédibilité qui égale ou<br />
dépasse l’avis du magistrat en<br />
charge du dossier. On a beau<br />
dire que les personnes dont<br />
l’avis est amplifié par les médias<br />
ne connaissent ni les lois, ni la<br />
jurisprudence, ni le dossier précis,<br />
leur avis est mis en balance<br />
avec celui du magistrat. On se<br />
surprend à trouver partout un<br />
précurseur chez Oscar Wilde,<br />
qui assurait ne jamais lire un<br />
livre avant d’en écrire la critique,<br />
de crainte d’être biaisé !<br />
Nous vivons une crise de l’information.<br />
Jean Rostand assu -<br />
rait que les médias ne rendaient<br />
pas les gens plus sots, mais la<br />
sottise plus sonore. On peut<br />
légitimement se demander<br />
pourquoi l’information scientifique<br />
qui est donnée au pu -<br />
blic est aussi pauvre. Certes les<br />
scientifiques sont souvent jargon -<br />
nants, et souvent aussi assoient<br />
leur expertise et ce qu’ils croient<br />
être leur pouvoir sous une obscurité<br />
technique. Mais un exemple<br />
nous indique que le mal est<br />
plus profond. Le problème de<br />
la gestion des déchets nucléaires<br />
a donné lieu à un rapport abso -<br />
lument admirable, le rapport<br />
Bataille 5 . Christian Bataille est<br />
un député, nullement un scientifique,<br />
mais il s’est acquis à<br />
force de consulter, d’interroger<br />
des experts, une expertise unique<br />
dans le domaine. Le rapport<br />
qu’il a écrit sur le sujet, aucun<br />
scientifique ne l’aurait fait aussi<br />
bien : il est lisible par tous.<br />
Pourquoi un tel document a-<br />
t-il aussi peu d’audience ?<br />
Pourquoi n’est-ce pas M. Bataille<br />
que l’on interroge sur le nucléaire,<br />
mais Stéphane Lhomme ?<br />
Pourquoi n’est-ce pas Roland<br />
Doucé qu’on interroge sur les<br />
OGM, mais José Bové? Pourquoi<br />
n’était-ce pas à Maurice Tubiana<br />
mais à J. Belhomme que les<br />
journa listes demandaient son<br />
avis sur le cancer ? Il n’y a certes<br />
pas toujours grand talent chez<br />
les scienti fiques pour se faire<br />
entendre de leurs concitoyens,<br />
mais même quand le travail difficile<br />
de traduction a été effectué,<br />
par les groupes de travail<br />
de l’OPECST par exemple, il<br />
reste lettre morte. Est-ce une<br />
question de formation des journalistes<br />
? Est-ce une idéologie<br />
implicite qui rend l’information<br />
aussi pauvre ou bien estce<br />
simplement la paresse intellectuelle<br />
? Étant d’un naturel<br />
optimiste, je pense que la question<br />
est en partie aux mains des<br />
Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2015